Le Marteau du pendu - Jean-Pierre Bonnet - E-Book

Le Marteau du pendu E-Book

Jean-Pierre Bonnet

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Beschreibung

Depuis son arrivée à La Mazaurie, le jeune Pierrot trouve que le monde ne tourne pas très rond.

Pourquoi, au beau milieu de l’année scolaire, sa mère l’a-t-elle expédié, sans la moindre explication, vivre auprès de sa grand-mère ? Et comme les gens sont bizarres ! D’abord, une jeune fille cherche à se noyer ; ensuite, on retrouve le maçon pendu.
Des événements pour le moins troublants, qui sortent Pierrot de sa rêverie et de son monde imaginaire. Un jour, en se promenant le long du ruisseau, il découvre un curieux marteau. Il décide de le prendre et de l’installer sur son vélo, comme un trophée. Or, voilà que cet objet intéresse beaucoup les gendarmes. Ne serait-il pas la clé de l’énigme qui a bouleversé les journées si paisibles dans ce coin de pays ?
Tandis que l’enquête suit son cours, Pierrot observe ce qui se passe autour de lui et sa Mémé tente de percer le secret des âmes. Le marteau, espère-t-on, finira bien par « parler » et par révéler les sombres raisons qui ont poussé les uns et les autres à commettre des actes irréparables…

Un roman régional qui mêle terroir et intrigue, pour le plus grand plaisir des lecteurs !

EXTRAIT

Les deux classes viennent à peine de reprendre que l’on frappe violemment à la porte des petits. C’est la femme du rebouteux, la Germaine, qui, toute essoufflée, souffle à Mademoiselle Latrille qui vient de lui ouvrir :
— Il est arrivé un malheur !!!
Avant que l’institutrice ne réponde, elle enchaîne tout de go :
— Je dois ramener le petit Paul Vergnal chez ses parents !
— Mon Dieu ! il leur est arrivé quelque chose de grave ?
— Non, pas eux, mais c’est sa sœur !
— Alicette ?
— Oui ! on vient de la ramener à moitié morte, on ne sait pas… Le médecin est là, on attend les pompiers aussi…

À PROPOS DE L'AUTEUR

Né à Cussac, dans le Limousin, Jean-Pierre Bonnet est resté fidèle à cette terre dont il parle la langue d’oc. Il y puise son inspiration. Dans tous ses romans, il aime à dépeindre finement la société paysanne dans les années 50-60. La famille est son thème de prédilection. Il porte un regard lucide et avisé sur ces relations privilégiées mais fragiles qui se créent entre les êtres, souvent bonifiées sous l’effet des revers de la vie et balayées par les faiblesses humaines. Journaliste, il habite et travaille aujourd’hui sur l’île de Ré. Il collabore à divers journaux, dont Sud-Ouest, et à des magazines locaux.

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Avertissement

Toute ressemblance avec des personnes vivantes ou ayant déjà existé serait totalement fortuite et ne saurait engager la responsabilité de l’auteur.

Désireux de préserver la musicalité des phrases, de restituer la saveur d’expressions souvent intraduisibles et de respecter le ton des conversations, l’auteur a choisi d’utiliser parfois des tournures françaises dont il lui semblait qu’elles ne trahissaient pas celles de l’occitan limousin. Il n’en a guère inventé puisque dans les conversations où les deux langues se mélangeent, les villageois eux-mêmes les emploient. Que les champions de l’orthodoxie me jettent donc la pierre mais… faites gaffe, on se retrouve à la récré…

À Marie

Elle avance, hagarde, d’un pas hésitant ; ses sandales de feutre lacées à la va-vite lui tiennent mal le pied et se dérobent parfois. Ce chemin qu’elle connaît pourtant si bien lui joue des tours ; elle bute constamment sur des pierres ou des racines qu’elle n’entraperçoit qu’au dernier moment. La lumière du petit matin est encore trop discrète pour l’aider dans sa progression.

Elle n’a pas fermé l’œil de la nuit. C’est vers 4 heures, ce matin, qu’elle a pris sa décision. En finir avant que les autres n’apprennent, partir avant que la maisonnée ne s’éveille. Après avoir rangé sa chambre, griffonné quelques mots sur une page de cahier à l’attention de sa mère – papa et maman ? non, maman seulement : lui ne lira pas, son regard absent laissera filtrer de l’incrédulité, et surtout de l’incompréhension, et il filera s’occuper de ses bêtes –, elle s’est habillée sans hâte, s’attachant à ne pas faire le moindre bruit. Dans cette maison où tout le monde se lève tôt, sauf le petit frère bien sûr, il a fallu qu’elle redouble de vigilance pour ne pas se retrouver nez à nez avec quelqu’un. Comble de malheur, on est fin juin, là où les jours sont les plus longs, là où le soleil se lève donc le plus tôt. 5 heures. Elle s’est glissée dans le couloir de l’étage de la vieille maison de métayer, l’escalier en pierre, séculaire, la protégeant de son silence. Toujours entrouverte pour le chien, la porte d’entrée ne risque pas de la trahir en grinçant sur ses gonds. Elle s’est faufilée entre les vantaux, mais elle a dû vite caresser Rex, pour qu’il ne jappe pas de joie en l’entendant venir. Se frottant à elle, il la suivit jusque dans la cour, avant que, d’un geste brusque, elle lui intime l’ordre de revenir dans la maison.

La sortie du village s’est faite sans voir âme qui vive. Qui se promène à pareille heure ? Trop tôt pour les chercheurs de champignons ! Mais on ne sait jamais : il aurait suffi d’une embauche matinale pour l’usine de la Monerie, ou d’un malade… Descendre vers la forêt des Bonnes Fontaines sur la route a été simple ; c’est depuis qu’elle s’est enfoncée dans le bois par le chemin de traverse qu’elle éprouve des difficultés. Heureusement, à la croisée d’autres sentes, la trouée dans les arbres la guide et balise son avancée. Après le taillis du père Chapuis, voilà le carré de sapins de Mazeau, tout frais planté ; elle s’enfonce toujours au plus profond des bois. Parfois, elle frémit en entendant un crissement sous les fougères, un bruissement dans les arbres ; en d’autres temps, elle aurait eu peur, mais aujourd’hui, rien, rien ne peut plus la faire reculer !

Bientôt une fraîcheur semble monter des sous-bois, elle la reconnaît : cela signifie la proximité d’une nappe d’eau. Voilà enfin sa destination : la serve de la Genette !

Alicette franchit le mince cordon de barbelés qui marque la lisière du bois. Elle connaît l’endroit. C’est ici même que l’an passé, pour ses dix-sept ans, elle était venue accompagnée de sa copine Marie. Mais que cela lui paraît loin, appartenir à une autre vie… Sans réfléchir, elle emprunte le sentier qui les avait menées vers un endroit suffisamment dégagé pour accéder à l’eau sans pour autant être vues de l’autre bord, celui qui longe la route menant au village. Il lui revient en mémoire les rires ! Éclats de joie qu’elles avaient échangés en imaginant la tête des garçons s’ils avaient su leur présence ici, pratiquement nues. Marie, gracile, Alicette, beaucoup plus élancée. Elles avaient comparé leurs formes qu’elles savaient presque parfaites. On le leur disait si souvent ! Aux bals du pays, sous le regard courroucé de leurs mères et parfois même celui de leurs copines, elles ne faisaient jamais banquette ! Un an déjà, le temps de l’insouciance, une éternité…

Aujourd’hui, ce souvenir lui fait plus de mal que de bien. Il s’est passé tant de choses depuis lors. Trop ! Hier soir, tandis qu’une vache malade occupait ses parents à l’étable, Paul, son petit frère, les avait suivis, elle en avait profité pour s’enfermer avec son papé, Gégène. Elle voulait se confier à lui, tout lui raconter, car lui seul pouvait l’aider, la conseiller… lui saurait, certainement !

Toujours maussade envers l’humanité tout entière, Gégène gardait pour sa petite-fille quelques sourires et ses rares paroles. On disait qu’avant, avant la guerre, il était au contraire gaillard, avait le verbe haut et était d’une humeur chantante. Seulement voilà, à la Libération, il était revenu dans un fauteuil roulant ; une balle logée près de la colonne vertébrale, une sale affaire dans le maquis…

Hier soir, bien calé dans son fauteuil de handicapé, il avait tout d’abord été flatté de la confiance de sa petite-fille et l’avait encouragée dans son récit. Il se tenait près de la table de nuit, tandis qu’elle s’était assise sur le bord du lit.

Les yeux clairs, le rare cheveu blanc, la peau ridée et tannée par le soleil, Papé se tenait toujours très droit dans son chariot de douleur. Cherchait-il à gagner quelques centimètres pour rappeler aux autres qu’il avait jadis été, avec son mètre quatre-vingts, un des plus beaux partis du canton ? Bel homme, ayant du bien, comme on dit de ceux qui possèdent terres et bâtiments, il fut très sollicité, mais il s’éprit d’un petit bout de femme venant du fin fond de la Corrèze. Hélas, un premier malheur le frappa en lui arrachant prématurément sa jeune femme mal remise d’un accouchement délicat, le laissant seul avec un petit gars. En ces temps de manque, aux lendemains de la boucherie sanglante de la Grande Guerre, beaucoup de femmes du canton crurent avoir droit à une deuxième chance : elles en furent pour leurs frais, car se sentant coupable, il s’enferma dans le veuvage. S’autorisant quelques escapades à Limoges, « pour l’hygiène » confiait-il aux voisins, il s’abrutissait le reste du temps de travail, inculquant à son unique fils les vertus de l’effort, mais oubliant de lui procurer de l’affection. N’en ayant pas reçu, ce dernier, une fois devenu père à son tour, sera incapable d’en manifester le moindre brin à ses enfants. Pour Alicette, son père n’était qu’une brute de travail, n’ayant reçu en héritage que la stature de son père et son amour de la ferme !

La jeune fille parlait, parlait, les propos entrecoupés de larmes. Toute à son histoire, elle n’avait pas vu le regard du vieil homme se durcir, ses mâchoires se crisper et son dos s’affaisser. Il ne posait plus de questions depuis longtemps. À la fin, quand elle lui demanda que faire, il se tut, obstinément fermé. « Papé, parle-moi ! Dis-moi ce qu’il faut que je fasse ! Je t’en prie ! » avait-elle imploré pour le sortir de sa torpeur.

Mais alors, comme piqué par une guêpe, il s’était violemment ébroué et avait lâché : « Retourne dans ta chambre ! Va-t-en ! » Puis, avec dégoût : « Comme toutes les autres… tu n’es qu’une petite garce ! » Cruellement mortifiée par cette réaction, elle courut dans sa chambre et s’y enferma. Seule dans l’obscurité, assise sur son lit, le regard hébété, elle mesurait alors l’énormité de sa faute. Si celui à qui elle avait tant de fois confié ses peines et ses douleurs d’enfant, qui l’adorait le plus, réagissait ainsi, quelle serait alors la réaction des autres, de tous les autres ?

C’était la veille au soir, dans l’autre monde, celui des vivants, qu’elle s’apprête à quitter…

Gardant ses chaussures, elle entre dans l’eau : mon Dieu, qu’elle est froide ! Oh ! qu’elle est glaciale, il faudra bien pourtant… Un bruit dans le fourré tout proche, ce doit être une poule d’eau. Elle continue à avancer, ses pieds s’enfonçant peu à peu dans la vase gluante. Elle tente de faire le vide dans sa tête. Saisie de tremblements, elle ne maîtrise plus son corps ; ses dents claquent. Les deux bras repliés sur la poitrine, elle serre entre ses doigts la médaille de la Vierge, seul bijou qu’elle a emporté. Tétanisée, ses jambes lui paraissent soudain de plomb, elle doit avancer encore plus loin, plus profond ! Il le faut ! « Sainte Marie, mère de Dieu, pardonnez-moi ! » hoquette-t-elle en sanglotant.

* * *

La cour de l’école de la Mazaurie résonne de toutes les clameurs des élèves libérés pour la récréation. Ce sont les derniers jours avant les grandes vacances et voilà les enfants tout excités ! Avant que l’été ne les sépare pour trois longs mois, ils ont hâte de faire leurs derniers jeux ensemble ! Pour la plupart, ce ne seront pas des vacances passives, encore moins des vacances à la mer, mais plutôt la participation à la vie de la ferme, avec, entre autres, la garde des vaches, le ramassage des foins et la moisson des blés : fagots de paille à traîner, seaux d’eau pour abreuver les bestiaux, pommes de terre à ramasser, ils auront largement leur part d’exercices physiques en plein air.

Comme d’habitude, les garçons jouent bruyamment entre eux au milieu de la cour tandis que les filles, par petits groupes, discutent ou jouent à la marelle sous le préau. Les deux institutrices, comme toujours, discutent vivement sur le pas de porte de l’une des deux classes, jetant des regards distraits aux enfants qui s’agitent. Elles ne prêtent guère attention à celui qui est assis à leurs pieds sur la première marche. C’est Pierrot qui, lui aussi, a ses coutumes… Discret, ne bougeant presque pas, il s’assoit toujours au même endroit. De là, il a une vue panoramique sur la cour, mais, surtout, il entend tout de la conversation des deux maîtresses, et ça l’intéresse bien plus que le reste ! Arrivé en cours d’année, pour la Noël, il a très vite adopté cette posture. Au début, les deux institutrices cherchèrent à le chasser : « Va donc avec tes camarades, ne reste pas dans nos jambes… » Alors il se levait et partait nonchalamment, mais alors qu’elles envisageaient de sonner la rentrée, elles découvraient qu’il était revenu à la même place. Elles se lassèrent avant lui et ne firent désormais plus attention à ce petit taciturne, toujours dans la lune, et qui de toute façon ne faisait rien de mal.

Au début, Pierrot s’était installé là pour être le plus près possible de celles qui lui rappelaient le plus sa mère. Il ne comprenait toujours pas qu’un jour de décembre il se soit retrouvé dans un train avec sa mère et, qu’arrivé dans le village de sa grand-mère, elle l’ait laissé là en lui disant d’être bien sage avec Mémé, qu’elle reviendrait pour les grandes vacances, mais qu’elle ne pouvait pas rester. « Pourquoi maman ne reste pas ? » avait-il demandé. « Elle doit travailler, elle ne peut pas s’occuper de toi pour l’instant. » avait répondu Marie Lagagne, et elle l’avait pressé très fort sur sa lourde poitrine sans rien ajouter de plus.

Sa nouvelle école était à deux pas de chez sa grand-mère. Pour la première fois de sa vie il allait tout seul à l’école sans donner la main à un adulte. Autre privilège : tandis que le midi les autres élèves mangeaient à la cantine, lui rentrait manger à la maison.

Oui, il était très bien au pied des deux femmes. Très vite, leurs conversations lui avaient plu. Bien sûr, il y avait des mystères, des mots inconnus, et surtout des préoccupations bien loin de son propre monde ; mais arrivé en juin, il avait considérablement progressé et aurait fait rougir plus d’une fois sa grand-mère s’il s’en était vanté…

Il savait par exemple que Madame Réjasse, qui s’occupait des grands du certificat, mariée à un plombier de Châlus, se plaignait d’un mari souvent absent et rentrant si tard qu’il était peu disposé à la bagatelle. Le petit garçon de neuf ans avait regardé dans le dictionnaire le mot bagatelle. « Affaire sans importance… » Ainsi donc, Monsieur Réjasse, qui arborait pourtant une mine rubiconde et joviale, était aussi sérieux et triste que son institutrice de femme… Comme quoi, « on ne peut se fier à la mine des gens », comme le répétait sa grand-mère. Très tôt, il avait appris le mariage d’Hélène Latrille, son institutrice, pendant l’été, et que c’était grand temps… Les rapports passionnés de sa maîtresse et de son amoureux le captivaient tout autant que Madame Réjasse, mais lui se gardait bien d’écarquiller les yeux de gourmandise. Il savait ainsi que son amoureux venant la voir tous les soirs, Mlle Latrille lui demandait parfois de repartir à cause de ses ennuis liés à la Lune. Pierrot avait du mal à imaginer que Mlle Latrille, toujours si gaie, puisse avoir chaque mois autant d’ennuis à cause de la Lune !

Il était aussi devenu expert en recettes de cuisine, savait tout de leurs habitudes culinaires, de leurs loisirs, et là où elles partaient en vacances, « loin de ces bouseux », avait un jour lâché Madame Réjasse, dont le rêve secret était de se faire muter à l’école du bourg de Cussac. N’accueillant que les enfants des heameaux de la commune, l’annexe de la Mazaurie comptait une grosse majorité d’enfants d’agriculteurs. Les deux institutrices avaient soupiré de « consœur » sur les aléas des mutations, Hélène Latrille avait même ajouté : « J’ai bien cru que le petit nouveau, venant de la ville, allait relever le niveau de la classe, mais je crois, ma pauvre, qu’il est pire que les autres ! Toujours dans les nuages, empoté… C’est à se demander s’il comprend quand on lui parle. » Madame Réjasse avait jeté un rapide regard sur Pierrot assis à leurs pieds et qui leur tournait le dos. « Remarque, avec ce qui lui arrive… » Ces remarques, dont il savait bien qu’elles le concernaient, ne le vexaient pas. Habitué à les recevoir de son père, elles glissaient sur lui et ne provoquaient qu’un signe de tête approbateur. Hélas, si faute avouée est à moitié pardonnée, dans ce cas cela décuplait la colère de son géniteur ! Seule la grand-mère avait un jour rouspété :

— Arrêtez un peu ! il est comme tous les autres gosses de son âge, ni plus, ni moins !

— C’est ça ! encouragez-le dans son apathie, avait renchéri son père

— Apathie, apathie… À vous entendre, vous, on se demande pourquoi vous n’êtes pas général ! Vous savez, les chats ne font pas des chiens !

Alors simple gendarme, son père, furieux, avait quitté la maison en claquant la porte. Pierrot ne sut jamais que ça avait été là l’origine de la brouille entre eux deux.

Aujourd’hui, la conversation des deux femmes, liée au mariage, n’intéresse que très modérément le garnement : robe, trousseau, cadeaux menus, invitations… tout ça n’évoquait rien pour lui qui n’avait jamais connu la moindre cérémonie, ni fréquenté de restaurant.

Il suivait en même temps les « chicailles » de ses camarades de classe en train de se livrer à une « der des ders » en matière de billes. Dans un triangle tracé sur le sol, chaque joueur dépose des billes de terre ou de verre, sachant bien sûr que pour une verre il faut au moins cinq terres ! Ensuite, avec un « calou » en fer, il faut les en faire sortir. Le tireur récolte ce qu’il a fait sortir. Mais depuis un moment, chacun comptant et recomptant ses billes, regarde ses voisins d’un œil plus que suspicieux… Il en manque, et pas qu’un peu ! À chaque passe, le nombre de billes ramassées dépasse, et de loin, le nombre de celles réellement percutées ! Tout le monde accuse tout le monde. Certes, il y aura tout l’été pour reconstituer le stock avant la rentrée d’octobre, mais il en va du prestige des uns et des autres à rentrer chez soi avec plus de billes qu’on n’en a apporté le matin.

Pierrot, lui, sait qui est le malin ! Ce n’est pas la première fois qu’il le prend sur le fait. Mais il ne dira rien car c’est son copain, son grand copain… Celui qui, dès la première semaine, l’a pris sous son aile et qui a évité que le petit « villo » ne soit régulièrement tabassé par les autres. C’est le gros Maddieu, de la Genette. Avec sa carrure impressionnante, les maîtresses disent de lui qu’il est « banturle » et bête comme ses pieds. Pourtant, si elles prenaient le temps de le regarder droit dans les yeux, elles noteraient un regard plein de malice et une bonhomie roublarde. « Celui-là, c’est tout son père ! Malin comme un singe, je ne me fais pas de bile pour lui ! » avait commenté mémé Lagagne quand, un jour, Pierrot lui avait révélé le nom de son nouvel ami.

Maddieu en sait des choses ! Il comprend tout des plantes et des animaux des bois. Il chasse, pêche, ramasse les champignons et sait déjà tout de la ferme de son père. C’est une véritable mine de renseignements pour Pierrot qui, lui, ne sait rien. Alors Maddieu, que l’on dit niais et rustaud, se montre patient et pédagogue pour initier le petit « villo » à son nouveau territoire de jeu et de vie… « Tu sais même pas ça ? Eh bien, à la ville, on ne vous apprend rien. Comme dit mon père : « Faudrait pas une autre guerre, ils crèveraient tous de faim ! » »

Maddieu a donc mis au point une technique imparable, il lance très fort son « calou » sur une bille qui part alors très loin dans la cour et, pendant que tous la suivent du regard pour qu’elle ne se perde pas, il ramasse son calou et toutes les billes qui sont autour. Il se relève ensuite et demande : « On l’a retrouvée la bille que j’ai fait sortir ? » Quelqu’un la lui tend… « Merci ! Vite, à qui le tour, si je ne sors qu’une bille à chaque fois je ne pourrai pas refaire mon compte avant la fin de la récré ! » râle-t-il en faisant sauter le calou dans la main. Si quelqu’un s’avise de vouloir recompter à ce moment, il lui jette un regard mauvais : « Dis que c’est moi le voleur ! »

Mais voilà la cloche qui sonne. Tout s’arrête d’un coup, chaque écolier se dirige vers sa porte de classe pour se mettre en rang. Pierrot, lui, se lève et se retourne : toujours devant, il est le premier à rentrer !

* * *

Les deux classes viennent à peine de reprendre que l’on frappe violemment à la porte des petits. C’est la femme du rebouteux, la Germaine, qui, toute essoufflée, souffle à Mademoiselle Latrille qui vient de lui ouvrir :

— Il est arrivé un malheur !!!

Avant que l’institutrice ne réponde, elle enchaîne tout de go :

— Je dois ramener le petit Paul Vergnal chez ses parents !

— Mon Dieu ! il leur est arrivé quelque chose de grave ?

— Non, pas eux, mais c’est sa sœur !

— Alicette ?

— Oui ! on vient de la ramener à moitié morte, on ne sait pas… Le médecin est là, on attend les pompiers aussi…

— Mais pourquoi Paul ?

— Moi, je ne sais pas, c’est sa mère qui le demande. Peut-être craint-elle le pire. Elle le veut à côté d’elle pour s’occuper du papé… Elle est seule, son mari, Jean, est loin dans ses champs aux Betoulles, alors…

Hélène Latrille sait que le vieux Vergnal est handicapé, elle imagine la mère seule face à cette situation, aussi, se retournant, elle appelle Paul :

— Paul ! Viens vite, garde ta blouse, va rejoindre ta maman, tes petits camarades te rapporteront ton sac.

Puis elle ajoute, prise par une soudaine inspiration :

— Ne t’inquiète pas, rien de grave, tout s’arrangera…

Le gosse, tout éberlué, se lève, s’approche et prend la main de la voisine de ses parents sans comprendre ce qui lui arrive. Quitter plus tôt l’école est toujours une aubaine, encore faut-il bien savoir vers quoi l’on va.

Le couple à peine parti, la mère Réjasse est déjà à la porte de séparation des deux classes dans l’espoir d’en savoir plus sur ce remue-ménage. La cloison entre les deux classes n’étant qu’un paravent que l’on plie les samedis soirs pour faire le cinéma au village, tous les bruits traversent. Quel que soit l’événement, toute l’école est au courant, le énième zéro de conduite du grand Foucaud comme la bonne rédaction de Justine Laclos que l’institutrice lit à haute voix. Et quand il y a chant, tout le monde s’esclaffe sur les fausses notes que produit la grosse voix de Maddieu !

Les deux femmes chuchotent tandis que, de banc en banc, les enfants font de même. Il faudra attendre midi, l’heure de la cantine, pour espérer en savoir plus. Pierrot, lui, sait qu’il en saura plus car sa grand-mère sait toujours tout. Et ça l’intéresse bigrement, car Paul, c’est le frère d’Alicette, la grande fille qui lui remplit chaque soir sa bouteille de lait. Il trouve que c’est la plus belle fille du monde ! Au moins de la commune… Avec ses longs cheveux blonds tressés en nattes, on dirait une princesse des Vikings. Elle a toujours un mot gentil pour lui, et même un jour il a eu droit à la bise. Il a chanté et dansé sur tout le trajet du retour, à tel point qu’il a trébuché dans le chemin et failli casser la bouteille.

Les vacances d’été s’annoncent, le travail est déjà plus relâché, et les deux enseignantes ont encore plus de mal à maintenir attentifs les gosses surexcités par cet événement impromptu ; d’autant plus que la sirène de la voiture des pompiers s’est fait entendre. C’est donc avec un bon quart d’heure d’avance que la cantinière voit débouler les garnements et leurs mentors, pour une fois animés de la même curiosité. Or la cantinière, si elle en sait plus et est donc prête à se montrer bavarde avec les enseignantes, est à fortiori particulièrement en retard quant à la préparation du repas…

Pierrot, qui n’en a cure, s’est précipité chez mémé Marie, mais c’est une pleine maison qui l’accueille. Sa grand-mère est entourée de Germaine, du facteur, attablé devant un verre, et de Sébastien, un ouvrier agricole de la Genette, que Pierrot voit pour la première fois.

— Mon pauvre Pierrot, avec toutes ces histoires, je ne suis pas en avance sur mon travail, tu vas devoir attendre un peu pour manger… J’espère que tu n’as pas trop faim, sinon prends-toi un bout de pain…

Mémé Lagagne est toujours débordée par son travail, même s’il ne se passe rien dans le village. Veuve de la deuxième guerre, son mari mobilisé ayant succombé sous les bombes lors du bombardement de la base aérienne de Tours en 1940, elle a élevé seule sa fille, et maintenant son petit-fils. De petite taille, habillée de noir été comme hiver, elle empile les couches de vêtement. Dès le printemps, elle arbore un chapeau de paille jaune pour le jardin, bleu marine pour la ville, c’est-à-dire les jours de marché et ceux où le médecin vient la voir. Sa santé, qu’elle dit fragile et chancelante, nécessite une visite régulière du praticien qui lui fournit sa dose de médicaments, pour le surmenage, son cœur qui bat trop vite, sa tête migraineuse, ses jambes lourdes, la tension qui monte, sa poitrine qui l’opprime, etc. Le tout ânonné d’une voix mourante… Par contre, Marie Lagagne ne demande rien pour sa langue. Tour de contrôle et commère du village pour les uns, femme pleine de bon sens et de sagesse dont l’avis est très recherché pour les autres, la Marie sait tout, et surtout a un avis sur tout !

Marchant difficilement, elle se déplace très peu. « Je m’économise ! » confie-t-elle. Pourtant, elle arrive à savoir pratiquement tout ce qui se passe dans le canton ! Confidente des unes, conseillère des uns, hommes et femmes aiment, quoi qu’ils en disent par derrière, parler avec la Marie. Il fut même un temps où elle tirait les cartes ! Mais un jour qu’elle avait annoncé une menace de divorce pour se débarrasser d’une quémandeuse trop pressante et que, forte de cet avertissement, la femme en question avait pris par anticipation un amant, Marie avait jugé la pratique de son art pernicieuse et dangereuse. Depuis, ce n’était qu’en de rares occasions qu’elle sortait son jeu de cartes de la table de nuit.

Elle passe son temps à relever de petites lunettes rondes qui glissent toujours sur le bas de son nez qu’elle a très fin. Yeux bleus, de longs cheveux toujours noirs, une peau blanche immaculée – le soleil a toujours été considéré comme un ennemi par les paysannes d’alors –, on disait qu’elle avait été fort belle étant jeune. Elle aime parfois évoquer, en plissant le nez avec un petit sourire, le temps où un jeune monsieur « de quelque chose » lui tournait autour : « Mais je n’en ai pas voulu, chacun doit rester dans son monde ! »

On avait cherché à la plaisanter sur son nom de famille : « Lagagne ? Alors Marie, vous avez tant de sous que ça ? » Le lourdeau, vertement remis à sa place par une remarque bien sentie, avait eu droit en outre à la phrase : « Je n’ai pas de sous, mon Dieu non ! Mais je peux me promener dans la rue la tête haute, je ne dois rien à personne ! »

À l’arrivée de Pierrot, tout le monde s’est tu. Il en a l’habitude. Aussi, après avoir lancé un bonjour à la cantonade, raflé sur la table un morceau de pain, il se précipite dans l’escalier qui mène à sa chambre au premier étage. À chaque fois ça marche, la conversation reprend aussitôt, et lui, l’oreille collée au plancher, écoute tout !

La petite maison où il vit avec sa grand-mère jouxte une grange qui touche l’école communale. À l’arrière, un grand jardin se trouve partagé en deux parties : l’une cultivée, l’autre en herbe. Deux pièces seulement pour vivre, mais pour Pierrot c’est le paradis, car il dispose de toute la pièce du haut comme chambre et salle de jeux. Celle du bas sert tout à la fois de cuisine, de salon, de salle de bains et de chambre à coucher ! Protégé de la vue par l’escalier qui monte à la chambre, le lit de la grand-mère occupe le pan de mur opposé à la porte. Venant de l’extérieur, le visiteur doit descendre quelques marches, et quand Marie Lagagne est couchée, il doit pencher la tête pour l’apercevoir. Pierrot connaît bien aussi ce lit : il n’y a pas si longtemps, du temps des vacances avec son père, c’était avec sa grand-mère qu’il y couchait, ses parents occupant le lit qu’il utilise aujourd’hui. Sa chambre, « son pigeonnier », tel que sa grand-mère l’appelle, représente encore pour lui, même après six mois, un univers plein de mystères, avec des placards fermés à clef, des malles non ouvertes et une porte qui accède au grenier, bien inquiétante… Rarement dérangé par mémé Lagagne, pour cause de raideur d’escalier, il y passe des heures en lectures, et surtout en rêverie.

Pour l’heure, le voilà à écouter l’histoire qui met tout le village en émoi. La conversation, moitié patois, moitié français, ne le gêne pas. Il y a belle lurette qu’il comprend tout car sa grand-mère lui parle souvent en patois. Cette connaissance de la langue du pays a contribué au respect des enfants de l’école quand ils ont découvert qui ne pouvaient plus trop se moquer du « villo » en patois…

— Alors, vous dites que c’est Jean-Paul Firbex qui l’a trouvée ? demande Marie à Henri Moutier, le facteur.

— Oui ! Il tournait au bord de la serve, il a entendu du bruit, comme un sac qu’on jette dans l’eau, et c’est là qu’il a vu la fille s’agiter pas trop loin du bord. Au début, il a cru qu’elle se baignait, mais elle avait des gestes désordonnés. Alors il a pensé que ce n’était pas normal. Il a retiré ses bottes et il est allé la chercher. Il était entre 5 et 6 heures du matin…

— Si tôt ? Ils ne sont arrivés à la Mazaurie que vers 10 heures, coupe Germaine

— Ha ! mais c’est que ça n’a pas été tout simple de ramener la petite !

— Mais enfin, je me demande bien ce que Firbex faisait là, à 5 heures du matin ? s’interroge Germaine en haussant des épaules.

— Ah, va savoir, ils avaient peut-être rendez-vous ensemble, susurre Henri, dit le beau Riri, et qui se pourlèche à l’avance les babines de cette éventualité.

— Bougre d’âne, vous savez bien que depuis qu’il est revenu de son service en Algérie, il s’est fiancé avec la petite Fernande des Mondoux, lui assène Marie. Allez, continuons sans dire de bêtises !

Riri n’insiste pas mais n’en pense pas moins ; dans ses tournées il en apprend de bonnes, et ce ne sont pas les fiancés les plus fidèles ! Quand aux femmes mariées… Mais il existe d’autres haltes dans sa tournée, dotées d’oreilles plus complaisantes, qui lui permettront de développer ses insinuations licencieuses.

— Moi, je me doute de ce qu’il trafiquait là, intervient Sébastien qui, muet jusqu’à présent, estime qu’il est temps de boire le verre de Frontignan que la Marie vient de leur servir. Ça fait plusieurs jours que je repère des pièges autour de l’étang, je ne savais pas qui les posait, maintenant je sais.

— Mais qu’est-ce qui te fait penser que c’est lui ? insiste Marie en réajustant ses lunettes rondes sur son nez.

— Je ne les vois que depuis deux mois… Je ne savais pas le Jean-Paul rentré de son service en Algérie. Avant de partir à l’armée, il en posait aux mêmes endroits, il me l’avait rapporté, maintenant je comprends.

— Ah ! tu parles d’une occupation ! Il paraît qu’il a bien du mal à retrouver du travail depuis son retour, commente Germaine

— Oh ! ceux qui reviennent d’Algérie sont tout chamboulés. Ils ont dû en voir de sacrés… Se remettre à la vie de nos campagnes ne doit pas être simple, soupire la Marie

— Justement ! Va-t-en savoir ce qu’ils apprennent là-bas, continue Germaine, jamais en reste pour persifler.

— Oui, c’est peut-être tout simplement un rendez-vous galant qui aurait mal tourné, tente une nouvelle fois Riri, sentant un soutien dans l’assistance.

Les vieux du village disent que ceux qui n’ont pas d’idées et qui finissent par en attraper une doivent en profiter et la ruminer longtemps… comme les vaches ! Riri s’essaie à cette pratique.

— Alors pourquoi il l’aurait ramenée sur le bord, fait l’effort de la porter sur son dos jusqu’au village de la Genette, et ensuite aller réveiller la Marie Rassat pour qu’elle s’occupe de la petite ? C’est bien ce que tu nous as raconté, rétorque la Marie Lagagne

— Oui, oui, ça c’est vrai ! C’est d’ailleurs elle qui a reconnu la petite Alicette. Lui dit qu’il ne la connaissait pas. La drôlesse grelottait et délirait, alors elle l’a entourée d’une couverture, en essayant de lui faire boire quelque chose de chaud. Voyant que ça ne s’arrangeait pas, Jean-Paul est allé frapper chez Raymondeau, le menuisier. Il pensait qu’avec sa camionnette il pourrait ramener la petite chez ses parents à la Mazaurie, continue Riri.

— Et alors ? demande Marie

— Oh, tenez-vous bien ! Ce n’est pas fini. La petite grelottait et s’agitait en disant des mots sans suite. Et quand il a fallu l’embarquer, rien n’y a fait, elle ne voulait pas monter. Ils ont décidé d’appeler le médecin.

— C’était quand même pas trop tôt ! Moi, je l’aurais fait tout de suite ! intervient Germaine

— Je sais bien… Mais dans ces moments-là, on n’a pas toute sa tête. Bref ! Le médecin a fini par arriver, pas bien en avance bien sûr… mais comme la petite s’était calmée entre temps, tout le monde attendait sans rien dire. Il a constaté qu’elle avait de la fièvre et lui a fait une piqûre pour la détendre. Il a quand même fallu que Sébastien suive dans la voiture du médecin pour la surveiller lors du retour sur la Mazaurie.

Voilà qui expliquait donc la présence de l’ouvrier agricole, plus souvent dans les champs de la Genette qu’en vadrouille à la Mazaurie.

— J’imagine que Raymonde et Jean ont dû faire une drôle de tête, ce matin ! S’étaient-ils aperçus de son absence, au moins ? questionne Marie en s’adressant à Germaine

— Ça, je n’y étais pas, mais à ma connaissance non. Vous savez, dans cette famille, le matin ça court dans tous les sens. Jean file dans ses champs et Raymonde s’occupe de toute la basse-cour… Ce que je sais, c’est que le médecin voulait à tout prix les voir avant de décider, par mesure de précaution, d’hospitaliser d’Alicette.

— Dans la voiture, il m’a dit qu’il vaudrait peut-être mieux l’éloigner de sa famille un certain temps, tant que l’on ne saurait pas la cause de son geste, précise Sébastien.

— Ah ! c’est très bien, pour une fois que cet âne comprend enfin quelque chose sans être obligé de regarder dans ses livres, ironise Marie

La vérité est que la Marie n’aime pas trop ce jeune médecin de Cussac, blanc bec tout frais sorti de son école ! Un jour qu’elle l’avait fait venir, son médecin habituel d’Oradour étant en vacances, il n’avait pas voulu lui noter ses médicaments sans lui avoir au préalable fait subir un interrogatoire en règle. Maladies depuis l’enfance, toux, migraines, vertiges, accidents, etc. Et quand il avait enfin conclu : « Madame Lagagne, finalement vous n’avez jamais eu de maladie grave », la foudre serait tombée au pied du lit de la Marie qu’elle n’aurait pas fait plus de dégâts ! Un jean-foutre qui ne sait pas reconnaître une malade… Voilà bien la médecine moderne ! Le comble avait été quand il avait enchaîné : « Bon, déshabillez-vous que je vous ausculte ! — Vous n’y pensez pas ! — Mais comment voulez-vous que je fasse, alors ? — Même mon mari ne m’a jamais vue nue ! » Le médecin avait dû se contenter de poser son stéthoscope sur une combinaison de laine rose. Levant les yeux au ciel, il ne se doutait pas qu’il ne s’agissait là que de timides prémices de sa vie de médecin de campagne !

— Par contre, je ne sais pas ce qui s’est passé avec les pompiers ? demande Riri, qui sait que le succès de sa tournée de l’après-midi et du lendemain dépendra de l’ampleur des faits qu’il distillera à tous ses usagers.

— Les pompiers ont embarqué la petite pour l’hôpital de Saint-Junien, où elle devrait rester en observation pour quelques jours. Ce qui est plus grave, c’est que dès qu’elle est arrivée chez elle, elle n’a plus desserré les dents. Le médecin parle d’un choc émotionnel qui peut durer plus ou moins longtemps, raconte Germaine.

— La pauvre Raymonde, comme si elle n’en avait pas assez avec le vieux Gégène. Tiens, au fait, comment il le prend, lui qui adore sa petite-fille ? s’inquiète soudain Marie.

— Eh bien, Marie, c’est ça que je voulais vous dire : on ne l’a pas vu ! D’après Raymonde, il aurait fait un malaise, elle l’a couché dans sa chambre. Le médecin qui l’a examiné à l’occasion n’a rien trouvé, explique, perplexe, Germaine.

— Ah oui… celui-là trouve que les vieux sont tous en bonne santé ! reprend Marie Lagagne, qui se promet cependant de tirer ça au clair.

Le vieux doit en savoir plus que les autres, songe-t-elle, sans le dire à haute voix. Plus solide qu’il n’y paraît, Gégène n’est pas du genre à tourner de l’œil devant une noyée, fût-elle sa petite-fille ! Mais Marie a suffisamment de jugeote pour savoir qu’il y a un temps pour les ragots et les parlottes et un autre pour saisir les vérités de la vie.

— Quelqu’un a pensé à prévenir les gendarmes ? demande Riri

— Pourquoi voudriez-vous qu’on les fasse venir ? intervient Marie

— Il faudra bien vérifier les dires de Jean-Paul ? Et puis aussi savoir ce qui s’est passé dans la tête de cette petite, insiste Riri.

— Il n’y a pas mort d’homme que je sache ! Moi j’y crois à ce qu’il dit, ce garçon. Et si personne ne colporte de ragots, je ne vois pas pourquoi on rajouterait du malheur au malheur en embêtant ce pauvre garçon qui vient probablement de sauver la vie de cette petite ! Quant à Alicette, on saura bien assez tôt ce qui lui a pris ce matin.