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Une semaine de Juin en Ardèche. Répondant à l'appel de son vieil ami Justin, Claudie arrive en catastrophe à Joyeuse où elle n'est pas revenue depuis quatre ans. La petite commune est en émoi : une mère de famille a disparu sans explications. Pour la gendarmerie, le départ volontaire reste l'hypothèse la plus probable. Mais pas pour Justin qui, uniquement guidé par les allées et venues d'un énorme chien errant, suit ses propres déductions. Pourtant revêche à ses méthodes peu orthodoxes, Claudie se retrouve entraînée dans la quête. Tous deux plongent alors dans le passé du petit village, déterrant de lourds secrets de famille. Mais toutes les vérités honteuses ne sont pas bonnes à dire.
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Seitenzahl: 329
Veröffentlichungsjahr: 2019
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Véra Herthé est un nom d’emprunt pour cet auteur du dimanche qui vit dans le Sud de la France, avec ses filles et son mari. Elle travaille dans le milieu médical mais occupe son temps libre à coucher sur le papier ses histoires.
Ce roman est le second après Une semaine ordinaire, qu’elle publie dans la série Quatre saisons en Ardèche, fière de mettre à l’honneur cette région si chère à son cœur.
Elle vous souhaite, ami lecteur, un bon voyage entre ses pages et souligne encore une fois que ses histoires, la plupart des lieux et surtout ses personnages n’existent pas, qu’ils sont le pur produit de son imagination débordante et que toute ressemblance, avec des faits existants ou des personnes réelles, passés ou présents, serait le fruit d’un pur hasard.
« Il ne faut pas comprendre, il faut perdre connaissance. » Paul Claudel
C’est une grande pièce carrée, profondément creusée sous terre et sous la maison. On y accède par un escalier de béton raide. Les murs et le plafond sont particulièrement bien insonorisés, recouverts de plaques épaisses d’isolant dur ; les sons semblent s’y étouffer. Le sol est en béton brut, un système d’évacuation sommairement fermé par une grille dans un angle, à côté d’un robinet d’eau et d’un tuyau d’arrosage plastique craquelé.
Un lieu désolé et oublié par le temps. Il n’y a bien entendu pas de fenêtres ni de lucarnes, la seule lumière possible étant une grosse ampoule au plafond, que j’allume. Elle illumine alors brusquement de sa lueur vive et crue le centre de la pièce où trône un fauteuil d’obstétrique, tout de cuir et de métal froid, dont les pieds ont été boulonnés au sol.
Autour, il n’y a rien d’autre, la pièce est vide.
Mais d’un vide qui semble « habité » comme dense et épais, peuplé peut-être de fantômes, d’esprits et de ténèbres.
Ma première sensation est instinctive et viscérale : FUIR. Mes poils se sont hérissés sur mes bras, un long frisson glacé descend le long de ma colonne, et je sens tout mon corps prêt à bondir en arrière, hors de ces murs qui suintent le malheur et la tristesse. Je ne sais pas encore à quoi ont servi ces lieux mais une perception glacée et malsaine se colle à ma peau.
Pourtant je ne bouge pas.
Quelque part, ces lieux m’appellent.
J’y reste de longues minutes cette première fois et j’y reviendrai souvent après. J’y reviendrai avec de plus en plus de plaisir, avec bonheur et délectation, l’esprit enfin apaisé, comme si quelque part, là était ma place en ce monde, comme si depuis toujours j’avais été à sa recherche et qu’enfin ma quête avait trouvé son ultime finalité.
La sensation de plénitude en rejoignant mon nid, comme l’enfant trouve sa place dans le ventre de sa mère, bercé par la lumière des lieux et les bruits feutrés.
Oui, j’y reviendrai souvent.
Mais je ne le sais pas encore.
Comme je ne sais pas encore qu’ici viendra la mort.
Chapitre I
Chapitre II
Chapitre III
Chapitre IV
Chapitre V
Chapitre VI
Chapitre VII
Chapitre VIII
Chapitre IX
Chapitre X
Chapitre XI
Chapitre XII
Chapitre XIII
Chapitre XIV
Chapitre XV
Chapitre XVI
Chapitre XVII
Chapitre XVIII
Chapitre XIX
Chapitre XX
Chapitre XXI
Chapitre XXII
Chapitre XXIII
Chapitre XXIV
Chapitre XXV
Chapitre XXVI
Un dimanche de juin 2014.
Claudie referme son coffre d’un coup sec et monte dans sa petite voiture, jetant un dernier regard sur ses volets fermés, au second d’un petit immeuble de Montpellier. Elle démarre et ravie, les cheveux au vent, entame la route vers Joyeuse, petit village ardéchois.
La jeune femme secoue pour la énième fois la tête, comme pour la vider de ses pensées. Une petite voix lui suggère qu’elle fait n’importe quoi, qu’elle part sur un coup de tête, qu’elle devrait attendre un peu. Mais sa décision est prise, voilà trop longtemps qu’elle rejette l’évidence, qu’elle s’obstine à ne pas retourner là-bas, à ne même pas y penser, alors qu’au fond, elle en crève d’envie.
Quand c’est le moment, impossible d’y échapper. En réalité, elle attendait juste une bonne raison, une bonne excuse ou une invitation. Et l’invitation, elle l’a bien eue, hier, sous la forme d’un coup de téléphone plus que succinct.
Elle se souvient…
En ce samedi matin, elle petit-déjeunait tranquillement lorsque la sonnerie stridente de son téléphone fixe s’était mise en marche, la sortant brusquement de sa torpeur. La jeune femme avait grogné et hésité longtemps avant de décrocher ; qui appelle encore sur un fixe en 2014, à part la publicité ? Mais elle ne pouvait supporter plus longtemps la musique aiguë qui lui vrillait la tête. En pestant contre son interlocuteur qu’elle allait congédier le plus respectueusement possible, elle décrocha et lança d’une voix peu amène :
‒ Allô ?
A l’autre bout de la ligne, soudain, des hurlements :
‒ Claudie !! Il faut que tu rappliques !!! En vitesse !!! Il est revenu !!!
La jeune femme fronça les sourcils, semblant reconnaître ce timbre de voix :
‒ Justin ? C’est toi Justin ? demanda-t-elle enfin.
Ça grésillait sur la ligne, elle ne distinguait que des borborygmes. Mais craignant tout à coup le pire, elle se mit elle aussi à hurler :
‒ Qu’est-ce qui se passe ? Où es-tu ?
‒ Je t’attends, il faut que tu rappliques ! Je l’ai vu ! cria son interlocuteur, surexcité.
‒ Justin ? Mais de quoi tu parles ? Je ne comprends rien !
‒ Le CHIEN, Claudie !! Le CHIEN !! Il est revenu !! Fais ta valise et viens ! Je t’attends !
Et il raccrocha.
La jeune femme regarda longuement son combiné, comme s’il allait lui exploser au visage et éclata de rire.
Sacré Justin ! Comment avait-elle pu l’oublier celui-là ? Voilà si longtemps qu’elle n’avait plus de nouvelles de cet hurluberlu ! Et au bout de tout ce temps, il appelait enfin pour lui intimer de venir illico presto sur place !
Et comble du risible, revenir pour un chien ?
« Ce type est complètement fou » conclut-elle en reposant le combiné sur sa base.
Elle ne l’avait pas revu depuis quatre ans, pas revu depuis les quelques jours qu’elle avait passés à Joyeuse dans l’Ardèche pour y enterrer le dernier membre de sa famille : sa grand-tante Alice. Elle se rappelait très bien le moment où leurs chemins s’étaient croisés : elle était tranquillement attablée à la terrasse d’un café, après la cérémonie, empêtrée dans ses pensées, à devoir choisir de garder ou pas la maison qu’Alice lui léguait à Joyeuse, quand brusquement, ce grand type maigre aux cheveux longs et crasseux avait littéralement fondu vers sa table et s’était installé sans façon. D’abord choquée, elle était restée coite et l’autre lui avait alors fait part de ses soupçons concernant le décès de sa grand-tante et surtout de l’enquête qu’il avait décidé de mener : il suivait les pérégrinations d’un chien errant, persuadé que celui-ci le menait vers de vieux crimes oubliés et impunis, et le gros chien avait été vu sur la propriété de la morte.
Claudie se souvenait d’avoir voulu fuir ce type qui sortait de nulle part, puis de l’avoir écouté sans broncher, avant de réaliser qu’enfant, elle le fréquentait quand elle venait passer l’été chez Alice. Et déjà, petit, il était étrange. Alors, amusée, elle avait échangé ses souvenirs de jeunesse. Puis, ensemble les jours suivants, ils avaient rencontré les rares personnes qu’Alice fréquentait. Au final, le doux dingue avait mis au jour le passé de la grand-tante, un passé tortueux et sombre, empli de mensonges, qui avait plongé Claudie dans une grande tristesse.
Pourtant, elle ne lui en voulait pas, ils avaient formé un bon tandem, mais depuis, elle avait fait son chemin, refermé ses plaies et Justin n’avait plus donné signe de vie. Elle n’était pas retournée non plus dans la maison chérie qu’elle avait décidé de conserver au final : un joli petit mas entouré de vignes. Elle avait peur, quelque part, qu’y retourner ne fasse que rouvrir ses plaies.
Et il y avait ce chien aussi… Une bête énorme et brave, abandonnée, errante, qui était venue lui tenir compagnie quelques jours, qu’elle avait prénommée Cerbère, comme le dieu des enfers. Puis l’animal avait disparu un soir, comme il était venu.
Claudie secoua la tête en souriant : sacré Justin et ses chimères !
Alors elle chassa l’opportun de ses pensées, pour continuer son train-train. S’il voulait vraiment la revoir, il rappellerait et elle verrait bien… Si elle avait le temps, si elle trouvait le courage, peut-être. Mais là, elle avait des choses plus sérieuses à accomplir que les élucubrations de ce grand échalas : il lui fallait répondre à ses mails, payer quelques factures et elle avait rendez-vous avec une librairie dans l’après-midi. De plus, ses derniers articles pour le journal local étaient en relecture et elle devait finir l’écriture de son prochain bouquin.
Et surtout, elle avait promis à Isabelle, une collègue de travail, journaliste comme elle, de la rejoindre en ville le soir dans un bar, pour fêter l’arrivée de l’été. Étant sa seule véritable amie, Isabelle comptait beaucoup pour Claudie, bien plus qu’un type rencontré voilà quatre ans, en Ardèche, qui ne se manifestait jamais depuis.
Sans remords, la jeune femme s’attela à sa paperasse et ses rendez-vous, reléguant au loin l’appel du Justin.
Le soleil brillait haut encore dans le ciel lorsque Claudie rejoignit Isabelle au centre-ville. D’un commun accord, elles avaient choisi un bar à vin tranquille, où la musique en sourdine permettait les conversations sans avoir à hurler dans l’oreille de son vis-à-vis. Les deux jeunes femmes ne se voyaient pas souvent mais toujours avec la même joie ; à la différence de Claudie, Isabelle était une personnalité solaire qui attirait facilement les regards sur sa silhouette féminine et soignée, et elle avait une vie sociale bien remplie. Mais toutes les deux, elles se comprenaient sans un mot. Peut-être que les silences de Claudie la reposaient de toute son agitation quotidienne ?
‒ Bon alors quels sont tes projets pour les mois à venir ? demanda Isabelle, son verre de rosé à la main.
‒ Aucune idée, si ce n’est de bosser, bosser et encore bosser sur mon prochain bouquin ! répondit Claudie en souriant.
‒ Ma pauvre, ta vie ne fait pas rêver ! Et ce n’est surtout pas comme ça que tu rencontreras le prince charmant !
‒ Sauf s’il tombe du ciel dans mon salon ! Tu as raison… Et en même temps, tu parles pour moi mais le tien, où est-il ?
‒ Vilaine ! Je suis toujours avec mon brave Stéphan, mais ce soir y avait match de foot pour lui et ses copains, et moi, ma petite Claudie esseulée…
‒ Mais je t’assure, je vais bien.
Isabelle fit une petite moue et reprit :
‒ Et c’est quand que tu nous invites dans ta résidence secondaire ? Moi j’en rêve ! On pourrait aller y passer quelques jours toutes les deux et je suis sûre de t’y trouver un type sympa !
Claudie éclata de rire et répondit :
‒ Alors là, merci bien ! Pas besoin d’aller en Ardèche pour ça, je te le garantis ! A part les baba cool du coin… Tiens c’est marrant, ce matin j’ai même reçu l’appel d’un Ardéchois…
‒ Sans blague ? Raconte !
‒ Figure-toi que Justin m’a téléphoné ce matin. Tu sais le type bizarre d’il y a quatre ans ? Il gueulait comme un veau pour que je rapplique parce qu’il a encore vu son fameux chien ! Comme si j’avais que ça à faire…
‒ Il est pas net ce type. Mais tu vas y aller ? Ça fait un bail quand même.
‒ Je crois que je ne suis toujours pas prête à y retourner mais je l’avoue, ça me trotte dans la tête de temps en temps.
‒ Moi, à ta place, je n’attendrais pas ! Tous ces mystères ! Bon alors qu’est-ce qu’on mange ? Sinon je vais finir saoule et là, je ne réponds plus de rien ! Elles s’étaient empiffrées de tapas, avaient changé de bar pour retrouver d’autres collègues de boulot et fini la soirée bien pompettes et hilares. Claudie, insouciante et heureuse, avait passé un bon moment.
Mais c’était sans compter sur le pouvoir de nuisance du Justin qui, tel un mauvais génie, flottait dans les méninges de la jeune femme, depuis son appel empressé. Si elle avait réussi à s’endormir rapidement grâce aux vapeurs d’alcool, le lendemain matin, bien réveillée malgré une puissante migraine, la conclusion s’imposa d’elle-même : elle avait très envie de rejoindre ce fou et ses mystères, de retourner sur ces lieux liés à son enfance.
« Allez Claudie, bouge-toi ! » se dit-elle en rejetant les draps d’un grand geste.
Avant de foncer tête baissée, elle décida tout de même d’appeler Brigitte Pichon, l’ancienne dame de compagnie de sa grand-tante, une femme adorable à qui elle avait confié les clefs de la maison en partant. Un peu gênée de la contacter après un si long silence, elle se demanda comment expliquer son arrivée soudaine :
‒ Allô, Brigitte, c’est Claudie.
‒ Ça alors ! Ma petite Claudie ! Comment vas-tu ?
‒ Euh très bien, justement, je pensais venir quelques jours…
Mais Brigitte la coupa :
‒ Bon Justin est passé nous voir hier tout énervé, tu vois de quoi je parle, car il voulait que je prépare la maison pour ta venue, il répétait que tu allais arriver d’une minute à l’autre et qu’il fallait qu’on se bouge avec Hervé ! Non mais celui-là, quel phénomène ! Parfois il nous inquiète quand même, car c’est vrai quoi, il lui passe de ces lubies dans la tête, enfin, tu vois ce que je veux dire… Bref, moi je lui ai répondu que de toute façon, tu m’appellerais certainement avant de débouler comme ça ! Et je ne me suis pas trompée ! Alors tu arrives quand ? Surtout que notre Justin trépigne, il reste des heures devant chez toi, depuis hier en guettant ta voiture !
‒ Ben je sais pas, dans l’après-midi probablement car j’ai encore des choses à régler…
‒ Mais c’est parfait ça ! Je vais aller de suite aux courses pour te remplir le frigo et j’irai ouvrir les fenêtres pour aérer un peu car depuis tout ce temps ça doit sentir le renfermé.
‒ Tu es adorable Brigitte.
‒ Mais non ! Allez, on est bien contents tous de te revoir ! Tu nous as manqué quand même ! Et puis le village et Justin ont besoin de toi, quand tu seras là, ça ira mieux.
Claudie éclata de rire :
‒ Sans blague, tu exagères quand même… Tu as encore peur de Cerbère ?
‒ Mais de quoi parles-tu ?
‒ Ben du chien, de Cerbère !
‒ Comment ça du chien ? Alors Justin ne t’a pas prévenue ?
‒ Euh, il m’a hurlé que Cerbère était revenu et pas plus.
Brigitte laissa échapper un petit « ho » et continua : ‒ Justin et ses mystères ! Non, oui, le chien, je ne sais pas, moi je l’ai même pas vu, lui peut-être… Mais il y a bien plus grave ! Personne ne comprend rien ! Depuis hier matin tout le village est en émoi, et avec Hervé, on ne sait pas quoi faire pour aider. Tu comprends, c’est une jeune femme du village, nous la connaissons tous, et quelle jolie famille ils forment avec son mari… Non c’est trop affreux, tout le monde se fait beaucoup de souci. Y en a même qui veulent faire des battues, mais comme on ne sait pas vraiment où chercher, je ne vois pas où on pourrait faire la battue !
Claudie parvint à couper le flot de lamentations brutalement :
‒ Mais de quoi parles-tu Brigitte ?
‒ Oh c’est affreux, répondit Brigitte, Patricia, une jeune maman du village a disparu… C’est très grave ça. Il faut que tu viennes, Claudie ! Justin est en alerte maximale et il t’attend ! Oh mais je parle trop, mon dieu, il est déjà tard. Je vais devoir aller aux courses avant que cela ne ferme, alors ne roule pas trop vite ma petite Claudie, nous sommes bien contents de te revoir !
Et Brigitte Pichon raccrocha.
Était-ce une habitude de Joyeusain de raccrocher au nez de ses interlocuteurs téléphoniques?
Soudainement électrique, Claudie sortit ses valises et commença à les remplir méthodiquement, de tout et de rien, de ce qui lui tombait sous la main. Elle n’avait jamais su faire une valise.
« En même temps, je voyage jamais non plus ».
Elle pensa tout de même à son maillot de bain, à des shorts et des sandales, quelques pulls et un jean. Elle enfila un pantacourt de toile fine et ses boots en peau de lapin bien confortables pour la route, quoique trop chauds pour la saison.
Les derniers mots de Brigitte lui trottaient en tête tandis qu’elle descendait ses bagages jusqu’à sa voiture, après avoir bien tout fermé.
Il lui fallait se presser pour rejoindre Justin qui l’attendait, semble-t-il, fébrilement ; elle ne comprenait pas bien encore pourquoi, mais il saurait lui expliquer.
Elle, elle ne connaissait aucune Patricia.
Au fond de la vigne, un gros chien noir s’immobilise soudain. Un gros chien massif, un mètre au garrot, et surtout une gueule énorme, large, signe de mâchoires puissantes.
Il lève sa truffe au vent et hume l’air chaud et sec.
Ses narines palpitent : là, parmi toutes les odeurs de l’été, il y a ses parfums préférés, en suspens depuis tant d’années.
Un sourire s’affiche sur sa gueule de clébard et la masse brune, encore invisible à l’abri des feuilles de vigne, se met à trottiner joyeusement vers l’habitation.
Je connais toute l’histoire de Patricia, puisque je l’accompagne aujourd’hui jusqu’aux enfers. L’histoire d’une femme simple, banale et heureuse.
Mais parfois la haine s’en mêle…
Notre histoire commence un soir de 2009.
Patricia est fatiguée. Assise au chevet de sa mère mourante, dans le silence, elle réalise que ses journées sont trop chargées et qu’elle ne sait pas si elle va pouvoir tenir encore longtemps à ce rythme. Elle passe ses nuits dans cette pièce auprès de sa mère, si frêle, à la veiller, la soigner, à répondre à ses moindres désirs. Ces derniers temps, la vieille dame dépérit de plus en plus vite malgré tous ses efforts.
Et quand arrive le matin, Patricia doit se préparer et repartir accomplir sa journée : elle a un mari, deux petites filles, une maison à tenir, des repas à préparer et un travail prenant, avec d’autres malades, elle, l’infirmière du village.
Elle ne se plaint pas, elle aime sa vie ; mais elle est si fatiguée…
Patricia passe une main sur son visage et ferme les yeux ; dans le calme de la pièce, elle sombre doucement vers le sommeil, bercée par la faible respiration de sa mère, lui tenant sa petite main dans la sienne.
Et soudain, la petite main resserre sa prise frénétiquement. Brusquement en éveil, Patricia ouvre les yeux et se penche vers sa mère :
‒ Je suis là, maman, n’aie pas peur, je suis là. As-tu mal ? Veux-tu boire un peu ?
Le petit visage pâle lui sourit et la regarde tendrement. Les deux femmes se rapprochent, collant leurs deux fronts l’un contre l’autre. La vieille dame ouvre la bouche enfin, en haletant :
‒ Ma pauvre petite, je te donne bien de la peine… Mais ce sera bientôt fini, tu sais. Si, si, je le sens. Il ne faut pas être triste, c’est ainsi. Mais avant, je dois te confier quelque chose de difficile…
Patricia ne dit rien, elle regarde avec tendresse la malade reprendre son souffle.
‒ Je voulais te dire comme tu as été une brave petite et comme je suis fière de toi…Je t’aime tant, je t’ai toujours aimée, même si je ne le montrais pas bien, et ton père aussi… Tu as été un don du ciel pour nous… Le silence se fait, les deux femmes se regardent si proches, Patricia sourit à la malade qui hésite, mais reprend :
‒ Ton père et moi t’avons adoptée quand tu étais encore tout bébé. C’est ton parrain qui t’a trouvée une nuit d’orage et t’a recueillie ; mais il ne pouvait te garder alors il nous a appelés, connaissant notre désir d’enfant. Tu comprends, on s’est rencontrés sur le tard avec papa, et nous n’avons pas réussi à avoir d’enfants… Je ne sais rien de ta mère biologique, je ne sais pas qui c’est, je n’ai pas posé de questions. Et je ne sais pas aujourd’hui encore si ton parrain la connaissait. Il te faudra aller le voir et le lui demander…C’est si loin tout ça, maintenant… Mais je t’ai aimée au premier regard, sois en sûre… Tu as été notre soleil à ton père et moi…
La voix s’éteint doucement, la malade s’endort épuisée, tandis que Patricia surmonte en silence le chaos en elle.
Dimanche de juin 2014
Claudie se plante sous les cyprès qui longent le cimetière et respire la chaleur de juin. L’après-midi est déjà entamée mais elle a bien roulé. Elle regarde avec satisfaction sa maison baignée de soleil, puis attrape sa valise et son ordinateur dans le coffre, ferme sa voiture et se dirige vers le portillon.
Il grince toujours quand on le pousse.
La porte de sa cuisine est ouverte. Brigitte Pichon a dû passer comme prévu.
Sous le gros mûrier de la terrasse, un grand type se lève, semblant se déployer lentement dans l’ombre du feuillage. Justin reste droit, un peu timide de leurs retrouvailles. En ces premières chaleurs, il a troqué son imperméable beige contre un tee-shirt gris fatigué et un pantalon kaki aux multiples poches. Et ses cheveux sont plus courts, plus disciplinés, voire plus propres, qu’il y a quatre ans. « Il fait moins poulpe comme ça » pense Claudie, en avançant vers lui.
Il ne dit rien mais un sourire démesuré s’affiche sur son visage.
‒ Alors ? Il est où ce foutu chien pour lequel tu m’as sortie du lit hier matin ?! entame Claudie.
Le poulpe fronce les sourcils, inquiet :
‒ Tu dormais ?
‒ Mais non, le rassure-t-elle. Allez, je pose mes affaires et on discute au calme devant une tasse de thé.
Claudie est une grande buveuse de thé. Au fil des années, cela devient même une sorte de petit rituel ; rien qu’en y pensant, elle salive.
Pendant que l’eau bout, elle fait le tour de la maison et ouvre une à une les fenêtres, pour que l’air y entre à foison. Cela ne sent même pas le renfermé ; il y a toujours eu une odeur dans cette maison, mais une odeur agréable, de vieux livres et de bois ciré.
La jeune femme a posé ses valises dans sa chambre, la première en partant du salon, celle au couvre-lit jaune. Elle fait un petit détour par les toilettes, et c’est bon, elle est prête, prête pour entendre le Justin.
Dehors le soleil illumine le paysage de ses rayons chauds. Justin en a profité pour sortir la table et les chaises en fer forgé depuis la cave jusqu’à la partie ombragée de la terrasse.
Ils s’y installent devant leurs tasses fumantes.
‒ Allez, je t’écoute, tu l’as vu quand notre grand chien ? demande Claudie.
‒ Il y a trois jours. J’étais sur les Grads, dans le creux- là que tu vois, dit-il en tendant le doigt vers la haute colline en face.
Une colline plate et longue qui barre toute la vue au loin, depuis le petit mas de Claudie. Une colline en gradins, d’où son nom « les Grads », début des Cévennes, aride comme un désert, couverte de garrigue et de buissons ; même les arbres ont du mal à y pousser, car il y fait très chaud en été et très froid en hiver. Et puis l’eau y manque cruellement. Quelques illuminés avides de solitude ont fait construire sur ce plateau des maisons modernes avec piscine et climatisation, mais du temps des ancêtres de Claudie, il n’y avait que trois familles à y vivre et dans des conditions précaires. Une seule route y monte, en sinuant entre les roches et les travées, creusées par les cascades qui s’improvisent pendant les fortes pluies.
Justin entame la discussion :
‒ Je m’étais installé peinard sous un petit cade pour mon pique-nique, quand j’ai eu l’impression d’être observé. Tu sais le genre de picotement que tu ressens sur la nuque. Désagréable… Alors je me tourne et qui je vois, tranquille assis sur son arrière-train ? Cerbère ! J’ai un peu hésité, pas bougé mais je l’ai appelé, et ce bon gros toutou est venu se coucher à l’ombre près de moi ; on a partagé mon repas.
‒ Tu es sûr que c’est lui ?
‒ Oui j’en suis sûr…et devine…
Claudie attend qu’il continue, mais il déguste son thé, fume sa cigarette, posé et calme, les yeux rêveurs dans la colline. Elle aussi savoure ce calme. Au loin les voitures passent, mais les oiseaux pépient dans les arbres et quelques papillons volettent de fleur en fleur sur fond sonore de cigales. Une image d’Épinal qu’ils n’ont peut-être pas envie de gâcher.
‒ Une femme a disparu !
Et sans attendre de réponse de la jeune femme, il reprend :
‒ Après mon repas, Cerbère a voulu que je le suive. Claudie lève un sourcil mais le jeune homme ne la voit pas, trop occupé à se rouler une nouvelle cigarette ; il continue ses confidences :
‒ Nous sommes descendus jusque devant la maison d’Eddy ! Tu ne le connais pas je crois, c’est le frère aîné d’Arthur, tu sais, le gendarme. On a discuté un peu le coup tu vois, Eddy était dans son jardin avec ses petites. Eh bien, lui aussi a déjà vu Cerbère ces derniers temps, et il paraissait inquiet… Enfin, on connaît tous son histoire à ce chien.
‒ Mouais, je sais que tu as toute une belle théorie là-dessus, répond Claudie laconique.
Justin n’a pas entendu, il continue :
‒ Ben figure-toi que Patricia, la femme d’Eddy, est partie depuis quinze jours en formation mais qu’il n’a aucune nouvelle et qu’il n’arrive pas à la joindre. Alors c’est là qu’on intervient !
Claudie en reste d’abord sans voix. Elle pense avoir mal compris.
Puis elle attaque :
‒ Comment ça, on intervient ? Pour quoi faire ?
‒ Eddy se fait du souci, Patricia ne répond pas à ses appels.
‒ Et alors ? Que veux-tu qu’on y fasse ? C’est à la gendarmerie de s’en occuper, non ?
Le poulpe ne dit rien tout d’abord, comme s’il cherchait ses mots. Son regard clair se perd à travers la fumée de sa cigarette dans les rangées de vigne au bout du terrain. Après de longues minutes il reprend :
‒ Tu oublies le chien…
Et avant que Claudie n’explose, il enchaîne :
‒ Arthur, son frangin, pense comme moi. C’est trop bizarre, elle n’a pris aucun bagage et son téléphone est resté là ! Eddy l’a retrouvé éteint dans l’armoire hier. En plus, ils ont deux gamines qu’elle adore, elle ne resterait pas si longtemps loin sans les joindre… Il y a quelque chose qui cloche.
Claudie regarde à nouveau vers les Grads, les mots de Justin tournent en tous sens dans son cerveau, sans logique. Finalement elle se penche vers le poulpe :
‒ Je ne vois pas notre rôle dans ce que tu me racontes, Justin. Cette femme, cette Patricia, elle est partie de son plein gré, oui ou non ?
‒ Ce qui est certain, c’est qu’elle a annoncé aller en formation, qu’elle a pris sa bagnole et qu’elle est partie ; en plus sans affaires de rechange. Seulement voilà, ça fait deux semaines maintenant et le mari se demande enfin où elle est. En tous cas, pas dans cette formation. C’est du bidon, Arthur a vérifié. Elle s’est volatilisée !
‒ Mais elle est peut-être dans une autre formation ? Elle s’est plantée quand elle a donné le nom ? Ou alors elle est dans sa formation sous un autre nom ? ‒ Je vois pas l’intérêt... Les quinze jours sont passés et elle n’est pas rentrée.
‒ Et je ne vois toujours pas ce que tu viens faire dans l’histoire, ni moi d’ailleurs…
‒ Tu oublies le chien !
‒ Non mais n’importe quoi. Le chien… Je ne le vois nulle part ton foutu chien ! Ça fait quatre ans que personne ne l’a revu ! Si ça se trouve, celui que tu as aperçu n’a rien à voir avec le démon que tu traques ! Et il n’y a que toi pour relier le départ d’une femme de son foyer et la rencontre avec un chien ! Que toi pour y voir du louche. Tu deviens fou mon pauvre…
Claudie regarde son ami d’un œil nouveau, comme si elle le découvrait pour la première fois. Elle est vexée tout à coup, vexée contre elle-même d’avoir foncé en ces lieux, le cœur battant, pour se retrouver face à cet énergumène qui semble avoir quitté la planète Terre. Et surtout elle se sent démunie.
Justin a toujours été un peu bizarre, certes, comme déconnecté du monde réel, vivant dans sa propre sphère avec des idées loufoques, mais là, il atteint des sommets. Elle s’aperçoit qu’elle est venue le rejoindre trop brusquement, sans réfléchir, et maintenant, elle ne sait pas très bien ce qu’elle doit en penser : rester là quelques jours et peut-être aider le grand mou à refaire surface, ou alors carrément foutre le camp, loin.
Alors elle ne fait rien. Elle attend.
Le poulpe boit son thé toujours tranquillement et toujours silencieux, en tirant sur son clope. Il n’a pas l’air du tout démonté par les insinuations de la jeune femme, il semble comme ailleurs, le regard au loin, vers la vigne.
C’est le moment que Cerbère choisit pour se montrer.
Il n’y avait rien dans la vigne qui descend de la maison jusqu’à la route au loin, et maintenant, il y a un énorme chien noir assis en limite, dans l’herbe, la langue pendante. Claudie hallucine : « d’où sort ce foutu chien ? »
Justin sourit, et l’énorme masse de muscles au poil noir luisant trottine jusqu’à la terrasse.
Cerbère monte les marches du perron et vient se coucher aux pieds de Claudie. Elle se fige de stupeur.
Justin montre le molosse du doigt :
‒ Bon tu vois, je ne te raconte pas des craques, c’est bien Cerbère ! C’est donc louche ! Pas d’enquête possible de la gendarmerie, donc nous on intervient. ‒ Comment ça pas d’enquête de gendarmerie ?
‒ Pas d’enquête sur les disparitions de majeurs, sauf si suspicion de crime. Mais à priori, elle est partie de son plein gré avec sa bagnole… Donc à nous d’intervenir.
Claudie se contient, même si intérieurement elle bout :
‒ Ouais, on intervient…en discutant avec tout le monde ? Tu as juste oublié que moi, je ne suis pas très causante… ronchonne Claudie. Et ça sent l’adultère à plein nez ton histoire, plutôt qu’une disparition. Bref, pas de quoi fouetter un chat…ni un chien.
‒ Écoute, on peut essayer, on creuse à droite et à gauche, et on voit. Arthur m’a donné carte blanche. Justin se lève, gaillard, s’étire, étend ses grands bras comme des tentacules vers le ciel lumineux et rentre dans la cuisine.
Claudie entend le bruit des casseroles et du robinet, des placards qu’on ouvre et des tiroirs qu’on tire.
‒ Tu n’as pas encore mangé ? hurle Claudie en caressant Cerbère.
‒ T’inquiète ! Je te propose juste un petit goûter et moi je vais prendre un café. Brigitte a déposé ses courses ce matin, lui répond le grand échalas en souriant, la tête passée à la porte.
Brigitte Pichon, la mère que Claudie aurait bien aimé avoir, finalement.
La sienne était désespérément distante et froide, malgré sa patience. Quant à son père, elle se souvient d’un homme austère et avare de paroles, besogneux et renfermé, qui ne s’animait vraiment que lors de dîners mondains. Claudie a eu une enfance solitaire, avec quelques amies mais qu’elle ne pouvait inviter chez elle, c’était proscrit. Alors les amies ont pris la tangente peu à peu. Et la jeune femme a appris à ne pas s’attacher et s’occuper seule. Finalement, la seule bonne chose que ses parents lui ont laissée c’est de l’argent et l’insouciance qu’il lui permet. Avec quelques photos où elle ne se reconnaît pas. Des souvenirs, il y en a peu. Comme si sa mémoire avait effacé cette platitude glacée que fut sa jeunesse.
La jeune femme regarde le gros chien couché sur la terrasse. Son pelage noir luit comme du pétrole dans la lumière.
« Toi au moins, t’as pas de soucis, hein ? » lui glisse-t-elle.
Claudie et Justin dégustent leurs breuvages en prenant le temps, discutant à peine de leurs vies durant ces quatre années écoulées. Tous les deux préfèrent le silence des mots malgré le boucan des cigales.
Cerbère est toujours étendu sur la terrasse au soleil. Il n’a pas bougé depuis une heure et Claudie se fait la réflexion qu’il a un sommeil extrêmement lourd ce chien.
Une voiture bleue de gendarmerie se gare devant la maison et subitement, les deux jeunes gens se raidissent. Ils suivent des yeux Arthur Morino, brigadier en tenue, qui passe le portillon et vient s’asseoir sur la troisième chaise face à Justin.
Il se sert un verre de café et le boit sans parler.
Claudie serre les fesses, elle veut entendre ce qui va se dire et en même temps, elle ne le veut pas. Elle pense juste que le poulpe est comme elle, électrique. Arthur sourit tristement:
‒ Ce midi j’ai du nouveau. Tu lui as raconté ? demande-t-il à Justin en indiquant Claudie.
Celle-ci tique un peu sur le bonjour inexistant mais reste coite.
Justin hoche la tête.
Arthur poursuit :
‒ Je pars à Aubenas demain. Leur poste de gendarmerie m’a contacté ce matin suite à l’inscription de Patricia dans le fichier « disparition inquiétante ». Ça fait plusieurs jours qu’ils enquêtent sur la disparition d’une autre femme, célibataire et sans enfants, du même âge que Patricia. Même cas de figure : elle annonce qu’elle va se promener mais depuis quinze jours, elle n’est pas revenue. Elle s’appelle Elena Martin. C’est la voisine qui a donné l’alerte car le chat miaulait dans l’appartement. Pas de téléphone, ni de sac à main sur les lieux. Pas de traces de lutte non plus, l’appart est nickel. Les voisines ne lui connaissent pas de famille ni d’amis proches à part une ribambelle d’amants. A priori, elle les trouve sur internet, sur un site de rencontre. Les collègues ont épluché les mails et les tchats et remontent la piste des amants un à un, pour les interroger et mieux connaître cette femme. C’est là que ça devient tordu : ils sont tombés sur un certain Patrick, rencontré il y a plus d’un an et son adresse IP correspond à celle de l’ordinateur de mon frangin.
Claudie et Justin accusent le coup.
‒ T’es allé voir ton frère ? demande le poulpe.
‒ Pas encore, j’y vais là. Je vais chercher son ordinateur pour confirmation. En plus, en ce moment on est débordés : on a un pyromane qui se promène sur le secteur, une vague de cambriolages incroyables, un vieux qui nous tarabuste pour son matériel qui a disparu, une mémé qui nous harcèle pour son chat qui a décampé et un trafic de cannabis monumental sur le bled voisin. Et avec nos petits moyens… sans compter qu’il n’y a pas de corps, pas d’arme, pas de sang ou de lutte dans les deux cas. Mais je veux toutes les chances de notre côté. Alors je passe vous voir pour qu’on soit bien d’accord : vous pouvez continuer à fureter autour de Patricia. Les collègues savent que vous savez et que vous fouinez mais attention, vous n’aurez jamais leur aval donc pas question de jouer les barbouzes. Et au moindre truc qui cloche, on se contacte, ok ?
Claudie et Justin approuvent mais la jeune femme ne peut s’empêcher d’intervenir :
‒ Mais alors tu penses qu’il est arrivé quelque chose à Patricia et à cette femme ?
‒ Rien ne permet de l’affirmer, répond Arthur. Mais il y a un truc qui me chiffonne ; dans les deux cas, c’est pareil : elles annoncent qu’elles partent pour revenir, mais ne reviennent pas. Et j’ai appris que Patricia et Elena ont la même date de naissance, le même jour, la même année… Et elles sont toutes deux liées à mon frangin, d’une façon ou d’une autre.
Justin a levé la tête brutalement. Claudie a soudain l’impression qu’il va exploser.
‒ Non mais franchement, Arthur, ne le prends pas mal, mais qu’est-ce que tu crois qu’on va faire, Justin et moi ? Tu es quand même mieux placé que nous pour ce genre de boulot !
Arthur continue, comme s’il ne l’avait pas entendue, le nez plongé dans son verre de café :
‒ Maman est venue chercher les petites ce midi pour les emmener chez elle ; Eddy va se retrouver tout seul à cogiter. Pour Patricia, il est catégorique, il jure qu’elle n’a pas pu partir, qu’il lui est arrivé quelque chose, que ce n’est pas normal. Il a peut-être raison. Mais il va finir en garde à vue dans les jours qui viennent. Et moi je vais devoir me retirer de l’enquête parce que ça devient familial.
Claudie se demande s’il ne va pas craquer ; elle se souvient d’un Arthur très calme et austère il y a quatre ans, et aujourd’hui c’est un inconnu qui la regarde avec les yeux cernés. En même temps elle s’interroge : « que ferait-elle si elle vivait cette situation ? »
Claudie recommence :
‒ Mais franchement Arthur, tu crois qu’on peut faire quelque chose rien qu’en se promenant et en papotant avec les gens du coin ? Tu vas le faire toi-même tout ça ! Nous on n’est pas formé à ce genre de chose ! Et puis ta belle-sœur a prévenu qu’elle partait ; en formation bidon certes, mais elle partait. Elle a pu décider de refaire sa vie, elle ne doit d’explications à personne. Les points communs avec l’autre femme sont peut-être juste des coïncidences, non ?
‒ Je sais Claudie, je sais, mais je n’aime pas les coïncidences… C’est mon frère, ma belle-sœur, ma famille, alors je ne peux pas rester les bras croisés. J’ai un mauvais pressentiment. Pour l’instant, les deux équipes creusent partout mais dans quelques jours, si on ne trouve rien, on passera à autre chose. Tant qu’il n’y a pas vraiment de lien, ni suspicion de crime, ce ne sera pas une vraie enquête et j’ai l’impression qu’alors on perd du temps ! Mais ne t’inquiète pas, si ça prend un vilain chemin, il y aura de vraies recherches. Bon je vous laisse, je file voir mon frère et lui montrer ça.
Arthur sort une photo de sa poche : on y voit une jeune femme, la quarantaine agréable avec un beau sourire lumineux et des cheveux bruns frisottés luisants comme huilés. Ses yeux sont bruns, les paupières soulignées de khôl, les cils très longs chargés de mascara, pour un regard mutin et aussi un peu aguicheur. Claudie se fait la réflexion que ce visage n’a rien d’inoubliable, très maquillé et assez commun mais qu’Elena respire la joie et la sensualité. Respire-t-elle seulement la vie à l’heure qu’il est ?
‒ Aucun de vous ne l’a déjà vue dans les parages ?
Justin et Claudie secouent négativement la tête. Le jeune brigadier jadis si droit et fier, hausse les épaules et se passe la main sur le visage. Il ajoute comme un murmure :
‒ Je compte sur vous deux pour un peu d’aide. Y a quelque chose qu’on rate, j’en suis sûr ; appelez ça l’instinct du gendarme. Pour Patricia, il y a bien sûr l’hypothèse du départ volontaire, mais est-ce qu’elle n’aurait pas pris au moins des photos ou de petits souvenirs qui lui rappellent ses filles ? Je peux croire qu’une femme quitte tout par ras-le-bol, mais elle laisse deux fillettes qu’elle adorait. C’était une bonne mère. Et si elle est partie d’elle-même sans rien emporter, c’est peut-être aussi vers une issue