Dans les bois communs - Véra Herthé - E-Book

Dans les bois communs E-Book

Véra Herthé

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Beschreibung

Claudie, journaliste free lance coulerait des jours heureux dans sa belle maison ardéchoise mais, en ce mois de mai, tout semble se liguer contre elle : son frère a des ennuis mais reste mutique, sa vieille amie Lucie souffre d'une grippe bizarre, les habitants du village viennent lui confier recevoir d'étranges cadeaux anonymes, et de vieilles rumeurs du passé remontent à la surface. De plus, la jeune femme se sent envahie par ses nouveaux voisins, des bohémiens asociaux qui la surveillent depuis leur roulotte immobile. Les évènements vont se précipiter dans un tourbillon fantastique autour de Claudie, semant la mort et les peines mais permettant enfin de faire la lumière sur la disparition de ses parents biologiques.

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Seitenzahl: 224

Veröffentlichungsjahr: 2024

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Véra Herthé est un nom d’emprunt.

Ce roman est le quatrième d’une série d’histoires, toutes situées dans le joli village de Joyeuse, en Ardèche, région chère à son cœur :

I. Une semaine ordinaire

II. La femme banale

III. Au jardin anodin

IV. Dans les bois communs.

Cette histoire est une pure fiction, une totale création.

Certains lieux existent, mais sont systématiquement transformés selon sa fantaisie. Les histoires qu’elle relate, et les personnages qu’elle dépeint, sont uniquement issus de son imagination, et même les références à certains faits historiques ou réels, sont transformés selon son bon vouloir. Toute ressemblance possible avec la réalité serait le fruit du plus pur hasard. Et en aucun cas, l’auteur ne voudrait blesser quiconque croirait se reconnaître entre ces lignes.

« Le mal que font les hommes continue de vivre après eux » William Shakespeare

Sommaire

Chapitre I

Un lundi matin de mai

La voix de Kali - 1

Chapitre II

Un lundi après-midi de mai.

La voix de Kali - 2

Chapitre III

Un mardi matin de mai

La voix de Kali - 3

Chapitre IV

Un mardi après-midi de mai

La voix de Kali - 4

Chapitre V

Un mercredi matin de mai

La voix de Kali - 5

Chapitre VI

Un mercredi après-midi de mai

La voix de Kali - 6

Chapitre VII

Un jeudi matin de mai

La voix de Kali - 7

Chapitre VIII

Un jeudi après-midi de mai

La voix de Kali - 8

Chapitre IX

Un vendredi matin de mai

La voix de Kali - 9

Chapitre X

Un vendredi après-midi de mai

La voix de Kali - 10

Chapitre XI

Un vendredi soir de mai

La voix de Kali - 11

Chapitre XII

Un samedi matin de mai

La voix de Kali - 12

Chapitre XIII

Un samedi après-midi de mai

La voix de Kali - 13

Chapitre XIV

Un dimanche matin de mai

La voix de Kali - 14

Chapitre XV

Un dimanche après-midi de mai

La voix de Kali - 15

Chapitre XVI

Un lundi matin de mai

La voix de Kali - 16

Chapitre XVII

Un lundi après-midi de mai

La voix de kali - 17

Chapitre XVIII

Une nuit lundi à mardi, en mai

La voix de Kali - 18

Chapitre XIX

Un mardi matin de mai

La voix de Kali - 19

BIBLIOGRAPHIE

REMERCIEMENTS

I

Un lundi matin de mai.

Claudie s’adosse au mur de la cuisine et contemple le paysage par la fenêtre.

Après deux heures passées sur son écran d’ordinateur, elle s’octroie une petite pause, avant que ses yeux ne deviennent comme deux soucoupes. Les mains serrées sur sa sempiternelle tasse de thé, la jeune femme détaille l’image bucolique d’un printemps radieux, qui s’encadre dans l’ouverture vitrée, comme un tableau vivant.

Au premier plan, il y a une partie de son grand jardin, la zone froide et toujours ombragée, sous les mûriers et les grands conifères, un pin maritime et deux cèdres. Le hamac tendu entre les trois troncs se balance mollement dans la brise matinale.

Au second plan on distingue, entre les feuillages et les herbes folles, le cours du Bourdary, petit ru capricieux, évoluant au rythme des saisons : puissant et rapide en hiver, minuscule et tortueux au printemps ou en automne, puis sec et absent en été.

Enfin, au dernier plan, par-delà tous les jardins et toutes les constructions qui longent la rue pentue, il y a le village de Joyeuse, petit bourg ardéchois caractéristique, aux ruelles pavées, parfois couvertes, avec ses maisonnettes de pierres sombres, serrées, imbriquées les unes aux autres, telle une muraille alambiquée, grimpant à l’assaut du point culminant, où surplombent église et château médiéval.

Claudie rêvasse en laissant son regard glisser sur le décor. Elle est remplie de pensées contradictoires.

Son frère, John, lui fait souci.

Depuis quelques jours elle lui trouve mauvaise mine. L’homme, qui d’ordinaire affiche un visage lumineux aux grands yeux bleus rêveurs, n’est aujourd’hui plus qu’une ombre, les yeux cernés et le teint gris. Certes, John n’a jamais été bien épais mais depuis peu, il est même carrément squelettique. Elle n’a pas encore vraiment osé l’interroger sur sa santé. Accaparé par le chantier de rénovation colossal visant à transformer une ruine calcinée en son futur chez-lui, John ne passe plus aussi souvent. Et elle ne veut pas s’imposer, alors tous les deux ne se croisent plus guère. Cette constatation afflige subitement la jeune femme. Il reste sa seule famille pourtant, et peut-être aujourd’hui, a-t-il besoin d’aide ? Mais de quel droit s’immiscerait-elle dans sa vie, s’il n’en a pas fait la demande ?

Claudie soupire.

Pendant presque quarante ans, elle s’est crue fille unique. Depuis peu, elle sait que ses souvenirs étaient faux : elle a été adoptée, et au départ ils étaient deux, des jumeaux.

« Être sœur, je ne sais pas faire… » murmure la jeune femme, dans le silence de sa maison.

C’est par le plus grand hasard qu’ils ont appris leur adelphité.

Enquêtant, à leurs heures perdues, pour aider leur ami Justin - spécialiste de cold case - sur la disparition d’une jeune fille dans les années soixante-dix à Joyeuse, ils avaient ainsi découvert que ladite jeune fille, avant de s’évanouir dans le néant, avait accouché, en secret de deux bébés : Claudie et John. Les nourrissons avaient alors été adoptés, de façon clandestine, par deux familles différentes, ne sachant rien l’une de l’autre.

La nouvelle avait fait l’effet d’un tsunami sur la pauvre Claudie.

Puis, le petit groupe d’enquêteurs avait continué à creuser la piste et mis à jour de nouvelles cruautés dans la recherche de la vérité : la jeune maman avait été assassinée par ses protectrices, deux vieilles femmes au-dessus de tout soupçon, les sœurs Baswell, décédées depuis. Mais le corps n’était toujours pas retrouvé. Ils supposaient que leur géniteur était lui, toujours vivant, mais ils ne parvenaient pas à retrouver sa trace. Durant leur quête, frère et sœur s’étaient d’abord observés puis rapprochés, unis par la même soif de justice.

Mais au fil des mois, leurs recherches s’étaient enlisées. Dès lors, ils n’avaient pas avancé d’un pouce.

« Peut-être que c’est cette enquête, au point mort, qui le ronge ? » se demande Claudie en pensant à John.

Mais où chercher encore ? Tout s’est perdu, comme dilué, dans le passé, il y a quarante ans. La plupart des protagonistes sont morts et les rares survivants restent murés dans leur silence, quand ce n’est pas leur cervelle qui les a quittés…

Claudie secoue la tête. Elle voudrait connaître, maintenant, la solution à ses interrogations et relancer ainsi son frère sur la piste. Ou encore se trompe-t-elle du tout au tout ? La jeune femme se retrouve face à un mur, elle n’a personne à qui demander comment ou quoi faire.

Son frère reste une énigme complexe.

Car surtout, ils ne se ressemblent absolument pas. Lui qui vit sa vie au jour le jour, quand elle anticipe chaque minute. Lui qui semble hors du temps, comme venu d’une autre planète, à l’opposé d’elle, bien terrestre, informée de tout ce qui se passe. Enfin lui si fin, si blond, avec ce regard bleuté toujours perdu dans le lointain, tandis qu’elle, si brune et ronde, parcourt le monde de ses yeux noisette, toujours aux aguets.

Claudie secoue la tête, la cervelle rongée d’inquiétude.

John est-il simplement fatigué par ses travaux ? Mange-t-il à sa faim dans son campement précaire ? Il aurait pu rester chez elle, cohabiter comme ils l’ont fait quelques mois. Mais un matin il avait fait son bagage et était reparti, prétextant que sa future maison était maintenant hors d’eau. Claudie s’en veut. Elle aurait dû le retenir, quoiqu’en réalité, ce départ avait été un indéniable soulagement.

« Je n’avais pas peur de lui, et pourtant… »

La jeune femme se remémore les rares fois où elle a assisté aux migraines de son frère, des crises terribles et soudaines, transformant l’homme doux et timide en un monstre possédé, se tordant de douleur et hurlant, balançant ses poings rageurs contre un ennemi invisible. Fort heureusement, lors de ces séances violentes, Claudie n’était jamais seule. Justin, leur ami, les visitait souvent à l’époque. Sinon elle se serait enfuie, comme une lâche.

Elle a posé des questions, cherché à déterminer l’origine de ces maux de tête, essayé de comprendre, demandé s’il y avait des soins ou un suivi médical. Mais son frère n’a jamais répondu, juste haussé les épaules, une fois redevenu calme. John est un taiseux. Il ne donne pas d’explication s’il estime qu’il n’y a pas nécessité. Claudie rage de ne pas parvenir à déchiffrer ce frère, cet inconnu.

Elle se redresse et remplit à nouveau sa tasse de thé, décidant d’aller prendre le soleil quelques minutes sur la terrasse.

Elle a à peine mis le pied dehors qu’on l’interpelle depuis la rue.

Claudie aperçoit un vieil homme avec une casquette plate et une moustache bien fournie, lui faire de grands gestes. Le vieux sort juste du cimetière, en face, et se précipite vers son portillon. Claudie le rejoint mais ne lui ouvre pas. Cela ne semble pas gêner le papé, campé sur l’asphalte, qui vocifère en postillonnant :

—Dites mam’zelle ! Z’auriez pas vu une bande de vauriens traîner dans le coin ?

—Pardon ? demande Claudie en haussant les sourcils.

—Y a ma fois des morveux qui font des trucs pas catholiques dans le cimetière, ces derniers temps. Et comme vous z’êtes juste en face, j’me disais que vous les avez p’têt ben vus ?

—Ah non, je ne crois pas…

—Ces saloupiots ! Je fais le planton jour et nuit et ils arrivent quand même à me berner !

—Mais ils ont fait quoi ?

—Ah ! Je sais pas bien ce qu’ils traficotent làdedans, mais ça me dit rien qui vaille. P’têt ben que j’leur fais peur finalement.

Le vieux semble réfléchir à ses dernières paroles, le regard dans le lointain et la moustache frétillante. Mais Claudie voudrait comprendre :

—Ils ont cassé quelque chose ?

—Pas encore ! fulmine le vieillard. Et je les empêcherai ! Tous les matins, je trouve la porte d’un caveau ouverte alors que je la ferme tous les soirs ! Et à clef ! Va savoir ce qu’ils font làdedans… P’têt ben qu’ils viennent fumer de la drogue ? Dame, je retrouve rien par terre, mais moi je sais bien qu’ils viennent toutes les nuits ! Pas possible que cette fichue porte s’ouvre seule ! Ou alors faut croire aux fantômes !

Claudie secoue la tête. Le pépé a l’air bien remonté. Il avance de maigres soupçons mais il y tient mordicus.

« Encore un angoissé qui regarde trop la télé » se dit la jeune femme.

—Donc, ils n’ont rien cassé, vos vandales ?

—Pas encore que j’vous dis ! Mais faut pas laisser faire ! Vous m’croyez pas ? Tenez, aujourd’hui j’ai trouvé ça dans le caveau ! s’époumonne le vieux en agitant une espèce de casquette de Base Ball, au tissu bleu, fané et sale.

Il semble fier comme Artaban de sa découverte. Claudie lorgne la fameuse preuve et hausse les épaules. Pourquoi ce vieux s’excite-t-il contre une bande de gamins qui jouent juste à se faire peur, la nuit, dans un cimetière ? A-t-il oublié sa jeunesse ? Il a bien dû le faire, lui aussi !

Claudie se souvient d’un été où elle traînait, ici même, avec un groupe d’adolescents de son âge. Les garçons étaient ravis d’entraîner les filles dans leur chasse au Dahu, entre les tombes. Elle se souvient de leur peur mêlée de rires gênés, tandis qu’ils couraient à la lune entre les tombes, imitant le cri du loup, le corps parcouru du frisson de l’interdit… Ils ne faisaient rien de mal, pourtant. Ils jouaient juste à s’effrayer, selon une coutume ancestrale, dans un petit village reculé, proposant trop peu d’animation aux jeunes vacanciers.

Claudie est persuadée que même si elle surprenait les gamins en mal de frisson, elle se garderait bien de les rappeler à l’ordre. Peut-être même qu’elle les suivrait du regard avec envie.

Le vieux la fixe rudement, semblant lire dans ses pensées. Sa moustache frétille, puis il crache sur le bitume et fait volte-face en vociférant :

—Z’êtes bien comme les autres, à pas m’écouter ! Pourtant MOI je sais qu’y s’passe des trucs pas catholiques dans ce cimetière ! Et ça date pas d’hier, croyez-moi ma p’tite dame !

Claudie n’a pas le temps de répondre, le papé s’éloigne de son pas bancal, grommelant, tout en agitant le poing vers le ciel.

Sous la maison abandonnée, masquée par les ronces et les broussailles, comme blottie dans l’obscurité, une forme attend.

Allongée sur les gravats, elle semble dormir, se reposant d’un long voyage. Seule la cage thoracique, sous un grand tissu noir, se soulève au gré des respirations paisibles et régulières.

La forme n’est pas distincte, peut-être un gros animal, peut-être un humain recroquevillé ?

La Chose dort, calme et sereine, sous cette arche de pierres branlantes mais fraîches, cachée par un massif de ronces, à l’abri des regards curieux et des visites impromptues.

La voix de Kali - 1

Je suis de vents et de poussières, De nuits et de ténèbres, De bruits et de fureurs, De glace et de tempêtes. Je suis réelle et invisible, Présente mais éphémère, Violente, parfois cruelle, Souvent chargée de colère. Je suis soudaine mais intemporelle, Ruminée, calculée, intérieure, Et parfois passionnelle.

Je suis née des Hommes et de leurs pensées, De ceux qui souffrent, humiliés ou trahis, De celles qui donnent puis qui haïssent, Des enfants battus, violentés, abandonnés. Je suis liée aux humains, avides de justice, Indifférente au reste du vivant. Recluse longtemps ou vénérée, Je suis leur cri, leur geste, leur désespoir.

Je suis un tout mais pas une entité. Je suis toutes les âmes, surtout les damnées. Je suis un concept, une volonté farouche, A laquelle on attribua un nom, un sexe ou une image. Je suis Némésis, Vidar, Paena, Adrastée et Vali, Sekhmet, Kali, Michel, Durgâ, Châmunda ou Inugami. Et je ne suis rien de tout cela…

Je chemine par monts et par vaux, de jour comme de nuit, Au gré des appels, des souffrances, et ainsi désirée, Avec pour bagage, mes trois furies : La Haine, la Vengeance et l’Implacable.

II

Un lundi après-midi de mai.

Claudie termine à peine son léger repas, avec pour seule compagnie la radio allumée sur une chaîne d’informations, qu’alors déboule son plus vieil ami, Justin. Il passe la porte de la cuisine comme une bourrasque, ses longs cheveux emmêlés flottant dans son dos comme des tentacules. La jeune femme sourit en éteignant le poste ; le poulpe mérite bien son surnom.

Et elle est toujours contente de le voir.

Comme à son habitude, le grand échalas ne dit pas bonjour. Il branche la cafetière et s’installe à la table, sans attendre une quelconque invitation.

—Toujours aussi mal-élevé, lance Claudie dans un demi-sourire.

Le poulpe ouvre de grands yeux ronds derrière sa tasse de café, ses iris pâles dardés sur l’accusatrice, puis repose délicatement son breuvage et éclate de son grand rire silencieux, la bouche ouverte en un cri muet, le corps secoué de tremblements. La jeune femme n’est plus étonnée du spectacle, et le laisse se calmer. Il sirote enfin son breuvage et l’observe derrière ses mèches de cheveux désordonnées.

—T’as pas vu le chien ? demande-t-il enfin.

—Le chien ? demande Claudie en fronçant les sourcils. Tu veux parler de Cerbère ?

La jeune femme se demande quelle mouche pique son ami subitement. Si elle comprend qu’il fait probablement référence au grand chien noir qui erre en lisière du village, elle ne conçoit pas le ton pressant dans la question de Justin. Ce chien est un peu étrange, certes, il n’appartient à personne mais s’invite régulièrement dans les maisons. Plusieurs fois, il est venu rendre visite à Claudie et, d’abord apeurée par le molosse, prodigieusement massif et grand, elle a appris à l’accepter. Car la bête est totalement inoffensive. Dorénavant, elle se fait même une joie de le retrouver, sur son chemin, régulièrement. Sa présence l’apaise et chacun de ses départs est, pour elle, une grande tristesse. Elle voudrait bien l’adopter, mais Cerbère est un chien libre, il n’a pas de foyer, il est son propre maître, c’est lui qui choisit.

Pour Justin, c’est une tout autre histoire. Le poulpe auréole l’animal de pouvoirs mystérieux, de dons peu communs, de clairvoyance. Comme si ce chien venait directement des enfers, d’où le nom qu’ils lui ont donné : Cerbère. Claudie sourit chaque fois qu’elle entend la théorie foutraque de son ami.

Mais s’il pose la question, c’est qu’il a une idée derrière la tête… Alors ? Que lui cache-t-il aujourd’hui ?

Justin aime beaucoup les mystères.

—Pourquoi tu me demandes ça ? hésite-t-elle.

—Mmm.

Le poulpe semble réfléchir, les yeux fixés sur son breuvage noir.

—Il se passe des choses, Claudie, chuchote-t-il subitement. Je le sens, tout le monde le sent, mais je ne peux pas l’expliquer…

—Quelles choses ? Moi je ne sens rien de spécial.

—Dans la musique du village, je perçois une ou deux fausses notes par-ci, par-là, les notes que sème le chien…

—Tu es toujours aussi dingue, soupire Claudie en se redressant pour laver les tasses. Je ne comprends rien à ce que tu racontes. Moi, ce qui m’inquiète, c’est la santé de John.

—Qu’est-ce que tu veux dire ? demande le poulpe, les sourcils soudain froncés.

—Tu n’as pas remarqué ? Il a l’air souffrant, maigre et les yeux cernés. Je pense que ce sont ses migraines qui le tourmentent. Il devrait aller voir un médecin. Tout ça n’est pas normal.

—Mmm.

—C’est tout ce que tu trouves à me dire ?

—Mais que veux-tu que je te dise ? demande l’autre éberlué.

Claudie hausse les épaules, elle ne sait pas quoi répondre. Peut-être qu’il faudrait juste que son ami la prenne dans ses bras ? Les amis, ça sert à ça… Mais Justin en serait bien incapable. Reconnu sociopathe depuis l’enfance, sans danger pour ses semblables, il brille par ses manques, inadapté aux codes sociétaux.

Les sentiments, les peines des autres, l’empathie, ne le concernent pas.

—Tu t’inquiètes pour rien, lâche-t-il enfin. Justement ce qu’il ne fallait pas dire.

Claudie fait brusquement volte-face et lui déverse au visage toute sa colère rentrée, sa rage impuissante, hurlant comme une forcenée :

—NE PAS M’INQUIETER ? Non mais tu réalises ce que tu dis ? Comment ne pas m’inquiéter ? C’est mon frère, ma seule famille ! Il a peut-être quelque chose de grave ?

—Mais ton frère ne s’inquiète pas, LUI, répond nonchalamment le poulpe en se roulant une cigarette.

—Comment tu le sais ? hurle Claudie, le visage empourpré.

—Mmm… Parfois je me demande si tu ne me considères pas juste comme un monstre, soupire Justin.

—Et ?

—Et rien. Ton frère n’est pas soucieux. John est même plutôt heureux.

—HEUREUX ?

Claudie ne sait plus que dire.

Justin sourit benoîtement :

—Mademoiselle Chance… Tu veux tout comprendre mais tu n’écoutes personne.

—Tu m’énerves avec ce surnom.

—Il te va comme un gant ! Et soyons sérieux quelques minutes : j’ai peut-être une piste pour retrouver votre père.

Le poulpe se tient fier sur sa chaise, le visage illuminé de joie, trop heureux d’annoncer sa belle surprise. Claudie aurait presque envie de le gifler. Il passe du coq à l’âne sans la ménager, le degré zéro de la délicatesse. En elle, ce seraient plutôt les montagnes russes. Après sa fureur bruyante, elle a l’impression de subir une douche froide : le type se fout complètement de la santé de ses amis. Seule la solution de ses enquêtes lui importe.

Toute la colère qu’elle pourrait laisser exploser dans cette cuisine ne ferait ni chaud ni froid à Justin, tranquillement installé sur sa chaise, sa tasse de café à la main, le petit doigt en l’air.

La jeune femme en reste sans voix.

Soudain lasse, Claudie s’assoit, vaincue, et soupire, la tête entre les mains :

—Ben vas-y, accouche…

Il hausse un sourcil mais se lance :

—Bien. Je récapitule : fuyant, on ne sait pas encore exactement quoi, à bord d’une voiture volée, tes parents ont eu un accident dans le coin. C’est à ce moment-là que les vieilles Baswell ont recueilli ta mère, laissant ton père comme mort sur les lieux. Eh bien, figure-toi que je viens d’avoir la confirmation que cette voiture introuvable, a bien été enlevée de la route, prestement, la nuit même de l’accident.

—Par qui ? s’exclame-t-elle en redressant brusquement la tête.

—Tout simplement le garagiste de Joyeuse ! Enfin, son paternel… J’ai cuisiné le jeune un moment et à force il a parlé avec son père, car c’est lui qui tenait le garage à l’époque. Le vieux aurait reçu au matin un appel de Clodomir Chambon, tu te souviens ?

—Oh que oui… Une vraie pourriture.

Claudie frissonne. Rien que le souvenir de ce vieux vétérinaire, pervers et criminel, la dégoûte. L’homme avait voulu qu’elle soit sa confidente mais les mots qu’il lui avait glissés à l’oreille le jour de son trépas l’avaient horrifiée. Encore aujourd’hui, l’image de cette scène la traumatise. Mais pas le poulpe, qui continue son petit discours :

—Donc Clodomir appelle pour indiquer au garagiste où est la bagnole. Et l’autre va la chercher prestement, malgré l’orage, puis la dépiaute consciencieusement, et revend les pièces détachées. Hop ! Ni vu ni connu !

—Sans se demander à qui appartient la voiture ? Sans se demander où sont les blessés ? Pas trop regardant, le garagiste…

—Ni les gendarmes de l’époque, qui avaient inscrit l’accident dans leurs fichiers, d’ailleurs…

—Ce salaud, même depuis sa tombe, revient à chaque fois… Mais pourquoi Clodomir se souciaitil de cette voiture ?

—Aucune idée.

—Et ils n’ont pas trouvé de corps ?

—A priori non.

—Peut-être que Clodomir l’a enterré, dans son cimetière personnel ? Dorénavant, il sera impossible de lui tirer les vers du nez.

—Quelle pessimiste ! Rappelle-toi : ses terres ont toutes été retournées et si on y a bien découvert des corps, c’étaient ceux de femmes, uniquement. Je reste persuadé que ton père s’en est sorti. Ils ne l’ont pas vu, c’est tout. Rien n’est perdu, je vais encore interroger le vieux garagiste, avant qu’il ne soit trop tard. Son fils m’a dit qu’il était très malade, couché depuis quelques jours, avec une mauvaise grippe. Il risque d’y passer.

—Méfie-toi. C’est peut-être contagieux ?

Justin lève un sourcil et éclate de son grand rire silencieux.

—Ah Mademoiselle Chance, tu es déroutante.

Le grand échalas sort en trombe de la cuisine, comme il y est entré.

Claudie ne sait que penser. Elle se retrouve seule, la cervelle embrouillée de questions, de pensées, de soupçons et de tristesse. Il est encore tôt mais elle se sent proprement incapable de se pencher à nouveau sur son ordinateur, encore moins de se concentrer sur ses articles. Elle voudrait rejoindre son frère sur son chantier mais elle n’est pas certaine de lui faire plaisir, craignant de l’enquiquiner.

Avec élan, comme pour fuir le maelstrom de sa cervelle, Claudie sort sur la terrasse en claquant la porte, et marche, à grandes enjambées jusqu’à la vigne, au bout de son jardin. Là, entre la circulation de la grande route et le printemps qui s’éveille partout, elle tente de vider sa tête, de lâcher prise, se mouvant machinalement, sans but, entre les ceps bourgeonnants.

John a les yeux grands ouverts, couché sur son matelas à l’étage de sa maison en chantier. La crise s’estompe, lentement. Il ne sait pas exactement combien de temps celle-ci a duré.

Il a alors une pensée pour sa sœur qui déteste le voir dans cet état.

Il sourit pour lui-même. Il a tant d’amour pour elle, même s’il ne sait pas le lui montrer. Il aimerait pouvoir se confier à elle, mais c’est impossible.

Et l’horloge tourne.

Il n’est pas fâché, pas terrorisé non plus. Il connaît son destin depuis tout petit, comme une évidence, comme une vérité, comme si une voix lui avait chuchoté à l’oreille une histoire fantastique. Et tout ce qu’elle avait prédit s’est réalisé.

Une voix ancienne, presque un murmure, qu’il est certain de reconnaître quand il l’entendra à nouveau.

La voix de Kali - 2

Je ne me raconte pas, je n’ai pas à le faire, pas aux vivants. Seuls les futurs trépassés connaissent ma voix. Mais toi, Petite, tu es spéciale. Maintenant ferme les yeux et détends-toi. Ecoute avec l’esprit. Des images naîtront derrière tes paupières closes. Laisse-les venir à toi, et ne résiste pas. Car ce récit est indicible et inaudible pour un mortel. Pourtant, tu vas l’entendre et le comprendre. Puis tu l’oublieras. Mais demain tu sauras que chaque chose est à sa place. Car voici ton passé et ton avenir.

Je ne connais pas de frontières. Ni dans ce monde, ni dans les autres. Je suis puissante. Mais je ne peux agir seule.Il me faut des soldats, braves et vigoureux, déterminés et intransigeants. Ils sont mon bras armé, je suis leurs pensées. Moi seule décide. Je les choisis donc avec soin, toujours au nombre de trois.

Difficile, est mon choix. Judicieux, il doit être. Je n’ai pourtant pas à chercher longtemps, Votre race est un terreau fertile. Certaines âmes tourmentées refusent de quitter ce monde. Elles font de bons compagnons, obéissants et sans remords. Petite, voici Elsbeth et Nathanaël, ma Vengeance et ma Haine.

Avec l’Implacable, ils sont trois. Pour ce dernier, le plus puissant, il me faut de la matière vivante. Une âme morte ne peut suffire. Je dois choisir le vivant capable d’endosser ce rôle, Obtenir son total et parfait accord.

Ainsi je choisis souvent l’humain au plus près de son trépas, Car alors il n’aura pas d’autre échappatoire. Cependant, ils ont toujours le choix et nombreux sont ceux qui refusent.

Mais ton père n’a pas hésité, lui.

III

Un mardi matin de mai.

Claudie se lève avec peine. Cette nuit encore, le même cauchemar est venu la hanter. Dans son profond sommeil elle est toujours en lutte avec une menace indéfinissable qui la poursuit. Elle se voit courir à perdre haleine dans un pré infini, les hautes herbes l’engloutissent peu à peu, freinant sa course éperdue. Elle a l’impression de rapetisser au fil des pas, peu à peu entourée de verdure, elle court toujours tout droit pour échapper à l’angoisse, derrière elle. Puis, avec soulagement, une forme trapue se dresse devant elle, peut-être un moine, peut-être un chevalier, un homme visiblement, bien que sans visage, qui la prend dans ses bras avec ferveur et la cache dans sa longue tunique encapuchée. Le cauchemar se termine à chaque fois sur cette image, celle d’un grand soulagement après une fuite effrénée. Lorsqu’elle se réveille, généralement, elle se retrouve emberlificotée dans ses draps humides, le cœur battant à tout rompre.