Histoires à réécrire - Jean-Pierre Bonnet - E-Book

Histoires à réécrire E-Book

Jean-Pierre Bonnet

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Beschreibung

Fred fait ressortir les fantômes de son passé en décidant de renouer avec les affaires familiales...

Vingt ans depuis cette terrible nuit où il a fui. Aujourd’hui, Fred revient dans son village où tout n’est que mauvais souvenirs et plus encore, à commencer par la mort de sa mère le jour de sa naissance. Il rentre pour régler un dossier juridique puisque, au décès du père, il a été privé de sa part d’héritage. À l’époque, ses trois frères, avec la complicité d’un notaire, l’ont fait déclarer absent par le TGI. Il veut maintenant peser sur le cours des affaires familiales. D’autres vérités ahurissantes surgiront alors à la vitesse de l’éclair, comme si sa vie entière avait été un tissu de mensonges. Un retour doux-amer qui pourtant lui permettra d’aller de l’avant. Aura-t-il le temps de dire merci à ceux et celles qui l’ont aimé à son insu et toujours dans l’ombre ?
Dans ce nouveau roman qui se dévore d’une seule traite, Jean-Pierre Bonnet continue d’explorer les thèmes qui lui sont chers : le poids du secret, la fratrie, le scandale, la loyauté, les valeurs individuelles…
Précédentes publications parues aux éditions Lucien Souny : Une Vie sur le fil, Un Départ sans adieux, Hirondelles en hiver.

Un roman qui traite habilement du secret et de ses conséquences, des familles déchirées et des valeurs individuelles !

À PROPOS DE L'AUTEUR

Né à Cussac, dans le Limousin, Jean-Pierre Bonnet resté fidèle à cette terre dont il parle la langue d’oc. Il y puise son inspiration. Dans tous ses romans, il aime à dépeindre finement la société paysanne dans les années 50-60. La famille est son thème de prédilection. Il porte un regard lucide et avisé sur ces relations privilégiées mais fragiles qui se créent entre les êtres, souvent bonifiées sous l’effet des revers de la vie et balayées par les faiblesses humaines. Journaliste, il habite et travaille aujourd’hui sur l’île de Ré. Il collabore à divers journaux, dont Sud-Ouest, et à des magazines locaux.

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Histoires à réécrire

Le mot de l'éditeur

Bonus littéraire

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Copyright

Quand elle ouvrit la porte, elle remarqua tout de suite la minceur, pour ne pas dire la maigreur, de l’individu qui se présentait. Seule une barbe fraîchement coupée masquait en partie le visage émacié ; heureusement, deux yeux bleus pleins de vie en adoucissaient les traits. L’homme la fixait sans rien dire. Ce dernier savait, de mémoire, qu’il ne recevrait l’invitation de s’avancer qu’une fois qu’elle l’aurait jaugé. Ginette Legros pouvait refuser un locataire rien que sur sa mine, et ce, malgré son amour vorace pour l’argent.
Il avait fait un effort, soigné sa tenue. Le choix de ses vêtements n’avait jamais été son fort, mais pour le coup il avait troqué son habituel jean contre un pantalon de tergal noir et une veste cendrée. Une écharpe du même ton lui permettait d’affronter le vent frisquet de ce mois de mars. Bref, sapé comme pour un entretien d’embauche !
— Bon ! Vous venez pour la maison. Entrez… J’ai préparé les papiers sur la table du salon.
Ouf ! Premier test réussi. Elle n’avait guère changé en vingt ans. Toujours vêtue d’une blouse enserrant une taille boudinée, des cheveux blancs rassemblés en un maigre chignon, des mules à talons pour tenter de se grandir, la veuve Grigou, comme on la surnommait alors, n’en imposait guère. Pourtant, on estimait qu’elle était une des femmes les plus riches du canton, tant elle avait de biens en affermage et de maisons en location.
Pour son retour au pays, il avait décidé de loger chez elle parce qu’il n’ignorait pas que, vivant en recluse - « assise sur son tas d’or », disaient les mauvaises langues -, elle ne parlerait jamais à qui que ce soit de son nouveau locataire. Elle ne fréquentait pas le bourg ; une femme à tout faire se chargeait de ses courses. Préoccupée par ses seules affaires, il y avait, ainsi, peu de chance que son nom de famille « Bastien » fasse tinter une quelconque sonnette dans ses souvenirs.
Le montant du loyer faillit pourtant le faire tousser. Soit elle le prenait pour un émir, soit l’inflation en France s’était envolée pendant ces vingt dernières années ! Comme son séjour ne devait guère se prolonger, il ne chercha pas à discutailler, et il signa le bail sans émettre la moindre objection. La vieille en gloussa d’aise, mais se sentit obligée de faire un geste :
— Il y a un tas de bois dans la remise. Vous pourrez en prendre si vous voulez faire du feu dans la cheminée.
— Merci, madame.
Son contrat de travail émanant d’une grande société du BTP avait impressionné la propriétaire, malgré un intitulé de poste modeste : contrôleur. Il avait volontairement choisi un document vieux de plus de cinq ans : inutile qu’elle en sache trop. Mais sans doute avait-elle cru qu’il contrôlait des billets…
Comme il s’y attendait, elle ne lui offrit nulle boisson et ne posa aucune question personnelle. Elle avait toujours agi de la sorte : pas d’affect avec ses locataires. Moins d’une demi-heure plus tard, trousseau de clés en main, il rembarquait dans sa Clio d’occasion.
Une annonce dans le journal local l’avait incité à tenter ce coup d’audace : revenir dans son village de naissance qu’il avait fui en 1968. Vingt ans à bourlinguer en Afrique, puis le mal du pays l’avait pris. Rejoindre le Limousin n’avait pas été dans ses premières intentions, mais tout un faisceau de circonstances s’était conjugué. L’entreprise qui l’employait sur le continent africain avait son siège social en métropole ; il n’avait eu aucun mal à se faire rapatrier sur un des multiples chantiers autoroutiers en cours. Deux ans maintenant qu’il sillonnait le pays, et voilà que depuis un mois, en cette année 1990, il participait aux aménagements de l’A 20 qui contournait Limoges.
La tentation avait été trop forte. Une envie de solder des comptes, ou de comprendre son passé au risque de rouvrir certaines plaies ? Une pulsion l’animait, un peu comme ces personnes qui, souffrant de vertige, sont pourtant irrémédiablement attirées par le bord des falaises ou des précipices.
Isolée du bourg, la maison bourgeoise, style années trente, en pierre meulière avait encore fière allure, mais, une fois les volets ouverts, son ameublement vieillot de la même époque en faisait un musée plus qu’une habitation. Les beaux-parents de la taulière y avaient vécu en bourgeois d’alors. Lui, assureur, avait fait sa pelote, mais, sitôt en retraite, une mauvaise grippe les avait emportés, lui et sa femme. Ce fut le point de départ de la carrière de loueuse de biens de Ginette Legros. Les premières années, tout notable s’installant au bourg y séjournait, le temps de trouver un terrain pour faire construire. Puis peu à peu la clientèle devint plus rare et modeste. Il faut aussi préciser que la propriétaire n’entretenait guère les lieux et annonçait des loyers prohibitifs. La demeure resta même un moment inoccupée, avant que la vieille Grigou se décide enfin à investir au minimum en changeant le système de chauffage et les installations électriques.
Contemplant les meubles noirs Henri II et les tapisseries défraîchies du salon, Fred fut pris de remords. Il se frappa le front des deux mains :
— Mais quel con ! Pourquoi être revenu dans ce trou perdu ?
Il n’avait gardé aucun contact. Quant à sa famille, apprendre son retour serait pour elle une vraie mauvaise nouvelle ! Cette pensée lui amena un sourire amer. Qu’étaient devenus ses trois frères ? Et ce père, très cher père ? Ressasser ses souvenirs lui souleva les tripes. Une fois encore, cette terrible année 1968, qui n’avait cessé de hanter ses nuits depuis lors, lui revint en mémoire. Non, assurément non, ce retour n’était pas une bonne idée.
***
Comme Fred l’avait imaginé, le premier mois, il ne se passa rien. Il partait travailler tôt, faisait ses courses dans un supermarché de la banlieue de Limoges, et occupait ses dimanches à bouquiner ou à bricoler une quelconque babiole. Il ne croisait personne. Il se doutait que déjà les gens savaient que la vieille Legros avait reloué sa maison. Cependant, son nouveau locataire ne semblait pas vouloir fréquenter les commerces du coin. On devait jaser et supposer le pire… Fred n’en avait cure ; ils ne l’avaient jamais aimé et il le leur rendait au centuple.
Avant d’entreprendre quoi que ce soit, il voulait se donner le temps d’en apprendre plus sur la situation actuelle du bourg. « Bonlieu-la-Garde » le mal nommé, selon lui, car le « bon » lui avait toujours paru mensonger. Nouvellement abonné au journal local, il y puisait désormais toutes les informations possibles sur le canton. Il relevait soigneusement le nom des élus et des commerçants. Il sut ainsi que le maire du moment n’était autre que le fils de l’ancien. Il se documenta sur la valeur des terres et les questions d’héritage. Il n’était en manque de rien, mais, à l’idée de semer la pagaille dans la « sainte famille », il en jouissait par avance. Guère chrétienne comme pensée, mais il leur devait tant… Depuis longtemps déjà, toute la fratrie était majeure. Sa mère, morte et enterrée, avait certainement quelques terres en propre, quelques bois hérités de ses parents. Les fils étaient donc en droit de réclamer leur part. Ses trois autres frères l’avaient-ils déjà fait, oubliant ainsi le petit dernier ? Il ne doutait pas qu’ils seraient les premiers à s’inquiéter de sa réapparition.
Il se trompait, car nul ne se manifesta. En revanche, un samedi matin, vers onze heures, le maire en personne se présenta à sa porte. Fred n’eut pas besoin de la photo parue dans le journal pour l’identifier : c’était tout le portrait de son père ! L’élu devait avoir sensiblement le même âge que lui puisqu’ils s’étaient croisés à l’école communale et au collège. Fred n’en gardait pas un mauvais souvenir, ce qui signifiait que le fils du maire d’alors n’avait pas été l’un des plus virulents à le harceler dans la cour de récréation. L’enfant maigre, surnommé dès les premières années « le Squelette », avait été, un moment, le souffre-douleur, d’autant plus que ses frères encourageaient les choses. Cela avait cessé quand il s’était rebiffé quelque temps plus tard et que, s’alliant à une bande de mauvais garçons d’un village voisin, il était lui-même devenu la terreur du canton.
— Heu… Bonjour… Je suis Jean Luchaire, le maire.
— Bonjour, entre. Je te reconnais.
Il avait décidé de ne pas finasser et de jouer franc jeu. Jean, de forte corpulence, respirait la bonhomie et inspirait confiance. Tout comme son père, la quarantaine passée, il était déjà chauve.
— Je me souviens de toi. Mais, pour être honnête, moi je ne t’aurais pas reconnu. Sans doute cette barbe.
Ils s’installèrent dans le salon et Fred lui servit un pastis. L’autre se détendit. Sa visite n’était pas aussi innocente qu’il y paraissait. Bien sûr, un édile se doit de rencontrer les nouveaux habitants de sa commune. Mais, quand le bruit s’était répandu qu’après vingt ans d’absence, Frédéric Bastien revenait au pays, une séance du conseil communal avait été fortement chahutée. Et chacun de rappeler les frasques du jeune énergumène dans les années soixante, avec sa disparition mystérieuse en mai 68. Il ne fallait ainsi pas chercher pourquoi sa propre famille l’avait rejeté. Seuls deux élus avaient tempéré les racontars. Le premier avait été le médecin de l’époque, devenu conseiller municipal depuis qu’il avait pris sa retraite : « Je vous trouve bien sévères et particulièrement indulgents pour ses proches. Mon collègue de Rochechouart, qui suivait la prime enfance du gosse, a bien failli faire un rapport à la DASS pour maltraitance. Sous prétexte que sa mère était morte pendant l’accouchement, son père et ses frères le considéraient comme coupable. Ils l’élevaient comme un chien et ne lui donnaient pratiquement rien à manger. Ce qui expliquait son extrême maigreur et ses carences alimentaires qu’il traîna toute son adolescence. Ce fut la raison de son exemption de service militaire. Quand on traite quelqu’un comme une bête, il ne faut pas s’étonner s’il aboie et s’il mord. »
En bon médecin de campagne, en ces terres où le vétérinaire est bien plus respecté, il savait quelle image servir aux paysans pour se faire comprendre. Le maire avait abondé dans son sens : « Et puis, on parle de ce qui s’est déroulé il y a vingt ans. Les erreurs de jeunesse, on en a tous fait. » Le petit Laverge, qui se rappelait, comme si c’était hier, la rouste mémorable que lui avait infligée Frédéric Bastien, avait rouspété : « Pourquoi alors ne se montre-t-il pas au bourg, comme s’il avait quelque chose à cacher ? » Ironique, le vieux praticien avait répliqué : « Je crois que les réactions entendues ce soir justifient amplement son attitude prudente ! Il doit craindre que tu te venges de ta raclée passée. »
La salle avait éclaté de rire et le maire en avait profité pour clore le débat, annonçant qu’il rendrait visite au nouveau venu. Investi de la mission de sonder son administré, il avait frappé à sa porte.
Ils discutèrent de choses et d’autres. Mais c’est surtout Jean qui, oubliant la raison de sa présence, parlait des « camarades » de classe, des commerçants en place et des « grands événements » de la commune. Il n’osait cependant évoquer ses trois frères, quand soudain il se tapa le front de sa main droite :
— Quel âne je fais ! Je parle, je parle et j’en oublie le plus important ! Es-tu au courant pour ton père ?
— Non.
— Ah ! pardonne-moi de te l’annoncer aussi sèchement, mais il est décédé en 1976. Un accident bête, en voulant extraire une bille de bois d’un taillis. Son tracteur s’est renversé sur lui ; il est mort étouffé. Tes frères ont cherché à te joindre, sans succès.
Fred n’en crut pas un mot. Eux savaient qu’il était la dernière personne à prévenir en pareil cas. Cette disparition le décontenança, et le maire, notant sa pâleur subite, s’en voulut de ne pas y avoir mis les formes.
— Sincères condoléances, bafouilla-t-il.
— Merci.
Sacré Jean ! Il se trompait lourdement, pourtant il connaissait sans aucun doute l’ambiance délétère qui régnait dans sa famille. Fred n’éprouvait nulle peine, mais il constatait, dépité, que le motif essentiel de son retour à Bonlieu venait de s’évanouir. On dit que la mort efface les rancœurs et que l’on ne garde du défunt que le bon. Du bon chez Alfred Bastien ? Fred n’en décelait pas la moindre trace. Quant à annuler le passif, il n’en était pas question ! Comme il aurait aimé lui cracher en face les mots que depuis il avait su trouver pour évoquer ses blessures ! Son décès l’en empêchait. Il en ressentit une énorme frustration. Ce tête-à-tête tant attendu n’aurait donc jamais lieu.
Ruminant ses amères pensées, il n’avait pas remarqué que Jean Luchaire se penchait, perplexe, sur les livres empilés le long des murs.
— Diable ! Tu as lu tout ça ?
— Oui. Je m’y suis mis. C’est une de mes rares passions. Il y a tout dedans et cela permet d’évacuer ses soucis. On peut même dire que l’ensemble de mon ameublement se résume à cette bibliothèque bordélique.
— Tu as bien de la chance. Moi, je suis un manuel. Puisque je vois également le tas de journaux, tu lis aussi la presse ? Tu sais donc que j’ai inauguré une belle salle de bibliothèque la semaine passée. Tu devrais y faire un tour. Ça doit faire cher, tous ces livres ?
Fred opina machinalement du chef.
— Celle qui s’en occupe, c’est Rolande Chabaudie. Tu dois te souvenir d’elle : une petite rondouillarde à lunettes qui, à la récré, avait toujours le nez plongé dans un bouquin.
— Heu, oui, je crois me rappeler.
— Eh bien, elle n’a pas changé. Elle fait aussi la secrétaire de mairie Toujours vieille fille, hélas ! Pourtant, elle est brave.
Espérait-il le marier ? Fred ne releva pas le propos. Ce fut un édile satisfait et rassuré qui le quitta. Fred avait évoqué son métier en quelques mots. Il était resté évasif sur la durée de son séjour, étroitement liée à celle des travaux. Sur le départ, debout sur le seuil du perron, Jean Luchaire lui lança :
— Le notaire a dû entrer en relation avec toi ?
— Non, pas encore.
— Bizarre ! Prends contact…, que vous soldiez définitivement vos affaires de partage !
— Oui, oui…
— En plus, tu le connais bien, je crois, vous étiez copains. C’est Jean-Marc Poutard, il a repris l’office de son père.
« Comme le destin s’acharne », pensa Fred… Jean-Marc avait été la dernière personne qu’il ait vue en quittant le bourg en 1968 !
***
Fred ne suivit pas sur-le-champ le conseil du maire. Reprendre contact avec son ancien « ami » nécessitait plus qu’une simple réflexion. Ce mois sans nouvelles de la part de sa famille et de son notaire n’était pourtant pas de bon augure. Cette absence d’empressement à régler la double succession le laissait perplexe et l’amenait à soupçonner quelque embrouille les contraignant à tergiverser. Il décida cependant de prolonger l’attente.
En revanche, le jeudi soir suivant, il fit un saut à la bibliothèque. Jean Luchaire avait raison, la lecture finissait par représenter un petit budget. Lorsqu’il gara sa voiture sur la place du bourg, face à la mairie, il n’y avait qu’un autre véhicule. C’est ce qu’il avait escompté quand il avait relevé les horaires d’ouverture : une soirée en semaine, il n’y aurait pas foule. Rolande Chabaudie l’accueillit avec un large sourire :
— Le maire m’avait dit que vous viendriez peut-être, tellement vous aviez la passion des bouquins. Mais, comme pour lui lire un livre relève déjà de l’exploit, je n’y croyais pas trop.
— Bonjour, Rolande. On peut se tutoyer. Nous étions ensemble à l’école communale, non ?
— Oui, bien sûr ! Mais je me méfie toujours, certains l’oublient vite. Regarde, le notaire, il me fait du « Vous » long comme le bras.
— Mais c’est qu’il est tabellion !
Ils éclatèrent de rire. Elle avait encore ses lunettes, et sa taille ne s’était pas affinée. Par contre, son visage avenant encadré de cheveux coupés court était magnifique, et exit les affreux binocles de myope : elle arborait une monture Coco Chanel. Jean Luchaire exagérait : elle avait changé, certes, sans devenir pour autant une quelconque Miss Beauté.
Nul autre lecteur en attente, elle en profita pour l’accompagner entre les rayons. Véritable pipelette, elle sautait du coq à l’âne, de la littérature aux échos du pays. Tellement pris par la discussion, il resta jusqu’à la fermeture. C’était la première fois depuis de longs mois qu’en dehors de son travail, il s’entretenait aussi longtemps avec quelqu’un. Il lui aurait bien proposé de boire un verre en face, au Bar des Sports, mais il s’en méfiait. Il y a vingt ans, il y était interdit de séjour. Il se renseignerait pour savoir qui le tenait aujourd’hui. Une bise sur la joue et le voilà parti avec une pile de romans sous le bras. Sa soif de lecture, il l’étanchait avec la littérature contemporaine, mais il se sentait inculte dans le domaine classique. Il avait donc décidé de profiter de la bibliothèque pour combler cette lacune. Il s’en était ouvert à Rolande, qui en avait battu des mains et lui avait fourni pêle-mêle un premier lot : Madame Bovary, Le Rouge et le Noir, La Chartreuse de Parme, Les Misérables, etc. « Je t’établirai une liste. Car il te faudra attaquer Balzac, Zola, Flaubert, Stendhal, et j’en oublie ! »
Tous ces noms d’auteurs, qu’il avait entendus au collège et oubliés depuis, lui revenaient en tête à présent. Content de lui, il avait désormais une amie. Pas top model, mais ô combien gentille et dévouée ! Il allait devoir la ménager, en espérant néanmoins qu’elle ne s’imaginerait pas qu’il cherchait à la séduire !
Dans la conversation, elle lui avait mentionné le nom de Mémé Rabilloud, le rebouteux. Le vieux était donc toujours vivant ! S’il l’avait su plus tôt, il aurait été le voir illico. Lui et la nourrice avaient suppléé sa mère, atténuant ses maltraitances.
Dès le lendemain soir, à la sortie du travail et sans même passer chez lui, il fila lui rendre visite. Sa demeure jouxtait la maison Rehm, principale propriété des Bastien, dans laquelle il avait vécu. Mais un haut mur bordé d’une rangée d’arbres en masquait complètement la vue. Au bruit de la voiture qui se garait, le vieux se planta sur le pas de sa porte. Il avait l’habitude. Rebouteux à la réputation établie, les patients étaient fréquents. Il ne réclamait pas de rétribution, chacun laissant ce qu’il voulait : argent, bocal de champignons, jambon, confitures…
Intrigué, il ne connaissait ni le véhicule ni le nouveau client qui s’approchait. Mais, quand il fut devant lui, la stupéfaction déforma ses traits.
— Fred ? Frédéric Bastien, c’est toi ?
— Oui !
Ils se donnèrent l’accolade. Fred dut se baisser, car le vieil homme, perclus de rhumatismes, se voûtait et ses jambes arquées avaient peine à le soutenir, l’obligeant à s’appuyer sur une canne.
— Tu m’en diras tant ! Tes frères ont crié sur tous les toits que tu étais mort !
Puis, il compléta, sur un ton de reproche :
— Quand même, tu aurais pu me donner des nouvelles…
Il y avait tellement de peine dans sa remarque que Fred en ressentit de la honte et du remords.
— Pardon, je regrette…, mais je voulais tant gommer mon passé que j’ai réagi en égoïste.
Il ne savait quoi rajouter. Le vieux lui prit le bras.
— T’occupe ! Je comprends parfaitement, je ne t’en veux pas… Enfin, pas trop. Allez, entre vite !
Une fois qu’ils furent installés autour de la grande table en chêne, qui n’avait pas changé de place depuis vingt ans, Fred contempla les lieux. Rien de nouveau, sauf peut-être un écran télé posé sur un coin de la commode. Connaissant le point faible de son hôte, il avait acheté une bouteille d’un grand cru de Bordeaux, que ce dernier s’empressa de déboucher.
— J’espère que je n’aurai pas d’autres visiteurs ce soir : ce serait dommage de la partager !
Ses yeux pétillaient de malice. Son visage tanné et marqué de profondes rides témoignait de sa vie au milieu des champs. Il possédait peu de terre, mais ses dons de guérisseur et ses cueillettes de champignons lui permettaient, comme il le disait souvent, de « joindre les deux bouts ». Ils parlèrent de tout ce qui faisait l’actualité du moment, mais, d’un accord tacite, ils n’évoquèrent jamais le passé.
Bien des années plus tôt, le solitaire avait pris en sympathie le gosse souffreteux et mal nourri que semblaient martyriser ses frères et son père. Sa maison avait servi de refuge au garçon. Il l’obligeait à boire des tisanes de sa composition, destinées à le « renforcer ». Souvent il lui badigeonnait d’onguents les bras et les jambes, couverts de bleus. Il maugréait alors et levait le poing vers les « autres », responsables de ses coups.
Comme avant, comme autrefois, Fred fut convié à dîner.
— Je n’ai que de la soupe.
— Ça fera l’affaire.
En fait, il lui restait un bon fromage et un bout de tarte.
— On me l’a offerte pour avoir enlevé le feu à un gamin qui s’était renversé son bol de lait bouillant sur la cuisse.
Un moment, Mémé laissa sa fourchette en l’air et désigna du geste un lieu :
— As-tu été voir la Simone, à côté ?
— Non, pas encore.
— Tu devrais. Si elle apprend que tu es là, elle en aura de la peine. Elle a été bonne pour toi, elle aussi…
Fred ne le savait que trop. Honteux, il promit de réparer cette seconde omission. Mais là, il avait eu une sérieuse raison : la maison de Simone Bourdet se trouvait face à la demeure Rehm. Certes, plusieurs centaines de mètres les séparaient, mais, chez elle, nul arbre pour masquer la vue. Seul un muret longeait la route. Il avait trop peur d’être aperçu par un de ses frères.
Finaud, le vieux devina la cause de son embarras :
— Il ne reste plus que Jean-Paul et Robert. Jean-Paul s’est installé avec sa famille sur l’arrière, il ne risque pas de te voir quand il dîne, tandis que Robert vit dans l’ancienne maison du gardien, de l’autre côté.
— Il n’est pas gâté !
— Que veux-tu ? Le maître maintenant, c’est l’aîné. Robert est son employé.
Il se faisait tard lorsqu’ils se séparèrent.
— Reviens quand tu veux. Tu es ici chez toi.
— Je sais.
***
Les semaines suivantes, Fred prit l’habitude de passer à la bibliothèque aux mêmes heures. Un soir, il invita Rolande, « en tout bien tout honneur », dans un restaurant de Limoges, « pour que l’on ne jase pas au pays », avait-il dit en riant. Elle avait compris. Il ressentit qu’il lui procurait un immense plaisir ; sans doute la jeune femme n’était-elle pas souvent traitée de la sorte par la gent masculine. La conversation fut agréable, Rolande omettant soigneusement, elle aussi, de faire allusion à ses proches. Il se promit de renouveler le plus souvent possible l’invitation qui l’obligerait ainsi à vivre de façon « plus sociable ». En outre, il le lui devait bien : chaque livre conseillé était accompagné d’une courte fiche rédigée de sa propre main ! Il avait un bon mentor, elle avait un bon élève. La rapidité avec laquelle il avalait les romans la déconcerta. Comme elle s’en étonnait, il lui confia qu’il n’avait ni télévision ni radio.
— Si j’en crois les sondages, je gagne plus de deux heures de lecture par jour !
Le temps filait vite.
Mai s’annonçait, et toujours aucun signe du cher notaire. Fred allait devoir prendre le taureau par les cornes. Il finit par s’avouer que son manque d’empressement n’était dû qu’à la crainte de retrouver son ancien comparse de Mai 68… Ce dernier partageait-il la même angoisse ?
Il continuait à ne fréquenter le bourg qu’une fois par semaine : chaque jeudi soir pour son approvisionnement en bouquins et un brin de causette avec son unique amie. Au cours d’une de ces soirées, il fit une rencontre. N’ayant pas l’habitude de croiser d’autres abonnés, il sursauta au détour d’une allée, quand il tomba nez à nez sur une jeune femme. Amusée par sa mine ahurie, elle s’exclama :
— Ce n’est que moi ! Une simple lectrice, comme vous.
— Pardon, mademoiselle. Il y a si peu de monde d’habitude le soir…
— Oui, effectivement. En général, je passe plutôt le samedi matin.
— Ah !
Il perdait ses moyens devant cette beauté qui le toisait, souriante. Avant de la percuter, il était en train de lire la quatrième de couverture d’un auteur qu’il ne connaissait pas. Il ne savait que faire : poursuivre ou tenter de lui parler. Ce fut elle qui prit l’initiative :
— Je vous en prie, continuez, je ne voudrais pas vous interrompre.
Lui tournant le dos, elle bifurqua dans une autre allée. Troublé, il se força à finir sa lecture. Plus tard, arrivé devant le bureau de Rolande, il ne put s’empêcher de demander :
— Dis-moi, Rolande, c’était qui, la superbe nana que j’ai croisée ?
— Tu plaisantes ou quoi ?
— Mais non, pas du tout. Quel est le problème ?
— Imbécile, regarde un des livres que tu tiens entre les mains !
Un premier passage ne donnant rien, elle s’impatienta :
— Observe les auteurs au dos des ouvrages !
Et c’est là qu’il l’identifia. l Même si elle était nettement plus jolie au naturel.
— C’est donc Muriel Destin.
— Eh oui ! Elle a une maison au bourg, c’est notre gloire locale. Toi qui lis la presse, tu as dû la voir sur la photo prise le jour de l’inauguration de cette salle, puisqu’elle en est la marraine. Depuis quelques mois, elle vient régulièrement. Ça la ressource, me répète-t-elle souvent.
Voilà donc pourquoi elle le considérait avec cet air intéressé et un brin moqueur.
— J’ai dû la vexer en ne la reconnaissant pas ?
— Mais non ! Elle est très simple. Elle a bien remarqué que tu te préoccupais plus du texte que de la trombine d’un écrivain que tu n’as jamais lu.
Ému par cette apparition, il rentra chez lui, peu glorieux. « N’en déplaise à Rolande, elle m’a pris pour un niais. » Comme il conservait les journaux pour allumer le feu dans la cheminée, il rechercha le fameux numéro. Chaque soir, il en piochait un au hasard, indifférent aux dates de parution. Par chance, il finit par retrouver l’édition de mars où on la voyait couper le ruban au côté du maire. Il crut discerner, en arrière-plan, son « ami » le notaire sur qui, à son grand déplaisir, les années passées ne semblaient pas avoir de prises. Il attaqua le soir même la lecture de La Femme incestueuse.
La semaine suivante, il rendit le livre et décida de vider le rayonnage des romans de Muriel Destin.
— Tu n’auras que ces quatre, c’est tout ce qui reste. J’ai préparé une commande de l’ensemble de son œuvre, mais ça prend du temps à arriver.
Il ne fit pas de commentaire, attendant d’en savoir plus encore.
***
La semaine d’après, comme Fred rapportait les livres, Rolande, impatiente, le questionna :
— Alors tu as aimé ?
— Oui. C’est particulier, mais c’est bien écrit et les histoires, un rien militantes, sont intéressantes.
— Sans plus, déclara une voix derrière son dos.
Et voilà une nouvelle fois l’inconnue qui le faisait sursauter.
— Décidément, j’ai le don de vous effrayer, dit-elle en éclatant de rire.
Rolande l’accompagnant dans son hilarité, Fred sentit le rouge de la confusion lui monter au front. Heureusement qu’il ignorait que la belle Muriel Destin n’était pas là par hasard, sa gêne aurait été plus grande encore.
En effet, dès le samedi suivant leur première rencontre, elle était allée demander à Rolande qui était l’homme croisé, beau ténébreux, aux yeux si bleus. La bibliothécaire en avait brossé un portrait flatteur. Pourtant, quand elle avait dévoilé son identité, l’écrivaine avait tiqué : « Frédéric Bastien ? Celui qui est revenu au pays après vingt ans d’absence ? »
Rolande avait confirmé les faits, mais elle ne comprenait pas pourquoi son interlocutrice avait froncé les sourcils. Muriel Destin s’en était expliquée : « Les gens du bourg en disent beaucoup de mal. Il y a vingt ans, c’était un véritable voyou, meneur de bande, et qui aurait profité de Mai 68 pour se joindre aux étudiants et tout casser. »
Voilà la rumeur faisant son œuvre ! Rolande avait levé les yeux au ciel : « Je ne sais pas qui vous a raconté cela, mais c’est oublier d’autres éléments. Ils ne justifient pas sa conduite, mais pour juger il faut en tenir compte. En ce qui concerne sa participation aux événements de Mai 68, je suis de la même génération, je peux vous dire qu’il était sincère, et probablement bien plus que beaucoup d’autres jeunes lorsqu’on voit ce qu’ils sont devenus aujourd’hui. Fred était en révolte contre cette société, il s’est entièrement reconnu dans cette insurrection qui rejetait les ordres établis. »
Elle s’était arrêtée tout net, s’apercevant qu’elle s’était enflammée et que des abonnés s’étaient rapprochés pour suivre l’échange. Muriel avait repris alors plus bas pour qu’elle seule puisse l’entendre :
« En tout cas, quelle bonne avocate il a !
— Heu, non. Mais je trouve les gens méchants. Quand bien même il y aurait du vrai, c’était il y a vingt ans. Aujourd’hui, je vois un homme qui se cultive et qui semble avoir une grande humanité.
— Eh bien, Rolande, vous m’avez donné envie d’en savoir plus. J’aimerais le rencontrer à nouveau. »
Qu’attendait-elle de cette entrevue ? Une idée avait germé dans sa tête. Depuis quelques mois, elle connaissait l’angoisse de la page blanche ; une histoire d’homme la changerait de ses livres qualifiés de féministes. Et ce Fred avait une destinée romanesque.
Elle n’avait pu retourner en Limousin la semaine suivante, mais ce soir elle venait tenter sa chance.
— Allons, je plaisante, mais j’aimerais qu’on en discute. Ce n’est pas souvent que je croise un lecteur qui a avalé cinq de mes romans en quinze jours !
— Si vous voulez vous entretenir à votre aise, allez vous installer au fond, suggéra Rolande. Il y a un coin lecture et deux fauteuils.
Elle n’avait pu masquer la pointe de jalousie que l’intérêt de Muriel pour Fred avait suscitée en elle.
Ils s’éloignèrent donc pour parler littérature. La conversation fut si passionnée qu’elle se prolongea jusqu’à l’heure de fermeture. Hésitant sur les premiers échanges, Fred s’était peu à peu décomplexé et avait donné libre cours à ses commentaires. Elle se laissa prendre au jeu et apprécia ses avis, sans fioritures, si peu académiques et dont le bon sens effaçait un manque de culture « classique » évident. Visiblement, ce dernier avait beaucoup lu et l’apprentissage autodidacte lui permettait de s’exprimer sans préjugés. On était loin des interviews de spécialistes littéraires qui se croyaient toujours obligés d’étaler leur savoir. Elle avait devant elle un lecteur sincère dont le témoignage brut, donc naturel, lui importait beaucoup. Elle en oublia ses intentions premières, et lui, sentant son intérêt, se trouvait flatté de discuter d’égal à égal avec cette jolie femme. Son prestigieux statut d’auteure à succès ne l’impressionnait plus.
— Je suis désolée, on ferme ! lança la bibliothécaire en riant.