Dans l’abîme de dishonored - Loïc Delahaye-Hien - E-Book

Dans l’abîme de dishonored E-Book

Loïc Delahaye-Hien

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Beschreibung

Quand sort en 2012 le premier Dishonored, il marque les esprits par son univers singulier, situé entre steampunk et magie noire. Derrière son masque lugubre, Corvo Attano entreprend une chasse à l’homme contre les conspirateurs qui se sont emparés du trône impérial. La frontière se trouble alors entre quête de justice et désir de vengeance. Dans cet ouvrage, l’auteur Loïc Delahaye-Hien explore les fondations de Dishonored. Il en relate la création, depuis les racines des premiers jeux de rôle immersifs qui l’ont inspiré jusqu’à l’apogée d’Arkane, studio d’origine lyonnaise, désormais scruté par les joueurs du monde entier. Le game design de la saga, son histoire, ses personnages et ses thèmes y sont examinés pour partager la richesse de l’une des œuvres les plus marquantes du jeu vidéo français.

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Couverture

Page de titre

AVANT-PROPOS

« Nous parvînmes enfin dans les hautes fosses

qui entourent la cité désolée :

et ses murailles me paraissaient de fer.

Nous fîmes d’abord un long détour,

et nous vînmes en un lieu où le nocher

cria très fort : “Sortez, voici l’entrée ! ”

Je vis plus de mille diables au-dessus des portes précipités du ciel, qui disaient plein de rage :

“Qui donc est celui-là qui sans avoir sa mort s’en va par le royaume des âmes mortes ?” »

Dante Alighieri, L’Enfer, Chant VIII

« Cet endroit est la fin de tout. Et le commencement. »

Le Cœur, Dishonored

JE CROIS AVOIR TOUJOURS VOULU ÉCRIRE des histoires, créer des mondes propices à l’exploration et aux péripéties, des horizons à atteindre, et des ténèbres révélant les protagonistes à eux-mêmes. Un jour de l’été 2015, je me suis glissé pour la première fois dans la peau de Corvo Attano, et nos yeux, à lui et moi, se sont ouverts sur le pont d’une barque voguant en direction de la cyclopéenne tour de Dunwall. J’ignorais alors l’aventure que j’étais sur le point de vivre. J’ignorais que je m’apprêtais à pénétrer dans l’un de ces mondes que je rêvais d’écrire. Comme Dante dans sa Divine Comédie, j’ai à mon tour entamé un voyage à travers cet avatar masqué, le long des flots obscurs, en compagnie de Samuel, sympathique batelier et humble Virgile de son temps, qui me faisait traverser, au fil des missions, tous les cercles concentriques de cet enfer urbain qu’est Dunwall.

La façon dont Dante Alighieri a représenté l’enfer constitue l’un des plus anciens travaux en matière de worldbuilding, cette expérience grisante au cours de laquelle l’auteur se mue soudain en démiurge et devient libre d’esquisser un monde nouveau. « Le monde tel qu’il devrait être », me corrigerait peut-être Delilah, l’une des antagonistes de Dishonored. C’est ce qui rend cette saga si spéciale à mes yeux : en plus d’admirer la grande liberté qu’elle laisse aux joueurs en matière d’approche ou de narration, j’envie celle avec laquelle les développeurs, artistes et auteurs d’Arkane Studios se sont livrés à l’exercice du worldbuilding depuis leurs débuts, en édifiant et détruisant de grandes cités, en les peuplant de récits, de souvenirs et de légendes, en chorégraphiant en leur sein le ballet des destins brisés et des vengeances cycliques. L’univers de Dishonored peut paraître imposant, monolithique, et si fragile à la fois ; c’est un monde flottant entre l’occulte et la science-fiction, entre le désespoir et des rêves de justice. Tel un humble batelier, Arkane a tendu la main et invité des millions de joueuses et joueurs à embarquer pour un voyage mémorable, et à affronter les mille diables de son empire ‒ soldats, sorcières, assassins ou automates ‒ pour découvrir la beauté qui survit encore au milieu des âmes mortes : celle des retrouvailles inespérées, des panoramas lointains, d’un horizon de liberté qui s’ouvre à nos yeux.

Dishonored constitue l’un de ces mondes profonds, singuliers et engageants que seul le jeu vidéo peut nous offrir. À travers ce livre, je souhaite à mon tour prendre le gouvernail et vous guider au fil du chef-d’œuvre d’Arkane Studios : remonter à la source de ses inspirations et du parcours de ses créateurs, suivre le courant au fil du développement de la franchise pendant près d’une décennie, vous immerger dans un récit tumultueux qui naît du sang d’une impératrice et s’achève par la mort de Dieu. Enfin, vous inviter à contempler la surface de l’eau, à y deviner les fondations de ces jeux, romans, comics et jeux de rôle, pour finalement sauter de la barque et plonger dans l’abîme de Dishonored.

L’auteur

Lorsqu’il tombe nez à nez avec un présentoir recouvert des trois premiers tomes de La Légende Final Fantasy dans une librairie lilloise, Loïc ressent à son tour le besoin d’écrire sur le jeu vidéo et soutient, l’année de la création de Third Éditions, un mémoire sur la licence phare de Square Enix. Il écrit désormais sur ces histoires et mondes de jeux vidéo qui l’ont profondément touché et inspiré.

PARTIE I : CRÉATION

Chapitre 1 : Aux origines de Dishonored

Dishonored premier du nom est un miracle. Il naît à la croisée des chemins, entre la France et les États-Unis ; des chemins qui se sont parfois frôlés sans se rejoindre, jusqu’à ce que les étoiles s’alignent. Comment deux créateurs arrivés par un accident heureux dans le jeu vidéo se sont-ils associés pour donner vie à leur jeu rêvé ? Comment un éditeur, qui avait autrefois raté sa chance d’une seule journée, leur a-t-il finalement donné les moyens de leurs ambitions, et a-t-il permis à un jeune studio de renaître d’une période de crise et d’annulations de projets en série ? Comment ce jeu vidéo, dont le genre complexe attire souvent l’estime des critiques, mais rarement le succès commercial, a-t-il pu trouver son public, au-delà même des espérances de ses géniteurs ?

Pour comprendre d’où vient Dishonored, il faut revenir dans le passé. Un retour au début des années 1990 s’impose. Cette histoire commence dans les pages publicitaires d’un magazine de jeux vidéo et sur un formulaire de l’armée de l’air américaine.

La naissance d’Arkane Studios

Nous sommes en 1993. Le Français Raphaël Colantonio vient de suivre des études d’ingénieur, davantage par pression familiale que par passion, et effectue désormais son service militaire. Créatif dans l’âme, il s’épanouit dans le rock ‒ il joue dans son propre groupe ‒ et dans les jeux vidéo, plus particulièrement les jeux de rôle sur PC. Il porte une affection toute particulière à Ultima, la série de RPG de fantasy du studio Origin Systems, l’une des premières et des plus grandes références du genre.

Un jour, en lisant les pages du magazine Joystick, il tombe sur un concours organisé par Electronic Arts (EA)1 : un questionnaire sur la saga Ultima, et dont la récompense est un voyage à Austin, Texas, afin de tester le huitième volet de la série dans les bureaux du studio. Les questions sont très pointues, mais Colantonio est érudit sur le sujet. Quelque temps après avoir participé, la réponse d’EA le prend par surprise : le concours de Joystick est faux ! Cette publication était bien à l’initiative de l’éditeur, qui souhaitait en fait dénicher des joueurs experts de sa licence afin de s’implanter en France. Le profil de Colantonio intéressant EA, il se voit proposer de rejoindre immédiatement l’assurance qualité de l’entreprise. Il accepte et devient officiellement le huitième employé d’Electronic Arts France depuis sa création. L’éditeur l’assiste dans ses démarches administratives afin de mettre fin prématurément à son service militaire.

Colantonio s’épanouit durant ses premières années dans la société. Il participe notamment à une délégation française envoyée à Austin pour tester les derniers jeux d’Origin Systems. Il s’essaie ainsi à Super Wing Commander, nouvel épisode de la série de combat spatial du studio, et travaille sur System Shock, développé par Looking Glass Studios et édité par Origin Systems. Looking Glass avait précédemment sorti un spin off d’Ultima nommé Underworld, un jeu très estimé par Colantonio pour ses apports en matière d’immersion. La façon dont le gameplay permet d’expérimenter des combinaisons de pouvoirs et des interactions variées au sein des niveaux l’avait particulièrement séduit. System Shock poursuit cette volonté d’approfondir les jeux à la première personne, avec une exigence de level design à la hauteur de la liberté d’action accordée au joueur.

Cependant, l’arrivée de la première PlayStation signe un virage pour Electronic Arts, qui délaisse progressivement les productions d’Origin Systems au profit de simulations sportives, jugées plus rentables. Cette direction ne convient pas à Colantonio. Il quitte l’éditeur et travaille brièvement chez Infogrames sur Les Schtroumpfs. Néanmoins, il continue de vouloir créer des titres qui ressembleraient à ceux l’ayant touché en tant que joueur. Il rêve de développer une autre suite à Ultima Underworld (Underworld II : Labyrinth of Worlds, sorti en 1993, n’était pas parvenu à égaler son prédécesseur, sans doute à cause de son développement difficile). En 1999, grâce au soutien financier de son oncle, il fonde Arkane Studios à Lyon. Avec quatre amis2, il prend le pari de développer un RPG à l’américaine, et contacte Looking Glass. Cependant, pour créer une suite à Underworld, il faut se plier aux exigences de l’éditeur, Electronic Arts. Colantonio refuse alors de faire des concessions sur la direction du jeu et abandonne la licence Ultima.

Ce titre devient Arx Fatalis, un action-RPG en vue subjective ‒ comme l’était Ultima Underworld ‒ et situé dans un univers de fantasy médiévale où la disparition du soleil a contraint les peuples à se réfugier sous terre. La proposition est originale. Trop, peut-être. Arkane tarde à trouver un éditeur pour son jeu. C’est finalement JoWood qui le publie en 2002. À sa sortie, Arx Fatalis est salué par la critique. Des professionnels comme Richard Garriott3, créateur de la série Ultima, le remarquent. Il permet notamment à Arkane de nouer un partenariat avec Valve, le développeur de Half Life et futur fondateur de la plateforme Steam, qui a conçu un nouveau moteur de jeu, le Source Engine, pour la suite de son titre phare. Au départ, Colantonio souhaite développer Arx Fatalis 2 grâce à cet outil. Cependant, le premier épisode se révèle être un échec commercial. Peut-être trop original, il a surtout manqué de visibilité en sortant un mois après l’un des jeux de rôle les plus importants de cette période : The Elder Scrolls III : Morrowind. Il n’a donc pas généré suffisamment de revenus pour enclencher le développement d’une suite.

Toutefois, les qualités d’Arx Fatalis suscitent l’intérêt d’Ubisoft, qui souhaite travailler avec le jeune studio. Le contrat est généreux et permet à Arkane de s’agrandir en fondant un second bureau à Austin, Texas, afin d’employer des talents des deux côtés de l’Atlantique. De son côté, Ubisoft impose que le prochain jeu du studio soit une adaptation de la licence Might and Magic, dont l’éditeur a récemment acquis les droits après la fermeture de la société 3DO. Arx Fatalis 2 devient donc Dark Messiah of Might and Magic. Il conserve des éléments de son prédécesseur, comme la vue subjective et le décor de fantasy médiévale, mais abandonne une partie de ses éléments de jeu de rôle pour privilégier l’action. L’accueil critique se révèle moins enthousiaste, mais les ventes sont au rendez-vous, cette fois. Le public ignore alors que ce Dark Messiah aurait pu être tout autre, qu’Arx Fatalis 2 aurait bel et bien pu exister. Il a suffi de quelques jours, car la signature du contrat avec Ubisoft a pris de court un autre éditeur renommé, qui souhaitait lui aussi travailler avec Arkane Studios…

Harvey Smith et Austin, l’immersive sim city

Revenons en 1993. Alors que Colantonio bénéficie du soutien d’Electronic Arts pour stopper son service militaire, Harvey Smith s’apprête lui aussi à quitter l’armée. Né à Freeport, Texas, c’est un garçon plein d’imagination pour qui l’écriture et les jeux vidéo permettent de s’évader d’une enfance difficile. Il souhaite rejoindre le programme d’écriture créative de l’université du Maryland. N’ayant pas les moyens de s’inscrire, il s’engage dans l’Air Force, qui lui permet de financer ses études. Il sera notamment mobilisé pendant la guerre du Golfe.

Après avoir servi l’armée pendant six ans, Smith se trouve désemparé au moment de remplir un formulaire de renseignements : orphelin, il ne dispose d’aucune adresse à laquelle faire retourner ses affaires. Il se souvient alors de ses années de scout à Austin, ainsi que d’un ami qui y vit toujours. Il inscrit son adresse, se rend chez lui et retrouve son ancien camarade, désormais testeur pour Origin Systems. Lui-même grand amateur d’Ultima, Smith rejoint à son tour le studio, également dans l’assurance qualité. L’une de ses principales fonctions consiste à présenter les jeux auprès d’équipes internationales d’Electronic Arts. Il reçoit par exemple la délégation française de Colantonio lors du développement de Super Wing Commander en 1994.

Rapidement, l’expertise de Smith lui permet de gagner en responsabilité. Il se montre très critique au moment de la sortie d’Ultima VIII, ce qui encourage Richard Garriott à lui confier une équipe afin de développer une seconde édition du jeu corrigeant la plupart des failles mécaniques et narratives. Smith tire profit de ce succès pour enfin travailler sur son propre titre. Technosaur est un projet de jeu de stratégie en temps réel mêlant dinosaures et lance-roquettes, inspiré de Dune II : La Bataille d’Arrakis4. Il entre toutefois en conflit avec EA à propos de la direction du titre, et choisit d’ignorer les conseils de l’éditeur, forçant ce dernier à annuler le projet. Plusieurs membres de l’équipe sont alors renvoyés. Smith, frustré par cette expérience malheureuse, décide de quitter Origin Systems.

Un ancien membre du studio, Warren Spector, le contacte alors pour travailler avec lui. Entre autres cocréateur d’Ultima Underworld, celui-ci s’est vu offrir par John Romero, le père de Doom, les clefs de la filiale Ion Storm d’Austin, ainsi que les moyens de créer le jeu de ses rêves. Ensemble, Smith et Spector souhaitent prolonger la formule d’Underworld et de System Shock en mêlant vue à la première personne, science-fiction et espionnage. Le produit de cette union se nomme Deus Ex. Lorsque ce dernier sort en 2000, il s’agit d’un succès critique et commercial. Smith est alors propulsé à la tête de la suite, Deus Ex : Invisible War, mais le désir de la sortir simultanément sur consoles et PC complique son développement. Lorsqu’il paraît en 2003, le titre n’égale pas son prédécesseur, et Smith lui-même manifeste sa déception. L’année suivante, il travaille comme designer additionnel sur le troisième épisode de la série Thief, acquise après la fermeture de Looking Glass. Thief : Deadly Shadows est le dernier jeu auquel il contribue avant de quitter Ion Storm.

Les parcours de Smith et Colantonio se rejoignent en 2008 : toujours en contact depuis la période Origin Systems, ils se rapprochent depuis que la compagne du premier travaille chez Arkane Austin. Tous deux partagent la même passion pour un certain genre de productions, ces « jeux à la première personne avec de la profondeur », comme ils les appellent. Naturellement, Colantonio propose alors à Smith de rejoindre Arkane.

Le prochain jeu

Après la sortie de Dark Messiah en 2006, Arkane souhaite développer un nouveau projet sur Source Engine : The Crossing. Ce qui n’était au départ qu’une expérimentation du studio prend rapidement de l’ampleur. Jeu de tir à la première personne, The Crossing mêle aventure en solo et multijoueur dans un mode d’affrontement asymétrique où il est possible de prendre le contrôle des ennemis dans la partie d’autres personnes. Cette mécanique n’est pas sans rappeler ce qu’Arkane proposera en 2021 avec Deathloop. Le Paris uchronique qui sert de décor au jeu est l’œuvre de Viktor Antonov, concept artist derrière Cité 17 de Half Life 2.

Toutefois, le coût du projet dépasse les moyens d’Arkane. Pour survivre, il leur faut se rapprocher d’un éditeur ‒ dont l’identité n’a jamais été dévoilée ‒ qui accepte de les financer. Les termes du contrat sont renégociés à plusieurs reprises, toujours en défaveur du studio. En vue d’obtenir des fonds supplémentaires, Arkane signe des contrats avec d’autres entreprises pour aider ces dernières à compléter le développement de leurs jeux. Le studio réalise notamment une partie du level design et de l’animation de BioShock 25, et construit des cartes multijoueur pour Call of Duty : World at War.

Alors que la signature du contrat pour The Crossing approche, Doug Church ‒ collègue de longue date de Warren Spector ‒ contacte Arkane de la part d’Electronic Arts afin de leur soumettre un projet singulier : LMNO. Ce dernier fait partie d’une série de trois jeux issus d’une collaboration entre EA et le réalisateur Steven Spielberg6. Du pain béni pour Colantonio, ravi de s’entendre dire non à l’éditeur de The Crossing pour passer à un autre projet.

Dans LMNO, le joueur doit escorter une jeune extraterrestre lors d’un road trip, de la côte est à la côte ouest des États-Unis. Le jeu repose beaucoup sur la communication non verbale entre les deux personnages. Ce projet pousse notamment Arkane à peaufiner son système de combat au corps à corps, Spielberg ne souhaitant pas d’arme à feu dans le jeu. Cependant, lors d’une pause déjeuner, Colantonio reçoit un appel de Church qui le laisse livide : Electronic Arts, comme beaucoup de gros éditeurs à cette période, doit resserrer la ceinture à cause de la crise économique qui vient de débuter en 2008. En conséquence, le projet LMNO, jugé trop coûteux, est annulé.

Le salut d’Arkane viendra-t-il de Valve ? L’éditeur propose en effet au studio de reprendre les rênes d’un projet de spin off de Half Life 2. Nommé Ravenholm, celui-ci se révèle très stimulant pour l’équipe, qui conçoit l’asile de cet épisode comme un gigantesque puzzle où le personnage principal ne joue pas avec le feu mais avec l’électricité, au moyen d’une physique très travaillée et d’un armement permettant une large palette de combinaisons, à la fois pour explorer les niveaux et pour affronter les ennemis mutants. Une fois de plus, le projet se révèle toutefois trop coûteux, et Valve décide de l’annuler. Les développeurs tentent d’assembler tout ce qu’ils ont produit afin de présenter une version alpha, mais rien n’y fait. Il s’agit encore une fois d’un souvenir douloureux pour l’entreprise.

Arkane compte désormais une quarantaine d’employés et vient d’essuyer des annulations en série. Pour assurer sa survie, Colantonio réalise une interview où il informe de la disponibilité du studio. Une occasion qu’un éditeur ne manquera pas, après avoir échoué une première fois à se rapprocher d’Arkane. En effet, Bethesda avait déjà contacté l’entreprise après la sortie d’Arx Fatalis, mais il lui avait fallu du temps avant de revenir auprès des Lyonnais, et Ubisoft l’avait alors pris de vitesse. Cette fois, l’éditeur américain est prêt à s’associer avec Arkane. Sa maison mère, ZeniMax Media, vient alors d’acquérir id Software, studio à l’origine des licences Doom et Wolfenstein, et souhaite s’entourer d’autres experts dans leur domaine. Bethesda confie ainsi à Arkane un projet d’immersive sim à la première personne où le joueur incarnerait un ninja surnaturel dans le Japon médiéval. Le projet possède déjà son titre : Dishonored.

Les fondations de l’immersive sim

L’ADN de Dishonored est riche de plusieurs décennies d’histoire du jeu vidéo. Il porte l’héritage du parcours de ses développeurs au sein d’Origin Systems, d’Ion Storm et des premières productions d’Arkane. Les jeux dont ce titre s’inspire peuvent être regroupés sous le genre que l’on nomme immersive sim. La première mention de ce terme provient de Warren Spector, au moment de la sortie de Deus Ex. On parlait auparavant de « jeu à la première personne avec de la profondeur », comme Colantonio, ou d’action simulation à propos de Troubleshooter, un projet de jeu (jamais paru) de Spector datant de 1994 et portant déjà plusieurs idées de Deus Ex. Toutefois, Spector lui-même attribue la paternité du terme à son collègue Doug Church, avec lequel il a développé Ultima Underworld, l’un des titres fondateurs du genre.

Le nom d’immersive sim évoque le but premier de tous ces titres, à savoir l’immersion, c’est-à-dire la capacité du joueur à se plonger dans un univers fictionnel, et, pour reprendre le concept du poète et critique anglais Samuel Coleridge, à suspendre son incrédulité de manière consentie, à accepter un monde et ses règles comme s’il s’agissait de la réalité. Harvey Smith a parfois qualifié ce genre d’hybride entre le first person shooter (FPS) et le jeu de rôle.

La proximité de ces deux genres remonte à 1979 avec Akalabeth : World of Doom, premier titre de Richard Garriott. Dans ce qui n’était au départ qu’un projet d’école, il existe déjà la recherche d’une immersion par la perspective : si le joueur est représenté par une croix lorsqu’il se déplace sur la carte, pénétrer dans un donjon apporte une vue subjective. D’autres RPG s’approprient par la suite la vue à la première personne : The Lords of Midnight (1984) de Mike Singleton, dont la technique de landscaping permet de générer des décors en 3D à une échelle réaliste selon la position du personnage et la direction de son regard ; ou encore Corporation (1990), une dystopie cyberpunk mêlant des phases de combat, d’infiltration et de piratage informatique.

La même année sort le premier jeu de Warren Spector, Ultima VI : The False Prophet. Polyvalent et rôliste confirmé, celui-ci contribue à élever le niveau de production du titre. Il expérimente un processus créatif qu’il réitérera plus tard avec Deus Ex : s’isoler pendant plusieurs semaines afin de concevoir, avec les autres réalisateurs, une documentation volumineuse (ou game bible) sur l’histoire et les systèmes du jeu. Ainsi, l’immersion se situe au cœur de son projet. Pourtant, Spector fait le choix contre-intuitif d’abandonner la vue subjective dans les donjons ‒ présente dans les volets précédents ‒ afin d’adopter une perspective uniforme : le joueur parcourt l’ensemble du monde en vue isométrique, sans différence d’échelle entre la carte, les villes et les donjons. Le monde d’Ultima VI prend vie grâce à un niveau d’interactivité inédit, permettant par exemple au joueur de superviser, du sac de grains jusqu’au four, la production de son propre pain. Spector est lui-même surpris des possibilités de gameplay qui émergent des systèmes qu’il a conçus quand les testeurs se les approprient, par exemple lorsque l’un d’eux exploite la petite taille de son personnage pour outrepasser un puzzle sans le sort requis. Plus encore que l’immersion, il prend alors conscience du véritable enjeu de ces systèmes approfondis : la liberté.

Lorsqu’il rejoint Looking Glass, le studio de Paul Neurath, Spector continue de travailler sur des RPG plus immersifs se démarquant de la plupart des jeux de rôle sur ordinateur, qu’il juge trop focalisés sur la stratégie et la gestion de personnages. Ultima Underworld (1992) reprend les ingrédients d’Ultima VI dans un unique donjon en 3D, l’Abysse stygien. Le titre est développé en parallèle de Wolfenstein 3D de John Carmack. Les deux font le choix d’une caméra à la première personne combinée au combat en temps réel, donnant la sensation au joueur d’être jeté dans l’arène.

La création suivante de Looking Glass, System Shock, se détourne de la fantasy pour situer son action dans la Citadel, un bac à sable science-fictionnel où le joueur incarne un pirate informatique face à SHODAN, l’intelligence artificielle ayant pris le contrôle de la station spatiale. Le jeu étend les capacités de la caméra subjective et des mouvements du protagoniste développés depuis Underworld, tout en proposant une narration plus épurée : le joueur n’échange plus avec des personnages non jouables (PNJ). Au lieu de dialogues à choix jugés trop lourds, l’exposition du lore7 de System Shock passe par des morceaux d’histoire sous forme de mails ou d’enregistrements qui émaillent la progression. Cette manière de raconter sans ôter au joueur le contrôle du personnage inspirera plus tard, en 2007, les enregistrements audio de l’immersive sim art déco de Ken Levine, BioShock.

Lorsque ce dernier rejoint Looking Glass en 1995, il soumet un concept intitulé Dark Camelot, un jeu de rôle médiéval à la première personne sur la quête du Graal. Le projet évolue jusqu’à se centrer sur une unique classe de départ, le voleur. La furtivité se retrouve au cœur de l’expérience de jeu, à travers une gestion des sons produits par le joueur et de l’influence des différents niveaux de luminosité. Thief : The Dark Project sort en 1998, la même année que l’immersive sim de Valve, Half Life, qui s’inscrit dans la continuité des jeux de tir subjectifs d’id Software, tout en reprenant la profondeur systémique et narrative de System Shock, ainsi que son cadre science-fictionnel. Toutefois, Half Life se détache de la liberté d’exploration des jeux de Looking Glass en prenant le parti de séquences scriptées, et ce, en vue de proposer une aventure plus cinématographique.

Lorsque la préproduction de Deus Ex débute à Ion Storm Austin, Warren Spector et Harvey Smith analysent leurs expériences passées chez Origin Systems et Looking Glass, puis réfléchissent au type de jeu de rôle qu’ils souhaitent développer à l’avenir. Ce travail de réflexion aboutit à la publication en 1999 d’un manifeste sur le site Game Developer pour « renouveler les jeux de rôle du prochain millénaire ». Spector s’adresse par le biais de cet article à ses collègues développeurs, et les invite à réfléchir à leur façon de concevoir des RPG à la lumière des récents succès de jeux comme Diablo, Daggerfall ou Final Fantasy VII.

Le concepteur structure son manifeste en plusieurs axes, des « commandements du jeu de rôle » :

◊Faire en sorte que chaque partie soit unique, avec une variété de solutions et de conséquences pour le protagoniste et son environnement.

◊Expliciter les objectifs à atteindre, de sorte que le joueur se concentre sur la façon de résoudre un problème plutôt que de devoir l’identifier.

◊Enrichir les interactions avec les PNJ et l’environnement afin de rendre le monde du jeu crédible.

◊Concevoir une variété d’améliorations pour le protagoniste (objets, compétences, relations), qui permettent de créer des builds8 variés.

◊ Ne pas négliger l’impact que le jeu peut avoir s’il développe un propos qui dépasse la simple succession de puzzles et de combats.

En définissant ainsi les fondements de l’immersive sim, Spector place le joueur au centre de l’expérience. Ce dernier en devient le moteur, et ne doit plus obéir à des contraintes héritées du jeu de rôle sur table, où les règles du maître du jeu prévalent. Cette maîtrise du joueur émerge d’un gameplay conçu pour multiplier les interactions possibles, que ce soit avec le décor, les ennemis ou entre les facultés elles-mêmes. En créant ces systèmes basés sur la physique ou le comportement des adversaires, ce n’est plus le développeur qui conditionne la réussite de l’action du joueur par le biais du code, mais le joueur lui-même, par son imagination et son propre apprentissage de ce qu’il est possible d’accomplir. Parce que la physique des immersive sims cherche à imiter ‒ parfois en exagérant ‒ celle de notre monde, il devient facile d’intégrer ces règles systémiques. C’est par exemple le cas dans les extraits dévoilés de Ravenholm9, où le jeu met à sa disposition de l’eau, un pistolet à clous et de l’électricité. Il faut alors concevoir un univers crédible, qui sera source d’apprentissage au même titre que le gameplay. Ce cadre doit se montrer suffisamment souple pour donner l’impression au joueur qu’il pourrait « casser » le jeu par une maîtrise suffisante sans que ce soit réellement le cas.

Ces questionnements, cet héritage, Arkane Studios se les approprie dès la conception de son premier jeu, Arx Fatalis. Ce dernier, conçu comme une suite spirituelle d’Ultima Underworld, en reprend la vue subjective, le combat en temps réel et l’évolution dans un donjon unique, tout en puisant dans les immersive sims de Looking Glass et Ion Storm Austin, par exemple Deus Ex et ses fins multiples10. Quant au « ninja » de Dishonored, c’est à partir d’une autre source d’inspiration principale qu’il va s’élancer : Thief : The Dark Project.

1 Electronic Arts avait fait l’acquisition d’Origin Systems en 1992.

2 Cyril Meynier (lead programmer), Marco Mele (game et level designer, producteur assistant), Olivier Enselme-Trichard (directeur artistique) et Christophe Carrier (lead level designer).

3 Colantonio code même spécialement pour lui un script de flèches infinies afin de faciliter sa progression. Richard Garriott a effectivement eu des difficultés sur Arx Fatalis.

4 Comme le furent les jeux Warcraft et Age of Empires.

5 Sébastien Mitton, le directeur artistique d’Arkane, n’avait pas joué à BioShock avant ce contrat. Il dit avoir été gêné par la proportion de certains éléments du décor lorsqu’il regardait des images du premier épisode. Pour ce second volet, l’une de ses premières requêtes fut donc de créer des valises de taille réaliste.

6 De cette collaboration, le jeu de puzzle Boom Blox sur Wii sera le seul publié.

7 Dans un jeu vidéo, le lore désigne l’histoire de l’univers où se déroule l’aventure. Le lore ne fait souvent pas partie de la trame principale, mais consiste plutôt en des morceaux d’histoire permettant d’étoffer le monde.

8 Dans un jeu de rôle, un build désigne la façon dont est construit le personnage en termes de statistiques, d’équipement, de pouvoirs, etc. Dans un RPG de fantasy, il est par exemple parfois possible de créer un chevalier, un voleur ou encore un sorcier. Ces trois archétypes sont façonnés par le biais de builds différents.

9 Ces extraits inédits proviennent du documentaire Noclip sur l’histoire d’Arkane Studios. Ce sont les seules images existantes de Ravenholm.

10 Le protagoniste d’Arx Fatalis se nomme Am Shagar, ce qui signifie dans la langue du jeu « Celui qui n’a pas de nom ». Il s’agit là d’un moyen de concilier l’identité du personnage et son appropriation par le joueur, ce qui fait écho au vif débat ayant animé l’équipe de Deus Ex : faut-il nommer le protagoniste ou laisser cette liberté au joueur comme dans la plupart des RPG ? Le choix final fut d’utiliser un nom de code fixe, JC Denton, et de laisser le choix du nom réel. « JC » était suffisamment unisexe pour permettre de choisir le genre du héros, option qui n’a pas été conservée dans la version finale.

Chapitre 2 : Le joueur derrière le masque

Dishonored, tout comme les jeux dont il est le prolongement, est un immersive sim. Il ne s’agit pas simplement de l’assemblage d’une histoire, d’un gameplay et d’une direction artistique, mais d’une symbiose de tous ces éléments. Lors de sa conception, Arkane adopte une méthode de travail holistique, où les développements de tous ces aspects s’entrelacent. Game design et level design cohabitent dès les prototypes, et les deux équipes de level designers ‒ celle qui conçoit le squelette des niveaux et celle qui en élabore l’esthétique ‒ échangent et négocient régulièrement. Même les deux studios, Austin et Lyon, communiquent constamment grâce à un système de vidéoconférence en continu. De cette manière, le monde et les systèmes de Dishonored naissent et grandissent simultanément ; ils ne font jamais figure d’obstacle l’un pour l’autre.

Donner le pouvoir au joueur

Dishonored met le joueur dans la peau de Corvo Attano, garde du corps de l’impératrice Jessamine. Le prologue dévoile l’assassinat de cette dernière, l’enlèvement de la princesse Emily et la disgrâce du héros, accusé du meurtre par des comploteurs. Corvo parvient à s’évader à l’aide de partisans loyalistes, qui lui proposent d’éliminer un à un les responsables du régicide. Avant de partir en chasse de sa première cible, il est amené dans une étrange dimension parallèle, le Grand Vide, par une divinité nommée l’Outsider, qui lui offre des pouvoirs surnaturels pour l’aider à accomplir sa vengeance et sauver Emily.

Il s’agit d’un jeu d’action-infiltration à la première personne, dans la droite lignée d’immersive sims comme Deus Ex, Thief : Deadly Shadows et BioShock. Comme ces titres, il offre au joueur plusieurs couches de liberté pour personnaliser son expérience : dans le choix des outils, dans la façon de traverser un niveau et de résoudre une quête, et même dans la narration.

Corvo est conçu comme un avatar. Il est muet, comme l’est par exemple Link dans The Legend of Zelda, ce qui permet au joueur de se l’approprier. Cependant, ce personnage n’est pas non plus une toile blanche : c’est un combattant, l’un des plus renommés de l’Empire. Le gameplay est donc conçu, selon Harvey Smith, pour que le joueur ressente cette puissance au fil des huit missions principales du jeu. Pour ce faire, Arkane lui permet de piocher dans un arsenal méthodiquement conçu : une épée pour le corps à corps, un pistolet pour le combat à distance, une arbalète, plus discrète et qui permet de tirer des carreaux ordinaires, incendiaires ou tranquillisants, un masque doté d’une lentille grossissante1, et des gadgets comme des grenades ou des spirales tranchantes. On retrouve l’aspect viscéral du combat au corps à corps des premières productions d’Arkane, peaufiné ici par l’expérience acquise durant le développement de LMNO.

Dishonored complète ces armes par des capacités surnaturelles pourvues par l’Outsider, qui viennent enrichir le gameplay comme le faisaient les améliorations cybernétiques de Deus Ex. Celles-ci sont au nombre de dix, un nombre bien moindre que dans le système de magie d’un RPG comme Skyrim. Pourtant, leur potentiel n’a pas à rougir face au jeu de rôle de Bethesda : Corvo peut ainsi se téléporter, voir à travers les murs, invoquer une nuée de rats, posséder des êtres vivants, arrêter le temps, projeter ses ennemis, réduire leurs cadavres en cendres… Il peut également bénéficier d’améliorations passives de sa santé, son agilité et sa brutalité. Des charmes d’os, sortes de talismans, viennent compléter cette palette magique en offrant des bonus lorsqu’ils sont équipés : étourdir les ennemis plus vite, diminuer l’hostilité des rats, augmenter l’effet des objets consommables…

Le joueur constitue l’élément central de ce système. Contrairement à Deus Ex qui disséminait ses améliorations au fil de l’avancée, Dishonored permet d’acquérir et d’améliorer les capacités surnaturelles dans l’ordre que l’on souhaite2. Il faut pour cela dépenser des runes, que l’on découvre en explorant les recoins de chaque niveau et en accomplissant des quêtes secondaires. Le fait que le menu des pouvoirs détaille chaque capacité et ses améliorations permet d’anticiper la manière de dépenser ses runes ‒ qui existent en nombre limité ‒ pour se créer un build. Ces explications sont cependant insuffisantes pour cerner le véritable potentiel de ces compétences. L’apprentissage vient avant tout par l’expérimentation et la rejouabilité.

Corvo devait initialement être un ninja. Il est donc conçu comme un personnage flexible, capable de rapidement passer de l’infiltration au combat. Si des pouvoirs comme « Tueur de l’ombre » servent exclusivement à effacer toute trace d’un assassinat, la plupart sont plus polyvalents. Les rats de « Nuée dévorante » peuvent attaquer les ennemis de Corvo, mais également être possédés pour traverser des conduits ou effrayer des PNJ. « Pli temporel » permet quant à lui d’arrêter le temps et de manipuler un environnement en suspension : pourquoi ne pas tirer un carreau d’arbalète et profiter de son immobilité pour y attacher une spirale tranchante et déchiqueter sa cible à distance ?

Selon Dinga Bakaba, systems designer chez Arkane, chaque pouvoir fait l’objet d’un développement itératif. Une fois le prototype conçu, il est d’abord utilisé dans une salle grise face à un ennemi, puis dans une version grossière des niveaux, afin d’observer comment il se combine au décor et aux facultés existantes. Enfin, cette nouvelle capacité est mise entre les mains des testeurs, qu’il s’agisse de membres de l’équipe, de leurs proches, de petits groupes ciblés sur un aspect précis du jeu ou de panels plus larges. Ces retours permettent de constater quelles évolutions apporter pour équilibrer un pouvoir, voire s’il faut l’écarter du développement3.

Parmi ces facultés surnaturelles, « Clignement » (une sorte de téléportation) occupe une place particulière. C’est la seule qui est offerte dès que Corvo peut utiliser la magie. Durant les phases de test, ce pouvoir était facultatif, mais Arkane s’est aperçu que les testeurs le délaissaient pour se déplacer comme dans d’autres jeux d’infiltration. Certes, la quasi-totalité des niveaux peuvent toujours être parcourus sans lui, mais il reste au cœur de la proposition de Dishonored. Contrairement à Solid Snake ou l’Agent 47, Corvo ne dépend pas des ouvertures dans les patrouilles des gardes pour progresser : grâce à « Clignement », il peut les traverser, voire les survoler en un instant, sans éveiller les soupçons. S’il est repéré, ce pouvoir lui permet de se mettre aussitôt à l’abri. Harvey Smith compare le rythme de Dishonored à celui de Thief : dans le second, le joueur est encouragé à se déplacer lentement, au gré des zones d’obscurité, tandis que « Clignement » permet au joueur une furtivité plus rapide. Le design du pouvoir s’est transformé dans ce sens : d’un saut de chat, il a évolué vers une sorte de vol plané, pour aboutir à cette projection à moyenne portée ‒ qui rappelle un grappin de ninja ‒ où le monde se fige et se tapisse de teintes gris-bleu4.

Pour compléter cette infiltration véloce, Corvo peut rapidement prendre ses repères, notamment dans des espaces plus restreints où ses déplacements sont moins libres. Le joueur peut moduler le bruit de ses pas pour s’abriter derrière un obstacle, se mettre à couvert derrière un mur, ou encore espionner une pièce voisine à travers un trou de serrure. Cette mobilité est héritée de Thief : Deadly Shadows. Si Corvo entre dans le champ de vision d’un ennemi, son niveau d’alerte se manifeste par trois rangées d’éclairs au-dessus de son crâne, qui se colorent progressivement en rouge. Cela permet au joueur d’anticiper le comportement des intelligences artificielles, et soit de battre en retraite avant d’être repéré, soit de les appâter pour diviser les forces adverses.

Cependant, ces outils d’infiltration sont rapidement rendus obsolètes par « Vision des ténèbres ». Grâce à cette capacité surnaturelle, il devient possible de non seulement discerner n’importe quel PNJ, vivant ou mort, humain ou animal, derrière les murs, mais également de matérialiser leur cône de vision et l’intensité des sons produits par Corvo. Son amélioration permet également de percevoir les mécanismes d’une infrastructure technologique afin de remonter jusqu’à sa source d’énergie, et ce, en vue de la neutraliser ou d’en prendre le contrôle. Alors que le premier Deus Ex ne rendait disponible la vision à travers les murs que lors de sa seconde moitié, « Vision des ténèbres » ne coûte qu’une seule rune ‒ il s’agit de la moins chère des capacités actives ‒ et sera vraisemblablement le premier pouvoir acheté par les joueurs néophytes.

Ce qui apparaîtrait comme un souci d’équilibrage traduit en réalité la philosophie de game design d’Arkane. Les développeurs sont conscients de l’impact des capacités surnaturelles de Corvo et n’ont pas souhaité les brider davantage. En témoigne la barre de mana dans laquelle il puise pour lancer ses pouvoirs : après quelques secondes d’inactivité magique, celle-ci se régénère automatiquement à hauteur de 20 %, pile le coût de « Clignement » et de « Vision des ténèbres », qui en deviennent donc gratuits. « Pli temporel », par exemple, est un pouvoir plus coûteux, que ce soit en mana ou en runes. On sera plus enclin à l’utiliser lors d’une deuxième partie afin de varier l’expérience.

C’est en donnant au joueur l’impression qu’il peut « casser » le jeu qu’Arkane lui fait sentir qu’il n’incarne pas n’importe qui, mais bien l’un des personnages les plus puissants du monde de Dishonored. En réalité, le développement holistique du titre permet au level design de se montrer suffisamment souple pour accueillir cette toute-puissance. La ville de Dunwall n’est pas éclipsée par la richesse des systèmes : elle en ressort grandie, comme un environnement crédible permettant au joueur d’expérimenter des infiltrations minutieuses, du parkour spectaculaire et des affrontements nerveux et créatifs, voire des speedruns5 tout bonnement déconcertants.

Créer des espaces de jeu crédibles

Au moment de la sortie de Dishonored, Christophe Carrier, lead level designer et audio director, évoque le retour de certains testeurs trouvant leur expérience linéaire. Une caractéristique de la plupart des jeux d’action comme Uncharted ou God of War, qui proposent des segments aux portions bien délimitées entre combat, exploration et puzzle. Il suffit pourtant de lever le regard ‒ un geste inhabituel pour les joueurs, selon Carrier ‒ pour percevoir la profondeur réelle du level design d’Arkane. Voilà pourquoi l’aventure de Corvo commence par une séquence cinématique sur rails6 où son bateau s’élève au sommet d’un ascenseur hydraulique. Cela invite le joueur à élargir sa perspective et à percevoir la tridimensionnalité de chaque niveau.

Le tutoriel de Coldridge peut donner l’impression d’une ligne droite, d’autant que le héros n’a pas encore le moindre pouvoir à sa disposition. Chaque tronçon permet pourtant, en plus de s’approprier la mobilité de Corvo, de comprendre que différentes approches sont possibles, y compris dans les espaces étroits. Une fois sorti de la prison, il faut par exemple traverser un couloir où discutent trois gardes. Le joueur peut alors soit passer en force, soit espionner la conversation et profiter du moment opportun pour neutraliser les ennemis par-derrière, comme dans un jeu d’infiltration classique. Il y a toutefois un élément supplémentaire à prendre en compte ici : le garde qui patrouille sur la passerelle en hauteur. Ne pas lever le regard fait courir le risque de donner l’alerte… à moins que le joueur ne souhaite le faire volontairement, puisque le garde déverrouillerait alors une porte éloignée en vue de le rejoindre. Ces premières minutes enseignent ainsi un autre point essentiel de l’exploration dans Dishonored : il faut certes tenir compte de l’architecture des niveaux, mais aussi de l’intelligence artificielle des ennemis. Cette dernière est à la fois une contrainte qui limite ses déplacements et un outil qu’il doit apprendre à maîtriser.

Une fois ces leçons transmises, le joueur entre dans le cœur de Dishonored à travers la première véritable mission, « Le Grand Superviseur Campbell ». Il ne s’agit plus de suivre une succession de salles comme à Coldridge et de choisir un chemin, mais d’évoluer dans un environnement cohérent, un lieu de vie thématique7 (Quartier résidentiel, manoirs, ruines) qu’Arkane a peuplé comme tel, de manière organique.

Il est rare que le joueur évolue en ligne droite dans les environnements de Dishonored. Le level design l’invite fréquemment à se détourner du chemin principal, que ce soit pour contourner un obstacle ou pour renforcer le protagoniste. « Clignement » l’incite à s’élever pour observer la construction du niveau, la répartition des ennemis et planifier sa progression. Il peut également regagner les hauteurs afin de fuir un affrontement, suivre un chemin détourné ou passer par l’ouverture d’un appartement en ruines afin de l’explorer. Le fait d’évoluer dans un quartier au lieu de suivre une route linéaire permet une diversité d’espaces interconnectés : des places et des boulevards formant un golden path8 bien balisé jusqu’à l’objectif, mais sous haute surveillance, des ruelles plus étroites abandonnées à la pègre, des bâtiments dont chaque porte ou fenêtre se révèle être un accès différent. Chaque environnement de mission propose ainsi une variété de configurations à travers lesquelles Corvo navigue, constituées d’espaces plus ou moins étroits et de divers obstacles. Le nombre et le type d’ennemis présents, ou certaines contraintes spécifiques à un objectif ‒ comme garder un personnage en vie ‒, obligent constamment le joueur à s’adapter, qu’il adopte une approche furtive ou offensive.

Toujours dans la mission du Grand Superviseur, celui qui vient d’apprendre à exploiter la verticalité du quartier de la Distillerie peut se sentir pris au dépourvu lorsqu’il entre dans la maison du docteur Galvani ou le bureau des superviseurs : il ne bénéficie alors plus du même espace pour traverser les patrouilles des gardes sans se faire repérer ou pour battre en retraite. En levant le regard, il découvre cependant que chaque couloir comporte ses propres plateformes en hauteur, comme des armoires ou des lustres, et que « Clignement » fonctionne également sur ces objets. Forcé de s’agenouiller sous le mobilier, il peut également regarder vers le bas et découvrir l’existence de conduits d’aération qu’il pourrait exploiter grâce à un nouveau pouvoir.

L’architecture constitue aussi un obstacle venant encadrer la progression. De manière spatiale, tout d’abord : surélever des bâtiments, placer des barbelés, ou encore alterner des phases en extérieur et en intérieur limite les déplacements verticaux du joueur, tandis que des installations comme les portails foudroyants le contraignent horizontalement. Même s’il est impossible de les traverser par le biais de « Clignement », les infrastructures militaires comme les portails ne servent pas simplement à brider le gameplay. Au contraire, ces obstacles obligent le joueur à stopper sa progression et à évaluer la situation. Celui-ci peut alors choisir d’exploiter le level design et trouver un autre moyen d’atteindre son objectif, ou de mobiliser les ressources à sa disposition et faire émerger tout le potentiel du gameplay de Dishonored en expérimentant. Si les portails sont électriques, cela signifie qu’il existe une source d’énergie. Puis-je mettre le feu au réservoir d’huile de baleine9 avec un projectile enflammé ? Ou bien le vider progressivement en lançant des objets dans le portail ? Si les gardes peuvent le traverser sans risque, puis-je le faire en possédant l’un d’eux ?

La disposition des ennemis constitue également un vecteur d’apprentissage. Ils sont généralement présents par petits groupes, ce qui permet au joueur d’expérimenter différentes approches pour les contourner ou les neutraliser rapidement. Ils ont cependant la possibilité de donner l’alerte afin de punir celui qui se lancerait dans la mêlée, l’obligeant à affronter un nombre plus dangereux d’adversaires. Dans cette configuration, il lui faut apprendre quels outils sont les plus efficaces pour battre en retraite ‒ « Clignement », « Pli temporel » ‒ et lesquels peuvent lui permettre de maîtriser les foules hostiles, par exemple en les dispersant grâce à « Coup de vent » ou en infligeant des dégâts dans une zone d’effet grâce à une explosion ou une spirale tranchante. Plus le joueur avance et plus les configurations rencontrées évoluent. Il doit donc progresser dans sa maîtrise s’il ne souhaite pas se retrouver en fâcheuse posture, par exemple en comptant trop sur les pouvoirs du Vide lorsqu’il rencontre des superviseurs au manoir Boyle, dont la boîte à musique permet de neutraliser les capacités surnaturelles du héros.