Le ballon de la paix - Anne-Estelle Dal Pont - E-Book

Le ballon de la paix E-Book

Anne-Estelle Dal Pont

0,0

Beschreibung

"Ce ballon vient déblayer un lieu oublié de mon coeur recouvert de feuilles mortes depuis dix-huit ans" Il y a dix-huit ans, Sasha, jeune homme en dérive, découvre dans un champ un ballon éclaté au bout duquel un petit mot est accroché, avec l'adresse d'un blog. C'est celui de Tacha, une lycéenne dont le projet est d'envoyer huit ballons tout au long de son année de Terminale. Chaque mois, la jeune femme publie un nouvel article pour un nouveau ballon à offrir afin de propager la paix autour de soi. Sasha, moqueur et sceptique, va petit à petit se laisser embarquer et transformer grâce aux mots de Tacha, sur le blog, par mail et sur msn. Jusqu'au dernier ballon où un aveu rompt définitivement la relation virtuelle entre les deux amis. Aujourd'hui, Tacha, 35 ans, reçoit un ballon de la paix sur son lieu de travail. Le chemin des huit ballons lui est proposé, mais cette fois, elle ne maîtrise rien. Le passé et le présent se confondent, les souvenirs se ravivent, et deux questions attendent une réponse : qui est Sasha, et est-ce que Tacha lui a pardonné ? Cette histoire se déguste comme du chocolat : la couleur du métissage d'un coeur franco-tchadien, le croquant du féminisme et de la thématique de la rédemption, une pointe d'amertume en arrière-plan pour un choix de vie peu conventionnel et difficile à assumer, mais surtout, la douceur d'un feel-good.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 417

Veröffentlichungsjahr: 2024

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Sommaire

CHAPITRE 1 — Tacha

CHAPITRE 2 — Sasha

CHAPITRE 3 — Sasha

CHAPITRE 4 — Tacha

CHAPITRE 5 — Sasha

CHAPITRE 6 — Tacha

CHAPITRE 7 — Sasha

CHAPITRE 8 — Tacha

CHAPITRE 9 — Sasha

CHAPITRE 10 — Tacha

CHAPITRE 11 — Sasha

CHAPITRE 12 — Tacha

CHAPITRE 13 — Tacha

CHAPITRE 14 — Tacha

CHAPITRE 15 — Sasha

CHAPITRE 16 — Tacha

CHAPITRE 17 — Tacha

CHAPITRE 18 — Tacha

CHAPITRE 19 — Sasha

CHAPITRE 20 — Tacha

CHAPITRE 21 — Tacha

CHAPITRE 22 — Tacha

CHAPITRE 23 — Sasha

CHAPITRE 24 — Tacha

CHAPITRE 25 — Tacha

CHAPITRE 26 — Tacha

CHAPITRE 27 — Tacha

CHAPITRE 28 — Sasha

CHAPITRE 29 — Tacha

CHAPITRE 30 — Sasha

CHAPITRE 31 — Tacha

CHAPITRE 32 — Tacha

CHAPITRE 33 — Sasha

CHAPITRE 34 — Tacha

N’Djamena

Remerciements

CHAPITRE 1 — Tacha

(samedi 30 septembre 2023)

Il est revenu. Je n’en reviens pas. Il est revenu et je cours en essayant de me frayer un passage au milieu des passants qui râlent. La rue piétonne est bondée. Pile le jour où je n’ai ni le temps ni le souffle pour m’excuser.

Pour un mois de septembre, il fait encore bien chaud. Même si ma peau est métissée, je sais que mon visage est rouge. Mes joues sont brûlantes et mes mollets pèsent trois tonnes. Mon sac à main saute et se cogne contre ma hanche à chaque foulée. Malgré ma course et tous mes mouvements anarchiques, je sens qu’il vibre. Je l’ouvre en essayant de maintenir l’allure. J’attrape mon téléphone : déjà 19 h 11. Je raccroche au nez de Cella. Elle comprendra.

J’y suis presque. La porte de l’immeuble est ouverte, je grimpe les escaliers deux à deux jusqu’au deuxième étage, mon trousseau à la main. Au moment d’insérer la clé, la porte s’ouvre de l’intérieur et je trébuche en avant.

Marina tient la poignée d’une main et me lance un sourire crispé. En face de l’entrée, adossée au mur de la cuisine, Cécile, sa grande sœur que j’évite comme la peste me tend un verre de rouge en sirotant le sien déjà bien entamé.

— Qu’est-ce que…

Je n’ai pas le temps de finir ma phrase que j’entends la voix chaude et grave de Cella sortir de l’ordinateur posé sur la table de la salle à manger. Elle est couverte par celle plus aiguë de Marina. Mes deux amies parlent en même temps, la porte de l’appartement est encore ouverte, je n’ai pas encore repris mon souffle, et Cécile nous regarde d’un air narquois, son sourcil gauche plus haut que le droit.

— Les filles…

Personne ne réagit. J’inspire profondément, vide le verre de vin que j’ai dans la main et le pose brutalement. Marina, ma meilleure amie et coloc se retourne. Cella se tait derrière son écran d’ordinateur. Cécile s’approche de moi de sa démarche chaloupée. Je l’esquive et m’installe sur la chaise la plus proche alors qu’elle passe derrière moi pour refermer la porte. Elle a beau être la grande sœur de ma meilleure amie, ça n’est jamais vraiment passé entre nous. Au début, j’ai fait des efforts pour essayer de voir au-delà de cet air condescendant qu’elle arbore toujours. J’ai très vite arrêté quand j’ai compris que ce n’était pas qu’un air. Madame sait toujours tout et mieux que tout le monde, et ne peut s’empêcher de donner son avis même quand on n’en veut pas. Surtout quand on n’en veut pas !

— Qu’est-ce que tu fiches ici, Cécile? je grogne en laissant tomber mon sac à terre.

— J’étais avec Marina quand elle a reçu ton texto.

Je fustige ma coloc du regard. Cella en profite pour dire tout haut ce que je pense tout bas. Elle est rapide pour passer de la pensée à la parole.

— C’était un rendez-vous d’urgence des BN. Tu n’en fais pas partie, Cécile !

— Et pour rien au monde je n’aimerais faire partie de votre club, ma chérie !

— Arrête de m’appeler comme ça, tu sais que je déteste !

Cécile lui lance un clin d’œil, Cella hausse des épaules à travers l’écran, puis tourne son regard ambré vers moi, ce qui me fait oublier la peste qui s’est tapée l’incruste. Cella semble venir d’un autre monde avec ses yeux de la même couleur que ses cheveux. Roux. Elle sait qu’elle peut me faire faire ce qu’elle veut quand elle me regarde ainsi. Elle est la petite sœur que je n’ai jamais eue et elle en joue !

— Tacha ! Tu m’as raccroché au nez !

Je me gratte la tête. J’ai chaud. J’arrache mon élastique et ébouriffe ma tignasse bouclée.

— Je t’ai raccroché au nez pour être là plus vite ! Difficile de parler en courant.

— Je comprends mieux pourquoi tu ressembles à un épouvantail.

Cella sourit. Ses sourires sont bien trop rares. Mes lèvres s’étirent à leur tour et une bouffée de tendresse traverse mon corps et l’ordinateur pour parvenir jusqu’à elle. Marina a tiré une chaise à côté de moi et s’assoit sur ses mains, face à l’ordinateur. Elle gigote des jambes. Même Cella s’en rend compte de l’autre côté de son écran.

— Allez, Tacha ! On t’écoute. Marina va nous faire une syncope si t’accouches pas. Pourquoi une réunion d’urgence des BN?

Mon regard passe de Cella à Marina, puis à Cécile, toujours debout, ses lèvres carmin étirées en un sourire curieux. J’ai envie de la virer, mais j’ai assez fait attendre mes deux amies. Alors j’inspire profondément, je ferme les yeux, retrousse le nez et lâche l’information qu’elles attendent toutes :

— Il est revenu !

Gros silence. J’ouvre un œil. Cella a le front plissé et Cécile se tapote les lèvres de son long doigt manucuré et couleur pourpre. Elles sont longues à la détente.

Il n’y a jamais eu qu’un seul « il ». D’ailleurs, il ne sait même pas qu’il l’a été, et ça n’a duré que l’espace d’une fraction de seconde sur l’échelle de ma vie, mais quand même, elles connaissent toute cette histoire. Même Cécile, qui, à l’époque, n’avait pas encore totalement viré du côté peste.

À ma gauche, Marina s’arrête de gigoter et ouvre la bouche. Aucun son ne sort. Ça y est. Elle vient de percuter. Elle essaie de dire quelque chose, mais ressemble à un poisson hors de l’eau. Ses lèvres s’ouvrent, se ferment, hésitent. Elle ancre finalement ses yeux bleus dans les miens :

— Comment peux-tu en être sûre ? C’était il y a…

Elle compte sur ses doigts.

— Dix-huit ans… Tacha, elle affirme avec certitude. C’était il y a dix-huit ans ! Je croyais que tu l’avais oublié !

Triste constat : c’était il y a dix-huit ans, je n’étais qu’une ado, et depuis… personne…

— Je croyais aussi. Mais aujourd’hui, j’ai reçu un ballon de la paix.

CHAPITRE 2 — Sasha

(jeudi 17 novembre 2005)

— Sasha, attends !

J’entends sa voix suppliante au moment où je claque la porte. Il est hors de question que je reste. Je déteste voir ses yeux devenir rouges et se remplir d’eau. Je déteste comment elle me regarde. Son amour surpasse toujours sa colère et ça me répugne. Mais bien cachée, la culpabilité se tapit, prête à me bondir dessus.

Elle n’y est pour rien. Elle a tout fait pour moi. Mais je ne peux pas être un autre. Et quand elle me touche le visage de ses mains usées et délavées par les produits ménagers, qu’elle se met à parler en russe, j’ai envie de l’étrangler. Je ne suis pas comme elle avait imaginé, et elle n’a même pas honte de moi. Non, elle cherche encore à me ramener à la vie. Elle n’a pas le droit de me faire me sentir encore plus mal ! Alors je déguerpis !

Le froid me rattrape. Putain de jeudi de novembre. Si je rentre maintenant, je vais devoir la consoler. De tous les coins merdiques, ma mère a choisi un village médiéval perdu entre l’Isère et la Drôme pour oublier que mon connard de géniteur l’avait abandonnée. Très religieuse, elle a vu dans l’immense Abbaye de Saint-Antoine un refuge. Une grande idée de chiotte ! C’est vieux, lugubre et j’ai envie d’exploser chaque touriste que je croise comme on écrase les moustiques en été. Et surtout ! Il n’y a rien à faire. À part boire de l’hydromel. Mais je n’avouerai jamais en public que j’adore ça. Y a que les vieux ou les gens du Moyen-Âge qui assument de boire de l’alcool à base de miel.

Et me voilà à déambuler dans les rues pavées sous un crachin d’automne, vêtu d’un simple t-shirt. Je cours. Ça, je sais très bien faire. Je suis peut-être né pour fuir, qui sait ?

Il va bientôt faire nuit et il fait de plus en plus froid. Je sors du village. Les maisons laissent place aux champs. Les lapins de garenne se planquent, et la bruine cache les montagnes que l’on voit d’habitude au loin. Je suis trempé. Je ne peux même pas fumer mon joint. Et j’ai l’air d’un con ! Un con de 20 ans, seul, dehors, sous la pluie. Un con à problèmes. Sans projet. Mais si mon avenir est de récurer des chiottes ou de faire la vaisselle des riches comme ma mère, alors non merci !

J’arrive à un croisement. Si je prends à gauche, je fais une boucle. Je serai rentré d’ici une demi-heure. Plus vite en courant. Je peux aussi prendre à droite, faire un tour bien plus long, ou encore rebrousser chemin. J’hésite. Est-ce que je suis calmé? Est-ce que je veux que ma mère s’inquiète un peu plus ? Ça compensera le fait que mon connard de père n’ait jamais eu de souci à se faire pour moi ! À droite toute !

Merveilleuse idée. Le chemin est de plus en plus boueux. Qu’est-ce que je croyais ? Je regarde en arrière et m’arrête. Personne ne me voit. J’ai le droit de changer d’avis sans passer pour un faible. Je reprends mon souffle, penché en avant, les paumes des mains appuyées sur mes genoux. Tiens… Qu’est-ce que…?

Sur le bord du champ plein de gadoue, une tache blanche. Un papier? Qu’est-ce que ça fiche ici ? Je le ramasse du bout des doigts. C’est une carte assez rigide, accrochée à un petit ruban comme ceux avec lesquels on fait des nœuds sur les paquets cadeaux. Bizarre. Je secoue le tout. Au bout du ruban, il y a un reste de ballon éclaté, sali par la boue. La carte est recouverte de scotch.

Astucieux. Surtout avec un temps pareil. Il fait trop sombre. C’est écrit à la main et je n’arrive pas à déchiffrer les mots. Je cours. Très vite. Direction le village. C’est comme si j’avais découvert une bouteille à la mer, mais dans un champ. Ouais, je sais, c’est con ! Au premier lampadaire, je m’arrête et sors la carte. La pluie ruisselle sur le papier. Je m’essuie les yeux du revers de ma main.

Une inconnue, quelque part,

Pense à toi qui reçois ce ballon de la paix.

Qu’il puisse être une douce pause dans ton existence.

Et s’il t’a apporté un peu de paix, alors à ton tour !

Partage ton ballon de la paix sur

www.leballondelapaix.skyblog.com

Qu’est-ce que c’est que cette daube, encore ? Je retourne le feuillet. Il n’y a rien d’autre. C’est une blague ? Je fustige les alentours. Personne. Il fait nuit et il pleut. Il est temps de rentrer. Je glisse la carte dans la poche arrière de mon jean. Trempé pour trempé…

J’ouvre doucement la porte d’entrée de l’appartement.

— Oh mon dieu, tu es là !

— Moi, c’est Sasha, mama.

Ma mère me tapote la joue en riant. La tempête est passée. Je suis lâche. Je sais qu’elle veut qu’on discute. Mais il n’y a rien à dire. Elle court me chercher une serviette en parlant. J’entends sa voix rapide et joyeuse, mais je n’écoute pas les mots. De toute façon, elle est passée du français au russe et je ne fais aucun effort pour comprendre. Elle frictionne mon crâne rasé, mon visage qui ruisselle, mes bras couverts de chair de poule.

— Stop ! Mama !

Elle relève la tête. Ses cheveux blonds sont ternes et font ressortir ses cernes. Elle lutte depuis si longtemps contre la vie qui essaie de l’engloutir. Si quelqu’un méritait de trouver ce stupide ballon de la paix, c’est bien elle ! Mais j’y pense… Je fouille dans la poche de mon pantalon et lui tends la carte en marmonnant :

— Je file sous la douche !

Je me retourne avant d’entrer dans la salle de bains. Elle tient le papier délicatement entre ses doigts. Elle ne me crie même pas après pour toute la flotte que j’ai laissée sur mon passage. Je secoue la tête et referme la porte derrière moi.

Lorsque je ressors, la salle de bains est un hammam. La vapeur s’échappe dès que j’ouvre la porte. Le sol du couloir a été nettoyé et je sens l’odeur du chtchi. Je marche sans bruit jusqu’à la cuisine, une serviette nouée autour de la taille. Je jette un œil : personne.

J’entre discrètement et soulève le couvercle. Mmmmh. L’odeur de la meilleure soupe du monde.

— Sasha, lâche ce couvercle et viens ici !

Le couvercle m’échappe. Plus discret, tu meurs! Je bougonne. Elle laisse traîner ses yeux partout. D’ailleurs, elle est où? Comme elle lit aussi dans mes pensées, sa voix me répond :

— Dans ta chambre.

Quoi? Elle n’a pas le droit! Non, mais… Les poings serrés, je traverse le couloir et pousse la porte d’un geste sec du bout du pied.

— Qu’est-ce que tu fous ici ?

Elle ne relève même pas la tête. Elle est assise à mon bureau et a allumé mon ordinateur. MON ordinateur ! J’ai envie de l’éjecter d’ici, mais je remarque l’encadré pour le mot de passe. Elle le fixe comme s’il s’agissait d’une bombe à retardement. Haha ! Bien ouéj mon gars ! Satisfait, je m’assois sur le rebord du bureau, les bras croisés sur mon torse encore humide. Son regard passe de l’écran de l’ordinateur au petit carton qu’elle tient dans sa main gauche. Elle relève enfin son visage fatigué vers moi. Ses cernes sont monstrueux. Elle a l’air tellement vieille. Elle s’attarde sur mon tatouage. Un truc que j’ai fait par défiance. Ou par provocation. Peut-être les deux. Elle secoue la tête.

— Ça va faire un an, je grogne. Tu peux passer à autre chose, nan?

Elle ne répond pas, se lève de mon siège, me tend la petite carte et attend. Le petit bout de ballon pendouille encore. Il est blanc. Je rêve ! Elle l’a lavé.

— Pas question !

— Tu ne veux pas savoir? elle demande les yeux arrondis et la bouche en cœur.

Elle me regarde sans cligner des yeux. Elle marque un point. Elle le sait. Un sourire élargit ses lèvres gercées au moment où elle dépose le bout de papier sur le clavier.

Je prends place lentement sur ma chaise et fais tourner mon index dans le vide. Elle lève les yeux au ciel, mais obtempère en me tournant le dos. Qu’elle s’estime heureuse que je ne la vire pas de ma chambre !

Mon mot de passe est pourri : « vatefairef** »! Mais à quoi bon chercher plus compliqué quand celui-ci suffit largement à bloquer la reine mère qui laisse déjà traîner ses yeux et ses oreilles partout.

— C’est bon ? elle s’impatiente.

— Tu t’es retournée avant que je réponde ! Sérieux !? Pourquoi tu poses la question ? T’abuses !

— Et toi, tu réagis comme un gamin. C’est pas ce truc moche — elle désigne mon tatouage — ni tes mini poils — elle effleure mon torse? What the fuck ? – qui font de toi un homme ! Tu as 20 ans, merde !

Elle vient d’appuyer inconsciemment sur le bouton de ma colère. La vraie. Je ne peux m’empêcher de la repousser. Violemment :

— Dégage avant que je fasse un truc que je regretterais.

Mon âme est sombre. Prête à bondir comme un lion affamé sur sa proie après des jours de chasse infructueuse. Je me redresse de toute ma hauteur. Elle a l’intelligence de comprendre que le mâle dominant est de retour. Elle recule jusqu’à se retrouver dans le couloir et je lui claque la porte au nez.

Mon corps tremble. La paix n’aura été que de courte durée. Comme si un ballon éclaté aurait pu changer qui je suis. Je déteste être dans cet état. Elle le sait, et elle me cherche. Je me déteste de ne pas savoir me contrôler. L’animal qui est en moi prend de plus en plus de place. Il dévore la moindre parcelle apaisée qu’il me reste.

Je retombe sur ma chaise. Las. L’écran est toujours allumé. Il attend pour obéir. Voilà ce que j’aime avec la technologie. Elle fait ce qu’on lui dit. Point. Et ce que je veux, c’est accéder à www.leballondelapaix.skyblog.com.

La militante peace-and-love qui se cache derrière a besoin qu’on lui rappelle qu’on est en 2005 et que les hippies, c’est fini depuis un bail! Bien sûr que c’est une nana ! J’en mettrais ma main à couper !

Dans la barre de gauche, il y a une petite présentation et la liste des articles. Il n’y en a pour l’instant que deux : « Pourquoi ce blog ? » et « Le ballon de la paix —11 novembre 2005 ».

Les deux datent du début du mois. Ce ne sera donc pas difficile de donner l’envie à cette utopiste d’aller raconter ses conneries ailleurs !

Bonjour, je m’appelle Tacha. Le projet « le ballon de la paix » est bien plus vaste que ce blog. Je vous invite à lire l’article «Pourquoi ce blog ?» pour mieux comprendre ma démarche. Ensuite? Eh bien, il y aura un ballon par mois, jusqu’aubac. Pour chaque ballon, une possibilité de faire la paix avec quelqu’un. C’est par( !

Qu’est-ce que je disais ! Une gamine. Une meuf qui n’a même pas l’âge de voter. Sûrement une gosse de riche qui n’y connaît rien à la vraie vie et qui s’est réveillée un matin avec l’idée brillante de créer un nouveau mouvement pacifiste… Je referme l’écran de mon portable en lâchant un soupir. L’envie de le défoncer est trop forte et je ne peux pas me permettre de le bousiller.

Je branche mon tout nouvel iPod et m’affale sur le lit. Ma mère s’en contrefout du prix, de la marque, de ce que ça représente. Elle est juste contente de ne plus entendre ma musique à fond. Juste pour la faire chier, je remettrais bien ma chaîne Hi-fi, mais la musique directement dans mes oreilles, c’est quand même pas pareil ! Et comme pour enfoncer le clou de cette journée merdique, c’est Daniel Powter qui se lance avec «Bad Day ». Je zappe vite fait bien fait, et les soupirs en rythme reconnaissables entre mille annoncent le tube que j’adore des Pussycat Dolls : « Don’t cha ».

Je ferme les yeux et laisse le rythme m’envelopper, leurs voix me draguer, me caresser, leur invitation sexy me changer les idées.

CHAPITRE 3 — Sasha

(vendredi 18 novembre 2005)

Je baille, m’étire comme un lion dans son royaume et me frotte les yeux. J’ouvre un œil à moitié : il est 10 h 11. Je peux me lever sans prendre le risque de me cogner à ma reum. Elle est déjà en train de ramasser des poils de cul dans le siphon d’une douche, ou de récurer un four dont le gras est incrusté depuis des semaines. Quelle vie !

S’il y a bien une chose que je ne comprends pas, c’est cette obstination qu’elle a de continuer à laver les merdes et la crasse des autres. Cette conversation, on a dû se la faire un bon millier de fois. Et ça se termine toujours de la même façon. Elle chiale. Et vas-y qu’elle me répète qu’elle a pris ce qu’elle a trouvé, puis qu’elle n’a pas osé changer parce que j’étais là et qu’il fallait bien manger, et que maintenant, elle ne sait rien faire d’autre. Si je pouvais, je jouerais du violon pour accompagner son mélodrame. Elle a bon dos, son excuse bidon !

Allez, hop ! Direction la cuisine. La casserole de chtchi n’a pas bougé. Je me sers un bol que je réchauffe au microondes. Je bois ma soupe russe en errant dans l’appartement. Les tapisseries sont abîmées, les meubles dépareillés se font la gueule, les ampoules dénudées sont proches du suicide, et le froid qui s’infiltre sous les fenêtres nargue l’isolation pourrie de l’immeuble. Ça me coupe l’appétit ! Je balance mon bol dans le lavabo. Ce con ne se casse même pas. Si même la vaisselle se met en mode résistance, autant retourner au pieu.

Ma chambre est aussi torturée que mon esprit. Le bureau est le seul endroit rangé. Il donne envie, comme une oasis en plein désert. Mes fringues s’entassent sur le sol.

Je suis obligé de les renifler pour distinguer les propres des sales. Ma seule étagère est vide. J’ai brûlé tout ce qui me rappelait l’école, le jour des résultats du bac. Ma mère a pété un plomb. Elle avait réellement cru que je réessayerais de passer le bac une deuxième fois. Autant croire au Père-Noël. Depuis, l’étagère est restée vide. Je n’ai pas envie de la remplir. En fait, je n’ai aucune envie !

La lumière du jour filtre à travers les stores et vient caresser le joli p’tit cul de Britney Spears qui me regarde d’un air lubrique du haut de son mur. Jolie muse ! En parlant de muse, ça me fait penser que je n’ai pas mis le dernier album de Madonna sur mon iPod. J’ouvre mon pc et… le blog de miss pacifiste apparaît ! Bien. « Confessions on a dancefloor » de la reine de la pop peut attendre.

« Pourquoi ce blog ?» Je clique.

Je m’appelle Natacha, mais tout le monde m’appelle Tacha. Je suis élève en terminale ES au lycée de Villard-de-Lans, en Isère.

Chaque année, le Vercors célèbre la fin des deux guerres mondiales, le 11 novembre et le 8 mai. Chaque année, les professeurs de français, d’histoire-géographie et d’économie font un appel à projets aux élèves de Terminale pour fêter et encourager la paix.

Mon projet « le ballon de la paix» a été sélectionné et adopté par tout notre établissement. C’est un immense honneur pour moi d’être la voix de notre lycée, de notre région, de notre génération. Et pour la première fois, ce n’est pas un événement ponctuel, mais une action qui durera toute l’année scolaire.

Tous les lycéens vont s’habiller de blanc et lâcher un ballon de la paix lors de la célébration de la fin de la Première Guerre mondiale, ce vendredi 11 novembre 2005, sur la place du marché. Chacun a accroché une petite carte au ballon avec un mot personnel et un lien vers ce blog. Nous espérons que les vents porteront un maximum de nos ballons vers ceux qui ont besoin d’un peu de paix.

D’un point de vue logistique, nous ne pourrons pas lâcher des ballons blancs chaque mois. D’où l’existence de ce blog. Chaque mois, je publierai un article, comme je lâcherais un ballon dans le ciel. Ces ballons virtuels seront comme des surprises pour propager la paix autour de soi. En accord avec mes professeurs, je proposerai des thématiques qui vous permettront d’offrir un ballon à vos proches, avec une carte pour expliquer votre geste. Cet article, validé par les différents professeurs, sera publié sur ce blog et édité au format papier dans notre lycée.

Pour que la paix triomphe, offrez des ballons de la paix autour de vous et dites-moi :

– à qui vous avez offert votre ballon,

– ce que vous avez écrit,

– et comment il a été reçu.

Vous pouvez le faire de façon anonyme (ou non). Vous avez le choix entre :

1/ laisser un commentaire sous chaque article de ce blog,

2/ laisser une note papier dans la boîte aux lettres « Leballon de la paix » qui est à votre disposition dans le hall d’entrée du lycée.

3/ ou écrire à l’adresse e-mail que j’ai créée exprès, à savoir [email protected] (à n’utiliser que pour partager vos histoires en lien avec les ballons, ou vos questions si vous en avez)

À la fin de chaque mois, je réunirai vos réponses et témoignages pour en faire un article avant de vous proposer le nouveau ballon du mois.

Ensemble, nous pouvons propager la paix ! Distribuons des ballons de la paix. Partageons nos idées aux autres lecteurs. Parlons de ce projet autour de nous !

Lewis B. Smedes a dit « Au final, nous pouvons simplement espérer avoir créé plus de lumière que d’obscurité dans ce monde.» Ensemble, nous pouvons créer plus de lumière. Ensemble. Oserons-nous ? Oserez-vous ?

« Le plus grand échec est de ne pas avoir le courage d’oser. »— L’Abbé Pierre.

Je referme l’ordinateur. La soupe, et maintenant cette gamine… ma journée est définitivement pourrie.

Elle parle de choses qu’elle ne connaît pas. Ou alors, elle fait l’autruche, la tête bien enfoncée dans le sable. Ou dans son cul, qu’est-ce que j’en sais?! Non, mais c’est vrai, quoi ! Sa putain d’idée est brillante… dans un monde de bisounours !

Je vois déjà ses profs et ses parents chicos en train de la féliciter. De quoi? D’être une grande rêveuse? Et qu’est-ce qu’ils lui diront quand elle n’aura aucun commentaire, aucun message? Que l’espoir fait vivre ? Foutaises !

Je viens de shooter dans la poubelle et c’est exactement ce que cette Tacha fera, quand elle réalisera que la paix,

ça n’existe pas ! Ni dehors ni dedans ! Et puis d’abord, qu’est-ce que j’en ai à foutre ? C’est son problème, pas le mien !

En fait… si ! Si moi je ne lui dis pas, qui le fera? Je ne la connais pas, mais elle mérite qu’on éclaire sa lanterne ! Pas besoin d’y mettre les formes, je m’en contrefiche. On va le faire à l’ancienne, comme on arracherait un pansement. D’un coup sec. Elle ira pleurer dans les jupes de sa mère, ou de son mec. Mais au moins, elle sera préparée pour la vraie vie !

J’ouvre de nouveau l’ordinateur et clique sur « Le ballon de la paix — 11 novembre 2005 »

Ce matin a eu lieu le lâcher des ballons de la paix. Lorsque j’ai vu les centaines de ballons blancs s’élever dans les airs et disparaître, j’ai pensé à tout ce que j’aurais aimé écrire sur ce bout de papier. Heureusement, il y a ce blog.

Je n’ai pas fait la guerre. Mon père, oui. Il était parachutiste de l’air durant l’opération MANTA en 1983. Pilote de mirage F1C, il surveillait la zone nord du Tchad, en Afrique Subsaharienne. En 1984, lors d’une patrouille de reconnaissance, son avion a été touché, mais il a réussi à rejoindre la capitale, N’Djamena. Son meilleur ami, qui pilotait un jaguar, a été abattu. Ensuite, mon père a participé à de nombreuses missions de reconnaissance, depuis Bangui, la capitale de la Centrafrique. Jusqu’à sa retraite.

Je n’ai pas fait la guerre, mais mon grand-père paternel, oui. Il a fait partie des anciens combattants d’Algérie. Il ne parle jamais de ce qu’il a fait là-bas. Ni de ce qu’il a vu.Je crois que son silence en dit plus que n’importe quel mot. Je préfère ne pas savoir.

Je n’ai pas fait la guerre, mais j’ai connu les balles traçantes qui illuminent le ciel de nuit et qui explosent les vœux au lieu de les réaliser. Je sais ce que c’est que de se terrer chez soi, sous un lit ou dans un placard, pour ne plus entendre les tirs dans les rues voisines. En espérant que ça ne traversera pas les fenêtres. Une fois, une roquette a explosé en l’air avant d’atterrir dans notre jardin. Le pays de ma mère a vu beaucoup de sang couler. Dont celui de mon grand-père maternel, que je n’ai jamais connu. Et la paix y est toujours très incertaine.

Alors non, je n’ai pas fait la guerre. Et je ne veux pas la faire. Je préfère faire la paix ! Et il n’y aura jamais assez de ballons de la paix pour tous ceux qui ont perdu quelqu’un au front, pour ceux qui ont survécu, mais qui gardent sur leur corps, dans leur âme et dans leurs rêves une trace des combats. Il n’y aura jamais assez de ballons de la paix pour réconcilier des peuples déchirés depuis des générations. Il n’y aura jamais assez de ballons de la paix pour empêcher les grands de ce monde de se battre pour des bouts de terres et leurs richesses.

Mais unballon de la paix peut tout changer pour une seule personne. Parfois, les combats ne sont pas si loin. Parfois, la guerre est insidieuse, entre deux personnes qui n’arrivent pas à se comprendre. Heureusement qu’elles n’ont pas de fusils d’assaut entre les mains. Parfois, les regards et les mots détruisent autant que l’explosion d’une grenade.

Dans ces cas-là, un ballon de la paix peut tout changer ! Alors ?Est-ce que tu veux faire la différence, avec un ballon de la paix ?

Tacha.

— Sasha ?

Je sursaute et me retourne. Julien me regarde depuis l’encadrement de la porte. Les mains dans les poches de son jean usé, il plisse les yeux et s’avance d’un pas décidé.

— Salut mec ! Co… Comment t’es entré ? je bafouille en refermant l’ordinateur d’un geste brusque.

— Ta reum m’a ouvert.

— Oh, elle est là ?! Je ne l’ai pas entendue rentrer.

— T’as l’air bizarre.

Je balaye ses hésitations du revers de la main, mais il n’a pas l’air convaincu.

— T’as vraiment une tête de cul, mon pote. Et t’étais tout voûté devant ton pc. T’as appris une mauvaise nouvelle ou quoi ?

Ses yeux s’élargissent et il claque dans ses mains :

— Putain ! Me dis pas que tu t’es fait virer de ton clan ?

— Hein? Quoi? Mais de quoi tu parles ?

— CS1 …

Ju s’assoit sur mon lit, les yeux exorbités. Il a raison, je suis totalement à l’ouest.

— Nan, j’ai pas été viré ! T’es dingue ! J’ai mis des mois à y entrer, je vais pas tout faire foirer aussi vite.

— Vu ta tête, j’ai cru…

— Rien à voir. Je lisais un truc.

Ju peut être très mauvais quand il le décide.

Et il est hors de question qu’il découvre quoi que ce soit sur cette fille. Pourquoi, d’un coup, j’ai envie de la protéger? Je ne la connais même pas ! Mais elle est loin d’être aussi naïve que ce que je croyais. Et putain, moi qui déteste les gens qui pensent tout savoir et tout connaître, je l’ai jugée en même pas deux secondes. Et on peut difficilement être plus à côté de la plaque que ça !

— Allez viens, on sort ! je lance en me levant d’un air que je veux blasé.

— Pas question !

Ju vient de se relever et se campe devant moi. Il est plus grand, plus musclé, plus nerveux que moi. Et d’habitude, c’est lui qui donne les ordres.

— Désolé Ju, c’est grave l’embrouille avec ma reum, j’insiste. J’peux pas rester.

J’attrape ma veste et me dirige vers la sortie le plus vite possible. Pris au dépourvu, il me suit en jetant des coups d’œil à l’ordinateur. En trois enjambées, je suis dans l’entrée et j’ouvre rapidement la porte pour m’esquiver.

— Au revoir, madame Demidova.

Je me raidis en entendant la voix de Ju. Il l’a fait exprès ! Je claque la porte derrière nous et descends les escaliers en courant.

— Putain ! C’est quoi ton problème ?

J’ai envie de lui coller mon poing dans sa grande gueule de beau-gosse. Sauf que mon poignet aurait plus mal que lui. Il m’ignore et se glisse derrière le volant de son Alfa Roméo 147. Peut-être que si je rayais son nouveau jouet, ça l’atteindrait plus ? Il me regarde, fier. Je grimpe à la place du mort et lui décoche l’un de mes regards noirs pendant qu’il démarre. La voix sexy de Shakira s’échappe de l’autoradio.

— Ton père a encore acheté ton silence ? je lance, perfide.Il a dû faire un truc sacrément grave, cette fois, pour t’offrir cette caisse, je rajoute d’un ton acide.

Julien baisse le son au minimum et plante ses yeux de fouine dans les miens :

— Si j’arrive à démasquer les secrets de mon paternel, je t’assure que je dénicherai les tiens. Sauf que toi, t’as rien à m’offrir ! À part ce que tu me dois déjà !

Quelque chose de cruel passe dans son regard. C’est bref. Il me sourit, satisfait, remonte le son à fond et démarre en trombes, au moment où Shakira susurre « fue una tortura ». Putain de torture, elle a grave raison !

Dès qu’on a rejoint la route principale, Ju me tapote l’épaule.

— Fais pas la gueule, Sasha! On va aller boire un coup, tu vas me rapporter des sous et tu me raconteras tout !

1CS: Counter-Strike (Half Life). C’est un jeu de tir qui se joue en ligne.

CHAPITRE 4 — Tacha

(samedi 30 septembre 2023)

Les filles me regardent, puis se mettent toutes les trois à parler en même temps.

— Comment tu sais que c’est lui ?

— On n’est plus des ados, pourquoi tous ces mystères ?

— D’ailleurs, il est où, le ballon ?

— Qui te l’a apporté ?

Je ne sais pas par quel bout commencer que d’autres questions fusent déjà. Même Cécile semble vraiment intéressée. Mais je ne suis pas dupe : c’est pour mieux se fiche de ma poire !

Mes amies ne me regardent même plus, trop occupées à dire tout ce qui leur passe par la tête. Il faut dire qu’entre le calme plat que je traverse depuis des années côté cœur, le départ en van de Cella partie en quête d’elle-même, et le divorce désastreux de Marina, les hommes sont un non sujet depuis un moment.

Et tout d’un coup, un petit ballon de rien du tout fait son apparition, et c’est comme si on perdait dix-huit ans. Bon, pas Cella, qui est bien plus jeune. N’empêche, j’ai l’impression de faire un bon dans le passé, quand Marina est sortie avec son premier petit-copain, puis un deuxième, et moi qui me sentais complètement décalée.

Je me penche pour ramasser mon sac à main. J’en sors un petit carton blanc et j’attends. Elles ne font pas vraiment attention à moi. Elles aussi ont régressé.

— Moi, c’que j’en dis, c’est qu’un ballon reste un ballon. À mon avis, tu t’enflammes pour pas grand-chose !

— Oh, arrête de faire ta rabat-joie, Cécile, s’énerve Cella, c’est pas n’importe quel ballon, c’est un ballon de la paix !

— Hey, ma chérie, fais pas comme si tu maîtrisais le sujet, t’étais encore pendue à ton biberon quand cette histoire de ballon de la paix a eu lieu alors…

C’est en train de partir en cacahuète. Cella a des lance flammes dans les yeux. Heureusement qu’un écran et plusieurs centaines de kilomètres la séparent de l’emmerdeuse, sinon elle l’aurait déjà calcinée. Cécile, justement, est toujours debout, une main sur la hanche. Elle veut faire croire qu’elle est au-dessus de tout cela, mais elle ne cesse de passer ses longs doigts fins dans les mèches brunes de sa frange. Son carré est pourtant parfait. Lisse. Brillant. Comme toujours.

— Cécile, mets-la en veilleuse, tu es en train de me faire regretter de t’avoir dit de rester !

Marina vient de dire presque poliment à sa sœur de la boucler. Et pour mettre en boule ma meilleure amie, il faut se lever tôt. Ou être son ex-mari.

Moi, je suis partagée entre l’excitation et les souvenirs que tout cela soulève, l’angoisse de m’emballer pour des cacahuètes, et l’agacement parce que Cécile est en train de gâcher ce moment. Et je regrette d’avoir couru. Là, mon corps vient de me rappeler qu’il a 35 ans. Oui, je crois que le fond du problème, c’est que mon cœur est une ado émoustillée, et mon corps, une adulte un peu rouillée. Ma tête oscille entre les deux.

Je m’évente avec le petit carton sur lequel s’étale l’écriture allongée de Sasha et Cécile remarque enfin mon petit manège. Elle pose son verre de vin et m’arrache la carte. Cella bondit de son siège, comme si elle pouvait faire quoi que ce soit d’où elle est. Marina est tout aussi rapide et se jette sur sa sœur. S’ensuit un fouillis de cheveux blond platine et de cheveux bruns. Quelques cris. Quelques rires. Et Cella qui s’impatiente.

— Bon! Les filles! Ça suffit ! On dirait des gamines dans une cour de récré.

Je la regarde en souriant. Mon mouvement d’épaules ne la satisfait pas. Elle crie plus fort en serrant les poings.

— Marina, Cécile! STOOOOOOOP ! Vous avez presque 40 ans, merde !

Aïe. Ça, c’est un coup bas ! En même temps, je crois qu’on a tous un peu perdu les pédales. J’ignore si ce ballon de la paix est rempli de la magie de Peter Pan, ou si simplement, le manque d’aventure amoureuse dans nos vies nous fait péter les plombs, mais j’admets très objectivement qu’on ressemble plus à des ados prépubères qu’à des adultes matures.

Marina se rassoit, victorieuse, le billet dans une main. Elle passe l’autre dans ses cheveux, comme s’il y avait quelque chose à recoiffer avec sa coupe à la garçonne. Elle respire un bon coup et lâche :

— J’ai 35 ans, espèce de jeunette. Interdiction de me dire que j’en ai presque 40. Mais pour Cécile, tu peux !

Et elle éclate de rire. Cécile ne dit rien. Elle a deux ans de plus que sa sœur, mais elle a arrêté de compter depuis ses 35 ans. À chaque nouvel anniversaire, elle ne met que 35 bougies. L’horloge de sa vie s’est bloquée pour l’éternité. Qu’elle croit !

— Bien. Si vous êtes d’accord, nous pouvons poursuivre, reprend Marina.

Une fossette se creuse sur son visage laiteux et ses yeux bleus pétillent. Faire comme si de rien n’était, c’est sa spécialité! Elle a eu de quoi s’entraîner, avec son horrible sœur. Cécile remplit son verre de vin et attend patiemment. Marina me regarde, la carte délicatement tenue entre son pouce et son index.

— Tu nous expliques ou on doit deviner ?

— Ah? Ça y est? Je peux parler ?

Elle me lance un faux sourire et déploie sa main libre pour me faire signe que c’est à moi. Tant de bonté…

— OK, je déclare avec emphase. Vers 17 h, y a un type qui s’est garé n’importe comment juste devant l’entrée de Trésors de Chocolat, en plein milieu du trottoir. Il est entré tout essoufflé et m’a demandé si j’étais bien Tacha. J’ai à peine hoché la tête qu’il m’a tendu un bon de livraison à signer. Je suis restée le stylo en l’air en attendant qu’il me donne ce pour quoi je signais, et c’est là que j’ai repéré le ballon qu’il tenait dans l’autre main. Il me l’a échangé contre le papier signé, m’a souhaité une belle fin de journée, et est reparti comme il est venu. Je suis restée sans bouger, sans rien dire, jusqu’à ce que Madame Ronsot lance un «Hé bien! De mon temps, on offrait des fleurs, pas des ballons ! ». J’avais l’air tellement bête !

— C’est pas qu’un air, commente Cécile.

— Toi, c’est pas un ballon de la paix, qu’il te faut, mais une montgolfière, pour que tu t’envoles loin, très loin, s’emballe Cella en pointant Cécile de son index.

— Et après ?

Marina recentre la discussion en essayant d’ignorer sa sœur. On le sait toutes que Cécile adore les disputes! Elle aime se prendre la tête avec les gens, que ce soit avec ses amis ou son mec, c’est toujours pareil. Et pour le coup, ça ne s’est pas arrangé avec l’âge. C’est épuisant. Et le truc, c’est qu’elle est très douée pour savoir où titiller pour te faire réagir, afin d’avoir sa dose de piment. Mais mon histoire est plus passionnante que d’essayer de lui rabattre son caquet, alors je me concentre sur Cella et Marina.

— Après, j’ai foncé dans l’arrière-boutique. J’ai failli me casser la figure trois fois en traversant la salle. Y avait bien huit personnes qui me regardaient en souriant. Une fois hors de leur vue, j’ai lu la carte. Au moins dix fois. J’avais les mains qui tremblaient. C’est débile, c’est pas comme si j’avais vu un revenant. Puis, j’ai entendu la sonnette, alors j’ai glissé la carte dans mon sac, j’ai accroché le ballon au dossier de ma chaise, je vous ai envoyé un texto et j’ai réussi à tenir jusqu’à la fermeture.

Les filles regardent Marina en silence. Oui, même Cécile trouve mon histoire plus intéressante que ses prises de tête. Elles attendent la suite. Marina se gratte la gorge et lit enfin à voix haute le billet qu’elle a réussi à arracher à sa sœur.

Un homme, quelque part,

Pense à toi qui reçois ce ballon de la paix.

Qu’il puisse être une douce pause dans ton existence.

Marina écarquille les yeux, stoppe sa lecture et bégaie.

— Hey! Mais… il… il t’a piqué tes propres mots, non ?

— Attends. T’es sérieuse ? Tu as appris par cœur le texte que Tacha a écrit ?

Marina rosit un peu plus sous la remarque de sa sœur. Sa fossette se creuse davantage.

— Moi qui avais l’impression de vivre ma vie par procuration, renchérit Cella, t’as fait fort quand même!

— Booon, ça va ! avoue Marina en recommençant à gigoter sur sa chaise. En fait, je n’avais aucune idée de ce que j’allais écrire moi-même sur mon ballon alors j’avais copié sur elle. C’est tout !

J’explose de rire. Marina, cette folle justicière qui a toujours clamé haut et fort que tricher, c’était le mal absolu. La seule fois où elle a osé le faire, elle s’est dénoncée à son instituteur. C’était en CE2 et elle n’arrivait plus à dormir à cause de ça. Je n’étais pas là mais sa famille ne manque jamais de rappeler cet épisode que j’ai entendu des dizaines de fois.

Je passe mon bras autour des épaules de ma meilleure amie et fais sonner un bisou dans son oreille. Elle déteste, je la connais par cœur. Mais elle culpabilise tellement qu’elle ne bronche pas. Sa sœur en profite pour se pencher vers elle et lui chuchoter.

— Et ça va ? T’as réussi à vivre avec ce secret pendant dix-huit ans ?

Cella coupe la fourberie de Cécile.

— Attendez ! Ça veut dire que… si ça se trouve, Sasha… le ballon qu’il a trouvé dans sa pampa, là-bas… c’était celui de Marina et pas celui de Tacha ?

Marina se décompose. Je la rassure direct.

— Il aurait pu avoir le ballon de la reine d’Angleterre que ça n’aurait rien changé. Il n’y avait qu’une adresse sur les cartons. Les profs avaient vérifié.

— Oui, c’est vrai! Pour éviter que des petits rigolos ne mettent le numéro d’une fille de la classe, ou un site porno.

— Donc, il n’y avait que l’adresse du blog des ballons de la paix ? répète Cella déjà trop impliquée dans cette affaire.

Marina et moi acquiesçons. C’est synchro. Tout le monde peut se détendre. Je donne un petit coup d’épaule à Marina.

— Allez, lis la suite, copine !

Un homme, quelque part,

Pense à toi qui reçois ce ballon de la paix.

Qu’il puisse être une douce pause dans ton existence.

Qu’il t’apporte autant que celui que j’ai jadis trouvé.

À mon tour, dix-huit ans après,

De t’inviter dans cette drôle de danse.

Accepte mon ballon, Tacha.

Accepte de faire la paix avec moi.

Sasha

— C’est tout ? lâche Cécile.

C’est tout ? Alors que ce ballon vient déblayer un lieu oublié de mon cœur, recouvert de feuilles mortes depuis dix-huit ans ? Dix-huit ans !

— Comment ça, « c’est tout » ?! s’énerve ma rousse préférée.

Je souris pour remercier Cella dont les iris s’enflamment à nouveau.

— Ça veut tout dire et rien dire, persiste Cécile. Après dix-huit ans, il aurait au moins pu donner plus d’explications ! Il a quand même disparu dans la nature du jour au lendemain.

— Pas étonnant, après le dernier article de Tacha. Tu aurais fait quoi, toi? Il a respecté Tacha qui ne voulait pas lui répondre.

— À d’autres ! Quand une fille dit « j’ai besoin de temps », ça veut dire « bats-toi pour moi, montre-moi que tu tiens vraiment à moi ! »

— Peut-être dans ton monde, mais pas dans le mien. Moi, quand je dis « j’ai besoin de temps », c’est que j’en ai vraiment besoin ! C’est à cause de ce genre de réflexion que les mecs pensent que quand on dit « non », ça veut dire « oui » !

Cécile lève les yeux au ciel et me prend à partie.

— Tacha, avoue que tu aurais aimé qu’il se batte pour toi !

J’ai envie d’ébouriffer son carré trop parfait, à madame je sais tout! Marina et Cella me fixent. Je me gratte la gorge et livre le fond de ma pensée.

— Quand il m’a dit ce qu’il avait fait, je n’ai pas envisagé une seule seconde de rester en contact avec lui. Avec le recul, les années, en y repensant de temps en temps, je me dis qu’il y aurait pu y avoir une autre issue. Mais je n’avais ni le recul, ni la maturité, ni assez de confiance en moi pour avoir confiance en lui. Je pense qu’on a tous droit à une seconde chance, et j’espérais qu’il l’ait eue. De quelqu’un d’autre ! Pas de moi.

Les filles se regardent. Marina pose sa main sur les miennes. Je ne m’étais pas rendu compte que j’étais en train d’arracher les petites peaux autour de mes ongles. Nana prend sa voix la plus douce.

— Et maintenant ? Tu es OK pour la lui donner ?

— Depuis que j’ai reçu son ballon, je me sens comme la gamine de 17 ans devant son ordinateur, celle qui guettait le moindre signe de lui.

— Aïe, lâche Cécile.

— Quoi, aïe ?

— T’es amoureuse d’un type qui a fait un truc tellement moche que tu n’as jamais voulu en parler, même à Marina…

— Et… tu ne veux toujours pas nous dire ce qu’il a fait ? tente Cella, la bouche en cœur.

— Toujours pas.

— Mais pourquoiiiiiiii ? gémit Cella. Depuis le temps…

— Justement! C’est du passé. Et Cécile, je ne suis pas amoureuse de lui !

— À d’autres !

— Attends, t’es sérieuse ? Regarde-moi. J’ai 35 ans, je fais fuir tous ceux qui s’approchent un peu! Je n’ai jamais eu personne dans ma vie, je n’ai jamais été amoureuse et…

— Ça, ça ne tient qu’à toi ! elle me coupe avant d’avaler une nouvelle gorgée de vin.

Elle vient d’appuyer sur le bouton qui me fait vriller, et j’ai beau connaître sa technique, impossible de garder mon calme. Marina se lève à son tour, se campe derrière moi, comme un garde-fou, et pose ses doigts boudinés sur mes épaules.

— Tacha, calmos. Cécile, arrête de la ramener !

Ma coloc me masse doucement la nuque et la pression redescend. Un peu. Cella en profite.

— Tacha, tu n’es pas encore tombée amoureuse. Soit. Mais tu n’es pas une handicapée des sentiments. Alors, c’est pas impossible que ça arrive, là, avec lui…

Je ricane. Elles sont folles. Oui, toute cette scène est digne d’un épisode de série de lycéens. Mais ce n’est pas parce que je réagis à vif comme une jeunette que j’en oublie l’âge que j’ai, mes responsabilités, et surtout, que mon heure est légèrement passée.

Quand je retourne à N’Djamena, on ne se prive pas de me le rabâcher. Au quartier où j’ai grandi, les gosses m’appellent « amchilini. Ce qui veut dire « choisis-moi» en arabe tchadien. On peut difficilement faire plus explicite. Je suis l’exemple cité, auprès de mes cousines et autres jeunes filles là-bas, de celle qui a préféré son travail et l’argent, et qui aujourd’hui se retrouve vieille et seule.

Quand tu sais qu’un tiers des Tchadiennes sont mariées vers 16 ans, même si les gens de ma famille sont bien contents que je leur envoie une partie de mes revenus, ils ne peuvent s’empêcher de me juger et de me dire que je gâche les sacrifices que ma mère a faits pour moi, que je ne lui donne même pas un mari et un enfant pour combler ses vieux jours. Des fois, je me sens tellement écartelée entre mes deux origines, que je me dis que ce n’est pas étonnant que je sois encore seule.

Pour les Tchadiens, je suis trop. Trop européenne, trop indépendante, trop rebelle. Trop capricieuse, même. J’ai tout fait pour m’extraire de ce qu’on attend des femmes là-bas. L’histoire de ma mère m’a vaccinée. Mais il semblerait que pour les Français, je sois exotique, mais trop inaccessible.

Je ne sais pas. Je crois que je suis comme un yaourt périmé. Tu peux le garder encore un certain temps au frigo, il est toujours mangeable, mais personne n’a vraiment envie de le toucher. Alors tomber amoureuse est un joli rêve, mais un rêve luxueux qui me semble hors d’atteinte.

— Si, c’est impossible !

Je suis sûre de moi et je ne peux m’empêcher de croiser mes bras sur ma poitrine qui cogne fort.

— Pourquoi ? insiste Marina.