Des Nouvelles de Compostelle - Jean-Pierre Bonnet - E-Book

Des Nouvelles de Compostelle E-Book

Jean-Pierre Bonnet

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Beschreibung

Une série de nouvelles à découvrir.

Grand marcheur mais aussi rêveur impénitent, Jean-Pierre Bonnet a effectué le chemin jusqu'à Santiago à trois reprises, empruntant chaque fois un nouvel itinéraire. En 2004, il part de Vézelay, l'année suivante, du Puy-en-Velay. Et en 2007, il reprend son bâton pour découvrir la voie d'Arles.
À chacun de ses retours, il compile ses notes et ses rencontres qui deviendront Des Nouvelles de Compostelle. Dans ce livre, l'auteur raconte le chemin, mais aussi le parcours de ces gens qui essayent de naviguer entre les turbulences de la vie pour trouver leur chemin. En final, cette cinquantaine de nouvelles créent un paysage émotionnel remarquable entraînant le lecteur au coeur de cette aventure singulière des temps modernes.

Plutôt qu'un récit de voyage, voici une série d'histoires - drôles, tendres, parfois émouvantes - qui racontent le chemin. Une autre façon de le découvrir ou de se rappeler son propre périple.

EXTRAIT DE LA DAME AU LIVRE D'OR

Le chien aboie, le marcheur s’arrête hésitant. Ce n’est pas le premier chien pourtant depuis son départ, mais c’est le premier de la journée ! Il vient de quitter le gîte communal de la petite bourgade de Dordogne, par une belle matinée printanière, une des rares de cette année pluvieuse et venteuse. La grimpette pour s’éloigner des rives de la Dordogne a été dure ; mais n’est-ce pas le cas tous les matins quand il faut remettre le corps en marche et que l’on sait qu’il devra « fonctionner » sept à huit heures de rang ?
Arrivé dans ce petit hameau, il peut voir les premières vignes du Bordelais, et il peut entendre les premiers jappements de chien du jour. Apparemment, le chien s’était assoupi au soleil, car ce n’est qu’une fois dépassée la maisonnette que le pèlerin est rattrapé par le glapissement frénétique de la bête.
C’est alors qu’une porte s’ouvre précipitamment et qu’un cri s’en échappe :
— Monsieur ! Monsieur !

À PROPOS DE L'AUTEUR

Né à Cussac, dans le Limousin, Jean-Pierre Bonnet est resté fidèle à cette terre dont il parle la langue d’oc. Il y puise son inspiration. Dans tous ses romans, il aime à dépeindre finement la société paysanne dans les années 50-60. La famille est son thème de prédilection. Il porte un regard lucide et avisé sur ces relations privilégiées mais fragiles qui se créent entre les êtres, souvent bonifiées sous l’effet des revers de la vie et balayées par les faiblesses humaines.

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À Évelyne

Sur le mur d’une des albergues de Galice, on peut lire ce texte, traduit dans plusieurs langues, dont le français :

Partir c’est avant tout sortir de soi. Briser la crainte d’égoïsme qui essaie de nous emprisonner dans notre propre moi.

Partir c’est cesser de tourner autour de soi-même comme si on était le centre du monde et de la vie…

Partir c’est ne pas se laisser enfermer dans le cercle des problèmes du petit monde auquel nous appartenons, quelle que soit son importance. L’Humanité est plus grande et c’est elle que nous devons servir.

Partir c’est ne pas dévorer les kilomètres, traverser les mers ou atteindre des vitesses supersoniques. C’est avant tout s’ouvrir aux autres, les découvrir, aller à leur rencontre. S’ouvrir aux idées, y compris celles qui sont contraires aux nôtres.

C’est avoir le souffle du marcheur.

Don Helda Camara

Sac de nœuds

Tout est là, étalé sur le lit… une nouvelle fois. Combien de fois déjà ? Il ne sait plus, il ne compte plus, depuis un bon moment. Fichus bouquins sur Saint-Jacques qui ne cessent de prodiguer des conseils aux candidats au voyage, à l’aventure, au marcheur avaleur de kilomètres, et même au pèlerin, car s’ils divergent sur bien des points ils sont unanimes sur un seul : le sac du marcheur ne doit pas dépasser douze kilos !

Et encore, il a pris la marge la plus haute, car certains auteurs évoquent même dix pour cent du poids. Et si tous font la liste des « indispensables » pour être autonomes pendant trois mois, et s’ils expliquent comment on range son sac, aucun ne donne la recette miracle pour que ça loge ! Or à la première pesée, le sac faisait 15 kg ! Il a alors relu sa liste, et l’a à nouveau comparée aux listes standards qui figurent dans les annexes de la plupart des guides. Il n’en revient pas, il croyait même être largement en dessous du poids. Les vendeurs des magasins spécialistes avaient tous été formels : « Depuis quelques années, les industriels ont fait des progrès remarquables sur le poids des sacs, des gourdes, des sacs de couchage, et autres gadgets du randonneur ». Or, il est à plus trois !

Il faut donc se rendre à l’évidence : il y a incompatibilité entre les « choses indispensables à emporter pour survivre » et le poids à porter pour éviter les lumbagos ! Succomber de froid ou de faim, ou bien faire un arrêt cardiaque sous le coup d’un effort trop intense… En arriver là alors que jusqu’à présent il avait tout juste : trois marches par semaine depuis quatre mois avec un sac de plus en plus chargé… Déjà cinq kilos de moins.

Pris de panique, il a imaginé téléphoner à un ancien qui lui a donné déjà moult conseils. Mais il ne l’a pas fait : peur du ridicule… et puis dans sa tête, il est déjà en marche, il veut faire son périple seul, c’est son expérience à lui. Ça passera ou ça cassera !

Au premier « vidage », il a retiré une chemise, un slip, une paire de chaussettes, une timbale en alu. Malheureusement, la pesée suivante était toujours au-dessus de 14,5 kg !

Les nus-pieds « pour le soir » en simili cuir ne survivent pas et cèdent la place à des nu-pieds en plastique, moins confortables, mais de toute évidence moins lourds ! Quarante ans de suspense de Boileau – Narcejac fait les frais de cette chasse aux grammes, lui qui devait assurer les soirées d’étapes en solitaire… John Grisham, en anglais, se retrouve dans le sac : encore une victoire de la littérature américaine, sauvée par un brochage rustique et un grammage moins épais !

Quant à la flasque offerte par un ami et qui aurait contenu de quoi réveiller le mort les jours de grandes souffrances, elle restera sagement sur le bureau… Argentée, inoxydable, remplie de rhum, ce sont 500 grammes de jouvence et de chaleur qui ne participeront pas à la fête.

Mais l’aiguille de la balance monte encore à 13,7 kg… Tout est une nouvelle fois étalé : du sac de couchage, au sac à viande, des chaussettes double peau aux 3 slips en passant par 3 t-shirts, et aussi le savon qui lave tout… Tiens, savon ? Le savon de Marseille se retrouve diminué de moitié : j’en achèterai sur la route ! Bouteille d’eau thermos de 1,5 litre ? Oh, l’idée lumineuse : mais si je prenais une bouteille d’un litre ? Je gagne un demi-litre donc en principe 500 grammes ! Sauf que là elle était vide…

Encore un effort. Pourtant même s’il faudra laver chaque soir son linge sale, il faut bien envisager le cas où le linge ne sèche pas pendant la nuit. Passer de trois à deux c’est prendre un risque !

Appareil photo numérique et son chargeur batterie ? Bien sûr que cela n’est pas sur la liste des « indispensables », mais faire Vézelay-Santiago, 1 700 kilomètres, il ne le refera pas tous les ans ! Autant immortaliser l’effort, les paysages, les gens, rumine l’impétrant. Que supprimer en compensation ?

Un pull à capuche : O.K., mais alors une seule chemise à manche longue… Le jean pour le soir ? À la trappe ! Le pantalon de surf, vieux de vingt ans fera très bien l’affaire même s’il est délavé, il se trouve bien moins lourd, de plus il séchera très vite… « J’aurai l’air d’un clown, bof ! on n’y est pas encore… »

C’est avec de moins en moins de douceur dans le geste qu’il refait son sac, et voilà un énième moment de vérité pour une nouvelle pesée. Comme il comprend le drame des boxeurs et des jockeys… 12,5 kg !

— C’est mon dernier prix. Je ne touche plus à rien ! lâche-t-il de lassitude.

Mais qu’est-ce que c’est que ce sac en tissu noir, posé là sur la chaise ? Les médicaments ! Les pommades pour les tendinites, les échauffements, les pansements Compeed… l’aspirine, l’Immodium pour le ventre, etc. Depuis trois mois, les conseillers se sont faits de plus en plus nombreux, de plus en plus convaincants aussi : « Cette lotion dissoute chaque soir dans une bassine d’eau et tes pieds te mèneront au Paradis ! » « Tous les matins, tu te frottes le bas du dos avec cette pommade et tu voleras sur le chemin… » Bref ! Pas une seule partie du corps qui n’ait pas droit à son traitement spécifique. Il mettra une heure pour faire le tri et opérer les choix cruels. N’osant pas imaginer ce qu’il répondra dans trois mois quand on lui demandera « Alors tu as fait ce que je t’ai dit ? » Mais où sera-t-il dans trois mois ? La fin du voyage… bref, l’éternité !

La trousse de toilette remisée dans une des poches frontales du sac, il n’ose repeser le sac… Pourtant il le fait : plus de treize kilos ! Risque-t-il l’enfer ? Il ne sait quoi soustraire. Mais comment font ceux qui emportent également de quoi camper, de quoi se faire à manger, réchaud, casserole ?

Ce n’est pas possible, il a dû mal lire, mal interpréter les instructions ; ou bien alors les mots doivent avoir un autre sens ! Il n’existe pas sur le marché plus ultra léger, plus mini : mini serviette de toilette, mini tube de dentifrice, etc.

Bon, le bouquin ? Mais peut-on partir en voyage sans quelque chose à lire ? Pas lui en tout cas, il ne l’a jamais fait ! Oui, mais c’est la première fois qu’il fait le chemin de Saint-Jacques…

— Non, décidément, non… je l’emporte !

Le carnet de voyage ? Il ne peut le prendre plus petit, moins épais ! Pensum de chaque soir pendant presque trois mois : il faudra écrire petit, tout petit… dans le pire des cas, s’il est plein, il l’expédiera par la poste au passage de frontière à Saint-Jean-Pied-de-Port, et s’en achètera un second pour la partie espagnole.

Quant aux cartes journalières du chemin de Saint-Jacques et aux explications complémentaires associées, elles ont été largement « charcutées » : pages d’histoires et autres additifs informatifs ont été purement et simplement supprimés ! Tant pis, il devra faire travailler sa mémoire ou récolter sur place les infos. Ce n’est quand même pas le tourisme sa motivation essentielle !

Non, décidément il ne peut plus rien enlever ! Il partira donc avec le sac en l’état, advienne que pourra… De toute façon, le sac et la tête seront en osmose au moins au départ : trop lourds, l’un et l’autre.

La dame au livre d’or

Le chien aboie, le marcheur s’arrête hésitant. Ce n’est pas le premier chien pourtant depuis son départ, mais c’est le premier de la journée ! Il vient de quitter le gîte communal de la petite bourgade de Dordogne, par une belle matinée printanière, une des rares de cette année pluvieuse et venteuse. La grimpette pour s’éloigner des rives de la Dordogne a été dure ; mais n’est-ce pas le cas tous les matins quand il faut remettre le corps en marche et que l’on sait qu’il devra « fonctionner » sept à huit heures de rang ?

Arrivé dans ce petit hameau, il peut voir les premières vignes du Bordelais, et il peut entendre les premiers jappements de chien du jour. Apparemment, le chien s’était assoupi au soleil, car ce n’est qu’une fois dépassée la maisonnette que le pèlerin est rattrapé par le glapissement frénétique de la bête.

C’est alors qu’une porte s’ouvre précipitamment et qu’un cri s’en échappe :

— Monsieur ! Monsieur !

Curieusement, il s’attendait à ce que le propriétaire fasse taire son animal, agacé… mais l’effet est pourtant le même, car le toutou s’en retourne se blottir contre le mur et reprendre sa sieste matinale.

Le pèlerin voit venir à lui une petite vieille, boitillante, sourire aux lèvres :

— Vous allez bien vous arrêter ? Une minute…

Il y a dans son regard comme une imploration, une supplique. Arrivé près de la barrière en bois, toute proche du pèlerin, la vue de la coquille pendant à l’arrière du sac semble la ravir :

— Un pèlerin, ça prendra bien un café avec des tartines de confiture « maison » ?

— Non, merci. C’est gentil à vous, mais je viens de déjeuner !

À peine a-t-il dit ces mots qu’il les regrette.

Le visage de la vieille se ride plus encore et ses yeux s’humidifient même. Il n’a pas réfléchi. Parti depuis seulement une demi-heure, concentré sur son étape du jour qu’il sait être longue, il n’a pas souhaité lui faire de peine, mais il ne peut « perdre » trop de temps dès le début de matinée.

— Vous ne voulez vraiment pas vous arrêter un instant ? Juste quelques minutes ? répète-t-elle.

Il ne peut devant tant de détresse apparente se soustraire, bien qu’il ne comprenne pas les raisons de cette offre pressante. La vie qui semble grouiller dans le village, la fermière, au bout de la rue qui donne à manger à ses poules, rien qui ne lui fasse craindre d’entrer dans un quelconque « coupe-gorge ». Il franchit le seuil et accède à la cour pour suivre la vieille dame.

En passant devant son chien, cette dernière lui lance en maugréant :

— Fainéant, un peu plus tu ratais ce pèlerin !

Propos qui n’a pas pour effet de rassurer le héros du moment. Telle est donc la mission du berger, sonner l’alarme ! Non pour écarter, mais pour inviter…

— Asseyez-vous, et mettez-vous à l’aise ! lui dit-elle en lui tendant une chaise en bois, près d’une table ronde nappée d’une toile cirée verte.

Se déharnachant, il pose son sac contre la chaise, ruminant de sinistres pensées. Tant de temps passé pour enfiler le sac, l’équilibrer, le hisser à l’épaule avec un coup de reins et serrer toutes les sangles : gestes qu’il faudra renouveler dans quelques minutes à peine…

La pièce est petite et sombre, un lit de coin en occupe le fond, une petite commode lui faisant face, il a pu voir en entrant un évier sous la fenêtre. Un escalier, bien raide pour une personne âgée, monte dans un étage où elle ne doit plus guère aller.

— Vous ne voulez vraiment rien ? insiste-t-elle à nouveau.

— Bon, allez, un café, mais léger s’il vous plaît, si vous en avez de prêt bien sûr.

Il ne se voit pas attendre !

— J’en ai de prêt sur la cuisinière. Il y en a toujours, toute la journée, pour les pèlerins qui passent. Je le prépare dès le matin !

Le pèlerin commence à comprendre les motivations de son hôtesse. Elle s’est investie d’une mission hospitalière bénévole. Il a lu dans certains récits de voyage qu’il s’en rencontre le long du chemin entre Vézelay et Santiago. N’ayant rien à voir avec les hospitaliers d’associations responsables des gîtes, ils sont souvent de simples particuliers recevant chez eux des pèlerins pour un café, une pomme, un verre de vin et un brin de causette.

Tandis qu’il boit son café en tenant d’une main un bol en faïence bleue ébréché sur les bords, il la surveille de l’œil. Elle s’affaire devant la commode et fouille fébrilement dans un tiroir.

— Mais où est-il ? Décidément, je ne trouve jamais rien… Oh ! ma pauvre tête… puis soudain : Ha ! le voilà !

Elle se retourne rayonnante vers l’homme assis et lui tend un vieux cahier d’écolier Clairefontaine :

— Vous allez me mettre quelques mots dans mon livre d’or !

Il a failli éclater de rire quand elle a prononcé « livre d’or » pour ce petit cahier aux bords écornés.

— Mais bien sûr ! fait-il en évitant de croiser le regard de la vieille de peur qu’elle n’y lise la lueur amusée qu’elle pourrait interpréter comme de la moquerie.

Le cahier, bien ouvert sur deux pages blanches, est étalé devant sa tasse de café. Elle lui a tendu un stylo à bille Bic, encre bleue. Curieusement, il hésite : il pourrait mettre une banalité, certes, mais peut-être attend-elle quelque chose de particulier. Tant qu’à faire, autant faire plaisir jusqu’au bout…

Elle s’est assise devant lui et le dévore des yeux, anxieuse de savoir ce qu’il va bien pouvoir écrire. Devant son embarras et pour combler le silence du moment que seul le tic tac d’un vieux réveil posé sur la commode trouble, elle lui dit :

— Écrivez ce qui vous passe par la tête, ce n’est pas grave… L’important c’est que vos mots, quand je les relirai par la suite, puissent me permettre de me rappeler votre visage. Loin de l’inspirer, ces paroles le désorientent plus encore.

C’est alors que la vieille dame se met à parler, à lui raconter une histoire, son histoire, sa vie…

— Jean, mon mari, était ouvrier dans le nord de la France. Nous avions une petite maison dans un coron, on vivait simplement. Nous avions du mal parfois à boucler les fins de mois, mais enfin nous y arrivions. Nous n’avons pas pu avoir d’enfants. Un jour, il a été licencié. À son âge, comment retrouver du travail ? Je le voyais bien tourner en rond dans la maison, ou alors rester assis sur le pas de la porte pendant des heures sans bouger.

Un soir à la télévision, on a regardé une émission qui parlait du pèlerinage de Saint-Jacques-de-Compostelle. Le lendemain, il m’a dit : « Je vais faire ce chemin-là ! » J’ai été surprise, car il n’avait pas beaucoup de religion. Oh ! il n’en disait pas de mal : il n’en parlait pas. J’ai été contente. J’avais peur qu’il vire mal, qu’il aille au bistrot… vous voyez ce que je veux dire. Il a acheté un livre où il donnait des conseils. Un copain lui a prêté un sac, un autre un sac de couchage. Un matin de printemps il a quitté la maison : « Je t’enverrai une carte de là-bas, à l’arrivée ! »

Quand on m’a appelé au téléphone, il était arrivé dans ce village. On m’a dit de venir vite, qu’il n’était pas bien, malade quoi… La valise a été vite faite, mais le voyage a été long : ce n’est pas facile de traverser la France en train pour venir jusqu’ici. Les gens du pays ont été gentils : ils sont venus me chercher à la gare du chef-lieu. C’était un adjoint au maire. Pendant le trajet, il n’a pas beaucoup causé ni répondu à mes questions. En arrivant, j’ai compris : mon mari était mort la veille. Sans moi… sur le chemin de Saint-Jacques.

En atteignant le village, il avait eu un malaise. Un villageois l’avait fait entrer chez lui, l’avait fait coucher sur son lit. Celui qui est devant vous. Et c’est là qu’il est mort.

On l’a enterré dans le cimetière du pays. Je ne voulais pas interrompre son voyage vers Saint-Jacques. Je suis revenue plusieurs années durant me recueillir sur sa tombe. Un jour, on m’a annoncé que le monsieur qui l’avait hébergé était décédé et que sa maison était en vente, il n’avait pas d’héritier. On avait gardé la prime de licenciement, j’ai pu faire affaire. J’étais contente de vivre dans sa dernière demeure, sur la route de son dernier rêve.

Un jour, peut-être, je finirai son rêve, j’irai à Saint-Jacques. On dit que l’an prochain, le club du troisième âge envisage d’affréter un car. Je pense m’inscrire pour le voyage, bien sûr je ne peux pas y aller à pied. Je terminerai le chemin de mon Jean…

En quittant la maison, et pour la première fois depuis le départ, le pèlerin sent son sac moins lourd. Pourtant il sait qu’il a rajouté une pierre dans son sac, mais une fois arrivé au terme du voyage, il pensera à Jean et à sa veuve, pour que là-bas une étoile de plus brille dans le ciel de Saint-Jacques.

La nonne

La double porte en bois qui donne accès à la chapelle se fait discrète dans l’angle de la salle à manger de la maison d’hôte. Hier soir, quand elle lui a fait visiter les lieux, la sœur en civil assurant l’accueil dans le couvent a surpris son regard interrogatif sur la signification de la croix sur l’un des panneaux :

— Il s’agit de la chapelle du couvent. Cette porte vous permettra, si vous le désirez, d’aller vous y recueillir avant de reprendre votre chemin.

Il n’a rien dit sur-le-champ. La maison d’hôte située à l’entrée du couvent s’avère finalement une adorable pension de famille, et le pèlerin y trouve une halte sympathique et bienfaitrice après ces premiers jours de marche particulièrement galère. Mais immense est sa frustration de constater que les sœurs sont invisibles pour le grand public. Seule la sœur assurant la gestion de la maison d’hôte côtoie le monde. Accueil occasionnel pour les pèlerins faisant le chemin de Compostelle sur la voie de Vézelay, la maison a pour vocation de recevoir les familles rendant visite aux jeunes nonnes du couvent.

Sur son guide, le pèlerin a repéré cette halte. Curiosité, soif de découverte et besoin de comprendre lui ont fait choisir cet endroit. Arrivé tard en soirée sous une pluie battante, il n’a vu du couvent qu’une grande grille donnant sur une cour intérieure desservant des bâtiments ressemblant à n’importe quels pensionnats scolaires. À côté de la maison d’hôte, située à l’extérieure de l’enceinte, une petite pièce vitrée propose à la vente des produits fabriqués par les pensionnaires.

Sobre et spartiate, la chambre lui a offert une nuit de sommeil bien venue. Ce matin levant le nez de son bol de café fumant il regarde une nouvelle fois la porte de la chapelle : oui, il va y aller…

En fait, la double porte ne donne pas directement sur la chapelle, mais plutôt sur un couloir étroit de quelques mètres terminé par une petite porte en bois. Une veilleuse évite la chute. Le voilà dans la chapelle. La porte permet d’accéder dans un des transepts à gauche de l’autel. Bien qu’il ne soit que six heures du matin, l’ensemble des lieux est déjà très éclairé : spots dans les angles, mais également moult cierges aux pieds de l’autel et de certaines statues de la Vierge.

Il s’assoit sur le premier banc le plus proche de la porte. C’est là que, levant les yeux, il la voit. Agenouillée, bien droite, sur le prie-Dieu, les bras entrelacés à la manière des prélats, il ne distingue du visage que son profil. Des traits fins, doux et réguliers, un nez délicat et de longs sourcils noirs : il la trouve magnifique !

Le long du chemin, il n’a rencontré que des sœurs isolées, franciscaines ou dominicaines, finissant leurs jours à deux ou trois dans des maisons isolées. Toutes parlaient de la crise des vocations, pourtant l’une d’elles avait dit un soir qu’un ordre récent, « les sœurs de la Visitation » était en vogue et attirait beaucoup de jeunes femmes. Elle semblait donc dire vrai pour ce couvent.

Plusieurs minutes se sont écoulées, le mécréant n’a toujours pas formulé de prière, il a gardé ses yeux rivés sur la nuque de la nonne. La grande chasuble donne l’impression d’être bleu clair et le voile paraît blanc. À un moment, elle tourne la tête et deux grands yeux noirs lui sourient : comme elle a l’air heureuse ! Derrière, sur d’autres gradins, par groupe, des sœurs s’assoient en se bousculant. Quelques rires fusent, laissant deviner l’âge des nonnes : des gamines ! Il semble régner la même ambiance sans doute que dans un pensionnat de jeunes filles, simplement un peu plus feutrée…

Nulle autre de ses « camarades » ne vient s’asseoir près d’elle, elle reste seule sur son banc. À un moment, elle change de position et ses coudes viennent reposer sur l’accoudoir, la tête penchée en avant. Pendant tout ce temps, il cherche à comprendre ce qui a bien pu la pousser à cette vie de recluse. Trop jeune pour un amour déçu ? Trop belle pour en vouloir à la vie ? Son imagination galopante ne trouve pas l’once d’une explication plausible… Et s’il l’enlevait ?

Enfin, elle se lève et comme si elle avait senti son regard pesant sur elle pendant toute la « séance », elle se tourne vers lui. Un sourire resplendissant illumine son visage et il le reçoit comme un éclat de rayon de soleil. Qu’elle est belle ! Mais aussi comme elle a l’air radieuse, calme et sûre d’elle. Sans un mot ni aucun geste déplacé, elle s’en retourne alors lentement et se dirige vers la grande porte de sortie ; ses pieds paraissent ne pas toucher le sol. Un dernier regard, ils savent qu’ils ne se reverront plus.

Ce fut bref, mais il a l’impression que cela a duré une éternité. Il croit avoir compris le message. « De quoi te préoccupes-tu ? Moi je fais mon chemin, fais le tien ! L’homme tourmenté qui cherche sa voie c’est toi ! Celui qui doute et remet tout en cause, se cherche, c’est toi. Ne t’inquiète pas pour mes choix, je les assure, assure les tiens ! Je t’accompagnerai tout au long de ton dur chemin, je t’aiderai de mes prières. »

Bien souvent par la suite, pendant les étapes où le découragement l’assaillira, il reverra ce doux regard serein et souriant : « Allez, marche ! »

Cendrillon

Depuis le début de l’après-midi, il est assis là, sur un muret à l’entrée du village. Il domine la route en contrebas, et peut ainsi voir déboucher sur celle-ci randonneurs et marcheurs qui sortent du chemin rocailleux qui la prolonge. Ce n’est qu’une fois la partie goudronnée atteinte qu’il peut les apercevoir, car auparavant, une épaisse végétation les cache à la vue.

Pour les marcheurs, pèlerins pour certains, la descente sur le village signifie la fin d’une étape, la fin d’une épreuve de plus de huit heures, démarrée dès l’aube, vers 7 heures du matin. Hâte de retrouver le gîte communal ou privé ou la chambre d’un particulier, hâte de prendre une douche et surtout de quitter ce sac si pesant et si contraignant. Il faudra aussi laver son linge du jour, soigner les douleurs qui apparaissent sur les pieds, et faire un minimum de ravitaillement pour le lendemain. Après, après seulement, on jouera les badauds, les touristes, on écrira des cartes postales, on boira, on dînera et on se couchera tôt.

C’est pour cela qu’ils ne prêtent guère attention au spectateur attentif du bord de route. Pourtant chaque femme se voit interpellée :

— S’il vous plaît !

Surprises dans un premier temps, elles ne manifestent guère de crainte en s’approchant de l’inconnu. Une grande solidarité règne sur le chemin de Saint-Jacques, on s’aide, on répond aux questions des autres, aux interrogations des passants, on est ouvert aux autres. Peu de « pèlerines » haussent des épaules et passent leur chemin.

En arrivant à la hauteur de l’homme, celui-ci tend une chaussure de marche en demandant de l’essayer pour voir si elle va et correspond à la pointure. Interloquées, la plupart s’imaginent que c’est un gag, ou bien une promotion commerciale. Elles cherchent des yeux d’autres témoins, une caméra cachée, une affiche publicitaire, rien… Mais ces femmes sont tellement lasses, que souvent elles s’exécutent machinalement sans faire le moindre commentaire. Et comme la chaussure ne va pas, l’homme navré leur dit :

— Désolé, ce n’est pas vous !

Et l’homme repose sur le muret près de l’autre, la chaussure test.

Faut dire que l’homme, s’il a le regard un peu vague, fou, diraient certains, paraît convenable. Il arbore lui aussi un pantalon de marcheur, un chapeau en toile, un débardeur doté de poches de reporteurs. Une courte barbe encadre un visage souriant et des yeux sombres, mais rieurs.

Si certaines marcheuses étaient restées en rade deux jours durant dans le village, elles auraient pu constater que le manège se répète chaque matin. Il en a vu défiler des marcheuses. Maintenant, il est devenu incollable quant à leur nationalité, rien qu’à la vue de leurs tenues. La Suissesse au chapeau rouge, à la chemise verte tombant négligemment sur un pantalon jaune ; les bonnes Germaniques solidement campées sur un pantalon de toile kaki, le gros pull gris, le chapeau cloche cachant une tignasse blonde aux cheveux emmêlés ; l’Anglaise toute en laine et forcément en short ; la Canadienne, habillée chaudement comme pour le Grand Nord, au rire clair et sonore ; la Française en jean et t-shirt et qui tremble de froid… Faut dire que la traversée de l’Aubrac même sous le soleil n’est guère « chaude » au printemps. Les étrangers ayant vu écrit sur la carte « Massif Central » s’y sont préparés, les Français n’ayant retenu que les mots sud de la France, Aveyron, Lot… se voyaient déjà dans la Meseta.

La séance d’essayage terminée, l’homme aide souvent la dame à se rechausser. Agenouillé devant elle, parfois, il relace la chaussure. C’est à ce moment seulement que certaines s’imaginent qu’il va se permettre un geste déplacé, et il sent la jambe se raidir. Il ne lève pas la tête et finit son travail en s’écartant un peu plus de la personne pour la rassurer. L’instant de gêne est vite dissipé. C’est là qu’elles en profitent pour lui demander le chemin du refuge ou bien l’adresse d’un bon restaurant pratiquant des prix pèlerins. Il devient rouge de confusion, bafouille :

— Désolé, je ne suis pas du coin…

Bien peu pensent à se renseigner sur lui. D’abord parce que c’est une habitude du chemin : on demande le prénom et la nationalité, mais jamais plus. Sur le chemin, chacun est pèlerin et anonyme. Si l’on désire en dire plus, c’est son choix, mais cela ne procède jamais d’un interrogatoire.

Comme l’homme se tait, on ne saura donc rien.

Jamais pendant toute sa journée il ne se découragera. Jamais il ne manquera une seule passante hormis les rares qui refuseront la halte. Parfois, des hommes assistent à la scène, soit des compagnons de marche soit des passants, aucun n’interviendra. Goguenards, ils croiront eux aussi à un gag, ou bien à une sorte de publicité dont ils découvriront la teneur le lendemain sur une autre partie de la route.

Vers 4 heures de l’après-midi, alors que le gros des marcheurs est déjà passé et même installé dans le village, voilà une bande composée de deux femmes et trois hommes. Ils parlent haut et fort. Ils ont dû en baver, leurs exclamations sont à la hauteur du soulagement de voir enfin se profiler la fin de la journée de marche. Il les entend avant même qu’ils ne débouchent sur la route. Enfin les voici :

— S’il vous plaît !

Ils se retournent tous en même temps, les hommes et les femmes. Pourtant, l’une d’entre-elles, sans même qu’il tende la chaussure, se dirige lentement vers lui. Elle boite. Depuis ce matin, elle a une ampoule sous la voûte plantaire du pied droit ; c’est elle qui a retardé le groupe. Pas étonnant au vu des chaussures qu’elle a : montantes et rigides. Des chaussures de montagne, en cuir certes, mais sans doute pas adaptées à de longues marches sous le soleil avec un sac pesant sur le dos.

Sans rien dire elle prend la chaussure et debout, appuyée sur l’épaule de l’homme, se démet de sa godasse à elle.

— Ça semble aller, fait-elle avec un sourire forcé tant son pied même à l’arrêt la fait souffrir.

— Est-ce bien certain ?

Il s’est mis à genou devant elle. L’excitation qui le gagne ne paraît pas contagieuse :

— Mais oui, si je dis que c’est bon, c’est que c’est bon ! répète-t-elle agacée.

Il tâtonne avec le pouce pour sentir si les orteils touchent au fond, il passe un index derrière le talon pour être sûr que la chaussure « joue » bien et que la demi-taille en plus nécessaire pour la marche est bien présente… Tout est parfait. Alors il se relève ému aux larmes et s’exclame :

— Tu es ma Cendrillon !

— Bien, mon Bernard, ça ne te vaut rien deux semaines de séparation ! Tu en as mis du temps à t’apercevoir que j’étais ta Cendrillon : 37 ans de mariage ! Bon, je te remercie quand même d’avoir fait le voyage pour m’amener cette autre paire de chaussures. Avec les autres, je souffrais le martyre pratiquement depuis le départ du Puy.

Quand il s’en retourne le soir même pour Avignon, leur ville de résidence, Bernard ne se rappelle plus bien s’il a rêvé avoir fait essayer des chaussures à toutes ces femmes ou bien s’il s’est endormi adossé à son muret…

Cherchez le curé !

C’est une bourgade perdue, comme il y en a tant le long du chemin de la Voie de Vézelay. Dans cette France ignorée des grandes migrations saisonnières, qui se meurt doucement, mais qui survit toujours en s’accrochant à quelques lambeaux de passé.

Sur son guide, le pèlerin a relevé cette ancienne institution religieuse, désormais animée par une association de paroissiens qui accueillent les pèlerins pour peu de les prévenir la veille de l’arrivée.

Sous un ciel couvert de lourds nuages qui ne se sont pas trop ouverts dans la journée, il atteint enfin le bourg. Il ne peut pas se tromper, dès l’entrée il a repéré le grand bâtiment doté sur son flanc d’une petite chapelle et dont chaque fenêtre se trouve encadrée par des statues de saints et de vierges. Sûrement pas d’origine ! On voit bien que des stèles ont été maçonnées récemment, le crépi de la façade n’ayant pas été repris. Le bâtiment comprend deux étages, le dernier étant mansardé. Le nombre de statues qui ornent ses façades impressionne le marcheur peu accoutumé à découvrir pareil décor au fin fond de la France. C’est à croire que toutes les églises du coin ont été dépouillées pour embellir les lieux. Car il ne fait nul doute que se retrouvent là des statues que l’on a l’habitude de rencontrer dans les édifices religieux des villages !

Quand il pénètre dans la cour, une pancarte indique que l’accueil se fait à l’arrière. Il contourne l’angle et aperçoit une verrière, sous laquelle semble être la porte d’entrée. Le long de l’allée, là encore à chaque pas, des anges et des gargouilles encadrent l’arrivant : « C’est un musée d’œuvres pieuses ! » s’exclame-t-il mentalement.

Il frappe à la porte : rien ne se passe. Il se dit que vu la grandeur du bâtiment, s’il y a quelqu’un, il a peu de chance de l’entendre. Il remarque alors la cloche sur le côté. Celle-ci doit être un vestige de la vocation première de l’édifice : un séminaire. Il sonne.

— Bonjour !

Il sursaute, cela vient de son dos. Un homme en bleu de travail est debout au milieu d’un jardin potager et lui fait signe :

— Je termine mon plan et je suis à vous.

Le pèlerin pose son sac au bord de la véranda et attend. Cela ne dure pas, car le « jardinier » arrive en trottinant, un panier de légumes à la main gauche.

— Que puis-je pour vous ? lance-t-il en s’approchant.

— Je fais Saint-Jacques. J’ai appelé hier…

— Ha oui ! Bien sûr. Le pèlerin ! Je suis à vous tout de suite, suivez-moi.

Attrapant son sac sur une épaule, le marcheur suit donc son hôte. Ils débouchent tous les deux dans un couloir majestueux, comme le sont la plupart des couloirs de ces anciennes institutions religieuses. Là encore s’offre au regard, toute une kyrielle de statues, à ceci près qu’elles encadrent cette fois des tableaux de toutes tailles. Surprenant le regard perplexe de son visiteur, l’homme s’exclame :

— Oh ! Vous verrez, ça ne manque pas. Il y en a partout : c’est monsieur le curé qui les récupère dans tout le département et ailleurs.

Arrivé dans la cuisine, il lui dit, posant son panier :

— Je m’appelle Henri. Je suis l’homme à tout faire… Je vous ferai à manger ce soir. Je ne me débrouille pas si mal. Demain, c’est ici que vous déjeunerez avant de partir. Ce soir pour le dîner, je vous installerai dans la grande salle à manger. Bon, je vais vous montrer votre chambre.

Plus tard dans la soirée, il lui expliquera qu’il était SDF, et qu’un jour, de passage, il avait rendu des services. On lui a proposé de rester. Il bricole, fait le jardin, accueille les gens. Pas de salaire, mais il est nourri et logé : le bonheur !

— Voilà, c’est la chambre la plus près de l’escalier. C’est exprès : comme il n’y a pas de chauffage, ça coûterait trop cher en entretien, vous pensez toutes ces pièces vides… on a installé un grand poêle en bas de l’escalier et la chaleur en montant chauffera la chambre… Si vous laissez la porte ouverte, bien sûr.

Il a remarqué effectivement l’imposant poêle au bas de l’escalier. Il a eu plaisir à le frôler : enfin un peu de chaleur. L’hiver joue les prolongations. La chambre est froide.

— Je n’ai mis en marche le poêle qu’il y a une heure. Vous verrez, ça va se réchauffer.

Il se veut rassurant. Il a vu la mine déconfite du « pôvre pérégrinos ». Anticipant la question suivante, il enchaîne :

— Il y a des douches, mais l’eau est froide bien sûr, mais si vous avez des affaires mouillées, je vais installer une grille près du poêle et en moins d’une heure tout sera sec, fait-il en clignant de l’œil. Bon je vous laisse vous mettre à l’aise. Dîner à sept heures ! Vous avez le droit de vous promener partout, sauf de monter au dernier étage… heu, c’est là qu’habite monsieur le curé.

Sans plus de commentaires, il tourne les talons. La chambre comprend deux lits, une armoire en bois qui renferme des couvertures et sur laquelle trônent, là encore, des statues de saint Roch. Seule consolation, le lit est doté de draps propres : il n’aura pas à extraire son sac de couchage et échappera ainsi à la corvée du repliage le lendemain. En empilant les couvertures, il ne devrait pas avoir trop froid la nuit. Les murs sont bien évidemment couverts de tableaux : la Cène, la Nativité, la Descente de Croix, l’ouverture du tombeau. Se déshabillant prestement, il enfile la tenue de soirée du pèlerin : le pantalon de surfeur, un t-shirt propre et ses sandales en plastique. Les pieds à l’air, quel bonheur, malgré le froid ! Un rapide tour aux douches lui confirme qu’il sera dans l’impossibilité d’y passer la tête, ni même le quart d’une jambe : l’eau avoisine sans doute les trois ou quatre degrés… Avec un gant de toilette, il pare au plus pressé. On se lavera mieux demain. Réunissant toutes ses guenilles trempées, ainsi que ses chaussures il descend au rez-de-chaussée, près du poêle.

La grille est là. Par comparaison, il règne dans le voisinage une chaleur torride. Peut-être après tout que la chaleur finira par monter ? Il installe tout sur la grille. Les chaussures bourrées de papiers journaux, qui absorberont l’eau interne, se retrouvent accrochées par les lacets sur le tuyau de la machine infernale qui émet un ronflement rassurant. Un énorme tas de bois, posé à même le sol, conforte plus encore le pèlerin sur ses chances de survie la nuit prochaine. Plus tard après sa visite des lieux, il viendra s’installer près du feu et écrira ses cartes et son carnet de route, les pieds pratiquement sur la grille.

« La caverne d’Ali Baba », telle est l’expression qui lui vient à l’esprit quand il parcourt le domaine. La chapelle possède tellement d’œuvres d’art qu’on dirait une véritable bonbonnière. Plus tard en Espagne, il visitera des chapelles avec des retables somptueux présentant une foultitude de décorations baroques, mais rares seront celles contenant autant de statues, de tableaux, d’angelots, de crucifix… Dans le reste de l’immeuble, pas un seul mur lisse ! Au premier étage, toutes les anciennes chambres sont remplies de meubles liturgiques. Dans une aile, une double porte sur laquelle est gravé le mot « bibliothèque » a attiré son regard. Elle n’est pas fermée à clef !

Surprise ! Les murs sont couverts de livres anciens ; la première chose qu’il remarque c’est un pan de mur complètement garni de bibles de toutes origines et de toutes tailles et types de reliures. En cuir ou en dos cartonné, en format poche ou en taille capable d’être sur un lutrin, avec gravure ou sans : véritable inventaire dans le genre. Sur les autres murs, des livres en tout genre, dont la thématique reste tout de même la religion. Il note en particulier les œuvres complètes de Teilhard de Chardin. Il en a le souffle coupé. C’est Henri qui le sortira de là :

— Bonsoir, je dois fermer la bibliothèque chaque soir… pour la nuit !

— Bien, bien, je me sauve, c’est magnifique !

— Ha ! Vous croyez. Moi, je n’y connais rien.

Lorsqu’il se présente à la salle à manger, il n’est pas surpris par la déco : elle est conforme au reste. Par contre, il est étonné de ne voir qu’une assiette sur la grande table vernie de la pièce. Quand Henri lui apporte l’incontournable potage, il interroge :

— Il n’y a que moi qui dîne ?

— Je mange en cuisine.

— Mais monsieur le curé ?

— Oh, il dîne dans ses appartements.

— Mais je pourrai au moins le saluer, ne serait-ce que pour le remercier de son hospitalité…

— Je ne crois pas que cela soit possible… Il est très occupé en ce moment.

Devant l’air perplexe du pèlerin, Henri rajoute :

— Peut-être descendra-t-il dans la soirée.

Le repas fut vite expédié. Simple, mais efficace pour rassasier un marcheur : du rôti de porc, des pâtes, du fromage et des pommes.

Le curé ne descendit pas.

Après une nuit paisible, pas un bruit, même pas en provenance de l’étage du dessus, celui du curé fantôme, voilà le moment du départ. Le café a été généreux et chaud.

— N’hésitez pas à revenir ! lui lance Henri au moment où il s’harnache.

Le temps, comme la veille, est couvert, mais ses vêtements sont secs et ses pieds au chaud grâce aux chaussures qui ont passé la nuit contre le poêle.

Quelques jours plus tard, notre pèlerin se retrouve dans la cathédrale de Périgueux et croise un prélat qui officie dans les lieux. Ils se parlent un peu et la conversation tombe sur cette curieuse halte et son mystérieux curé collectionneur d’œuvres d’art :