De l'autre côté de l'Hudson - Marie Martine Damel - E-Book

De l'autre côté de l'Hudson E-Book

Marie-Martine Damel

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Beschreibung

Après une rupture sentimentale, Virgie prend la décision de tout quitter pour entamer un nouveau chapitre de sa vie. Poussée par sa soif de bonheur, elle franchit le pas sans aucune crainte. Pour Suzanne, au contraire, envisager de tout recommencer dans un pays inconnu, est difficile. La peur d'aimer celui qui peut à tout instant disparaître dans un conflit au bout du monde, est un obstacle insurmontable. Le chemin qui mène de l'autre côté de l'Hudson la conduira-t-elle vers cet essentiel ?

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Seitenzahl: 303

Veröffentlichungsjahr: 2024

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Pour Suzanne, Henriette, Antoinette, ma grand-mère maternelle.

Sommaire

Chapitre I: Laura

Chapitre II: Appel au secours

Chapitre III: Le jardin du Luxembourg

Chapitre IV: Une nouvelle vie

Chapitre V: Saint Eustache

Chapitre VI: Suivre le chemin

Chapitre VII: La Russie

Chapitre VIII: Karen

Chapitre IX: Partie gagnante

Chapitre X: Louise

Chapitre XI: Les inséparables

Chapitre XII: Seconde rencontre

Chapitre XIII: Nouveau challenge

Chapitre XIV: La cinquième Avenue

Chapitre XV: Deux frères

Chapitre XVI: New York

Chapitre XVII: L’envol

Chapitre XVIII: Le jeu en valait la chandelle

Chapitre XIX: Le hasard fait bien les choses

Chapitre XX: Noël

Chapitre XXI: Visite guidée

Chapitre XXII: De la Tour

Chapitre XXIII: Willaï

Chapitre XXIV: Centre Afrique

Chapitre XXV: Panique

Chapitre XXVI: Délivrance

Chapitre XXVII: Le retour

Chapitre XXVIII: Retrouvailles

Chapitre I

Laura

Warren venait de quitter son appartement dans un état qu’il aurait pu qualifier « de guerre », après avoir mis fin à sa liaison avec Laura, qu’il avait toujours considérée comme une erreur.

- Je suis d’accord pour que tu me rejoignes quelques jours pendant mes escales à Paris, lui avait-il proposé.

Il n’aurait pas dû dire ça, il le savait depuis longtemps, il l’avait su à la minute même, où il avait fini sa phrase et il se rappelait maintenant de la vitesse à laquelle, dès son arrivée, elle avait pris possession de son appartement.

En quelques heures, elle avait réquisitionné les placards, les penderies pour y mettre ses robes, ses manteaux, ses dessous féminins. Elle avait disposé crèmes, produits de beauté et divers accessoires dans la salle de bain, en prenant soin de marquer son territoire, par un peignoir pendu à la porte, chose dont il avait horreur.

Son quotidien s’installait, grignotant les mètres carrés restés vierges de toute invasion extérieure.

Il avait bien protesté, émit quelques timides suggestions afin de temporiser cette « occupation ».

- Il n’est question que tu sois là que trois ou quatre jours et tout au plus, une fois par mois, environ.

Vas-y doucement, s’il te plaît.

Trop tard, c’était trop tard, Laura prenait place sans tenir compte d’un quelconque calendrier. Et voilà Warren, envahi par cette femme qui ne supportait pas de ne pas se sentir chez elle, même pour huit jours. Il lui fallait ses objets familiers, ses papiers, ses parfums, ses robes pour se considérer comme une amante acceptée, casée et chérie par celui qu’elle s’appropriait, à la manière d’un animal délimitant son territoire par son odeur.

Laura connaissait Warren depuis quelques mois et ne comprenait toujours pas comment cet homme avait pu la séduire. Il était trop beau, trop attirant. C’était exactement le genre de personne qu’elle avait l’habitude de fuir, car il lui importait que l’on se retourne sur elle, rien que sur elle.

Il était primordial que les efforts qu’elle fournissait chaque jour, pour paraître en pleine forme, soient efficaces. Que tout l’argent qu’elle dépensait pour faire dix ans de moins que son âge porte ses fruits, car elle n’avait pas hérité d’un physique parfait, elle le savait. Juste d’une allure agréable, d’un visage harmonieux et sympathique.

Alors, à coup de promesses et de déballages de théories mensongères, elle l’avait supplié de vivre avec elle et elle n’avait toujours pas réalisé, pourquoi il avait accepté. Mais, ce détail ne lui importait guère. Sans expliquer comment, elle avait gagné et c’était elle qui était à ses côtés. Pour le reste, elle était prête à faire profil bas, sachant qu’il était inutile de quémander un engagement quelconque, car elle avait la certitude, que ni son physique, ni son intelligence, ni l’amour qu’elle aurait pu porter à cet homme ne pouvaient l’exiger. La lutte, qu’elle imaginait devoir mener pour l’avoir rien qu’à elle, lui paraissait perdue d’avance, inégale, par manque d’atouts.

Mais, elle était là, à ses côtés, alors… Et pour ne pas arranger les choses, elle se sentait complètement en dehors de ses préoccupations et de ses projets. La pauvreté de leurs conversations la déroutait, leurs divergences sur la vie étaient si évidentes, qu’elles les amenaient à se heurter de plus en plus régulièrement. Mais cela, non plus, ne l’inquiétait pas.

Elle était là, à ses côtés, alors…

Et si elle voulait encore trouver des prétextes pour souligner sa nullité, Laura avouait se sous-estimer depuis l’interruption de ses études à l’âge de vingt ans. Le choix qu’elle avait fait de gagner sa vie très rapidement, l’avait obligée à lutter jour après jour, pour accéder à un certain niveau professionnel. Au fil du temps, son manque de diplômes universitaires avait pourtant disparu derrière une sérieuse compétence et certaines rencontres lui avaient même permis de gravir les échelons. Mais, cela n’était pas suffisant à ses yeux et elle traînait comme un boulet, la pauvreté d'une culture générale, qui l’empêchait d’aborder des sujets comme l’art, la politique ou la littérature, aussi aisément que son amant et elle avouait, s’il le fallait, qu’elle ne faisait aucun effort à ouvrir un journal ou un livre, n’ayant aucun goût pour la lecture.

Finalement, lorsqu’elle prenait le temps de faire le point sur elle-même, le bilan ne la satisfaisait guère et elle tentait de se consoler devant sa glace, en espérant, par miracle, découvrir une silhouette de rêve.

- Il suffirait que tu fasses un petit effort, ma vieille, rien qu’un et que tu ailles voir un « psy ».

À ce stade de sa vie, elle était donc persuadée qu’elle ne pouvait retenir aucun homme et surtout pas celui-ci et comprenait tout d’un coup, par honnêteté, que sa liaison n’avait jamais commencé et que celui qui se trouvait devant elle, impassible, s’était tout simplement laissé accaparer. Pourtant, elle s’était plu à croire qu’avec les mois, il l’aimerait, mais son indifférence l’enfonçait un peu plus dans sa solitude et dans son échec.

Alors, une fois de plus, elle s’était mise en colère, prise d’une crise de larmes, dont elle seule, avait le secret. Elle avait reproché à Warren, qui ne pouvait rien pour elle, son manque d’amour et d’attention. Tout avait voltigé autour d’elle. À travers ses pleurs, elle avait vu les commodes se vider, les tiroirs glisser à terre, les bibelots se briser sur la moquette épaisse, sans bruit. Tout lui faisait horreur, tout lui était insupportable. Il fallait qu’elle se prouve, au moins une fois dans sa vie, qu’elle était capable de réagir, de ressentir quelque chose de vrai, de palpable, d’authentique, même s’il s’agissait de dégoût. Il fallait que cet homme, qu’elle découvrait haïr, parce qu’elle reconnaissait la pauvreté de leur relation, lui dise quelque chose, n’importe quoi, qu’il fasse un geste, n’importe lequel.

- C’est fini Laura, maintenant, tout de suite. Tu voudras bien rassembler toutes tes affaires et quitter mon appartement, dès demain.

Voilà ! Il lui avait dit ce quelque chose qu’elle attendait et c’est à bout d’arguments, qu’elle avait abandonné le combat.

Warren quitta la pièce. La porte claqua et en même temps, les hurlements de Laura s’arrêtèrent, laissant place à un silence pesant. Étourdie et désemparée, elle eut froid soudain. Il lui demandait de partir, alors, elle s'en irait demain et rien ne pourrait la retenir.

Ne plus penser, rejoindre son appartement où elle tenterait de vivre avec elle-même, c’était presque une prière. À cet instant précis, elle regrettait de n’avoir ni frère ni sœur à qui se confier.

De son côté, Warren venait de se séparer de Laura sans remords et sans peine, ayant vainement essayé de la consoler, de discuter, si peu, en vérité, sachant qu’il n’avait aucune envie de la retenir et que, contre toute attente, elle avait si bien allumé la mèche. En réalité, il en avait assez de son manque d’estime de soi. Il lui fallait de plus en plus la soutenir, l’épauler et il n’aimait pas les femmes fragiles.

Il avait choisi de tout ignorer de ses états d’âme trop fréquemment mélancoliques.

En fait, il n’avait pas le temps de s’attarder. La vie allait trop vite. Durant ses rares moments de répit, il n’aspirait qu’au bonheur. Il ne voulait pas s’embarrasser d’un cas pathologique. Il avait supporté sa présence, son envahissement, mais refusait de subir sa névrose. Cette femme était devenue une grande comédienne et ça l’irritait infiniment.

Il admettait qu’elle s’était infiltrée dans sa vie, à un moment où tout basculait autour de lui. Pourtant, au début, elle avait su se montrer aimante et patiente, à la manière d’une amie, mais très vite, l’amour avec elle était devenu inexistant. Finalement, il acceptait qu’elle soit une erreur, mais rejetait l’idée que celle-ci s’empare de son quotidien et aujourd’hui, la séparation s’était présentée, sans qu’il ait rien provoqué.

Au seuil de la quarantaine, Warren réalisait qu’il était temps pour lui de réfléchir intensément à ce qu’il désirait dans la vie. Le bonheur qu’il recherchait était rare et il était prêt à mettre tout en œuvre pour y parvenir.

Dès le lendemain, la femme de ménage élimina toute trace de celle qui était partie. Warren envisagea quelques dépenses pour remplacer les objets cassés. Peu lui importait, l’ardoise aurait pu être plus élevée et sa liberté était à ce prix.

Chapitre II

Appel au secours

Accompagnée de Stéphane, Suzanne devait rejoindre Virgie dans un bar latino-américain du quartier de la Bastille, un lieu où les trentenaires célibataires ne restaient pas longtemps seuls, sans se faire inviter à danser par un cavalier, qui devait tout à Patrick Swayze. Une façon comme une autre de s’amuser, pour oublier l’espace d’une soirée, le rythme effréné de leur vie.

Après trois Gin Cocktail pour elle et trois Whiskys Sour pour lui, Stéphane faussa compagnie à son amie, au bras d’une superbe brune au décolleté arrogant, lorsqu’un gominé à la chemise ouverte dévoilant un poitrail poilu, imbibé d’une eau de toilette de supermarché et déjà pas mal chargé, aborda Suzanne.

- Une jolie demoiselle comme vous ne devrait pas rester solitaire. Moi, je suis venu avec ma femme. C’est elle qui danse là-bas. Vous connaissez ma femme ?

- Non.

Elle s’étonna d’accepter de répondre à cet homme qu’elle avait déjà vu dans ce bar, sans pouvoir, toutefois, mettre un nom sur son visage. Il ne semblait pas dangereux, seulement collant et certainement paumé.

- Normal, c’est personne. Elle dit qu’à cause de moi, elle n’a plus d’identité. Il paraît que je la lui ai volée. Facile, elle me trompe. Je la trompe. Je n’en peux plus de cette situation.

- Vous avez des enfants ?

- Deux, dix et treize ans. Elle me reproche ça, aussi. Elle n’en voulait pas, c’est moi qui ai insisté.

- Elle travaille ?

- Oui, elle est fonctionnaire. Bordel ! À 17 heures, elle est à la maison et elle dit qu’elle est débordée, que je ne me rends pas compte. Pourtant, elle trouve le temps d’avoir un amant.

- Vous devriez divorcer, mais je n’ai aucun conseil à vous donner.

- Pour divorcer, il faut du courage, du cran. Au début, c’était bien, tu sais.

- Nous sommes devenus intimes ?

- Intimes ? Non, je n’ai pas les moyens, répondit le personnage gominé en dévisageant Suzanne de la tête au pied.

Cette dernière, agacée, chercha Stéphane du regard. Où pouvait-il bien être ?

L’homme reprit.

- Divorcer pour vivre quoi ?

- Peut-être seulement pour être honnête envers vousmême. Ce serait déjà bien. Refuser la vérité ne vous mènera nulle part. Vous ne pourrez pas éternellement, demeurer caché en restant marié, je veux dire, mal marié.

- Comment ça ? demanda-t-il en s’asseyant à ses côtés.

- Ce sont en majorité les femmes qui requièrent le divorce. Quoi qu’il leur en coûte, elles sont prêtes à se battre, à se priver, à se retrouver seules, avec dans la plupart du temps, des enfants et à vivre dans des conditions bien moins favorables qu’avant. Mais, elles le font, pour reconquérir leur dignité, leur liberté, leur estime de soi. Elles partent.

- Ouah ! Eh bien, pourquoi ma femme ne part pas ?

- Un jour, elle va peut-être vous surprendre.

- Ce n’est pas demain la veille, elle aime trop mon compte en banque.

- Alors, chacun sait pourquoi il reste et pourquoi il va perdre. Les mariages ratés qui durent, ont toujours étaient légion dans ce monde.

- Quel crétin ! Je n’ai aucune chance. Un jour, elle rencontrera un mec avec une carte bleue plus remplie que la mienne.

- C’est un risque, mais peut-être qu’elle aimera quelqu’un d’autre, tout simplement.

- La question est : Y a-t-il quelqu’un d’autre de sérieux et a-t-elle envie de gagner ? Il va falloir que je la joue serrée.

Il ne manquerait plus que je me fasse avoir par cette put…

- Bon courage, lâcheté contre lâcheté, ça promet un beau duel.

À ce moment, Suzanne réalisa qu’elle avait devant elle un spécimen d’une rare médiocrité, espèce qu’elle côtoyait depuis le début de sa carrière.

Le problème était invariable. Tintin en avait assez de Titine.

Titine ne supportait plus Tintin. Tintin disait qu’il avait besoin de réfléchir, de prendre du recul, du champ.

Traduction, il voulait s’envoyer en l’air avec un nouveau bonheur du jour et désirait qu’on lui fiche la paix.

- Ça n’aurait pas duré, disait-il. Il n’avait pu résister et il fallait que Titine comprenne, sans qu’il ait à lui expliquer le pourquoi du comment.

Quant à Titine, elle disait qu’elle avait besoin de retrouver ses racines profondes, de se reconnecter avec son « moi » véritable, de faire le point.

Traduction, elle voulait répondre à cet appel général d’indépendance, dont elle entendait parler autour d’elle.

Divorce, ce petit mot, qui rime avec féroce et atroce, revenait dans toutes les conversations et dans toutes les statistiques, constituant le plus gros des dossiers des avocats. C’était ainsi et Suzanne se rendait compte qu’entre trente et quarante ans, l’espèce humaine tentait désespérément d’amorcer le dernier grand virage de la vie, avant de dire adieu à toutes ses illusions. Il se trouvait que cet envoûtement était de plus en plus facilité par les mœurs et les nouvelles lois, correcteurs des erreurs de jeunesse.

Alors, pourquoi ne pas en profiter ?

- Tu viens danser ?

- Non, je n’ai pas envie, répondit-elle.

- OK, je ne te force pas, dommage.

Après avoir adressé un clin d’œil à Suzanne, le gominé s’éclipsa sans se retourner et alla rejoindre sur la piste, une espèce d’objet scintillant perché sur des talons aiguille d’une vingtaine de centimètres, qui s’agitait langoureusement sous les projecteurs. L’élasthanne de sa robe jouait son rôle au maximum et laissait deviner un corps privé de liberté, prêt à éclater. Ses boucles d’oreilles dorées, à breloques africaines, se balançaient au gré des mouvements de sa tête et son chignon, à chaque inclinaison, perdait de son allure magistrale.

L’homme s’approcha de l’objet scintillant qui lui sourit, posa son bras droit en bas de ses reins, pressa son corps contre le sien d’un geste sec et précis. Dès le premier pas, il plaça sa jambe gauche entre les cuisses de sa partenaire et les deux silhouettes collées, vibrant au rythme d'un zouk, occupèrent le centre de la piste.

- Un pauvre type, mais un excellent danseur.

Que pouvait donc faire Virgie ?

Stéphane réapparut en sueur.

- J’ai tout donné. Où est Virgie ?

- Toujours pas là.

- Alors, on s’en va et on l’appelle.

Au vestiaire, le mobil de Suzanne sonna.

- Virgie, mais, où es-tu ? On t’attend depuis des heures.

- J’ai besoin de toi, répondit celle-ci d’une voix haletante.

C’est important.

- Que se passe-t-il ?

Suzanne mit son téléphone sur haut-parleur.

- Je suis à la gare de La Celle-Saint-Cloud. Yves m’a battue et m’a jetée dehors. J’ai paniqué, je me suis enfuie en laissant Achille qui faisait la sieste. Maintenant, j’ai peur pour lui et il faut que je le récupère. Je ne peux pas y aller toute seule. Tu peux venir ?

Pas moyen de l’interrompre.

- Je t’en prie, j’ai besoin de toi. - spammes, pleurs - il est devenu fou. Je suis partie en courant et je n’ai rien emporté. Pas de sac, pas de papiers, pas de clés, pas un centime.

- Virgie, j’ai compris, calme- toi, écoute-moi. Tu m’écoutes, ma chérie ?

- Oui, Suzanne, je t’écoute.

Suzanne l’entendit renifler et l’imagina, accrochée à son téléphone, comme à la gaffe du secouriste.

- Il faut que tu portes plainte immédiatement.

- Plus tard, dit-elle. On ira ensemble, mais je dois récupérer Achille avant.

Suzanne et Stéphane se regardèrent. Ils étaient là sur un trottoir, à quatre heures du matin, à vivre un mauvais rêve.

- Suzanne, Virgie t’appelle à l’aide au milieu de la nuit, pour que tu lui donnes un coup de main. Tu as le choix.

Tu peux lui répondre :

- Tu es gentille, ma vieille, mais tu as vu l’heure ?

Ou bien,

- Je suis crevée, ça ne peut pas attendre demain ?

Une véritable amie dirait, sans hésiter, « J’arrive ! »

Suzanne, quelle option choisis-tu ce soir ? Vite !

- Je choisis la réponse de l’amie. Oui, celle-ci.

- Allô ! Virgie, j’arrive !

- On prend ta voiture. Elle est où ?

Le cerveau de Stéphane se mit à fonctionner à toute allure.

- Là-bas dit-il, en désignant une Audi blanche.

Le temps de rentrer l’adresse de La Celle-Saint-Cloud dans son GPS, Stéphane roulait à toute vitesse.

- Ralentis, elle va nous attendre.

Place de la Nation, l’entrée du périph, l’autoroute A13. À ce rythme, ils seraient devant la gare dans dix minutes.

- Tu sais Stéphane, je regrette de ne pas avoir été là. Si j’avais su.

- Personne ne pouvait savoir. Il ne voulait pas révéler sa maladie, c’était notre secret. J’ai accepté par amour, je me croyais assez fort.

Suzanne posa sa main gauche sur celle de son ami et la pression qu’elle exerça sur celle-ci, laissa échapper des larmes discrètes et silencieuses sur les joues de Stéphane.

Elle se souvenait de celui qui avait toujours su la faire rire.

Au début, elle avait raillé son allure de gangster des années vingt, ses costumes trois-pièces, ses chapeaux, ses bretelles, avec cette virilité romantique de jeune premier de cinéma, mais n’avait jamais résisté à cette curiosité qu’il exerçait sur elle. Si une dispute éclatait entre eux, il avait le don de la rabrouer avec sa voix basse et puissante d’un :

- On se tait, on ne parle plus, on ne bouge plus. On est bête. On s’embrasse. On s’aime.

Cette légèreté, il l’avait perdue au décès de son compagnon, mort du Sida. Il n’avait pas tenu le choc. Il aurait dû appeler au secours, elle serait venue, tous seraient venus.

- Je vais bien maintenant, ne t’en fais pas. Il m’a fallu du temps, beaucoup de temps pour accepter, mais aujourd’hui, je suis en paix, je ne lui en veux plus d’être parti et de m’avoir laissé seul. À bien réfléchir, il m’a donné toutes les clés pour que je continue la route sans lui. Il s’en est allé en pensant aux autres, comme un seigneur.

- C’est vrai, il était merveilleux. Quelle chance tu as eue de le connaître et de l’aimer ! Quelques minutes plus tard, ils trouvèrent Virgie faisant les cent pas devant la gare.

L’œil gauche à moitié fermé, les pommettes gonflées, la lèvre supérieure en sang, le chemisier ne tenant plus que par un bouton, les cheveux en bataille, elle ressemblait à un boxeur ayant subi une sacrée défaite sur le ring.

- Enfin ! Vous voilà.

L’accolade fut prudente.

- Tu sais, c’est un fou, il a voulu me tuer. Merci à vous d’être là.

Sans plan précis, ils arrivèrent devant la maison. Tout avait l’air calme. Les deux femmes remarquèrent la présence d’une seule voiture, celle de Virgie.

- Il est parti avec Achille, hurla-t-elle.

Stéphane en tête de file, monta les quelques marches de l’entrée, trouva la porte ouverte. Les pièces du rez-dechaussée avaient été mises à sac et Yves avait disparu. En gémissant le prénom de son fils, Virgie se précipita dans la chambre de celui-ci, au premier étage et le trouva assis, par terre, serrant sa peluche préférée.

- C’est fini mon chéri, je suis là.

- Suzanne, peux-tu m’héberger quelques jours, chez toi ?

- Bien sûr, aussi longtemps que tu le voudras.

- Je téléphone à ma mère pour qu’elle prenne Achille, le temps de me ressaisir. Je prends quelques affaires et l’on s’en va d’ici.

- Pendant que tu fais ta valise, on va chercher ton sac, dit Stéphane.

Au bout d’interminables minutes, le sac fut retrouvé dans une boîte à chapeau avec tous les papiers, sauf la carte bleue du compte joint.

Après avoir éteint toutes les lumières, fermé les volets et verrouillé la porte d’entrée, ils filèrent chez la mère de Virgie qui les accueilla tous à bras ouverts, les couvrant de baisers. Elle s’empara du petit Achille qui réclama sans attendre un dessin animé.

Afin de ne pas l’alarmer, Virgie prit soin de ne pas dramatiser la situation. « Non, elle n’a pas mal », « Non, Achille n’a pas assisté à la scène, il dormait au premier étage », « Non, Yves n’a jamais été brutal envers lui »,

« Oui, elle ira chez le médecin et au commissariat »,

« Non, elle ne restait pas ».

- Je te confie Achille, maman.

- Et si Yves sonne à la porte ?

- Ne crains rien. Il ne viendra pas. Il pouvait emmener son fils, il ne l’a pas fait.

C’est en fin de journée que Stéphane déposa les deux femmes épuisées devant l’appartement de Suzanne.

- Vous avez encore besoin de moi, les filles ?

- Non, merci. Heureusement que tu étais là, Achille t’adore, répondit Suzanne.

Aussitôt la porte refermée, Suzanne s’aperçut à quel point, Virgie n’était pas bien. Le mouchoir, qu’elle tenait fermement sur son nez pour arrêter le saignement, sa démarche hésitante et sa lassitude, révélaient, s’il en était besoin, son état de faiblesse.

- Je peux avoir un cachet d’aspirine, ma douce, demandat-elle timidement.

- Je t’apporte ça tout de suite. Quant à moi, je vais prendre un petit punch, j’en ai besoin.

Ce n’était pas dans les habitudes de Virgie de se laisser aller, mais là, malgré le mouchoir, Suzanne voyait les larmes couler sur les joues rouges de son amie, qui s’écroulait à bout de force, tout en essayant de remettre de l’ordre dans ses idées et d’analyser la situation.

Allons, il fallait bien avouer que cette journée était pourrie et que ce qui importait pour l’instant, c’était de secourir Virgie, effondrée sur le canapé.

Le regard de Suzanne s’arrêta sur ce corps qu’elle découvrait pour la première fois à l’abandon. Assise, les jambes écartées, Virgie laissait entrevoir deux cuisses fermes et charnues, que les hommes devaient aimer caresser. Sa féminité avait quelques kilos en trop, mais elle dégageait un charme fou et, quand il le fallait, elle savait user de la sensualité de son petit ventre arrondi et de la cambrure de son dos, légèrement accentuée.

Son corsage ouvert laissait jaillir deux seins imposants qui faisaient le désespoir de son amie. Elle se dépeignait souvent comme un gros ballon avec lequel on aimait jouer, mais que l’on abandonnait dans un coin, l’envie passée, ne sachant quoi en faire. Tout ce qui la désolait dans son apparence affolait les hommes, car ce petit bout de femme donnait faim. Et, si de temps en temps, elle se comparait à son amie, grande et fine, elle admettait que cette différence les attirait, chacune cherchant chez l’autre, ce qui lui manquait.

Une sensation inconfortable envahit Suzanne. Elle avait l’impression de découvrir quelque chose de Virgie, qu’elle ne connaissait pas et qu’elle avait inconsciemment toujours repoussé.

Ce corps avachi, ramolli, sans consistance, dont tous les membres tremblaient irrésistiblement, cette perte de cohérence la rendait furieuse. Elle ne pouvait concevoir que cette femme, qu’elle considérait comme un modèle, qui avait su être le conseil judicieux, le coup de main d’urgence, la bonne humeur et l’équilibre parfait, puisse sombrer dans une douleur morale et physique. Elle les reconnaissait ces larmes, elle en avait encore le goût amer sur les lèvres.

*

Virgie, depuis leur rencontre était une alliée, une confidente, une sœur, quelqu’un sur qui elle pouvait se reposer. Elle avait eu maintes occasions de le vérifier par le passé et plus particulièrement ces derniers mois, où elle avait cru tomber au plus profond des abîmes, après sa rupture d’avec Marc.

Marc l’avait conquise rapidement, trop rapidement. Il l’avait possédée, dès le premier instant et n’en avait apprécié que le minimum. Son erreur avait été de ne pas savoir la regarder et la deviner. Avec une aisance toute naturelle, ils arrivaient à se comprendre sans que les mots soient utiles.

Elle avait vite eu peur de cette quasi-certitude d’avoir trouvé ce qui lui manquait. Elle, tellement rationnelle, tellement exigeante, envers les autres, sensible au moindre détail, susceptible de la faire fuir ou de la laisser béate d’admiration à ne plus raisonner. Ce n’était pas possible que tout se passe si rapidement. Pourtant, elle avait eu beau chercher, s’évertuer à se convaincre du contraire, elle n’avait pas trouvé. Rien chez lui ne lui avait déplu. Cet homme à l’allure distinguée, au verbe élégant et aisé, au visage clair était bourré de charme. La trentaine lui donnait une silhouette rassurante et évoquait, pour celles qui savaient le regarder, une façon sensuelle de vivre. Sans hésitation, elle l’avait remarqué, admiré et aimé.

Aujourd’hui, elle en gardait un souvenir cuisant.

Elle ne comptait plus les appels au secours, les moments d’extrême lassitude qui l’avaient envahie. Le trou noir, une envie irrésistible de se foutre en l’air, d’en finir, de se laisser tomber. Heureusement, la main de Virgie avait été là, au bon moment. Sa présence avait pansé ses blessures et c’est à coups d’amour et de patience, enrobés d’une bonne dose d’humour, qu’elle avait rouvert les yeux.

Après cette rupture, Suzanne avait considéré que la masculinité était dangereuse, toxique, au même titre qu’un poison et avait renoncé à rencontrer le prince charmant, qu’elle avait inconsciemment fantasmé dans chacune de ses relations.

Cette souffrance l’avait fait grandir, certains disaient même, que cela l’avait mise en beauté. C’est vrai, qu’elle était jolie. Elle semblait prendre le temps de respirer, d’apprécier le moindre des cadeaux de la vie. Ce n'était plus le moment de courir. Elle voulait être calme, faire les choses à loisir, car sa nature réclamait l’espoir et la découverte. Cet échec qu’elle venait de vivre la laissait brisée, mais tellement plus forte. Cette certitude la ravit et elle esquiva un soupir de soulagement. Oui, elle aimait la vie. La souffrance en avait fait partie et elle aspirait maintenant, à n’en goûter que les joies et les promesses.

Pour l’instant, la paix était souhaitée, tant par son corps, que par son cœur, mais n’aimait-elle pas par-dessus tout séduire et être séduite. C’étaient là deux sensations qu’elle ne concevait pas de perdre, car elle en avait besoin pour évoluer et se rassurer.

*

Virgie, recroquevillée, semblable à un escargot dans sa coquille, reniflait et gémissait, lâchant de-ci de-là, des morceaux de phrases incompréhensibles.

Cette femme, tout d’un coup, ne ressemblait plus à celle de la veille. Ce n’était plus la Virgie qui écoutait, qui pouvait tout entendre du plus sordide au plus corsé, ou au plus mesquin, celle qui ne se dévoilait jamais et conservait pour elle, la partie intime de son être. En fait, Suzanne se rendait compte, n’ayant jamais reçu de confidence de la part de son amie, qu’elle ne la connaissait pas et c’est avec maladresse qu’elle lui caressa les cheveux en la serrant contre elle. Ce corps, secoué par des sanglots presque impudiques, la rendit mal à l’aise.

Quelle chienne de vie ! Il faudra bien qu’un jour, les femmes deviennent aussi imperméables que les hommes et décident de ne plus souffrir pour deux.

Comment s’y prendre, comment trouver les mots en une telle circonstance ? Consoler Virgie lui parut être une tâche difficile et infranchissable la vie jusqu’à présent, lui ayant épargné ce genre de situation.

Elle avait toujours eu la chance de côtoyer des personnes fortes, capables d’assumer leur douleur, leur désarroi. Elle seule avait eu besoin de s’épancher, de se confier.

Tous les gestes gratuits qu’il fallait qu’elle accomplisse ici, maintenant, pour soulager Virgie, lui étaient étrangers, elle ne savait pas faire. Tout ce qu’elle offrait, c’était parce qu’elle avait reçu. Il lui restait à découvrir que le don de soi remplit le cœur de l’homme et ce soir, ce n’était pas le soir, elle n’était pas préparée.

Virgie avait maintenant les yeux gonflés, le nez rouge.

Des gestes rageurs essuyaient le rimmel, qui n’en finissait pas de la faire ressembler à un clown grotesque. Leurs regards se croisèrent, remplis d’une infinie tendresse.

Suzanne se sentit soulagée de voir cette masse froissée, reprendre un semblant de vie. Tout devait redevenir comme avant. S’il le fallait, elle la giflerait afin de la réveiller, ayant encore besoin de se persuader qu’elle était la plus forte et que rien ne pouvait l’atteindre et lui faire mal.

Un énième mouchoir alla rejoindre la tonne de Kleenex amoncelée au pied du canapé, vestige désastreux d’une situation que Virgie décida d’abréger. C’était inutile d’attendre un quelconque soulagement de la part de Suzanne. Il était trop tôt, beaucoup trop tôt. Dans un effort ultime, elle tenta de soulever son corps et vacilla, ne parvenant pas à maîtriser la faiblesse qui l’envahissait.

Dormir, c’était peut-être le seul remède. D’un pas de somnambule, elle se dirigea vers la chambre qu’elle occupait à loisir chez son amie et ouvrit la fenêtre, après avoir éparpillé ses vêtements par terre. Suzanne la suivit, attentive au moindre trébuchement. Une odeur d’herbe fraîchement coupée les fit tressaillir et le vent sembla chasser toutes les rides du visage de Virgie, fripé par les pleurs.

Virgie se laissa tomber de tout son poids sur le lit et étira ses membres endoloris de courbatures. Ses tempes lui faisaient mal. Sans qu’elle puisse le décider, son esprit vagabond revint tout naturellement vers Yves, son compagnon depuis cinq ans.

En fait, si elle faisait preuve de lucidité, elle comprenait que dès le début, elle avait entamé avec lui un chemin sinueux, plein d’embûches. Les fuites, les silences, les absences, les petites et risibles manœuvres pour échapper à toute confrontation physique, les errances dans Paris et les sauts de puce d’hôtel en hôtel pour rejoindre des femmes annonçaient l’inévitable. Pour justifier ce libertinage, Yves avait eu l’audace de lui demander son accord à coûts d’arguments déloyaux, en s’excusant de sa lâcheté, tout en lui avouant qu’elle était son unique amour, la seule, le havre de paix où il reviendrait toujours.

- Chacun se défoule comme il peut, moi, c’est à travers le sexe. Ça n’a rien à voir avec nous, lui avait-il dit.

Tout en courbant l’échine, elle n’avait jamais vraiment accepté ce discours. Elle n’avait jamais su comment l’aimer avec cette rage et cette révolte, devant tant d’humiliations quotidiennes.

Le supplice avait été d’autant plus douloureux, qu’elle avait choisi de devenir sa confidente, un moyen comme un autre de le retenir et de croire, que cet homme de quarante ans serait un jour moins séduisant et qu’elle récolterait, comme un dû, les restes d’un amour et le début d’une tendresse.

Elle avait même éprouvé une certaine fierté, en imaginant qu’il aurait toujours besoin d’elle.

Aujourd’hui, la charité, elle en avait assez. Elle ne le supportait plus, c’était un parasite, un être grossier. Au fil des années, elle avait compris qu’un jour, il la laisserait tomber comme un vieux gant, un gant dépareillé et qu’il fallait qu’elle s’éloigne de lui, qu’elle tire un trait définitif sur cette vie misérable. Cette maltraitance, elle aurait peutêtre pu la supporter à coup de « ça ne durera pas », mais, depuis trop longtemps, cet homme infidèle jouait avec elle et devenait brutal, rongé par une jalousie maladive.

Il ne pouvait être question pour elle de le laisser détruire sa vie à petit feu. Cette violence lui faisait peur et elle sentait bien qu’elle l’entraînait vers un abîme profond, d’où elle ne pourrait sortir sans blessures.

En un éclair, elle s’était vue déchue de toute dignité, de tout jugement, de toute énergie, persuadée que les coups qu’elle recevait étaient mérités. Un pauvre être perdu dans sa souffrance et sa solitude.

Très vite, elle avait chassé cette image et puisé au fond d’elle-même la force de lui échapper, de dire non, de partir, d’en finir avec cette pièce de théâtre ridicule, dont lui seul écrivait le dialogue. Elle refusait les miettes et desservait le couvert. Dorénavant, elle avait le rôle principal et choisissait, dès aujourd’hui, la chute finale.

Pourquoi les hommes ont-ils tous cette soif de tourmenter les femmes avec leurs problèmes, cette satisfaction secrète qui consiste à être consolé par l’une, parce qu’une autre les a blessés ?

Virgie ouvrit les yeux et aperçut Suzanne assise sur le lit à ses côtés.

- Ma douce, ne t’inquiète pas. Ça va aller.

- Si, je m’inquiète Virgie, je ne t’ai jamais vue dans cet état. Veux-tu que j’appelle un médecin ? As-tu besoin de quelque chose ?

- Ce soir, mon histoire avec Yves est finie. C’est bête, j’y ai cru. Il faut que je me repose.

Désarticulée, Virgie laissa le sommeil l’envahir comme une délivrance. Elle ferma les yeux. Yves s’évaporait et les décisions qu’elle essayait de prendre, faisaient de même.

Les mots valsaient dans tous les sens, impossible de les remettre dans l’ordre. Il fallait les retenir pourtant, les enfouir dans un tiroir.

Elle partit vers le néant, savourant le délice de la fraîcheur de la nuit. Demain serait doux, son cœur cicatriserait, elle ferait tout pour qu’il en soit ainsi.

Elle disparut sous les draps, appuya sa tête dans la joue soyeuse de l’oreiller et le sommeil l’emporta si vite, qu’elle n’eut pas le temps de dire « je m’endors ».

La somnolence de Virgie aida Suzanne à quitter l’appartement sans remords. Elle savait qu’elle n’aurait droit le lendemain à aucune explication.

Elle se retrouva dehors, seule et désemparée, avec une envie irrésistible de respirer à plein poumon. La ville lui apparut dans cette inépuisable splendeur illuminée, qui lui coupa le souffle. La nuit chaude l’enveloppa et lui procura un besoin animal de profiter de la vie, cette vie qui passait si vite et qui lui semblait tour à tour précieuse, dévorante et brutale. Ne pas en manquer une minute, savourer seconde après seconde, tout ce qu’elle lui offrait de délicieux. Tout était à elle si elle le voulait, ici à Paris, ou ailleurs.

Les lumières de la ville, le va-et-vient des passants, qui profitaient comme elle, de l’ivresse d’une nuit printanière, la rassura. Elle regarda avec curiosité et étonnement, cette immensité qui l’entourait. Tout cela lui appartenait, puisque son esprit pouvait vagabonder parmi ces nuages et ces étoiles. Ses bras étaient assez grands pour envelopper ce paradis. Tout pour elle était cadeau, beauté, splendeur et elle ne pouvait que se mettre à genoux devant celui qui lui offrait un tel joyau.

Elle possédait cette richesse, de pouvoir à son gré, mener l'existence qu’elle désirait où et avec qui elle voulait. Elle en tirait une certaine fierté et un incontestable orgueil, mais une chose lui manquait, savoir diriger sa vie amoureuse. Dominer l’autre, ne pas se faire broyer.

Proposer, disposer, profiter, prendre, sans s’investir, n’était pas dans les gênes des femmes, mais bien dans celui des hommes.

Être libre de ses sentiments, un but qu’elle avait manifestement besoin d’atteindre rapidement, afin de se sentir forte, face à cette existence qu’elle ne voulait pas rater. Parvenir à ne pas souffrir et enfin, mener le jeu à sa guise, selon son envie et puis, se venger, pour venger Virgie. Pouvoir deviner sur le visage de l’autre, les doutes, les angoisses, les incertitudes comme elles-mêmes les avaient connues et supportées. Pourquoi ne pas feindre pour se préserver ? Une soif de conquête la submergea.

Sans but précis, elle se laissa happer par le charme des rues de Paris, passa devant le musée d’Orsay, traversa la Seine et c’est en flânant qu’elle arriva sur le parvis de Notre-Dame où grouillait une multitude de touristes assis sur les pelouses, écoutant religieusement un quatuor de musiciens classiques entamant la troisième symphonie de Mozart.

Elle s’arrêta et se mêla à la foule. Elle aurait aimé être là avec Virgie. Elle se rappelait…

Chapitre III

Le jardin du Luxembourg

Suzanne avait connu Virgie au jardin du Luxembourg, un après-midi d’automne.

Comme à son habitude, elle se dirigeait vers le quartier dit « à l’anglaise » donnant sur la rue Guynemer. Elle en appréciait le calme, les massifs de fleurs et les arbres, qui à cette époque, s’habillaient d’une robe flamboyante.