D'ailleurs - Alain Kalt - E-Book

D'ailleurs E-Book

Alain Kalt

0,0

Beschreibung

Il est unique, il est d'ailleurs... Il a donc des qualités particulières et est parfois mal considéré, car il fait preuve d'originalité parce qu'il est différent. Mais d'ailleurs, est-il le seul d'ailleurs ? Va-t-il enfin s'imposer quand il arrivera à l'âge adulte? Dans son cas, le parcours est difficile. Son problème pourrait devenir celui de quelques-uns d'entre-nous dans le futur. Allez savoir... La planète Mars, la Lune et accessoirement la Terre, sont les terrains de jeu, si l'on peut dire, de Lucius, le héros de ce roman. Évidemment les robots et les lois de la robotique y sont présents.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 602

Veröffentlichungsjahr: 2023

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Du même auteur :

« Bio 36 »

« Gravité »

« Babbage C »

« Kachina »

« Abeilles Road »

Romans d’anticipation

Avertissements.

Petit rappel des trois lois de la robotique telles que les a conçues Isaac Asimov…

— Première loi de la robotique.

« Un robot ne peut nuire à un être humain ni laisser sans assistance un être humain en danger. »

— Deuxième loi de la robotique.

« Un robot doit obéir aux ordres qui lui sont donnés par les êtres humains sauf quand ces ordres sont incompatibles avec la Première Loi »

— Troisième loi de la robotique.

« Un robot doit protéger sa propre existence tant que cette protection n’est pas incompatible avec la Première ou la Deuxième Loi »

Lois supplémentaires ajoutées en toute logique par moi-même…

— Quatrième loi de la robotique.

« Si un robot ne peut pas respecter les trois lois précédentes, il se désactive automatiquement »

— Cinquième loi de la robotique.

« Seul le CER est habilité à réactiver un robot victime de la quatrième loi ».

En outre, il convient d’ajouter les normes de fabrication des robots…

« Tout modèle de robot doit subir un examen technique et informatique sous le contrôle du CER (Comité d’Éthique Robotique), organisme neutre et impartial, avant sa commercialisation. Ce contrôle a pour objectif de vérifier les sécurités actives et passives du robot. Par la suite une visite systématique sera effectuée tous les deux ans. En outre, un contrôle inopiné pourra être réalisé à tout moment sur décision du CER ».

Puisque ce roman fait appel à de nombreux personnages et sociétés, voici une liste qui permettra aux lectrices et lecteurs qui aiment déguster lentement les récits, de s’y retrouver… Inutile de vous référer si vous êtes du genre « je ne lâche les livres qu’une fois terminé » et que vous avez une bonne mémoire.

Adèle Sofen

Remplaçante de Sophie comme toubib.

Adonis

Remplaçant de Kurt, responsable des mineurs.

Aurélie Berté

Patronne de Robotique SA, remplaçante de Welle Mani.

Charles

Toubib N°2 qui alterne avec Sophie en début de roman puis avec Adèle.

Cindy

Roboticienne qui doit aider Lucius Keit, voire le remplacer à terme.

Claire et Berryl Keit

Mes parents qui travaillent dans la sécurité chez Robotique SA.

Elgoog

Le robot traducteur.

Ervin

Chargé de la surveillance des installations au début du roman.

Georges

Remplaçant de John aux opérations, travaille avec Hermann.

Günter Adenau

Oncle de Konrad.

Hayden

Le chef des mineurs américains.

Héléna

Secrétaire de Nicolaï.

Hermann Lacfeld

Alterne avec Konrad Adenau en tant que patron administratif de la colonie de Mars.

Igor

L'espion de Konrad

Jin Tonic

Le roboticien chinois

John

Un des préposés aux caméras de surveillances de la colonie. Âme damnée de Konrad.

Jolène

Prévue remplaçante de Cindy au dépannage des robots.

Konrad Adenau

Le patron de la colonie européenne de Mars. Alterne avec Hermann.

Kurt et Eric

Participent au dépannage pendant les brutalités de Konrad au cours desquelles Cartney s'est désactivé. Kurt est également parent de substitution pour Lucius.

Lucille, Julius Tinoff

Parents de Poehina et amis de Claire et Berryl.

Lucius Keit

Fils de Claire et Berryl Keit, né sur Mars.

Marjorie

Secrétaire de Konrad sur la terre.

Nikolaï

Chef de la colonie sélène européenne.

Ping Gala

Le patron de la colonie chinoise.

Poehina Tinoff

Fille de Lucille et Julius, née sur la Lune.

Ray

Blessé à cause duquel Sophie s’est fait prendre par une caméra de surveillance.

Rose et Adam

Derniers proches de Lucius à avoir quitté Mars. Rose s’occupait aussi des robots de Mars.

Rufus et Edwige

Parents de substitution de Lucius.

Sophie Bonnieux

Toubib et premier amour de Lucius.

Thomas

Intervient en début de l'histoire pour aider Sophie.

Welle Mani

Président de Robotique SA avant Aurélie Berté.

Cartographie

Remerciements

Je remercie la NASA pour la merveilleuse image de Mars que j’ai dû insérer en noir et blanc pour des raisons typographiques.

Merci aussi à Josiane, mon épouse, qui me donne toujours un avis pertinent concernant mes écrits.

Une pensée amicale pour tous mes lecteurs habituels. Je leur souhaite de passer un bon moment avec les personnages de ce roman purement sortis de mon imagination.

Sommaire

Avertissements.

Cartographie

Remerciements

Chapitre I - Mon enfance.

Chapitre II – Mon adolescence.

Chapitre III – Je deviens adulte.

Chapitre IV – Chinoiseries.

Chapitre V – Konraderies.

Chapitre VI – Révolte.

Chapitre VII – Une certaine liberté

Chapitre VIII – La vraie liberté

Chapitre IX – Retour dans l’espace.

Chapitre X – Poehina.

Chapitre XI - La famille.

Chapitre I - Mon enfance.

Je suis né comme tout le monde, d’un Papa et d’une Maman. Aujourd’hui, malgré leur décision catastrophique pour moi, je les respecte beaucoup. Je suis sûr qu’ils n’ont jamais pris cette option pour gagner plus d’argent ni de notoriété, mais simplement par amour pour moi et la science. Bon, j’aurais préféré qu’ils aient encore plus d’amour pour moi avant ma naissance, ce qui aurait évité mon malheur d’aujourd’hui. En fait, ils s’aimaient tellement que Maman est tombée enceinte ici, ce qui n’était pas règlementaire. Le voyage de retour vers la Terre lui a donc été interdit. Bien sûr, je ne vous dois aucune explication du style : pourquoi a-t-elle voulu me garder, etc… Mais cela me fait du bien d’en parler. En fait, je suis né sur Mars. Non, non… Pas en mars, mais sur Mars. Vous vous dites : et alors ? C’est que la gravité y est du tiers de celle de la Terre. Par conséquent, aujourd’hui, moi qui vous parle de mon enfance, je suis un bel ado martien de 17 ans, qui mesure 2,10 mètres pour un poids de 21 kilos, soit 63 kilos terrestres. Vous voyez le topo ? Je suis donc unique dans mon genre, car l’expérience, si elle n’a pas foiré, (excusez le terme, mais je suis en pétard, et vous allez comprendre pourquoi) est toujours en cours, et pas en ma faveur. Tout ce qui va suivre est évidemment entre vous et moi. Je n’en parle à personne, même pas à mes parents pour le moment, les pauvres. Ils ont été contraints de me laisser seul ici, sans doute contre leur volonté, qui plus est. En réalité, mon père Berryl et ma mère Claire m’ont eu un peu sur le tard. C’est ce qui explique en partie la situation d’aujourd’hui.

Je suis donc né sur Mars un beau jour (c’est vrai qu’il fait toujours beau sur Mars sauf quand il y a des vents de sable, ce qui est très rare et je n'en ai pas encore vu) de juillet 2045. Mes parents, astronautes, ont été les plus heureux du système solaire en ce jour béni entre tous (pour eux). Ma première année fut pour eux, celle des grandes surprises. Étant le premier bébé né ailleurs que sur la Terre, j’ai été bichonné, analysé, médiatisé, entouré, surveillé, soigné comme aucun bébé au monde jusque-là. J’ai détrôné pendant un an tous les artistes les plus en vogue. Je crois même que mes parents ont eu des menaces de la part de sociétés de publicité, de managers du showbiz, car je leur faisais de l’ombre. Pourtant ils ne me gâtèrent pas pour autant et m’ont quand même épargné de bien des assauts publicitaires et médiatiques par la suite. On voulait me voir boire le lait de ceci ou de cela, manger les pots de bébé d’une marque ou d’une autre. Moi, ce que je préférais était le lait maternel. Ensuite, il est vrai que j’ai su marcher à 4 ou 5 mois, je ne m’en souviens plus très bien, et à parler couramment vers 12 mois. Je pense que la faible gravité de Mars a accéléré mon évolution, aussi bien physique qu’intellectuelle. Et cela ne s’est pas arrêté là… A deux ans, lorsque mes parents m’emmenaient au jardin d’enfant spécialement créé pour moi, puisque j’étais le seul sur Mars, tout le monde me regardait comme si j’étais un animal dans un zoo. Et chacun y allait de son commentaire. Je vous cite de mémoire les meilleurs…

— Déjà 10 ans le petit ! Comme le temps passe vite ici !

— Vous allez voir… À sa majorité il mesurera trois mètres et pèsera moins que vous, dit l’individu en toisant Maman (il n’aurait jamais osé dire la même chose devant mon père).

— Mais c’est notre extraterrestre préféré ! Comment vas-tu Spretsk ?

Déjà conscient de la méchanceté de certains, je ne répondais pas. Par la suite, encore tout petit, je m’ingéniais à imiter un regard méprisant, ce qui faisait dire à d’autres…

— Moi, je vous le dis, la guerre intergalactique est en train de naître. Mars attaque, comme dans un célèbre roman de ma connaissance.

Plus âgé, je me mettais en colère et n’hésitais pas à répondre à toutes ces idioties. Puis plus tard, je suis resté indifférent. Ceci dit, la plupart des colons de Mars s’ingéniaient à me faire plaisir et à s’occuper de mon bien être. Très rarement, mes parents ont dû intervenir pour qu’on me fiche la paix ou que l’on soit poli avec moi. Et puis tout ce beau monde ne restait en place qu’un ou deux mois et repartait pour la Terre pour ne revenir qu’un ou deux mois plus tard. Même mes parents partaient, et deux amis de la famille les remplaçaient. Ils ne pouvaient jamais rester plus que ce laps de temps, sous peine d’avoir des séquelles physiologiques plus importantes. Ils me racontaient qu’ils mettaient bien une à deux semaines pour récupérer à peu près leurs forces terriennes, ce qui aurait pu devenir beaucoup plus long avec des séjours plus importants. Évidemment, il m’était impossible de les suivre, car peser du jour au lendemain trois fois plus, aurait fini par briser mes os ou je ne sais quoi d’autre. Mes problèmes physiologiques auraient été insupportables. Donc, tous les deux mois je me passais de mes parents. Ils avaient pensé alterner, mais leur amour l’un pour l’autre était trop fort. Et puis je me suis habitué à leurs amis, Rufus et Edwige. Rufus était un grand gaillard, ancien mineur sur la Lune, venu sur Mars pour diriger la petite équipe de mineurs. Je dis petite, car l’ASE1, en partenariat avec la NASE2, ne maintient que quelques centaines d’âmes ici, en raison des coûts élevés de la colonisation de cette planète, dus principalement à la distance qui la sépare de la Terre, surtout quand elle est en opposition par rapport au Soleil. Je vous fais grâce des chiffres que je connais par cœur. La Lune par contre, est beaucoup plus exploitée. Une dizaine de milliers d’astronautes de tous les continents y séjournent en permanence. Le manque de plus en plus flagrant de matières premières sur la Terre a rendu avantageuse l’exploration, je devrais plutôt dire l’exploitation, interplanétaire. Quand on songe au prix des guerres passées que se faisaient les pays pour les richesses d’un sous-sol, on ne peut que se féliciter de ce revirement international, source d’accords bénéfiques pour mettre en commun le financement de l’exploration spatiale. Évidemment, quelques frictions subsistent, mais sans grandes conséquences pour l’instant.

Vous vous demandez comment un gamin de 17 ans peut avoir autant d’intérêt pour ces sujets ? C’est simple, comme je vous l’ai déjà dit, je suis seul avec des adultes et j’apprends vite, très vite. Bon, je vous parlais de mon enfance et nous en étions à mes deux ans. Je n’ai pas soufflé de bougies à cette occasion, comme le font la plupart des Terriens, car la consommation d’oxygène est le souci premier de tous les Martiens. Tout feu est donc interdit et cela va jusqu’aux bougies, qu’on ne trouve d’ailleurs pas dans le seul grand commerce de Mars. Il est vrai que tout ce qui est futile ou superflu ne se trouve pas ici. Par contre, j’ai une grande connaissance de ces objets introuvables, car je regarde avec attention tout ce qui concerne la Terre. Je trouve d’ailleurs que s’ils vivaient un peu comme nous, on aurait moins de travail ici. Enfin, la logique de l’être humain laisse à désirer, de mon point de vue.

A deux ans, je savais déjà effectuer des programmes informatiques simples que m’avaient appris mes parents. Tous les jours l’un des deux s’occupait de moi, alors que l’autre allait travailler dans la colonie. On automatisait un peu plus toutes les tâches répétitives ici par rapport à l’organisation terrestre. Et des années ont passé ainsi, avec Rufus et Edwige sa compagne, qui alternaient tous les deux mois avec Claire et Berryl, mes parents. Rufus est resté mon père d’adoption pendant longtemps, car sa robuste constitution lui a permis de durer beaucoup plus que la moyenne en tant qu’astronaute.

Vers mes quatre ans j’ai effectué mon premier vrai dépannage de robot sous la houlette de Rose, une spécialiste dans ce domaine. Cela a été bien évidemment très discret. Elle m’a testé et a été particulièrement surprise par mon savoir. Par la suite, elle a un peu continué à me faire travailler, mais sans me mettre en rapport avec ceux qui avaient besoin de ses services. Je pense aujourd’hui qu’elle a eu peur de perdre son travail à cause de moi.

A cinq ans j’ai reçu un immense cadeau de la part de Berryl et Claire. Je l’ai toujours. Il s’appelle Cartney. C’était un robot dernier cri, dernier modèle à l’époque. Il n’avait pas l’allure des androïdes du commerce, mais une programmation avancée. Un robot à forme parfaitement humaine très bien proportionné. Toute son électronique et sa mécanique parfaitement visible à travers une carapace transparente. Il parait que ce sont deux roboticiens, très proches amis de Berryl et Claire, qui l’ont spécialement conçu pour la circonstance. Je n’ai pas bien compris l’origine de son nom, mais je l’ai quand même gardé, car mes parents semblaient y tenir particulièrement. Ils m’ont vaguement raconté une histoire de musiciens dont leurs amis raffolaient. Je n’ai jamais cherché sur le net à quoi pouvait ressembler leur musique. Plus tard peut être. En attendant, Cartney m’accompagne toujours. Il est partout avec moi. Je soupçonne mes parents et leurs amis de l’avoir conçu ainsi pour que je puisse observer son fonctionnement interne et que cela m’inspire.

Hélas ! ce cadeau fut le prélude d’une terrible séparation. Pendant leur dernier séjour sur Terre mes parents furent déclarés inaptes aux voyages interplanétaires. C’est Rufus qui me l’a annoncé avec une grande délicatesse, très inhabituelle, vu sa stature. J’avais six ans, il m’a soulevé dans ses grands bras et m’a serré tendrement contre lui. Nous avons ensuite parlé longuement sur la suite de ma vie, comme deux adultes. Aujourd’hui, je pense que seule Claire a été inapte aux voyages dans l’espace, mais que Berryl, très amoureux, n’a pas pu se séparer d’elle tous les deux mois, ce que je peux comprendre. Et puis aujourd’hui, je sais aussi que les tests pour aller dans l’espace sont beaucoup moins sévères, surtout si vous avez l’habitude de ces voyages.

Rufus et Edwige ont été plus solides et sont venus sur Mars jusqu’à mes dix ans. Puis Rose et Adam, plus jeunes, ont continué leurs séjours jusqu’à l’année dernière, l’année de mes seize ans. Cela fait donc maintenant un an environ que je suis seul affectivement. Je n’ai voulu personne d’autre pour remplacer tous ces êtres chers. Je loge dans une chambre, seul avec Cartney. Depuis longtemps, je m’occupe moimême de mon robot. Il est programmé de façon très personnelle, mais je garde cela pour moi. Grâce à un écran de mon invention, j’ai des images en très grand format. Tous les jours, je contacte mes parents, Rufus, Rose et les autres, notamment leurs amis qui travaillent chez Robotique SA. Nos échanges sont empreints d’affection et de technique. Ils ne ménagent pas leur temps et ne raccourcissent jamais les communications. D’ailleurs, je les intéresse beaucoup par mes inventions. Il m’arrive souvent de les aider à résoudre des problèmes de robotique, surtout avec leurs deux amis qui travaillent aussi chez Robotique SA. Il paraît d’ailleurs, que pendant un temps, ils faisaient comme mes parents et séjournaient en couple un mois sur la Lune ensemble, puis un mois sur la Terre pour se remettre.

Ma vie sur Mars se déroule ainsi, entre promenades dans la colonie et connexions avec la Terre. Je suis en train de mettre au point un projecteur holographique à partir des yeux de Cartney. Je ne manque donc pas d’occupations. Ma seule activité externe à ma chambre est une promenade quotidienne que j’affectionne beaucoup. Elle me permet de rencontrer les autres colons. C’est d’ailleurs toujours avec émotion que je longe les parois des dômes de la colonie, parois qui me séparent de l’extérieur. Avec quelque tristesse je contemple cette Mars inaccessible. J’ai grandi trop vite pour que l’on puisse me faire un scaphandre sur mesure. Je suis donc confiné dans l’intérieur de la colonie depuis ma naissance. Ceci ne m’empêche pas de connaître Mars mieux que quiconque ici. J’ai d’ailleurs quelques projets très particuliers, mais je préfère que cela fonctionne avant d’en parler.

Au fait, je ne vous l’ai pas dit, mais je m’appelle Lucius Keit. Mon prénom provient du mélange des prénoms des meilleurs amis de mes parents qui s’appellent Lucille et Julius. Ce sont eux qui travaillent à la pointe de la robotique dans la société du même nom, Robotique SA.

1 Agence Spatiale Européenne

2 Nouvelle appellation de la NASA : National Aeronautics and Space Agency qui est devenue National Aeronautics and Space Exploration.

Chapitre II – Mon adolescence.

Comme à mon habitude, j’erre le long de la paroi. Je regarde la morne et quasi morte plaine habituelle de Mars. Rien ne change dans ce paysage et pourtant, il me fascine toujours autant. C’est sans doute en raison de son inaccessibilité. Juste à droite, vers l’intérieur du dôme, le parc pour enfants qui avait été fait spécialement pour moi. Il est bien évidemment tout petit. Dans mes souvenirs, j’y ai passé d’excellents moments. Plus en raison de l’affection de mes parents qui venaient avec moi, qu’en raison des différents jeux. Leur absence a sans doute exacerbé la qualité des souvenirs que j’en ai. Tous ces agrès sont devenus rapidement trop petits pour moi.

L’installation martienne consiste en un grand dôme unique, partagé en de nombreuses petites structures. Cette organisation permet de cloisonner facilement l’ensemble des installations de la colonie. Il est en effet essentiel de pouvoir rapidement isoler un endroit subissant une fuite d’oxygène, ou tout autre accident. Tout le tour du dôme consiste en un anneau de plusieurs kilomètres que j’essaie de parcourir quotidiennement, parfois en courant, parfois en marchant seulement quand j’ai un manque de motivation, ce qui m’arrive de plus en plus souvent. J’ai en effet de plus en plus conscience d’être abandonné à mon sort sur cette planète, que je ne pourrai jamais connaître un autre horizon, que je ne pourrai jamais respirer librement de l’air, de l’air véritable.

Mes parents m’encouragent à résister psychologiquement en me donnant de quoi alimenter mes facultés intellectuelles. Il est vrai aussi, que Cartney, mon robot, m’aide beaucoup à supporter ma vie ici. L’argument principal de mes parents est d’attendre que je cesse de grandir, ce qui me permettrait d’avoir enfin un scaphandre et de visiter de fond en comble cette planète, ma planète. C’est pourquoi je me mesure tous les jours.

En fait je ne suis pas un Terrien, colon de Mars, mais un Martien, unique natif de Mars. Ceci dit, je ne sais pas qui va financer cet équipement unique et ses pièces de rechange. Il faudrait peut-être que je pense à encaisser quelques émoluments en compensation du temps que je passe à travailler pour les uns et les autres. Bon, il est vrai que je suis logé et nourri gracieusement, à la fois en raison de mes compétences, et à la fois parce que mes parents ont toujours de l’influence. Du point de vue du confort, je ne suis donc pas malheureux et logé mieux que tous les colons, car ma chambre n’est jamais partagée, elle est bien à moi.

Lorsque Rose n’est plus venue sur Mars en raison d’une inaptitude, ou plus simplement par choix personnel, je l’ai progressivement remplacée dans son travail sur les robots de la colonie. Il s’agit bien sûr de robots industriels, car je suis le seul à avoir un robot personnel. Au début, quelques Martiens ont râlé, jaloux de mes prérogatives, mais tout ceci s’est bien terminé, enfin, je le pense. Pour beaucoup, je suis un genre de mascotte, une curiosité. Quand Rose n’est plus venue, Adam a continué à effectuer quelques séjours ici, mais l’amour, une fois de plus, a été le plus fort, et il est resté sur Terre. De toute façon, vu son âge, il ne devait plus lui rester beaucoup de potentiel pour être employé en tant qu’astronaute. Je me souviens de la discussion que nous avons eue lors de son dernier séjour…

— Alors, mon grand… Va falloir que l’on cause !

— Oh, je sais ce que tu vas me dire. Ça va être comme pour mes parents, puis Rufus et Edwige. Pour toi aussi, l’amour pour Rose est le plus fort.

— C’est exact et je le regrette ! Car autant j’ai d’affection pour toi, autant j’en ai pour Rose. De plus, je dois t’avouer que la fatigue se fait de plus en plus sentir. Surtout le voyage, même si huit à dix jours c’est maintenant très court pour ces quelques dizaines de millions de kilomètres à parcourir. Mais on va bientôt repasser en opposition de la Terre et de Mars par rapport au Soleil, ce qui va faire des voyages de deux semaines au moins et autant de temps de repos en moins. Je dois t’avouer que c’est de plus en plus dur.

C’est vrai, je ne vous en ai pas parlé, parce qu’après tout, ces détails techniques ne vous intéressent sans doute pas. Mais je ne peux pas me retenir. Dans l’ordre, Mars est la quatrième planète du système solaire, alors que la Terre est en troisième position. Évidemment, conformément aux lois de la gravitation découvertes par Kepler, la Terre tourne plus vite angulairement que Mars autour du Soleil. Cela veut dire que de temps en temps les deux planètes sont du même côté par rapport au Soleil et parfois en opposition. Les deux planètes bougent, chacune à un rythme différent. La Terre met un an pour faire le tour du Soleil et Mars environ deux ans. Elle est la deuxième planète la plus proche de la nôtre, après Vénus Elle se situe en moyenne à 220 millions de kilomètres du Soleil et la Terre à 150 millions. Si l’on fait la différence entre les deux, on obtient 70 millions de kilomètres lorsque les deux planètes sont au plus proche et 370 millions de kilomètres lorsqu’elles sont au plus loin. Par le passé, on devait attendre la bonne fenêtre de tir tous les 26 mois pour lancer un engin vers la planète rouge. Aujourd’hui, on ne tient presque plus compte de cette fenêtre de tir contraignante, mais comme me l’expliquait Adam, sa durée en était triplée, trois semaines au lieu d’une seule quand les distances sont les plus défavorables. Également, les communications s’en ressentent. Les ondes voyageant à la vitesse de la lumière mettent au minimum, 3 minutes et au maximum, quand les deux planètes sont au plus loin l'une de l'autre, 22 minutes. Vous comprenez mieux maintenant pourquoi les communications avec mes parents et amis qui sont restés sur la Terre sont frustrantes bien que bienvenues. Aussi, les dialogues sont difficiles. Je revois souvent l’ensemble de nos échanges que je fais enregistrer par Cartney en temps réel. Cela me donne l’impression que j’ai eu une vraie discussion avec mes interlocuteurs. En ce moment, nous sommes en éloignement avec la Terre et le temps mort des transmissions est de 16,66 minutes. Je vous laisse calculer la distance qui me sépare de mes parents. Bon, je me suis défoulé techniquement et j’en reviens donc à ce que me disait Adam l’année dernière….

— Alors voilà, c’est mon dernier séjour ici.

— Tu sais, lorsque Rose n’est plus venue, sachant la corde qui vous liait, j’ai bien compris que ton tour allait arriver. Je vais donc me retrouver seul.

— Avec qui ici tu t’entendrais bien ?

— Personne. Je ne veux plus être triste en perdant parents ou amis.

— Allons, Lucius. Tu es un garçon très intelligent. Ne fais pas la tête. Nous avons souvent parlé de ta situation. Plein de personnes s’occupent de toi. Évidemment les communications…

— Tout ça je le sais depuis longtemps et je l’ai compris à l’âge de 5 ans. Claire et Berryl ont toujours été honnêtes avec moi et j’avais suffisamment de maturité pour le comprendre. Mais comment se mettre à ma place, condamné à rester ici, sur cette planète, sans même pouvoir sortir un peu pour me défouler. Cette fois je ne veux plus personne en particulier pour me dire ce que je dois faire et ne pas faire. Je deviens responsable de moi-même et Cartney me suffira.

— Tu es sûr de prendre la bonne décision ?

— Absolument. La plupart des astronautes ici m’estiment. Ceux que je dérange, je les ignore.

— Tu devrais accepter tout le monde tel…

— Oui, je sais. Tu me l’as dit et répété de nombreuses fois. Dans ce milieu hostile, tout le monde a besoin de tout le monde. Moi pas. Et surtout pas de ceux qui me testent sans arrêt. On mesure mes taux de tout ce qui existe dans le sang, mon QI, mon caractère, mes envies, mes dégoûts, mes attitudes, mes réponses au stress, mes capacités physiques, ma taille et mon poids. Je dois en oublier.

Je sais ce que vous pensez : il se comporte comme un adolescent stupide et têtu. On ne peut pas vivre dans un milieu aussi hostile sans se serrer les coudes ! Moi, si ! Désolé de vous décevoir. Comme je vous l’ai dit, Cartney et les communications avec mes parents me suffisent pour supporter la vie ici. Pour l’instant !

Adam n’a plus dit mot et a accepté ma décision. Plus de parrainage. Nous avons passé un moment l’un à côté de l’autre, sans mot dire. Je sais qu’il a vraiment de l’affection pour moi, mais c’était au-dessus de mes forces de lui en témoigner en retour, car trop triste pour le moment.

Et voilà donc la situation aujourd’hui. La seule lumière à l’horizon, c’est d’obtenir enfin une tenue spatiale pour m’évader de cet univers fermé. Je suis ici le plus grand des Martiens et obligé de vivre dans cet espace confiné et restreint, obligé de me baisser à chaque passage de sas, et Dieu sait s’ils sont nombreux pour assurer notre sécurité en cas de fuite d’oxygène. Parfois, je me dis qu’une bonne météorite sur notre site solutionnerait bien tous mes problèmes. Oui, je suis devenu un peu désespéré et égoïste. Je crois qu’on appelle cela la déprime. C’est cela. Je suis déprimé. Mes parents considèrent que c’est un peu un passage obligé de l’adolescence. Je les laisse dire, mais j’ai passé cet âge depuis longtemps.

Après toutes ces confidences, il est temps d’aller me laver le cerveau en faisant le tour du monde, enfin, de mon monde. Je sors de ma chambre par un étroit couloir… Enfin, pour moi il n’est pas trop étroit, mais surtout un peu bas, vu mon physique. Quelques aspérités dans son plafond ne m’ont pas épargné. Je peux vous assurer que je suis aujourd’hui particulièrement attentif à ce qui se passe au niveau de ma tête. Parfois, après avoir cogné, je porte un petit casque, style casque de cycliste, vous savez, ces casques qui sont plein de trous d’aération. Il me convient bien, car il laisse passer la chaleur émise par mon cerveau bouillonnant tout en me protégeant.

Sur la Terre, je sais que les sportifs regardent la météo avant de sortir pour courir. Ici, vous vous en doutez, pas la peine. Tout est uniformément pareil. Pour varier un peu, j’essaie de courir à des heures différentes, ce qui me permet de ne pas toujours rencontrer les mêmes personnes. D’ailleurs, je suis le seul ici à connaître absolument tous les 123 astronautes de Mars, et quand je dis 123, il s’agit en fait de 246 puisqu’il y a des relèves, parce que les séjours ne dépassent pas les deux mois. Malgré tout, il est souvent difficile de dialoguer avec eux, car ils sont très pris par leur travail et fatigués, ce qui rend les contacts succincts. Une navette se pose ici toutes les semaines et le… Bon, je ne vais pas vous ennuyer avec le système de rotation et de relève des Terriens sur Mars, d’autant plus que je ne suis pas concerné.

Comme la plupart d’entre nous vit principalement sous le sol de Mars, je dois monter quelques marches pour rejoindre l’anneau qui entoure l’ensemble de la base martienne. Je débouche un peu essoufflé dans le sas qui donne sur la périphérie. C’est le plein jour qui assaille mes yeux lorsque la porte s’ouvre sur le paysage que l’on voit sur un des côtés de l’anneau. Sans attendre, je commence à trottiner tout en regardant avec intensité le paysage. Je dois me l’avouer, il n’est pas si beau que cela, quand on le compare à ces vidéos de la Terre. Il paraît d’ailleurs, d’après mes parents, qu’avant, la Terre était encore plus belle, mais que les humains se sont ingéniés à l’user. En ce qui concerne ce que j’admire dehors, c’est un sol rougeâtre parsemé de petites pierres, qui est barré à l’horizon par une colline aux pentes douces. Je suis face au Sud de Mars et il n’y a rien de spectaculaire dans ce désert, mais ce qui en fait l’attrait que je ressens, c’est que je ne peux pas y aller. Vivement que j’aie mon scaphandre. Ils ne peuvent pas me coincer ici toute une vie sans que cela change.

Deux cents mètres plus loin, premier sas. Le passage me prend une petite minute pendant laquelle je récupère un souffle normal. De l’autre côté, toujours le même paysage, mais je croise Sophie. C’est la psy et toubib de la colonie. Elle est sympa avec moi, quoique faisant preuve d’intrusion dans ma vie privée. Heureusement elle sait s’arrêter à temps pour éviter de m’exaspérer. Il est vrai qu’elle sait tout de moi et qu’il n’y a plus besoin de longues interrogations pour avoir une idée de ce qui me tourmente. Pendant un temps, je croyais qu’elle se substituerait à mes parents, mais je pense que son travail ne le lui permettait pas. Il fallait qu’elle soit pleinement disponible pour tous les colons, sans préférence. Cela m’aurait plu d’avoir une aventure avec elle. Actuellement je manque cruellement d’une copine. Les hormones sont là, et pas que depuis hier. Évidemment les astronautes femmes ont déjà une famille pour la plupart, ou ont un âge avancé. Alors une jeunesse comme moi, un véritable échalas qui plus est, cela ne donne pas l’envie d’une étreinte…

— Jour, Sophie !

— Hello Lucius, ton jogging du jour ?

— Oui, et toujours cette envie de sortir d’ici.

— Ça viendra en son temps.

— C’est long.

Elle me fait un petit signe amical et nous continuons notre course chacun de son côté. Je croise ainsi plusieurs astronautes. J’essaie de choisir mes horaires de façon à ne rencontrer que peu de monde, non pas que j’évite les rencontres, mais pour ne pas trop trépigner devant un sas occupé dans l’autre sens. J’arrive dans la partie Sud de l’anneau. C’est là que je m’accorde une petite pause, car le paysage est différent et beaucoup plus spectaculaire. La colonie est installée tout près de Valles Marineris. C’est le plus grand canyon du système solaire. Avec ses 700 kilomètres de large, ses 6000 kilomètres de long et jusqu’à 10 kilomètres de profondeur par endroits, le canyon martien est vraiment gigantesque. Par comparaison, le Grand Canyon, du Colorado, le plus grand sur la Terre, 2000 mètres de profondeur, 30 kilomètres de largeur et ses 450 kilomètres de long. Bien qu’étant une pure merveille, il fait ridicule en comparaison. Hélas, vu de ma position, on ne perçoit que quelques reliefs, des pics qui émergent juste un peu de cette balafre géante. Mais le principal attrait de cette faille reste invisible. Pourtant je connais bien Valles Marineris, pour l’avoir survolée de multiples fois, tel un oiseau, grâce à des lunettes virtuelles.

Hélas, aujourd’hui ma pause est interrompue par Konrad qui vient de sortir du sas un peu plus loin. Quand il arrive à ma hauteur, il ne peut pas s’empêcher de me dire quelque chose de gentil…

— Salut l’échassier. Pas de poisson aujourd’hui ?

— Non, mais du poison.

C’est sorti tout seul, et je crois que j’ai fait mouche, car contrairement à son habitude, il s’arrête à ma hauteur. Je le regarde du haut de mes doubles mètres sans ciller…

— Tu as dit quoi ?

Je reste muet et attends qu’il passe son chemin. C’est incroyable qu’un type comme lui puisse avoir été apte à vivre dans une communauté comme la nôtre, dans cet univers où nous sommes obligés de nous côtoyer en permanence, de nous respecter et de nous entraider. J’en ai sans doute parlé un jour à Sophie, qui lui a sans doute maladroitement fait remonter l’information, et a obtenu l’effet inverse de celui recherché. Bref, ce n’est pas la joie quand je rencontre ce type.

Il s’approche encore et me toise avec insistance…

— Alors, tu manques de courage. T’oses pas me répéter en face ce mot que t’as employé ?

— C’est bon, tu m’asticotes chaque fois que l’on se rencontre. Je ne t’ai rien fait, que je sache. Et tu te moques de moi chaque fois qu’on se croise. Alors, j’en ai ras le bol. Je sais que je suis trop grand et que je respire trop d’air. Pourtant tu sais bien qu’à l’heure d’aujourd’hui, c’est moi qui dépanne tous les robots de la station…

— Ouais, et Monsieur a même un robot personnel. Je crois d’ailleurs que tu es devenu tellement paresseux que c’est lui qui fait le travail.

— Ah oui, et qui a créé son programme pour qu’il puisse le faire ?

Comme à son habitude, il s’en va sans plus rien dire. Je ne peux pas m’empêcher cette fois de faire l’erreur du jour. Sans doute une remontée d’hormone d’adolescent…

— Connard.

— Quoi ?

Il revient vers moi et me balance un coup sur le plexus qui me fait tomber en arrière. Il a sans doute mal jaugé sa force de Terrien sur quelqu’un comme moi. J’ai peine à reprendre mon souffle. Il s’en va à grande enjambées, comme font tous les colons ici. Ils ont une grande force par rapport à la mienne. Quand je trottine, ils sautent et se déplacent trois fois plus vite que moi. Il disparait rapidement de ma vue, me laissant me relever péniblement. Je vais réfléchir à la suite de cette affaire. Il ne me touchera plus jamais sans conséquence, je m’en fais la promesse. Je trouverai un moyen pour lui faire payer son geste. Les railleries, je les supporte, mais c’est la première fois que l’on me brutalise. Je vais réfléchir calmement. Le paysage vient de perdre son charme. Je rentre dans ma chambre au plus direct.

Revenu dans mon antre, je décide que dorénavant Cartney m’accompagnera partout. Tant pis pour les jaloux, ils devront le supporter. Ce n’est pas la peine que j’ameute le patron de la colonie pour ce qui vient de se passer, d’autant plus que Konrad est malheureusement le numéro deux, son adjoint. Il parait même qu’il va prendre la succession lors de son prochain séjour.

Les lignes de programme défilent à toute vitesse. Je sais les lire et les comprendre sans doute trois fois plus vite que le plus performant des roboticiens. Peut-être que cette vitesse a un rapport avec la gravité de Mars trois fois plus faible que celle de la Terre, et que si je suis trois fois plus faible physiquement, je suis en compensation trois fois plus intelligent.

Voilà ce que je cherche. Cartney me regarde avec des yeux vides de toute expression. Je n’aime pas le voir ainsi, mais ce que je vais faire m’oblige à le déconnecter de son cerveau. Je vais donc changer la quatrième loi de la robotique qui le bloque quand des ordres contraires aux trois premières lois lui sont donnés, tout au moins quand je suis directement concerné. Concrètement, cela veut dire qu’il me protègera contre des individus malveillants et qui tenteront à l’avenir de me brutaliser. Si au moins ce Konrad s’était excusé pour sa brutalité. Je peux comprendre qu’il n’a pas bien anticipé l’effet de sa force de Terrien sur moi, et tout aurait été arrangé. Au lieu de cela, il me laisse au sol, affalé comme un tas de déjections. A supposé qu’il m’ait fracturé un bras ou une jambe, j’aurais dû rester sur place en attendant qu’un autre astronaute passe par là, ce qui n’est pas évident comptetenu que je me promène en dehors des heures d’affluence.

J’ai évidemment des difficultés pour entrer dans le système. Le cœur de Cartney est protégé par des mots de passe multiples que même les inventeurs ne peuvent en général contourner. En pratique, un premier roboticien crée un mot de passe. Il le garde bien évidemment secret et il est donc le seul à le connaître. Le programme spécifiquement composé demande ensuite un deuxième mot de passe. Il est créé par un autre roboticien dans une pièce isolée où il se retrouve seul avec le robot comme le précédent. Trois roboticiens se succèdent ainsi pour définitivement installer les cinq lois dans la mémoire système du robot. La seule façon connue, à ce jour, de les changer ou de les supprimer, est que les trois roboticiens se retrouvent et échangent leurs mots de passe, sous la houlette du CER bien entendu, ce qui est formellement interdit. Mais après tout, je suis déjà en prison, alors un peu plus ou un peu moins ? Je m’attends à passer pas mal de temps pour tenter d’ouvrir le verrou du système interne de Cartney. On appelle cela « breaker » un logiciel. C’est aujourd’hui donc que je décide de devenir un hacker par la faute de Konrad la brute.

En attendant que Cartney redevienne disponible, je m’arrange avec les autres ordinateurs et écrans dont est décorée ma pièce de vie, pour continuer à m’instruire sur la Terre et son histoire, sur les dernières trouvailles robotiques, et sur plein de sujets, au gré de ma navigation numérique. Évidemment, je suis obligé d’avoir enregistré ces documents pour les visionner en différé, puisque je suis sur Mars.

J’évite pour le moment de circuler là où je peux rencontrer quelque astronaute hostile, et il y en a. Les horaires nocturnes sont pour cela les plus intéressants. D’ailleurs, j’apprécie beaucoup le coucher de Soleil sur les quelques reliefs de Valles Marineris, qui dépassent dans le lointain. Ils forment des îlots fantastiques au milieu de ce canyon géant. Comme j’aimerais un jour visiter cet endroit. Personne jusqu’ici n’a trouvé utile de descendre et explorer ce lieu qui pourtant me parait magique. Se pourrait-il que l’être humain ne soit devenu qu’une machine à produire et consommer, et qu’il lui faut par conséquent d’abord et surtout exploiter son milieu, là où il vit ? Finie la curiosité, finie l’exploration sans autre but que la connaissance gratuite, pour le plaisir. J’ai comme quelque chose qui est en train de naître dans mon cerveau ; pourquoi ne pas le faire moi-même, pourquoi ne pas lancer cette soif de curiosité moi-même et ce, dès que j’aurai mon scaphandre ? J’ai Cartney pour m’aider. Un flot de pensées positives m’envahit soudain. J’ai enfin la sensation que je vais faire quelque chose d’utile dans ma vie ! Explorer Mars réellement et non pas par robots interposés, exploration vite abandonnée au sacro-saint profit. Finalement, c’est pour cette raison que je ne suis pas bien apprécié par un certain nombre d’astronautes, puisque mis à part le fait que je répare les robots d’exploitation en prenant d’ailleurs la place de deux roboticiens Terriens, je ne sers à rien d’autre. Les astronautes de Mars ont tous plusieurs activités et spécialités : ils doivent notamment participer à l’entretien du site, étanchéité, jardin hydroponique, extension des dômes, gestion des véhicules, contrôle des arrivées départs des navettes en provenance de la Terre, gestion des stocks de matériels et de nourriture, de l’oxygène, de l’eau, état des connexions radios, et j’en passe. Mais l’exploration autre que celle motivée par l’exploitation minière est oubliée.

Appelé dans la mine principale pour un dépannage, je prends l’ensemble de l’outillage indispensable. Je suis obligé d’interrompre les recherches sur les mots de passe verrous pour débloquer les lois de la robotique qui régissent Cartney. J’ai cependant prévu le cas, et les recherches entreprises jusqu’ici sont mémorisées. C’est absolument nécessaire, sinon, je ne pourrais jamais avoir assez de disponibilités pour Cartney, puisqu’il me sert aux dépannages des robots d’exploitation. Je ne pourrai jamais justifier son indisponibilité. Évidemment cela complique mes recherches, mais j’ai le temps et il est important que j’aie un but dans mon existence ici.

Cartney, qui porte l’ensemble de l’outillage, me précède dans la mine. Je m’arrête dans la salle des opérations et m’installe devant la console qui m’est réservée. C’est ici que l’on surveille l’ensemble de l’activité de la mine. Des écrans partout et des claviers permettant de diriger les caméras et de communiquer avec l’ensemble des mineurs. Je salue poliment les astronautes présents dans la salle et commence mes investigations.

— C’est dans le couloir 33 que le Rob 10 M a cessé de fonctionner. Une petite fumée noire est sortie du haut de son capot droit. On l’a tout de suite mis au repos.

— Bon, je réfléchis et envoie Cartney. Dans un premier temps on va ouvrir le fameux capot.

Pour pénétrer dans la mine il faut un scaphandre et je n’en ai toujours pas. C’est donc avec Cartney, que je vais guider depuis la salle d’opération, que je vais effectuer le dépannage. Le Rob 10 M n’est pas du tout ressemblant à ce qu’on attend d’un robot moderne. Il emprunte les logiciels et l’électronique du Rob 10 de monsieur tout le monde, mais l’extérieur est taillé pour creuser. Il n’a pas de tête, tous les composants sont dans le torse renforcé, qui est surmonté de deux caméras mobiles, bien protégées. Ses bras articulés se terminent par des outils spécifiques qui lui permettent de creuser. Les jambes très courtes et puissantes, animées par des vérins hydrauliques, lui donnent un excellent équilibre. Il n’est fabriqué qu’en petite série, uniquement pour la planète Mars, d’où la lettre M accolée à son nom.

— Vas-y Cartney. C’est dans le couloir 33, le Rob 10 M.

— D’accord Lucius.

Cartney a mémorisé l’ensemble de la mine, et c’est pourquoi je n’ai pas besoin d’intervenir pour l’instant. Il se dirige tranquillement vers le sas qu’il franchit sans hésitation, portant une mallette d’outils.

Quelques minutes plus tard, il arrive devant le Rob 10 M et me transmet les premières images. Ce dernier est plus petit que Cartney, qui le dépasse bien d’une tête, mais il est bien plus massif. Je vois tout de suite un peu de coloration noirâtre, là où le feu a pris…

— Ouvre le capot droit.

— D’accord Lucius.

Il obtempère avec précision. Je lui fais mémoriser chaque dépannage. Ainsi, mon intervention est de plus en plus limitée.

Il me transmet une vidéo de l’intérieur du robot. Pas de dommage apparent. Le feu a dû prendre plus bas et je lui demande de démonter quelques éléments pour me permettre d’y voir plus clair.

Après un moment, j’aperçois l’origine de la fumée. En fait, un des vérins de l’épaule s’est mis à fuir et le liquide hydraulique est tombé sur des équipements électriques. Ce liquide est normalement hautement résistant au feu, mais pour les équipements spatiaux, il contient un pourcentage d’un produit spécifique qui ne fait que dégager de la fumée noire pour que tout problème de fuite puisse se voir. S’il n’y avait pas ce système, des pannes plus importantes pourraient survenir et bloquer des machines dans un environnement tellement hostile que la survie des astronautes pourrait en être affectée ainsi que la production.

— A-t-on un vérin de ce type disponible ?

— Un instant, je regarde sur l’ordinateur qui gère les stocks, me répond Ervin, chargé de la surveillance de la colonie.

Il fait ce travail lorsqu’il n’est pas en bas dans la mine. Chaque astronaute, mis à part moi, a plusieurs fonctions. Le travail dans la mine en scaphandre est très pénible, et le fait d’alterner avec des périodes de repos et du travail administratif, est le moyen de bien supporter les difficultés physiques de la vie martienne.

— Il nous en reste un. Je vais le chercher. Rappelle ton robot pour qu’il vienne le prendre.

— Ok. Mais auparavant je lui fais démonter celui qui est la cause des fumées. Des équipements électroniques sont peut-être également à changer et il vaut mieux que je m’en assure avant de relancer le Rob.

— Si tu peux vérifier tout ça sans remettre en route avec le nouveau vérin, c’est d’accord. Qu’il poursuive le travail.

— Je peux brancher Cartney sur le Rob et la vérification ne prendra que quelques minutes.

— Tu peux faire ça ?

— Ouais, j’ai inventé l’algorithme qui va bien la semaine dernière. Ça permet de gagner du temps.

Je lis de l’admiration dans les yeux d’Ervin. En voici au moins un qui m’estime à ma juste valeur, sans prétention.

Une fois Cartney branché sur le Rob à l’endroit ad hoc, le test dure quelques brèves minutes. Il ne révèle rien d’anormal. Le vérin peut être monté sans problème.

Cartney fait le travail dix fois plus vite qu’un astronaute, car j’ai l’habitude maintenant de le guider et amélioré sa compétence en lui faisant mémoriser la plupart des gestes nécessaires. Avant, sans sous-estimer les qualités des dépanneurs, l’encombrement de leurs scaphandres ne leur permettait pas d’aller aussi vite lorsqu’une panne survenait. Ici, dans cette salle d’opération, je me sens à ma place et utile. Grâce à moi, sans me vanter, mais avec une bouffée d’orgueil quand même, les mineurs ont amélioré leur rendement. Bien évidemment, on ne m’a jamais félicité pour cela. Enfin, pas encore.

Cartney a fini son test, et il s’avère que le reste de l’équipement est parfaitement opérationnel. Je lui demande donc de venir chercher le vérin qui est arrivé en salle d’opération entre temps.

Quelques minutes plus tard il est déjà en train de fixer la nouvelle pièce et le Rob se met en route, commandé par Ervin qui passe le relais aux astromineurs dans la mine.

Je bavarde encore quelques minutes avec lui, puis retourne dans ma cellule, enfin, ma chambre. Je branche Cartney pour avoir la communication avec mes parents. C’est l’heure du rendez-vous. Bien entendu, ce n’est pas un dialogue en direct. Vu la position de Mars, comme je l’ai déjà expliqué, je suis obligé de visionner l’enregistrement envoyé par mes parents, puis de leur faire mon enregistrement en retour. Il va sans dire que cette façon de communiquer ne favorise pas le côté affectif de notre relation. C’est un peu mieux lorsque Mars se trouve du même côté du Soleil que la Terre.

Cartney projette l’hologramme de mes parents au milieu de la pièce. Je vois mon père et ma mère au bord d’une magnifique piscine, objet de tous mes fantasmes, tellement c’est incongru sur Mars où l’on économise la moindre goutte d’eau. C’est moi qui leur ai demandé cette image en fond, tellement saisissante que parfois j’en ai les larmes aux yeux. Peut-être un jour… L’espoir fait vivre, et en ce qui me concerne, ce ne sont pas des mots en l’air. Je les ressens vraiment.

Maman Claire est vraiment sexy en maillot de bain et Papa Berryl bien bronzé et musclé. Ils semblent tous deux en parfaite forme physique. À la limite, ils seraient encore suffisamment en bonne santé pour reprendre du service. Je suis même certain qu’ils seraient plus opérationnels que ce connard de Konrad. Je pense que ce dernier n’est pas seulement abject avec moi, mais perturbe également certains autres astronautes par son manque de cordialité. Il fait sans doute bien son boulot, d’après ce que j’en entends dire, mais pas dans un esprit chaleureux et amical, ce qui est primordial dans un lieu comme cette colonie martienne. C’est Maman qui parle d’abord…

Bonjour mon chéri. J’espère que tout va bien pour toi. Nous avons reçu des félicitations pour tes derniers dépannages. Il semblerait que tu deviens vraiment un expert en robotique. Ton dernier travail sur les algorithmes du regard a fait sensation chez Robotique SA. Lucille, notre copine, a été désignée pour concrétiser ce programme dans ses futurs robots. Ça fera sûrement le buzz lorsque tes algorithmes seront aussi disponibles sur les modèles de Rob plus anciens. À ce propos je te fais parvenir différents fichiers qu’elle m’a passés, avec pour objectif d’avoir ton avis sur son travail. Je crois que ça a justement un rapport avec l’adaptation de tes algorithmes à d’autres machines. En ce qui concerne ton père et moi, nous sommes envoyés par Robotique SA à Redding, en Californie. Nous devons participer à l’installation d’une succursale de Robotique SA. Le déménagement est prévu pour le mois prochain. En fait, nous devions initialement nous rapprocher de Silicon Valley, lieu le plus réputé dans l’industrie numérique d’outre Atlantique. Cependant, comme la Californie du Sud est de plus en plus sujette aux tremblements de terre, et comme j’en ai une peur bleue, ton père et moi avons décidé de nous installer à Redding3. Cette ville est calme, les prix des maisons y sont très abordables, et les liaisons en volocoptères permettent de parcourir les 300 kilomètres qui nous séparent de la Silicon Valley en un peu moins d’une heure. Et survoler la Californie est un vrai plaisir, quoique ce ne soit plus aussi beau qu’il y a quelques décennies, avec ce climat de plus en plus chaud et la raréfaction de l’eau qui perturbe sérieusement la nature. Cette région a donc subi de plein fouet une récession, en raison de difficultés liées au climat. Heureusement, et justement du côté de Redding, cette pénurie est sur le point de disparaître en raison de quelques installations d’usines de production d’eau potable récentes à partir d’eau de mer. Tu vois, que ton père et moi, sommes toujours aussi pragmatiques dans nos choix. Je t’embrasse bien fort et laisse la parole à ton père.

Salut fiston. Comme d’habitude, je n’ai pas grand-chose à rajouter au message de ta mère. Je voudrais juste savoir si tu as arrêté de grandir, pour qu’enfin on puisse tanner l’ASE afin qu’ils te concoctent un scaphandre. Juste un mot sur notre futur boulot ici : ta mère est désignée pour agencer la partie accueil et restauration de notre groupe de Silicon Valley, et moi je suis chargé de la sécurité, de vérifier qu’il n’y aura pas d’ingérence de la part de la NASE. Ah oui, NASE est la nouvelle appellation de la NASA et signifie National Aeronautics and Space Exploration au lieu de National Aeronautics and Space Administration. Mais tu dois le savoir. Bon, mon grand, il ne devrait plus y avoir à attendre longtemps pour que tu obtiennes un scaphandre. Je te promets de faire une véritable révolution pour que tu puisses le plus rapidement possible en bénéficier. Courage et bises. Terminé.

Et voilà ! C’est notre façon normale de dialoguer. Aucune possibilité de communication directe de parents à enfants. C’est un peu comme s’il y avait un intermédiaire entre nous. Parfois comme ce soir je réponds immédiatement et parfois seulement le lendemain. En fait, c’est comme s’il s’agissait d’un échange épistolaire. Parfois je me dis que c’était ainsi que les gens communiquaient dans un lointain passé et notamment pendant les guerres. Oui, j’ai quand même lu quelques dossiers sur l’histoire de la Terre. D’ailleurs, c’est mon principe de survie : connaître le plus de choses possibles, avoir une culture tous azimuts, pour m’en servir le cas échéant et me libérer de Mars. Bon, assez rêvé, je vais leur répondre.

Hello vous deux ! J’ai pris un demi-centimètre ces deux derniers Je pense que je suis en train de stopper ma croissance. Je comprends bien qu’un scaphandre ne se change pas tous les quatre matins, alors je prends mon mal en patience. Ne vous inquiétez pas. Ce matin j’ai encore dépanné un Rob 10 M. Grâce à Cartney que j’ai bien programmé, j’ai mis dix minutes de moins que la dernière fois pour changer un vérin. Hier, Konrad en est venu aux mains sur moi. Je crois que maintenant je suis suffisamment grand pour me défendre moi-même. Je vais lui réserver une surprise la prochaine fois qu’il tente de me brutaliser. J’ai un peu diminué l’entrainement musculaire. J’ai un manque de motivation évident tant que je ne possède pas de scaphandre. En fait, je ne crois pas que ça soit bien utile si je dois rester sur Mars. Voilà les dernières nouvelles. Je vous embrasse. Vous me manquez tellement ! Terminé.

J’y ajoute quelques photos et images. Ils ont certainement autant d’amertume que moi de ne pas pouvoir me saisir dans leurs petits bras.

Au moment de m’allonger pour dormir, je ressens un mal de tête naissant. Je me méfie de toute douleur physique. C’est dans les consignes que l’on m’a inculquées tout jeune. Comme je suis « expérimental », tout disfonctionnement physiologique doit être signalé. Comme on m’a répété ces instructions depuis mon plus jeune âge, je pense que cela a donné naissance à une sorte d’automatisme concernant ma santé, m’amenant presque à l’hypocondrie. Je décide d’aller voir immédiatement Sophie, la toubib de la station. De plus, tout malade dans la colonie est immédiatement isolé. Il est impensable qu’un astronaute, simplement enrhumé, se balade tranquillement dans la station. Bref, allons consulter.

— Hello Lucius, quel vent t’amène ?

Et voilà, c’est Sophie ! Elle ne me dit pas « salucius » comme certains, mais pèse ses mots pour me faire plaisir. Vraiment sympa, cette femme. Dommage que je sois trop jeune pour elle. Je suis presque content d’avoir un problème de santé, tellement je l’apprécie…

— Ce n’est pas un vent de panique, dis-je pour plaisanter, mais j’ai des maux de tête un peu épars.

— Un peu épars ? C’est plutôt amusant comme définition. Je suppose que tu veux dire que tu ne les localises pas bien ?

— C’est ça.

— Bon, je vais t’ausculter pour déterminer la gravité de ton cas.

Son sourire en dit long sur ce qu’elle pense de mes maux de tête, avant même l’examen. Mais je crois qu’elle en profite pour faire des tests sur moi, tests qui sont ensuite transmis à tout un aréopage de scientifiques vers la Terre. Je reste un cobaye pour eux. Mais peu importe, elle est si jolie et si sympa avec moi. Quand ce sont les mois de Charles, son remplaçant, je ne vais pratiquement jamais le voir. Il est d’ailleurs obligé de me convoquer pour faire et transmettre ses observations sur le cobaye.

J’adore quand elle passe la main sur mon corps. Elle tâte mes poignets pour prendre mon rythme cardiaque. D’ailleurs, je crois qu’elle prend plusieurs éléments dans le test du pouls, comme les Chinois4 d’après ce que j’ai compris. Elle en déduit plein de renseignements. Charles, quant à lui, ne sait pas le faire. Il est beaucoup plus long quand il m’examine.

— Est-ce que je rêve ou tu as perdu du muscle, demande-t-elle en me palpant les quadriceps ?

— Je ne sais pas, dis-je en réprimant avec peine un frisson !

— Moi je sais. Tu as perdu du poids et je vois bien que tu as maigri. Tu ne manges pas assez. D’ailleurs, je ne te vois plus souvent au restau.

— Et, est ce que j’ai encore grandi ?

— Presque pas. Je comprends ton impatience. Te priver de nourriture ne t’empêchera pas de grandir, mais te rendra malade. Alors, deux choses : la première, c’est que tes maux de tête proviennent uniquement de tes privations et ce soir tu me feras le plaisir de manger, et d’ailleurs, c’est l’heure aussi pour moi et on va y aller ensemble. Ensuite tu n’as grandi que d’un demi-centimètre en deux mois. Il semblerait donc que tu arrêtes doucement ta croissance.

— Va falloir que j’attende encore combien de temps ?

— Tu chausses du combien ?

— Quelle drôle de question ?

— Réponds. Tu dois bien le savoir puisqu’on te les fabrique sur mesure !

— Du 48 ou 49, je ne sais pas au juste. Pourquoi ?

— Ça fait longtemps que tu n’as plus changé de chaussures ?

— Oui, une bonne année. C’est pas ici que je les use.

— Et bien tu vois, il y a bien longtemps, un homme qui s’appelait Léonard de Vinci, un savant bien trop en avance sur son temps, a dessiné l’homme parfait. Il avait trouvé que la dimension du pied multipliée par 7 donnait la taille d’un homme. Alors, je vais mesurer ton pied, ce qui te donnera une estimation de ta taille finale. Montre-moi tes pieds !

Et Sophie de mesurer mes pieds avec précision…

— Et bien voilà, à un millimètre près, ils mesurent 31 centimètres. En multipliant par 7 j’obtiens, heu…

— 217 exactement.

— Je vois que tu es rapide pour calculer. Et actuellement je t’ai mesuré et tu fais 216 centimètres. Alors tu vois, si notre Léonard a raison, tu n’es pas loin de ta taille maximale. Alors, encore un peu de patience. Et maintenant allons manger.

— Tu crois que je peux demander un scaphandre en m’appuyant sur ton calcul ?

— Je crains que non. Mais tu ne devrais pas avoir à patienter trop longtemps.

— Tu ne peux pas me faire une ordonnance maintenant pour un scaphandre ?

— Mais non, dit-elle en éclatant de rire. Ce n’est pas dans mes fonctions. Mais tu te vois dans un équipement qui devient trop petit, qu’il faut refaire ?

— Bon, je plaisantais. Enfin un peu seulement. Un scaphandre et m’évader de ma prison serait… Comment dire ?

— Bon, on va attendre encore deux mois. Si ta taille n’a quasiment pas bougé, et ce n’est pas la peine de te tenir bossu sous la toise, je verrai ce que je peux faire.

— Mais Charles t’aura remplacée, et…

— T’inquiète pas, il fera ce que je lui demanderai. T’es de toute façon pas loin d’avoir ta tenue. Faudra quand même faire attention lors de tes premières sorties. Pas trop longtemps, pour voir comment ton organisme réagit.

— J’aimerais tant faire la première avec toi. J’ai tellement confiance et suis tellement seul.

— Je sais. Ça n’est pas facile pour toi. Tes parents te manquent, n’est-ce pas ?

— Évidemment. Surtout quand il faut 20 minutes à nos échanges, soit 40 minutes aller-retour. Ils m’ont envoyé un message auquel j’ai répondu avant de venir te voir. Ils viennent juste de le recevoir. Alors, parfois j’ai l’impression d’être seul au monde.

— Je comprends.

— Et mon rêve ultime, c’est un jour d’aller sur la Terre, de respirer dehors, librement. Comment puis-je me préparer à un tel voyage ?

— Hélas, je ne peux pas t’aider à réaliser ce rêve pour le moment. Mais sait-on jamais dans le futur ? Commence par accepter ta condition ici. Ensuite, nourris-toi correctement et pratique une activité physique sérieuse. C’est en améliorant ton corps que tu mets des chances de ton côté pour peut-être un jour voyager dans l’espace. Je ne peux pas te donner meilleur conseil. Maintenant passons aux actes et allons manger.