Des petits pas au-dehors - Anne-Estelle Dal Pont - E-Book

Des petits pas au-dehors E-Book

Anne-Estelle Dal Pont

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Beschreibung

Maeva, étudiante à Lyon, cherche une chambre chez l'habitante. Virginie, la quarantaine, affaiblie par un burn-out, a une pièce de libre et besoin d'aide. Suite à la demande de son psy de noter toutes les premières fois qui la ramènent petit à petit à la vie, elle démarre un journal et accepte d'accueillir Maeva. Si la douceur et les idées pétillantes de Maeva tirent Virginie vers la lumière, la relation qui se tisse entre les deux femmes est un cocon pour l'étudiante harcelée. Pour l'une comme pour l'autre, cette étrange colocation est le premier pas d'une longue série. Bienvenue dans la danse non chorégraphiée de la vie, où la frontière entre virevolter et perdre l'équilibre est très fine.

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Seitenzahl: 358

Veröffentlichungsjahr: 2023

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« L’homme meurt une première fois à l’âge où il perd l’enthousiasme »

- Honoré de Balzac -

Sommaire

Prologue

8 mois plus tôt

Le 6 mai

Maeva

Le 8 mai

Maeva

Le 13 mai

Maeva

Le 17 mai

Maeva

Le 20 mai

Maeva

Le 22 mai

Maeva

Le 04 juin

Maeva

Le 12 juin

Maeva

Le 14 juin

Maeva

Le 15 juin

Maeva

Le 17 juin

Maeva

Le 19 juin

Maeva

Le 22 juin

Maeva

Le 02 juillet

Maeva

Le 06 juillet

Maeva

Le 07 juillet

Maeva

Le 12 juillet

Maeva

Le 14 juillet

Maeva

Le 22 juillet

Maeva

Le 26 juillet

Maeva

Le 30 juillet

Maeva

Le 04 août

Maeva

Le 11 août

Maeva

Le 14 août

Maeva

Le 15 août

Maeva

Le 25 août

Epilogue

Prologue

Maeva se leva en se maintenant aux meubles et aux murs et se dirigea vers la salle de bains. Une aspirine, une douche bien froide, les mots de Yann qui se répétaient et l’appartement vide de Sophie qui sentait encore le parfum de sa mère… ce fut assez pour la motiver à prendre le chemin de la piscine après avoir laissé un message à sa meilleure amie.

— Merci d’être venue, dit Yann en la voyant arriver.

Maeva avait les yeux rouges et gonflés et ses cernes lui mangeaient la moitié du visage. Elle se laissa glisser au sol, dos au comptoir, du côté où personne ne pouvait la voir.

— Milo m’a vaguement expliqué ce qui s’est passé hier, expliqua Yann en restant debout et en parlant à voix basse. Denis ne va pas tarder à rappliquer dès qu’il saura que tu es là. Je ne l’ai jamais vu dans cet état.

Maeva frissonna. Denis devait la détester maintenant qu’il savait qu’elle avait menti. Il avait assez répété combien les entourloupes de son ex-femme l’avaient vacciné à vie contre les gens malhonnêtes. Elle en faisait partie, désormais. Et voilà qu’après sa mère, et sûrement Virginie, elle allait perdre le respect et l’amitié de cet homme qui jouait le rôle d’un père adoptif depuis qu’elle avait été embauchée à la piscine.

— J’aimerais ta version des faits, Maeva, reprit Yann après que les personnes qu’il servait aient disparu par le pédiluve.

— J’ai tout gâché ! déclara Maeva assise en tailleur, les mains sur ses genoux qui tremblaient et les paupières closes.

— Gâché quoi ? demanda Yann.

— Virginie, Denis, ma mère…

— Je ne suis pas très fan d’énigmes. Tu veux pas essayer d’être plus claire ?

Maeva lui adressa un regard noir ce qui fit sourire son collègue.

— Ok, reprit-il. Je te raconte mes cicatrices, et ensuite, tu me parles de tout ce bazar dont j’ai rien compris. Marché conclu ?

— Pourquoi tu fais ça ? grogna Maeva en ramenant ses genoux sous son menton.

— Parce que j’t’aime bien, répondit Yann en lui tendant un mouchoir en papier.

— Donc un cœur bat sous l’armure je-m’en-foutiste de Monsieur Grincheux ? provoqua Maeva avant de se vider bruyamment le nez.

— Ravi de voir que tu n’as pas perdu ta langue en même temps que les trois-quarts d’eau de ton corps, railla Yann avant de l’ignorer pour servir une famille qui s’avançait.

8 mois plus tôt

C’était le milieu de la semaine, mais un jour comme un autre pour Virginie. Depuis huit heures ce matin, elle négociait les tarifs des différents prestataires pour répondre à la dernière lubie du responsable événementiel du grand groupe de cosmétique qui la menait par le bout du nez. Un survol de la ville en hélicoptère avec une sortie en limousine pour s’y rendre. Il n’avait encore rien signé mais n’en était pas moins exigeant pour organiser cette escapade à New York. Deux groupes de vingt personnes, avec un maximum de luxe, mais un budget qui rétrécissait à chaque nouvelle demande.

Traduction : elle devait encore quémander des gratuités à ses prestataires alors qu’elle ne pouvait valider aucune réservation, tout en évitant de rogner sur la marge de l’agence, au risque de subir une énième crise de nerfs de son chef.

Derrière son ordinateur, Virginie avait l’impression de ne pas avoir avancé. Pourtant, le soleil déclinait déjà de l’autre côté de l’autoroute où les premiers embouteillages qu’elle ne prenait plus le temps de regarder se matérialisaient à l’instar de tout ce qu’elle aurait aimé faire sans jamais y arriver. Ces derniers temps, elle avait de plus en plus de mal à se concentrer et se sentait de moins en moins efficace.

Et ce n’était pas le moment ! Les chiffres étaient en baisse depuis plusieurs mois, et le bruit circulait que les effectifs risquaient d’être réduits. Elle avait beau avoir douze ans de boîte, elle savait qu’elle était sur la sellette. Ses deux nouvelles collègues de quinze ans de moins qu’elle, jeunes et dynamiques, semblaient survoler chaque situation difficile, quand Virginie se sentait de plus en plus écrasée. Elle n’avait pas le choix, elle devait donner le maximum, prouver qu’elle pouvait encore faire des miracles.

Les carnets de voyage du circuit Sri Lanka attendaient sur la table dans le couloir d’être vérifiés une dernière fois ; le programme en Islande n’était pas assez précis sur l’activité volcanique, qui, selon la responsable du groupe dont Virginie ne supportait plus ni la voix ni les mails secs et hautains, était celle qui comportait le plus grand nombre de systèmes actifs en Europe. Il fallait que ça ressorte mieux que ça ! Et il y avait encore ce devis à faire pour ce type, l’ami du boss, qui voulait faire son trek au Chili, alors que leur agence n’organisait que les voyages de groupes. Encore du temps de perdu pour une marge inexistante alors qu’il y avait tant à faire à côté.

Les mails arrivaient dans sa boîte plus vite qu’ils n’étaient traités, et le téléphone ne cessait de sonner.

Le prénom de Clara apparut sur l’écran clignotant de son combiné. Virginie décrocha en prenant bien soin de souffler discrètement entre ses lèvres.

— Virginie ! Tu ne m’as toujours pas envoyé ton dernier devis pour que je vérifie tes chiffres. Ni ton récap’ du planning pour la semaine prochaine.

Virginie avait envie d’envoyer bouler sa N+1 qui ne l’était que parce qu’elle était la sœur de Benoît, le boss. Douze ans qu’elle la supportait sans rien dire, en l’évitant au maximum. Douze ans qu’elle se faisait taper sur les doigts parce que l’apparence de son tableau ne correspondait jamais aux exigences de Madame, et que les couleurs des chemises de chaque prestataire n’étaient pas celles qu’il « fallait ». Douze ans qu’elle faisait profil bas, parce qu’elle était meilleure que Clara, qu’elle n’avait absolument pas besoin d’être chapeautée, mais qu’il fallait faire comme si…

— Je te fais ça avant ce soir, sans faute, répondit Virginie en raccrochant.

Elle ne tourna pas la tête vers la porte ouverte qui la séparait du bureau de sa supérieure mais sentit sa colère fondre sur elle. Ça aussi, c’était de plus en plus suffocant. Cette impression d’être toujours épiée. On la surveillait comme une gosse à qui on ne peut pas faire confiance – comme si elle avait du temps à perdre sur les réseaux sociaux ou à regarder des vidéos de petits chats – mais on lui demandait la rapidité, l’efficacité et l’énergie d’une adulte hyperactive.

Les mains de Virginie tremblaient. Sûrement à cause de la fatigue. Elle n’avait pas vraiment dormi, cette nuit. Entre les annulations du couple Girardi pour le départ du groupe du lendemain, la demande difficilement réalisable d’une visite de Rome en vespa pour un groupe de soixante personnes, les passeports à vérifier et la responsabilité en cas de problème – alors même que dans tous les contrats, il était spécifié que chaque participant était responsable de la validité de son passeport – les accompagnements pour gérer les groupes « délicats » (pour ne pas dire chiants)… Virginie avait de plus en plus de mal à trouver le sommeil.

Il fallait qu’elle tienne jusqu’aux prochaines vacances. L’agence de voyages fermait une semaine entre Noël et le jour de l’an. Virginie fit le décompte sur son agenda de bureau. Onze jours.

D’un geste discret, elle essuya ses yeux qui gouttaient de plus en plus souvent. Virginie se demanda si elle n’avait pas une sorte de conjonctivite mais rangea automatiquement cette pensée dans un dossier « plus tard » de son cerveau. Ce n’était pas le moment.

— Huguet, dans mon bureau !

Virginie sursauta et sentit une boule se former dans sa poitrine. Benoît venait de crier son nom de famille depuis son bureau. Cette façon d’appeler ses collaboratrices lui donnait l’impression désagréable d’être une élève convoquée par le proviseur. Virginie détestait cette sensation rabaissante mais laissa tout en plan, longea le couloir et surprit Nora, la comptable, dont le bureau était juste à côté de celui du chef, en train de secouer la tête d’un air dépité.

C’était un mauvais jour. De ceux où Benoît hurlait parce que l’imprimante imprimait trop et que le gaspillage était inadmissible, où le cadre dans l’entrée était un millimètre penché trop à gauche, et où toutes les femmes ici présentes étaient des idiotes finies de ne pas lui avoir passé la communication de Mr Frédo, peu importait qu’il soit en entretien, c’était de la plus haute importance et tout le monde le savait ! Ou aurait dû le savoir.

En bref, un de ces jours où Benoît n’avait pas eu son compte avec sa nana du moment la nuit précédente, comme le disait si souvent Liz, la dernière recrue, vingt-trois ans, jolie blondinette au caractère bien trempé malgré son jeune âge. Virginie aurait aimé l’essorer pour en récolter quelques gouttes, elle qui n’arrivait jamais à s’affirmer. Mais Liz avait raison : Benoît et ses conquêtes, et Clara et ses caprices, c’était un feuilleton quotidien. Et quand le frère était en colère pour rien, et surtout pour tout, la sœur s’acharnait sur ses fichus documents dont elle n’avait pas besoin avant la semaine suivante.

Virginie entra dans le bureau de Benoît et s’assit sur le bord de la chaise, tendue, son carnet de notes sur les genoux. Ils avaient encore plus la tremblote que sa voix qu’elle essayait de maîtriser. Il était bientôt dix-sept heures et elle avait encore oublié de grignoter un bout à midi. Tant que son estomac ne se mettait pas à gargouiller, ça irait.

Virginie ajusta ses cheveux derrière ses oreilles et repoussa le sol de ses pieds afin de se stabiliser. Mais ses mouvements commençaient à lui échapper de plus en plus. Heureusement pour elle, Benoît avait les yeux rivés sur son ordinateur :

— Où en êtes-vous avec les encaissements des chèques du groupe Sri Lanka ?

— J’ai relancé les deux dernières personnes dont il nous manque les paiements. Ils m’ont envoyé une copie des chèques postés en début de semaine. On devrait les recevoir d’ici ven…

— Et pour le contrat de New York ? Ça avance ?

— Je fais tout pour. Soi-disant qu’on est encore en concurrence avec l’autre agence, mais je pense que c’est du bluff.

— On ne vous demande pas de penser mais de faire votre job !

Virginie acquiesça en serrant les lèvres, retenant une forte nausée.

— D’ailleurs, quand ils auront signé, c’est vous qui accompagnerez ce groupe, enchaîna Benoît en lissant sa cravate.

— Mais, je…

— C’est une demande personnelle de leur responsable événementiel, la coupa-t-il. On ne peut pas se permettre de prendre le risque qu’ils nous échappent. Si ce projet aboutit, c’est le début d’une collaboration dont on ne peut pas se passer. Vous connaissez la situation de l’agence…

Virginie écarta le col de son chemisier et essaya de récupérer un peu d’air frais en agitant le plus discrètement possible son carnet de notes. Mais la boule dans sa poitrine grossissait et lui faisait de plus en plus mal.

Le regard de nouveau rivé sur son écran, Benoît poursuivait son monologue, sans percevoir le bourdonnement qui s’amplifiait dans les oreilles de Virginie.

— D’ailleurs, c’est même une des clauses du contrat qu’il m’a fait parvenir ce matin.

Virginie ouvrit la bouche mais sentit la manipulation de ce client et la mièvrerie de son patron se refermer sur elle comme une immense toile d’araignée. La moindre de ses luttes l’engluerait un peu plus.

Le visage rivé vers la fenêtre derrière laquelle les voitures se déplaçaient millimètre par millimètre sur l’autoroute, Virginie eut l’impression que la circulation fondait sur elle.

Elle se leva brusquement et se recula, un cri muet s’échappant de sa gorge. Sa chaise bascula en arrière mais Virginie se retint de justesse au bureau de son chef qui leva ses yeux sombres, prêt à la houspiller.

Voyant le visage blême de sa collaboratrice, Benoît se redressa pour la rattraper avant qu’elle ne s’effondre mais Virginie hurla :

— Ne me touchez pas !

La porte s’ouvrit à la volée. Nora qui entendait tout à travers la fine cloison saisit immédiatement l’urgence de la situation et retourna à son bureau pour appeler les secours pendant que Clara essayait de comprendre ce qui se passait, laissant son regard haineux glisser de son frère à sa collègue de travail. Interceptant le cheminement de ses pensées, Benoît gronda :

— Ce n’est pas ce que tu crois, Clara !

Alors Virginie comprit le malentendu et se mit à rire. Un rire qui venait du ventre, raclait sa gorge et s’échappait en éclats rauques et hystériques. Encore et encore. Elle essaya de se bâillonner en plaquant son bras contre ses lèvres sèches, mais son corps ne répondait plus à aucune de ses directives. Elle tremblait, pleurait, riait et sanglotait en même temps. Clara était furieuse, Benoît paniqué.

Après avoir raccroché, Nora réussit à guider Virginie jusqu’au canapé dans l’entrée de l’agence avant qu’elle ne s’effondre totalement sur le sol, et chassa de la main les autres qui balbutiaient des « crise de panique », « pétage de plomb » et « hystérie ». Elle força Virginie à respirer dans un sac et lui caressa le dos en silence, jusqu’à ce que les pompiers arrivent.

Allongée sur la civière, Virginie repensa à cette cliente qui avait fait une crise cardiaque pendant le premier week-end ski où elle était accompagnatrice alors qu’elle venait juste d’avoir son bac. Elle se souvint de ses études de langues et de son premier été en tant qu’animatrice dans un hôtel club dans le sud de la France. Puis de ce remplacement au poste de réceptionniste, avant d’être acceptée comme responsable clientèle. Elle avait gravi les échelons, vogué de poste en poste, jusqu’à obtenir celui de forfaitiste.

Elle adorait être à l’origine des projets de ces groupes qu’elle avait longtemps accompagnés et bichonnés. Elle aimait plus que tout participer à la création du rêve. Pour oublier son propre cauchemar.

Mais aujourd’hui, il l’avait rattrapée. Sa vie défilait devant ses yeux gonflés et rougis, les souvenirs affluaient, et une dernière pensée traversa la brume de son cerveau :

— Gilles, gémit-elle, à moitié inconsciente.

Elle voyait des mèches brunes s’échapper de sa casquette, ses yeux rieurs, son visage marqué par le soleil et son air fier sur sa bécane adorée. Il lui faisait signe de loin, une longue brindille coincée entre ses dents un peu tordues mais si délicieuses quand elles mordillaient sa peau. Elle voulait le rejoindre mais ses pieds étaient comme enracinés dans la terre. Gilles roulait vers elle à toute vitesse, et plus il s’approchait, plus elle sentait la panique onduler et remonter de ses pieds vers le haut du crâne. Il ne la voyait plus, il lui fonçait dessus. Elle voulait hurler mais aucun son ne sortait. Elle se débattait, mais son corps restait figé, comme moulé dans du ciment.

— Je vais mourir, chuchota-t-elle dans un dernier effort.

Et elle perdit connaissance.

Le 6 mai

Mon amour.

C’est une idée du psy. Il m’a proposé d’écrire un peu chaque jour. Ou au moins, d’essayer. Il paraît que le plus difficile, c’est le premier pas.

Il m’a demandé de quand datent mes dernières premières fois. Il a précisé que l’achat de mon appartement et mon dernier emploi ne comptaient pas. C’est trop ancien, il y a prescription. Il veut que je me concentre sur les premières fois qui me ramènent à la vie.

Je lui ai dit qu’écrire ne m’apporterait rien, à part cette petite boule sur mon majeur, comme quand j’étais jeune, à force de serrer mon stylo plume. Il m’a répondu que j’étais toujours jeune. Puis il a souri et m’a affirmé que ça, c’était une première fois. La première fois que je lui faisais une blague.

Et si c’était plus du cynisme qu’une boutade, je dois admettre qu’il avait raison : c’est la première fois depuis six mois. Peut-être depuis plus longtemps, même. Je ne sais plus. Les jours ont tendance à se confondre.

J’ai déjà mal à la main. Et mes yeux se ferment. Alors à demain. Peut-être.

Maeva

Le calme était revenu depuis trois heures seulement mais Maeva ne pouvait pas en profiter. Elle avait cours dans une demi-heure. Elle n’avait pas besoin de se regarder dans le miroir, elle sentait le poids des poches sous ses yeux, aussi gonflés que sa colocataire.

Sophie avait encore ramené du monde à l’appartement. La soirée jeux de société s’était une fois de plus prolongée en after bières et pizza. Maeva avait réussi à travailler un peu, son casque antibruit sur les oreilles, mais n’avait pas poussé l’exploit jusqu’à s’endormir. Et puis il y avait eu ce type complètement bourré qui s’était frotté à elle dans le couloir quand elle revenait des toilettes. Elle l’avait repoussé, il avait ricané. Elle n’avait même pas essayé de lui dire ses quatre vérités, il aurait tout oublié. L’alcool avait bon dos. Et puis… pour être honnête, il lui avait fallu une bonne demi-heure après s’être enfermée à clé dans sa chambre pour enfin mettre des mots sur ce qu’elle aurait dû lui dire.

Ce n’était plus possible !

Maeva adorait Sophie, sa bonne humeur et ses bons plans, mais ne pouvait se permettre de rater ses études. Et elle ne supportait pas qu’on envahisse son espace. Esquiver les mâles en rut dans les rues lyonnaises était assez épuisant pour en plus devoir être sur ses gardes chez soi !

Sa vie d’étudiante lui glissait entre les doigts depuis quelques semaines et il était hors de question de prendre le risque de perdre sa précieuse bourse.

Maeva brossa rapidement ses cheveux châtains, toujours aussi lisses mais de moins en moins brillants avec le manque de sommeil. Elle appliqua une touche de gloss sur ses lèvres trop fines à son goût, attrapa son sac et ses clés, et sortit en claquant la porte d’un air victorieux. Elle n’ignorait pas que Sophie et compagnie ne broncheraient pas avant midi, mais prit un malin plaisir à espérer participer à leur migraine de lendemain de soirée.

Elle se frotta les yeux encore une fois et plongea dans la lumière du soleil déjà vif. Pas de repos pour les braves ! La jeune femme courut jusqu’à l’arrêt de tram. Une main dans le sac pour ranger ses clés, une autre prête à valider son pass, son téléphone sonna et Maeva manqua de trébucher en traversant le passage piétons. Sa carte d’abonnement dans la bouche, elle farfouilla de ses deux mains jusqu’à sentir le Graal vibrer sous ses doigts.

— Allo ? décrocha-t-elle in-extremis.

— Mademoiselle Martin ?

— C’est bien moi.

— C’est Monsieur Auger. Je vous appelle au sujet de notre entretien de la semaine dernière.

Maeva se figea, essayant de rassembler ses idées en même temps que le fourbi qui s’échappait de sa besace. Elle avait passé des entretiens pour être serveuse dans une crêperie, vendeuse dans un magasin de prêt à porter féminin, caissière et…

— Si vous êtes toujours disponible, reprit la voix la sortant de ses pensées, le poste d’agent de vestiaire piscine est à vous.

Maeva se redressa en écartant ses longs cheveux qui se collaient à son gloss. La piscine. Un emploi sur l’année, vingt-cinq heures réparties principalement les week-ends et les mercredis. L’emploi du temps parfait pour combiner job et études.

— Mademoiselle Martin ? Vous êtes toujours là ?

— Oui… Toutes mes excuses… Je suis absolument partante. Bien sûr. Merci mille fois. Quand est-ce que je commence ? Comment souhaitez-vous procéder ?

Le téléphone coincé entre son épaule et son oreille, Maeva agita son bras droit pour glisser son pass à la borne. Le rire de son interlocuteur l’arrêta. Embarrassée de son trop-plein d’enthousiasme, elle se tut et abaissa son menton pointu vers sa poitrine, camouflant sa gêne derrière le voile de sa chevelure.

— Passez après-demain, avant dix-huit heures, pour compléter le dossier et signer votre contrat. Je vous envoie la liste des documents à fournir par mail.

— C’est parfait. Merci encore !

Les gens se regroupaient le long du quai, la bousculaient pour qu’elle libère la borne. Maeva pivota vers la gauche et vit son tram s’avancer. Elle raccrocha le sourire aux lèvres et l’excitation au bord des yeux. Elle eut juste le temps de se coller contre la poussette devant elle que les portes se refermaient déjà.

C’est là, au milieu des contrariétés des uns, de la lassitude des autres et des échanges bruyants de ses voisins que Maeva se redressa, fière, parcourue d’un sentiment d’accomplissement. Son premier job. Son premier pas vers l’indépendance.

Il ne restait plus qu’à prévenir sa mère qu’elle ne rentrerait pas cet été. Un mal pour un bien. Elle pourrait enfin l’aider financièrement.

Le 8 mai

M.A

Deux lettres pour économiser tant de mots. Mon Ami. Mon Amour. Mon Amant. Mon Avant. Vu ce que tu m’as fait, ce que tu nous as fait, je suis sûre que ça ne te gênera pas que je t’appelle ainsi.

Il m’a fallu au moins une journée de plus pour me reposer de l’effort de t’avoir écrit. J’ai compté. Pour être sûre. Dix-neuf ans et dix jours de silence.

Parfois je t’oublie. Parfois j’ai encore mal. Parfois je pleure. Parfois je m’en veux. Parfois je regrette, aussi. Parfois je m’en fous.

Mais pour la première fois depuis dix-neuf ans, je ne pense pas à toi à mon réveil. Non. Je pense à ma déchéance.

Je pense à mon boss que je n’arrive toujours pas à appeler.

Je pense à mon téléphone éteint qui gît dans le tiroir de ma table de chevet. Je n’arrive toujours pas à l’allumer. Rien que d’y penser, je me remets à trembler.

Je pense à mon séjour à l’hôpital et j’ai honte. Et je me sens misérable.

Je réfléchis aussi à chaque mouvement que je vais devoir faire, pour ne pas les gaspiller.

Puis je pense aux livres que je vais pouvoir dévorer. J’ai du temps à rattraper. Tu vois, il n’y a pas de place pour toi dans mes pensées avant au moins le milieu de l’après-midi.

Mais tu dois te demander pourquoi c’est à toi que j’écris ? Parce que je n’ai personne d’autre. C’est pathétique. Je suis pathétique.

Et c’est la première fois que je l’accepte. Je n’ai plus l’énergie pour être dans le déni.

Maeva

Sophie avait oublié de faire les courses et Maeva qui n’était pourtant pas une sanguine, commença à sentir l’irritation lui courir sous l’épiderme. C’était mauvais signe. Elle n’aimait pas les conflits. Et elle détestait être redevable. Ça faussait les données. Comme maintenant.

Sophie l’accueillait avec joie dans SON appartement. Entièrement payé par SES parents. Avec ou sans colocataire, la blonde extravagante ne se souciait de rien. Pour Maeva, c’était une aubaine. La chance de sa vie. Un logement gratuit à une demi-heure en transports en commun de la fac de langues.

La bourse lui permettait de manger au restaurant universitaire le midi, de financer ses manuels et son abonnement aux transports de la ville, de payer quelques courses alimentaires pour les soirs et les fins de semaine. Elle avait même réussi à économiser pour rentrer voir sa mère deux fois depuis le début de l’année scolaire. Il ne lui restait plus rien pour des à-côtés, et malgré ses refus catégoriques, sa mère lui virait de temps en temps un peu d’argent de poche pour que sa fille sorte un peu, qu’elle ne se retrouve pas coincée comme elle, en pleine campagne.

Maeva faisait ses comptes chaque semaine. Le moindre écart annonçait un nouveau sacrifice. Sacrifice que Sophie ne pouvait ni comprendre ni éviter. Habituée à toujours tout avoir, elle n’anticipait rien. Elle avait vidé le paquet de pâtes et la boîte de thon de Maeva, ce qui aurait dû être son repas de ce soir. Et Sophie avait filé, rattrapée par le temps qui courait sans l’attendre, se disant que puisque Maeva resterait là, elle pourrait se charger des courses.

Maeva voulait confronter son amie d’enfance à sa réalité à elle. Mais à chaque fois, elle esquivait, incapable de faire le moindre reproche à celle qui lui offrait le gîte depuis neuf mois. Elle n’était pas ingrate. Mais plus le temps passait et plus elle sentait le malaise s’installer. Il était temps de réfléchir à un plan B.

En réalité, Maeva n’en était pas à sa première ébauche. Elle avait envisagé plusieurs options. Avec son futur salaire, elle pourrait peut-être dénicher un studio en périphérie de Lyon. Les offres étaient rares mais avec un peu de patience, elle trouverait bien. Elle avait aussi considéré la chambre universitaire. Mais si elle pouvait éviter de partager les toilettes et la douche avec tout l’étage, elle ne s’en priverait pas.

La dernière alternative lui était apparue deux semaines plus tôt alors qu’elle révisait avec son groupe de travail à la bibliothèque du campus. Deux filles qu’elle n’avait encore jamais vues s’étaient installées à leur table, invitées par Lucas avec qui elles étaient allées au lycée. Maeva avait suivi la discussion de loin, jusqu’à cet échange :

— Alors ? C’est toujours la lune de miel chez Stéphanie ?

— Je n’en reviens toujours pas d’être aussi bien tombée.

— Si tu déménages, tu me dis, je réserve direct ta place.

— Tu rêves ma poule ! Je ne bougerai pas de là jusqu’à ce que j’achète mon propre appart’ ! Peut-être même que j’achèterai le sien, avait rajouté la petite brune en éclatant de rire.

Maeva avait refermé son livre et osé demander :

— C’est qui, Stéphanie ?

— La femme chez qui j’habite, avait répondu la nouvelle venue. Elle a soixante ans, ses enfants sont partis depuis des années et elle loue deux chambres de son appartement. Non, en réalité, elle en loue une, et l’autre, qui est trop petite pour être une véritable chambre, elle la prête en échange de quelques services.

— Quel genre de services ? avait questionné Maeva, le regard brillant.

— Je fais son repassage et je lave les sols une fois par semaine. Je lui fais aussi ses courses. J’avais proposé de préparer quelques repas par semaine mais elle adore cuisiner.

— C’est le paradis, avait rajouté Lucas d’un air entendu.

Maeva n’avait pas écouté la suite. Elle ne se souvenait même pas de ce qu’elle avait lu ensuite dans ses classeurs. Et depuis, elle rêvait de trouver une Stéphanie. Ou plutôt : elle devait absolument trouver sa Stéphanie !

En rentrant chez elle, elle avait cherché sur Internet sans trop savoir où. Elle avait même posté une demande sur Leboncoin. C’était il y a cinq jours et elle n’était pas plus avancée. Et voilà que Sophie, sans s’en rendre compte, la poussait joyeusement vers la sortie.

Maeva enfila ses baskets, assembla ses cheveux en une queue de cheval lâche et mit un peu de mascara sur ses longs cils, afin de souligner la forme de ses yeux en amande. Elle jouait toujours sur ses yeux ou ses lèvres, pour éviter d’attirer le regard sur son nez qu’elle n’aimait pas. Trop grand, trop large, trop pataud. Si elle l’avait pu, elle en aurait volontiers gommé une partie.

Elle prit la direction de la place Guichard. Elle aimait s’y promener. Elle connaissait toutes les ruelles qui y menaient et adorait flâner au milieu des étals colorés du marché le dimanche matin. Aujourd’hui, en plus d’acheter quelques vivres, elle voulait prospecter. Elle avait bien l’intention de regarder toutes les petites annonces laissées sur les panneaux d’affichage ou les présentoirs des différents commerces du coin. Qui sait si une annonce de chambre chez l’habitante ne s’y cacherait pas ?

Après deux heures de va-et-vient et de fouille méticuleuse, Maeva n’avait décroché aucun numéro de téléphone. Rien ne correspondait. Rien ne collait. Les épaules basses, le visage rivé au sol, la jeune fille voyait ses projets se déliter au fur et à mesure qu’elle en imaginait de nouveaux. Bientôt, la source de sa créativité se tarirait.

Lasse, elle prit le chemin du retour, prête à faire de nouvelles concessions. Elle avait été folle de se focaliser sur ce quartier qu’elle aimait tant. Trouver une « Stéphanie » s’avérait déjà bien assez complexe. Maeva ne pouvait se permettre de réduire sa zone géographique pour un caprice.

Et puis… Leboncoin, c’était trop abstrait, trop inaccessible pour la majorité des personnes ayant besoin d’aide, comme Stéphanie, et possédant une chambre disponible. Maeva allongea le pas au moment où une nouvelle idée se faufilait dans ses pensées.

Elle visait les personnes d’un certain âge, déjà retraitées ou simplement avec quelques difficultés dans leur quotidien. Des personnes prêtes à lui faire confiance. Une femme. Ce serait sa seule condition. Pour la tranquillité de sa mère, mais d’abord la sienne.

Depuis qu’elle avait quitté son petit village champenois, la jungle lyonnaise lui avait rapidement enseigné la méfiance constante vis-à-vis des hommes. Elle détestait devoir faire attention à comment elle regardait ceux qu’elle croisait. Elle craignait toujours d’envoyer un mauvais signal. Et si elle quittait Sophie et son pote relou qui avait dérapé une seule fois, ce n’était pas pour retrouver cette oppression ailleurs.

Maeva n’avait pas été habituée à ce que tout lui tombe dans la main. Il lui fallait provoquer l’opportunité. Alors voilà ce qu’elle ferait : elle laisserait sa proposition dans chaque boite aux lettres de chaque immeuble, chaque résidence. Elle commencerait par la place Guichard, pour n’avoir aucun regret. Mais ensuite, elle étendrait sa quête à tout le troisième arrondissement, puis au sixième, si nécessaire.

En un an, Maeva avait obtenu son bac avec mention, été acceptée dans le double cursus qu’elle visait, été accueillie par Sophie pour vivre cette première année dans les meilleures conditions, et venait de dégoter un emploi. Dénicher « sa Stéphanie » n’était plus une option. C’était l’étape suivante. Et elle y arriverait, elle le sentait.

Le 13 mai

M.A

Lorsque toi et moi ça s’est terminé, je croyais que c’était la pire épreuve de ma vie. J’ai porté le deuil comme une seconde peau pendant tellement d’années que je m’y suis habituée.

C’était moche, mais c’est comme les gens qu’on n’apprécie pas vraiment mais qu’on continue quand même à voir régulièrement. Une sorte de laideur, mais une laideur amie.

Comprends-moi bien : te perdre était horrible. Comme si on m’arrachait un bout de moi. Le manque de toi a créé un trou noir dans mon âme qui aspirait le moindre projet, la moindre envie.

Mais avec le temps, les choses se sont remises en place. À part quelques bouts que tu as gardés avec toi.

Ce que je vis depuis six mois, c’est pire que l’absence de toi. Pire que tout. J’ai l’impression de tomber. Sans fin.

Plus rien n’a de sens, si ce n’est que je respire encore, sans savoir pourquoi.

La mort m’attire. Ce n’est que le manque de courage qui m’empêche de m’abandonner à elle.

Mon corps est une vieille épave rabougrie abandonnée au fond d’un océan. Un océan de larmes dont les eaux continuent de monter malgré toute ma bonne volonté.

Je ne sers plus à rien. Je suis même un poids. Un gros boulet de 45 kilos. Bon d’accord, à ce stade, je suis plutôt une carcasse de boulet. (Note que sur ces 45 kilos, il y en a au moins 5 réservés à mon cynisme, qui lui, s’accroche encore bien fort.)

Oui, un boulet. Mes collègues ont hérité de mes dossiers en plus des leurs, alors qu’elles avaient déjà du travail à ne plus savoir qu’en faire.

Et Myrice ! Ma voisine du cinquième. Elle passe tous les jours me déposer de la soupe. Elle arrose mes plantes qui semblent davantage pousser et s’épanouir depuis que je me dessèche. À croire que ma substance vitale a trouvé plus judicieux de s’exiler à quelques pas de mon lit.

Myrice relève et trie aussi mon courrier. Parce que tu vois, je ne suis plus capable d’ouvrir une enveloppe sans faire une crise d’angoisse.

La paperasse, c’est Godzilla. Un monstre titanesque qui veut me bouffer.

Ils n’ont pas compris que quand on perd la boule, on n’en a plus rien à cirer des factures, des relevés de compte, des papiers à signer…

C’est comme de dire à quelqu’un qui se noie qu’il doit bien respirer tous les trois temps pendant son crawl. C’est stupide. Et impossible. Impossible.

Il y a aussi Céline. Ma surveillante en chef. Je la paye sur ordre du médecin pour accomplir tout ce que mon corps faisait avant qu’il ne décide de démissionner. Mon corps, pas le médecin.

Céline fait mes courses mais ne range jamais rien au même endroit. Elle prépare quelques repas qui me donnent envie de vomir et qui finissent dans les toilettes dès qu’elle s’en va. Au mieux, avant ingestion, au pire avant digestion, selon le temps qu’elle prend pour me fiche la paix.

Céline m’oblige à changer d’habits tous les trois jours. À quoi bon ? Je ne fais que dormir. Et lire. Je ne transpire même pas. Je n’ai pas assez d’eau pour pleurer et suer. Mon corps a dû être menacé par ma machine à laver.

Céline passe la poussière partout. Je sens bien que ça la démange de me secouer, moi aussi, comme la couette qu’elle tape au bord de la fenêtre.

Cette saleté de Burn-Out m’a essorée. Et sa salope de copine, Dépression, est en train de m’achever.

Avant, je n’étais pas vulgaire. Mais je ne suis plus la même.

Je n’étais déjà plus celle que tu as connue et aimée. Mais aujourd’hui, je suis étrangère à cette créature pleine de vide. Je regarde ma coquille recroquevillée et la larve que je suis s’atrophier encore et encore.

Pourtant, il y a des jours où j’ai la sensation que ça va mieux. Puis je me réveille et rien n’a vraiment changé.

Je sanglote à l’idée de devoir me lever pour me doucher. Je tremble en portant mon bol de soupe à mes lèvres. Je m’endors après avoir lu trois pages de mon roman en cours. Je panique dès que j’aperçois la vie qui continue en bas, dans la rue.

Mais le pire, c’est quand je sors pour aller voir le psy. Deux fois par semaine. Il est juste en face, de l’autre côté de la place.

Il pourrait venir jusqu’à moi, je le sais, mais il refuse. Il dit que maintenant, je suis capable de le faire. Et il a raison. Alors je m’accroche à ce défi bihebdomadaire comme un naufragé à sa bouée.

Ma bouée est toute ridée, porte une moustache blanche et des chemises à carreaux, et n’a pas la langue dans sa poche. Je l’aime bien. Je crois que ce type arrive à voir les reflets de qui j’étais avant tout ça. Alors à défaut de croire en moi, je crois en lui.

Ensuite, il me faut au moins deux jours pour récupérer de cette sortie dans le monde, hors de moi. Mais le psy dirait que c’est une sortie vers moi… Peu importe.

C’est la première fois que j’écris autant. Peut-être pour garder une trace de toute cette merde dans laquelle je baigne.

D’ailleurs, je dois t’avouer : ça fait quatre jours que j’écris. Avec toutes les pauses. J’ai des fourmis dans les jambes. Je n’ai plus l’habitude de rester assise. Et ma tendinite au bras droit est lancinante.

Alors j’écris lentement. Je m’en fiche du temps qui passe. Il paraît qu’il est relatif, de toute façon. Je m’imprègne de chaque mot que je te jette. Tu peux les garder. Je te les donne. Je n’en veux plus.

Je ne veux plus de cette suie poisseuse qui me colle partout. Je ne veux plus de ce malheur. Je veux des premières fois.

Maeva

Depuis quelques jours, Maeva se levait avec l’impression que le monde lui appartenait et que les petits détails qui l’empêchaient de se sentir entièrement à sa place seraient bientôt réglés. Elle jonglait entre ses derniers cours et son nouveau travail et passait de moins en moins de temps chez Sophie. Elle n’arrivait plus à dire « chez elle ». C’était chez Sophie.

Elle partait tôt le matin pour travailler directement sur le campus, dans les bibliothèques ou dans des salles mises à disposition par l’université. Elle préférait même aller bosser chez Lucas ou Sandra plutôt que chez Sophie.

Elle révisait aussi sur son lieu de travail. Rares étaient les moments où elle croulait sous l’affluence. En règle générale, les nageurs arrivaient au compte-goutte. Elle leur souriait, prenait leurs affaires qu’elle rangeait dans les casiers derrière elle, leur donnait le bracelet avec la clé correspondante, et retournait à ses fiches. Ceux qui venaient pour nager n’étaient pas très bavards, les familles étaient pressées et les jeunes, généralement en groupe, étaient du genre bruyant mais hermétiques au monde qui les entourait. Ce qui arrangeait bien Maeva.

Elle guettait toutefois les pauses des maîtres-nageurs et les passations. Ils étaient presque tous très joviaux et essayaient au maximum de l’inclure dans l’équipe. À dix-huit ans, Maeva était la plus jeune. Denis, le plus âgé du clan, l’avait prise sous son aile, comme un père ou un oncle attentionné. Gina, la seule femme du groupe, 34 ans, avait été la première à lui proposer de boire un verre pour faire connaissance. Milo, la vingtaine, était l’archétype du beau-gosse. Et il jouait de son accent italien autant que de ses muscles pour faire papillonner les filles. Mais moins Maeva entrait dans son jeu et plus Milo essayait de la dragouiller, s’attirant les foudres de Denis et les rires de Gina.

Et il y avait aussi Yann, peut-être du même âge que Milo, mais bien plus mature, embauché pour remplacer Maeva au vestiaire lorsqu’elle n’était pas là et seconder les maîtres-nageurs au besoin. Taciturne et fermé, il faisait son job de façon très consciencieuse mais avait été très clair : c’était provisoire, pour dépanner. Et plus vite il pourrait se barrer, mieux ce serait.

Maeva n’était pas du genre à se mêler de ce qui ne la regardait pas. Elle fuyait les problèmes avant même qu’ils n’apparaissent. Elle n’était pas là pour faire ami-ami avec tout le monde. En réalité, elle s’en fichait. Elle se contentait des relations faciles et agréables avec ceux qui l’acceptaient. L’essentiel était qu’on n’ait rien à redire sur son travail et qu’elle soit payée à la fin du mois.

Elle n’avait que faire des regards en coin et des chuchotements des filles à la billetterie. Elles ne se croisaient presque jamais et Maeva préférait garder son énergie pour ses partiels, son job et sa recherche de chambre chez l’habitante.

Après avoir récité ses leçons dans sa tête, relu ses fiches, distribué sourires et conseils aux usagers, écouté ses collègues raconter des bribes de leurs vies, ri aux quelques anecdotes de la journée, Maeva rangeait, nettoyait, désinfectait les vestiaires, puis retournait potasser ses cours. Le moins possible chez Sophie.

— Alors Mae, tu rêves de moi ?

Maeva releva la tête brusquement, surprise de ne pas avoir entendu Milo s’approcher. Elle repoussa ses prises de notes contre le renfoncement du plan de travail, le plus discrètement possible. Elle n’avait pas le droit d’emmener de livres, ne devait jamais montrer qu’elle s’ennuyait. Alors des fiches de révision…

— Mais qu’est-ce que tu caches, petite coquine ?

Maeva aurait aimé avoir la répartie de Sophie. Elle l’avait observée tellement de fois, répétant mentalement ses joutes verbales, toujours cinglantes mais tellement joliment prononcées que les mecs un peu lourds opéraient un demi-tour en souriant. Mais face aux hommes, et à Milo en particulier, Maeva avait l’impression que ses lèvres s’engluaient. Non. Ses neurones, plutôt. Milo l’embarrassait, sans être méchant, mais elle ne savait pas comment le lui faire comprendre sans pour autant se le mettre à dos. Ils se voyaient presque tous les jours, il fallait que l’ambiance au boulot soit la plus sympa possible.

Maeva n’eut pas le temps de dire quoi que ce soit que le jeune maîtrenageur se penchait déjà par-dessus le comptoir, l’obligeant à se reculer pour conserver son espace de sécurité. Elle avait toujours détesté les gens qui s’approchaient trop de son visage pour lui parler. Elle avait alors l’impression qu’on lui volait son air et n’arrivait plus à respirer.

Milo fit défiler rapidement les petits rectangles cartonnés entre ses doigts encore humides ce qui sortit Maeva de sa réserve :

— Tu vas me les abîmer !

D’un geste brusque qui l’étonna elle-même, elle arracha ses fiches et les rangea dans la poche arrière de son jean.

— Mais c’est qu’elle mord, la tigresse !

Face au regard noir de la jeune fille, Milo ramena ses cheveux bruns en arrière d’un geste maîtrisé puis croisa ses bras en appuyant son coude sur le comptoir :

— Alors comme ça, non seulement t’es jolie, mais en plus t’es intelligente.

Maeva n’eut pas le temps de s’embrouiller dans ses mots que Milo se retournait déjà en entendant quelqu’un se racler la gorge derrière lui.

Sophie leur faisait face, sa chevelure blonde ramenée en une tresse sur le côté. Sans maquillage, un short ultra mini et un chemisier transparent sur son maillot de bain, elle était sublime. Mais il y avait cette moue un peu pincée et son regard agacé. Milo comprit le message et s’esquiva sans rien rajouter.

Maeva attendit qu’il ait rejoint les bassins pour remercier sa sauveuse et son entrée fracassante.

— Je comprends mieux pourquoi tu n’es presque plus jamais chez nous, lança Sophie, l’air de rien…

Maeva baissa les yeux et tendit un panier à son amie pour qu’elle se déshabille. Sophie ôta ses vêtements sur le champ, sans jamais quitter sa colocataire des yeux.

— Pourquoi tu l’as pas rembarré ?

Sophie était perspicace. Maeva soupira :

— Tu m’connais, je ne sais jamais quoi dire sur le moment et après… c’est trop tard.

— Ça fait quoi ? Huit jours que tu bosses ici ? Va falloir que tu sois plus claire sinon ton charmant boulot va se transformer en supplice.

Maeva ne répondit pas et emporta les affaires de son amie vers un nouveau casier. En lui remettant sa clé, la jeune fille préféra changer de sujet :

— T’es pas censée être en cours en ce moment ?

— J’ai déjà une mère, Eva. Et je suis venue parce que je voulais passer du temps avec toi. On dirait que tu m’évites en ce moment.