Des plaintes dans la nuit - Delly - E-Book

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Delly

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Beschreibung

Le vent glacé qui soufflait, en cette veille de Noël 1880, dans les rues couvertes de neige, n’invitait guère les passants à s’attarder devant les étalages élégants et les tentantes promesses des magasins parés pour cette époque de fêtes, en la bonne ville de Fürtsberg. Le ciel d’un gris de lin strié de blanc, le jour terne de cette fin d’après-midi augmentaient encore l’unanime désir de gagner le logis clos, joyeusement éclairé, ou les salles de brasserie dont les lumières s’allumaient déjà comme une alléchante invitation, comme un défi à la tristesse du dehors.

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Delly

Des plaintes dans la nuit

Roman

© 2023 Librorium Editions

ISBN : 9782385741594

I

Le vent glacé qui soufflait, en cette veille de Noël 1880, dans les rues couvertes de neige, n’invitait guère les passants à s’attarder devant les étalages élégants et les tentantes promesses des magasins parés pour cette époque de fêtes, en la bonne ville de Fürtsberg. Le ciel d’un gris de lin strié de blanc, le jour terne de cette fin d’après-midi augmentaient encore l’unanime désir de gagner le logis clos, joyeusement éclairé, ou les salles de brasserie dont les lumières s’allumaient déjà comme une alléchante invitation, comme un défi à la tristesse du dehors.

Mais tous n’avaient pas le loisir de fuir la nuit glaciale. Quelques pauvres femmes, mal défendues contre le froid par des vêtements trop minces, s’occupaient à balayer la neige pour en former des tas, que le vent implacable éparpillait de nouveau. Alors, avec une résignation navrante, les mains bleuies recommençaient l’inutile besogne. Car ce travail de Danaïdes représentait le prix du repas de ce soir.

Une petite femme mince et frêle s’arrêta tout à coup, en lâchant son balai. Déjà très pâle auparavant, elle devenait livide, et elle chancela en se retenant à la porte d’une maison de luxueuse apparence.

– Léna, voyez donc !... Cette malheureuse se trouve mal ! s’écria une voix harmonieusement timbrée.

En même temps, une fine main gantée de clair s’étendait pour soutenir la balayeuse, et un charmant visage de jeune fille se penchait vers elle.

Une grande femme maigre, qui avait la correcte apparence d’une femme de chambre, se courba à son tour vers la malheureuse qui s’évanouissait décidément tout à fait.

La jeune fille, dont les beaux yeux foncés témoignaient d’une ardente compassion, dit vivement :

– Il faudrait la soigner ! Si nous appelions Wilhelm pour aider à la monter ?

– Mademoiselle Genovefa, y pensez-vous ? Songez à la scène que nous fit Mlle Héloïse, ce jour où elle trouva dans l’antichambre ce petit garçon blessé que vous aviez fait entrer pour le panser... Le plus pratique est de confier cette pauvre femme à Sophie Schulzer qui s’entend si bien à soigner les malades.

– Soit, si vous croyez cela préférable, ma bonne Léna.

Quelques-unes des balayeuses s’étaient rapprochées et s’exclamaient avec une pitié bruyante sur l’état de leur compagne, non sans jeter des coups d’œil d’admiration mêlée d’envie sur la jeune fille dont le teint délicat, rosi par le froid, ressortait si bien près de la fourrure foncée qui ornait la jaquette de velours noir.

D’une rue transversale arrivaient à ce moment un petit vieillard maigre et alerte, vêtu d’une riche pelisse, et un jeune homme dont l’allure élégante, la rare distinction frappaient aussitôt. Tout en avançant, ils regardaient avec intérêt le groupe arrêté devant la grand-porte aux ferrures luxueuses. Mais, comme ils approchaient, la jeune fille et sa femme de chambre disparurent par cette porte, précédant la malade, que portaient trois de ses compagnes.

Le vieillard dit avec un sourire d’ironie :

– Je suppose que si la belle Héloïse avait été à la place de sa sœur, les choses se seraient passées tout autrement. La pauvre femme aurait pu mourir dans la neige sans qu’elle daignât même lui jeter un regard.

– Qui est cette Héloïse au cœur de roche, mon cher oncle ?

– La sœur aînée de Mlle Genovefa de Herstein, cette charitable jeune personne que tu viens d’apercevoir. Leur père, le baron de Herstein, est banquier.

– Ce nom ne m’est pas inconnu. La famille de Herstein n’est-elle pas originaire de Bavière ?

– En effet. Petite noblesse, mais assez ancienne. Karl de Herstein a reçu le titre de baron il y a quelques années. Il avait hérité d’un très petit patrimoine ; mais, travailleur, intelligent, très doué pour les questions financières, il a fini par devenir associé, puis directeur de la banque où il avait débuté comme employé. Il fait de belles affaires, car il a le flair. C’est un habile homme – d’une grande probité, d’ailleurs. Cependant, on prétend – mais les mauvaises langues pullulent – qu’il a en ce moment de graves embarras d’argent. Bah ! si la chose est vraie, il s’en tirera avec son habituel bonheur et sa fille aînée continuera de dominer dans nos cercles mondains par ses toilettes et sa beauté tandis que la charmante Genovefa demeurera, je l’espère, le type de la grâce et de la charité.

– Oui, charmante, véritablement ! dit le jeune homme, en jetant au passage un coup d’œil vers la porte, demeurée ouverte, par où avait disparu Mlle de Herstein.

Dans le hall de l’opulente demeure dont le banquier occupait le premier étage, Sophie Schulzer, la fille du concierge, accueillait les arrivantes avec une exclamation d’étonnement. Léna l’ayant mise au courant du service attendu, elle acquiesça avec empressement et fit déposer la malade sur le canapé d’une petite salle. Genovefa lui remit une large aumône pour sa protégée, puis, ayant vu celle-ci se ranimer, elle la laissa à ses mains expertes et gravit, suivie de Léna, l’escalier couvert d’un moelleux tapis.

Dans l’antichambre de l’appartement, il y avait quelque désordre, expliqué par la présence de fleuristes occupés à orner le grand salon dont la porte, largement ouverte, laissait voir les belles proportions et la décoration luxueuse.

Près de cette porte se tenait une jeune personne grande et bien faite. Une lourde chevelure noire et satinée tombait en coques molles sur sa nuque. Elle se détourna lentement, montrant un visage mat, des traits réguliers, mais dont l’expression était en cet instant fort désagréable.

– Te voilà enfin ! Vraiment, tu en prends à ton aise, en me laissant tout le poids de cette surveillance !... Ces ouvriers sont tellement stupides !...

Elle baissait à peine la voix en prononçant ces derniers mots. Genovefa fronça légèrement les sourcils, en désignant d’un geste léger les fleuristes affairés autour d’un massif de plantes vertes.

La brune jeune fille leva les épaules, tandis qu’un sourire moqueur entrouvrait ses lèvres.

– Bah ! qu’importe ! Qu’ils entendent ou non, je ne me soucie guère de ce que peuvent penser ces gens-là !

L’orgueil, le mépris, brillaient dans les yeux d’un gris clair, sur lesquels tombait la frange des cils froncés. Genovefa enveloppa sa sœur d’un regard où se mêlaient le reproche et la tristesse. Mais elle ne répliqua rien, car la présence des ouvriers la gênait – et elle connaissait d’ailleurs, de longue date, l’inanité de toutes les observations s’adressant à l’âme sèche et pétrie de morgue de son aînée.

Héloïse traversa le grand salon, en relevant sa jupe de taffetas vert bronze, garnie de petits volants bordés de velours noir, pour éviter les branchages semés sur le parquet. Genovefa la suivit, tout en demandant :

– Mon père n’est pas encore rentré ?

– Non... C’est-à-dire, je ne crois pas, répondit distraitement Héloïse.

Elle s’arrêtait devant une glace pour redresser une savante ondulation de sa coiffure.

– ... Je lui ai bien recommandé de ne pas revenir trop tard, afin que nous puissions dîner de bonne heure.

Les deux sœurs entrèrent dans le petit salon voisin, meublé selon les derniers décrets de la mode, et qui était le domaine particulier d’Héloïse. Celle-ci, d’un mouvement indolent, se laissa tomber dans un fauteuil profond.

– Je suis vraiment exténuée ! À peine revenue du patinage – la glace était affreuse, aujourd’hui ! – il m’a fallu donner un coup d’œil aux pièces de réception, car j’ai une confiance fort limitée dans le goût de Mme Wilsend. Enfin, jusqu’au dîner, je vais trouver un peu de repos !

– Qui t’oblige à mener cette vie mondaine ? dit Genovefa, non sans quelque ironie.

Debout à quelques pas de sa sœur, elle enlevait sa jaquette et la toque de fourrure qui coiffait ses cheveux d’un blond délicatement doré.

– Évidemment, personne. Mais c’est la seule admissible – pour moi du moins. Autrement, je périrais d’ennui, car je n’ai pas, comme toi, la ressource des ouvrages interminables et des études savantes.

– À qui la faute ? Tu n’as jamais voulu te plier au moindre travail.

– Oh ! certes non ! Je ne fais aucune difficulté pour reconnaître que j’étais une des plus mauvaises élèves du couvent. Aussi mon père m’en a-t-il promptement retirée pour me rappeler près de lui. Donc, je ne suis ni une savante ni une artiste ; je ne sais même pas faire un de ces petits ouvrages dans lesquels tu excelles. Mais je suis réputée la plus belle, la plus élégante parmi les jeunes femmes de notre ville. Et tout, dans notre demeure, ne marche-t-il pas à souhait sans que j’aie rien à voir en ces ennuyeux détails de ménage ? Crois-moi, petite fille, il n’est aucunement nécessaire de poser pour la femme pratique, ainsi que j’en découvre la tendance en toi. Cette affectation, d’ailleurs, déplairait souverainement à notre père.

– Le penses-tu, Héloïse ? J’ai cru cependant m’apercevoir qu’il semblait, depuis quelque temps, assez mécontent des dépenses vraiment excessives dont témoignent les notes présentées par Mme Wilsend.

– Lui ? Allons donc ! Il est d’esprit trop large pour s’abaisser à ces mesquineries. Pourvu que sa maison soit montée sur un pied suffisamment luxueux, sa table délicatement servie et ses filles bien parées, il ne s’inquiète pas de quelques milliers de thalers en plus ou en moins.

Genovefa secoua la tête.

– Le gaspillage est préjudiciable, même aux très grosses fortunes. En tout cas, cet argent inutilement dépensé serait le salut de bien des malheureux.

Héloïse eut un rire sardonique.

– Vraiment, tu es complète ! Je te savais d’une dévotion exagérée, très encline à une sotte pitié envers des êtres évidemment malheureux par leur faute ; mais en arriver à vouloir taxer nos dépenses pour donner notre argent à ces misérables, voilà qui est inadmissible ! Si tu gardes ces idées-là dans notre monde, ma très chère, tu feras rire de toi, tout simplement ! Demande à mon père et à Stephan leur avis là-dessus, tu verras ce qu’ils te répondront

Une ombre couvrit le lumineux regard de Genovefa.

– Demander à Stephan ? Oh ! je connais d’avance sa réponse ! C’est un bon cœur, mais le monde l’a gâté, pauvre frère. Il donnera aisément l’aumône, car il est généreux par nature, mais il le fera insouciamment, sans un regard de compassion pour celui qui l’implore – et pourvu que cette aumône ne soit pas cause d’une privation pour lui.

– C’est la vraie, la bonne manière. C’est aussi celle de notre père... Et toi, tu n’es qu’une exagérée, ma petite.

Genovefa, jugeant inutile de répliquer encore, prit dans une corbeille un ouvrage de crochet et s’assit près de la cheminée où flambait un beau feu de bois. Héloïse, étendue dans le fauteuil, fermait les yeux. Au-dehors, la rafale augmentait encore. Mais les intempéries s’arrêtaient aux fenêtres bien closes de ce petit salon tiède où les violettes et les lilas répandaient leur parfum.

Héloïse fit observer, sans soulever les paupières :

– Je ne m’explique pas pourquoi mon père n’a pas pris la voiture. Ce n’est pas son habitude et, vraiment, il aurait pu choisir un autre temps pour cette innovation.

Genovefa dit avec surprise :

– Comment, il est sorti à pied ? Cependant, il était fatigué, depuis quelques jours...

– Je ne sais ce que le sous-directeur est venu lui confier, mais il est parti précipitamment, oubliant même son chapeau, que Wilhelm a couru lui porter.

Genovefa s’écria d’un ton de reproche :

– Tu ne t’es pas informée ? Tu l’as laissé partir ainsi ?

– Oh ! je ne m’inquiète pas si vite, enfant ! riposta Héloïse avec nonchalance. Il s’agit de quelque ennui passager, d’une crise financière quelconque ; mais ce soir, nous le verrons de nouveau gai et aimable, prêt à accueillir ses hôtes.

– Gai, il ne l’est plus guère depuis deux mois. Visiblement, un souci le préoccupe...

Genovefa s’interrompit en voyant paraître, sur le seuil de la porte donnant dans le grand salon, le vieux valet de chambre de son père.

– Que voulez-vous, Wilhelm ?

– Gracieuse demoiselle, c’est Son Altesse le prince de Vorst...

La voix du visiteur avait une intonation inusitée et, à la lueur de deux petits candélabres posés sur la cheminée, Genovefa discerna sa physionomie altérée.

– Le prince de Vorst ? À quel propos ? Que veut-il ?

Elle se levait, allait vers la porte. Wilhelm s’effaça et, derrière lui, parut le petit vieillard qui avait assisté tout à l’heure, avec son neveu, à la courte scène de la rue.

– Mademoiselle, je suis un messager de mauvaises nouvelles, dit-il avec une compatissante douceur. M. de Herstein...

– Mon père ? Il lui est arrivé un accident ?

L’angoisse étranglait la voix de Genovefa. Près d’elle arrivait Héloïse, que le nom du visiteur avait aussitôt fait se lever avec empressement.

– Oui, une voiture lourdement chargée l’a renversé, et...

Voyant qu’il hésitait, Genovefa demanda d’une voix presque inintelligible :

– Il est mort ?

– Non, mais son état est... très grave.

Le vieillard prenait et serrait fortement la main de Genovefa.

– ... Mon neveu, le comte de Gheldorf, surveille son transport ; il sera ici dans quelques minutes. Quand l’accident est arrivé, nous nous trouvions à quelques pas de lui. Il semblait distrait, préoccupé, et n’a pas évité à temps cette voiture dont le conducteur se trouvait quelque peu en état d’ébriété... Il me semble que les voici...

Genovefa s’élança vers l’antichambre, et, de là, sur le palier. Au milieu d’un groupe d’hommes, que dominait de sa fière prestance le neveu du prince de Vorst, elle vit son père inanimé, porté avec précaution.

La jeune fille attendit près de l’entrée, jeta un long regard de tendresse douloureuse sur le visage livide et, sans bruit, sans paroles, précéda le triste cortège dans l’appartement, à travers les deux salons ornés pour le bal du soir, jusqu’à la chambre où le banquier fut étendu sur son lit richement orné de tenture de velours.

– Le prêtre, le médecin, Wilhelm ! dit la voix brisée de Genovefa.

Près de la porte, le prince de Vorst échangeait quelques mots avec M. de Gheldorf. Il se rapprocha de Genovefa et lui prit de nouveau la main.

– Mademoiselle, mon neveu a fait des études de médecine. Si vous le permettez, il pourrait donner les premiers soins à M. de Herstein.

Elle leva son regard sans larmes, mais où se discernait une profonde angoisse, vers le jeune étranger et rencontra un regard qui témoignait d’une vive compassion.

– Faites, je vous en prie !... Faites ce que vous jugerez nécessaire.

M. de Gheldorf s’approcha du lit À mesure qu’il avançait dans son examen, sa physionomie s’assombrissait Profitant d’un moment où Genovefa s’éloignait pour chercher les objets nécessaires au pansement, il murmura à l’oreille de son oncle :

– Il a tout au plus une heure à vivre. Cette pauvre enfant est-elle seule ici ?

– Mais non ! Il y a sa sœur, la dame de compagnie... Crois-tu qu’il ne reprendra pas conscience, Odo ?

– Peut-être quelques instants... Mais attention, la voici ! Mieux vaut ne pas la désespérer trop tôt.

Genovefa revenait en compagnie de Léna. Le concours de celle-ci, femme de tête et d’expérience, fut fort utile à M. de Gheldorf. De tout son pouvoir, en dominant sa douloureuse émotion, Genovefa les aida dans leurs soins au blessé, toujours inconscient.

Le prêtre arriva le premier et attendait dans la pièce voisine, avec l’espoir qu’une lueur d’intelligence renaîtrait chez le malheureux. Presque aussitôt apparut le médecin. Le prince de Vorst et son neveu s’éloignèrent alors, chaleureusement remerciés par Genovefa, qui avait senti chez eux une profonde et agissante sympathie.

Peu après, le blessé fit un léger mouvement et ouvrit les yeux.

– Un prêtre ! dit-il d’une voix si faible que sa fille devina plutôt qu’elle n’entendit.

Quand Genovefa et le médecin entrèrent dans la chambre, la faiblesse du mourant était si grande qu’il ne pouvait plus parler. Mais il prit la main de la jeune fille et la serra, tandis qu’elle se penchait pour mettre un baiser sur son front.

Elle savait maintenant que les minutes étaient comptées. Mais, énergique autant qu’aimante, elle dissimulait son chagrin pour ne pas troubler les derniers instants de ce père qu’elle chérissait en dépit de la divergence de leurs opinions et de leurs goûts.

Elle ne le connaissait vraiment que depuis un an. Jusque-là, sa vie s’était écoulée, paisible et studieuse, dans le couvent de Ronenburg. Les vacances seules la réunissaient à son père et à sa sœur aînée, jusqu’au moment où elle avait quitté définitivement son cher Ronenburg pour être associée à cette existence mondaine où se complaisaient le baron et sa fille Héloïse. Le luxe de la demeure paternelle, les réunions élégantes où elle accompagnait sa sœur, l’admiration et les compliments que suscitait sa beauté, rien de tout cela n’avait changé son âme délicate, faite pour des joies plus hautes. Les deux sœurs étaient, moralement, si dissemblables qu’il n’existait en elles aucun point de contact. Quant à M. de Herstein, tout en subissant visiblement le charme de sa fille cadette, il ne se privait pas de la railler aimablement sur ses goûts de simplicité, de dévotion, et sur ses idées charitables.

Maintenant, cet homme orgueilleux, si confiant en son habileté financière, très ambitieux et insouciant du sort des humbles, gisait presque sans souffle, prêt à paraître devant son Juge. Il avait encore quelque lucidité, cependant, et appuyait ses lèvres sur le crucifix que lui présentait Genovefa.

Héloïse avait fait une apparition pendant que le prince de Vorst et son neveu étaient là. Puis, voyant ceux-ci trop occupés pour lui accorder quelque attention, elle s’était promptement éclipsée. Mme Wilsend, la dame de compagnie, jugeant correct de venir assister aux derniers moments du banquier, entra dans la chambre au moment où le blessé rendait le dernier soupir. Léna, qui assistait sa jeune maîtresse, lui demanda à voix basse :

– Mlle Héloïse est dans sa chambre ?

– Oui, sa crise de nerfs n’est point passée. Mariechen la soigne... Elle est si impressionnable !

Il y avait de l’ironie dans l’accent de la dame de compagnie à ces derniers mots.

Le regard de Léna se porta avec une affectueuse admiration vers Genovefa, agenouillée près de son père. Celle-là était déjà une femme, affectueuse et tendre, qui savait aimer et se dévouer. Sans elle, cette enfant qu’il avait parfois traitée de naïve en la comparant à Héloïse, M. de Herstein serait mort entouré d’étrangers.

La jeune fille se releva et se tourna vers la dame de compagnie, qui tamponnait ses yeux où arrivait enfin une larme récalcitrante.

– Avez-vous télégraphié à mon frère, madame ?

– Pas encore ! Pensez donc, quel coup soudain ! Quel bouleversement !

Et elle essayait de donner à sa physionomie une expression désespérée, tandis qu’elle songeait :

« Ces deux jeunes filles vont rester seules ; je leur serai indispensable et je dirigerai tout ici, car Héloïse ne s’en souciera pas plus qu’auparavant, et Genovefa est trop jeune encore. »

– Envoyez immédiatement Wilhelm au télégraphe, je vous en prie, dit la voix altérée de Genovefa. Puis, prévenez ma sœur que... tout est fini. Je sais qu’elle craint la vue de la mort ; mais c’est son père qui est là, elle doit venir, au moins quelques instants.

Mme Wilsend s’éloigna en hochant la tête et revint bientôt, annonçant qu’Héloïse, abattue par une forte fièvre, était incapable de se lever.

Le surlendemain seulement, quand le corps du banquier reposa dans la bière recouverte de velours noir, Mlle de Herstein aînée vint s’agenouiller près de sa sœur et de son frère, un jeune officier dont le visage gracieux, un peu efféminé, reflétait une sincère douleur.

La funèbre cérémonie était terminée, les nombreuses relations de M. de Herstein avaient offert leurs condoléances à ses enfants et, maintenant, Héloïse et Genovefa se retrouvaient seules dans l’appartement silencieux. Inactive contre sa coutume, Genovefa était assise en face de sa sœur, qui rêvait près de la cheminée où Mariechen, la jeune femme de chambre, venait d’allumer un feu de bois.

Elles tressaillirent toutes deux en entendant une voix altérée, qui disait :

– Une nouvelle catastrophe, mes sœurs !

Stephan entrait et, du premier coup d’œil, elles remarquèrent la physionomie bouleversée.

– Quoi donc encore ? s’écria Héloïse.

Il se laissa tomber dans un fauteuil en murmurant :

– Nous sommes complètement ruinés !

Un cri de stupéfaction s’étrangla dans la gorge d’Héloïse. Elle se leva et alla vers son frère.

– Que dis-tu ? Ce n’est pas vrai, n’est-ce pas, Stephan ?...

– Absolument vrai, hélas ! Les affaires de mon père allaient fort mal depuis quelque temps, et la débâcle est arrivée. Le jour de sa mort, il venait d’apprendre la terrible nouvelle. Tout y passera, à peu près, d’après le sous-directeur que je viens de voir.

Héloïse s’affaissa sur un siège. Comme Stephan, elle était frappée dans son orgueil, dans son insatiable vanité, dans son besoin de luxe et de vie facile. Seule, Genovefa demeurait calme – non insensible toutefois, car déjà elle envisageait les difficultés d’existence pour ces deux êtres si faibles devant l’épreuve, dont il lui faudrait soutenir les défaillances.

Elle s’approcha de son frère et posa sur son épaule une main douce.

– Mon pauvre ami, du courage, je t’en supplie ! Tu es jeune, bien portant, assuré d’un avenir, sinon brillant, du moins honorable...

Il s’écria d’un ton amer, en froissant nerveusement ses gants :

– Oui, en vérité, ce sera charmant ! Vois-tu l’agréable existence du pauvre lieutenant réduit à sa solde privé de tout, dédaigné des camarades qui lui faisaient fête aux jours prospères ? Plutôt que d’endurer cela, je donnerais immédiatement ma démission !

– Ce serait une folie sans nom ! Que ferais-tu ? Que deviendrais-tu ?

– Je ne sais... mais, vois-tu, je ne saurais supporter la médiocrité ! Je suis le fils de mon père – ce pauvre père qui aimait tant la vie large...

– Et qui laisse finalement ses enfants dans la misère ! interrompit la voix dure d’Héloïse. Ce qu’il craignait tant pour lui, il le leur donne en héritage.

Genovefa tourna vers sa sœur un regard d’ardent reproche :

– Tais-toi ! Il est indigne de parler ainsi de notre père mort ! Lui, pauvre père, qui a travaillé pour donner à Stephan et à toi l’existence que vous aimiez... lui qui mettait tous ses soins à nous préparer un brillant avenir ! Faut-il, parce que l’insuccès a répondu à ses efforts, que soit effacé tout un passé d’affection et de sollicitude ? Oh ! Héloïse, le chagrin t’égare en ce moment, mais tu ne peux réellement en vouloir à notre père ?

Une flamme, jaillie à cet instant dans le foyer, jeta une rapide clarté sur la physionomie durcie d’Héloïse.

– Je ne saurais affecter ta magnanimité, ma chère, répliqua l’aînée avec une glaciale ironie. À mes yeux, mon père a manqué au plus impérieux de ses devoirs en compromettant ainsi notre avenir et je me crois autorisée de ce fait à ne plus me souvenir du passé.

– Héloïse ! dit Genovefa avec indignation.

Mais sans paraître l’entendre, Héloïse tourna le dos et sortit du salon.

Genovefa s’assit devant le feu, sur un tabouret, et appuya sa tête sur ses mains enlacées. Elle connaissait bien la sécheresse de cœur de cette belle créature uniquement occupée d’elle-même. Cependant, jamais encore elle n’avait pu mesurer, comme aujourd’hui, toute la profondeur de cet égoïsme, de cette insensibilité. Ah ! qu’ils étaient loin, les jours d’opulence où Héloïse prônait, admirait tant ce père accusé par elle aujourd’hui, avec quelle révoltante ingratitude !

Le cœur délicat de Genovefa tressaillit de douloureuse indignation. Pauvre père, voilà comment l’aimait cette fille aînée dont il était si fier !

Et Stephan ? Si celui-ci était capable de plus d’attachement, il n’en était pas moins certain que la pire catastrophe, pour lui, n’était pas la mort de son père, mais la ruine, avec son cortège de privations.

Le jeune homme, en relevant sa tête accablée, s’écria avec une sorte de colère :

– Comment fais-tu pour demeurer calme devant un tel événement ? Tu n’as donc pas de cœur ?... Tu ne sens donc rien, Genovefa ?...

Elle dit avec tristesse :

– Tu ne crois pas cela, je l’espère ? Mais si je ressens cette épreuve, c’est d’une autre manière qu’Héloïse et toi, car je n’étais pas si attachée que vous à cette fortune et la perspective d’une vie laborieuse ne m’effraye pas. D’ailleurs, en ce moment, je suis toute au chagrin de la perte de notre cher et bon père. Oh ! Stephan, toi, au moins, tu ne l’accuses pas, comme Héloïse !

Elle se penchait vers lui, le regardant avec angoisse.

– Non, car ce serait une injustice. Il nous aimait trop pour avoir négligé un seul instant nos intérêts. Mais le malheur de cette ruine n’en existe pas moins, hélas !

– Qu’importe ! La pauvreté n’est humiliante que pour ceux qui ne savent pas l’accepter. Nous sommes jeunes, nous travaillerons... et nous pourrons encore être heureux, mon pauvre Stephan.

Il courba la tête sans répondre. Ce qui subsistait en lui de sentiments nobles se révoltait contre sa propre lâcheté. Mais le monde s’était déjà trop bien emparé de cette âme faible et légère pour que la honte fugitive inspirée par l’énergie de Genovefa n’eût vite fait de se dissiper au souvenir du passé brillant, joyeux et frivole qui n’aurait plus de lendemain.

II

Karl de Herstein appartenait à une vieille famille bavaroise, beaucoup mieux pourvue de rejetons que d’argent. Vers l’âge de dix-huit ans, il était entré comme employé dans la banque Salzer. D’échelon en échelon, ses capacités financières l’avaient conduit à devenir l’associé de M. Salzer et, à la mort de celui-ci, le seul maître de cette importante maison.

Vers la trentaine, il épousa la comtesse Charlotte de Redwitz, qu’il avait rencontrée dans le monde et qui s’était éprise de lui au point de compter pour rien l’opposition de sa famille. Elle était d’une race très noble, qui s’enorgueillissait d’une généalogie pure de toute mésalliance. Or, ce mariage avec un petit gentilhomme bavarois, qui, de plus, s’occupait de banque, en était une pour les Redwitz. Charlotte, devenue Mme de Herstein, vit tous liens rompus avec les siens. Quand elle mourut, peu après la naissance de Genovefa, Karl en informa par lettre son seul parent encore existant, le comte Jobst de Redwitz, qui répondit par une simple carte.

La fortune apportée par elle à son mari se trouvait engloutie dans la catastrophe financière. Celle-ci était complète. Il ne restait à Stephan et à ses sœurs qu’une somme insignifiante. Genofeva dit résolument :

– Je travaillerai.

Mais Héloïse s’écria, dans un élan de révolte :

– Moi, je ne veux pas être pauvre !... Oh ! non, non !

L’homme d’affaires proposa de s’adresser aux cousins germains du défunt, pour demander que l’un d’eux prît la tutelle de Genovefa, seule mineure, et s’informer si, à eux tous, ils ne pourraient venir en aide à leurs jeunes parents. Malgré la fière opposition de Genovefa, Stephan et Héloïse acquiescèrent aussitôt à cette idée. Elle n’avait cependant que peu de chances de réussite. Karl de Herstein n’avait jamais entretenu de bons rapports avec ces cousins qui le jalousaient et pour lesquels il montrait trop son dédain d’homme riche. De fait, à la démarche de l’homme d’affaires, les Herstein répondirent par un refus formel. Leur position de fortune, la charge de leurs nombreux enfants, ne leur permettaient pas, déclarèrent-ils, de distraire quoi que ce soit de leur budget pour des êtres jeunes, bien portants, capables de gagner leur vie.

On se rabattit alors sur le comte de Redwitz. Celui-ci était fort riche, sans enfants, son fils unique, né de son mariage avec une noble Péruvienne, ayant péri au cours d’un voyage en Amérique du Sud. Depuis lors, il vivait solitaire dans sa maison de Nelbrück, ancien monastère dévasté au XVIe siècle par l’un de ses ancêtres.

Ce fut avec un cri de soulagement qu’Héloïse accueillit la réponse de ce cousin inconnu. En quelques phrases brèves, il refusait la tutelle, mais informait ses jeunes parents qu’en considération du sang de Redwitz qui coulait dans leurs veines, il acceptait de les aider. À cet effet, il leur allouait une pension assez élevée.

Ce n’était plus la richesse, mais Héloïse avait vu de si près le fantôme de la pauvreté que cette aisance relative lui causa tout d’abord une joie débordante. Toutefois, cet enthousiasme baissa quand il fallut quitter le riche appartement pour un autre beaucoup plus modeste, vendre la plus grande partie du mobilier, supprimer des superfluités qui lui semblaient le nécessaire. Les hautes relations s’étaient éclipsées. Après les condoléances offertes à l’occasion de la mort du banquier, les nobles personnalités qui avaient courtisé sa richesse s’éloignaient de ses enfants appauvris. Le prince de Vorst, dont la nature élevée ne connaissait pas ces petitesses, était allé rejoindre Karl de Herstein dans un monde meilleur. Quant au comte de Gheldorf, il s’était vu rappelé précipitamment par la mort de son souverain, le duc Ludwig de Thünbach, et Genovefa ne l’avait pas revu depuis le jour des funérailles, où il s’était incliné devant elle avec un mot de respectueuse compassion.

Éloignée par son grand deuil des distractions mondaines, Héloïse traînait ses journées sans but, sans utilité. Elle lisait des romans ou restait oisive, tourmentant sa sœur de ses récriminations, de ses exigences et de ses emportements. Plus d’une fois, la pauvre Genovefa, n’en pouvant plus, quitta le petit appartement élégamment orné par elle avec les épaves sauvées de la ruine pour se réfugier à l’église où, dans la prière, elle retrouvait le calme et la patience nécessaires pour continuer de vivre près de sa sœur aînée.

La dévouée Léna était seule demeurée au service des demoiselles de Herstein. Sa fille Mariechen, en dépit de son vif chagrin de quitter Genovefa, avait dû chercher une autre place. Léna cumulait donc les offices de femme de chambre et cuisinière, aidée par Genovefa, tandis qu’Héloïse se faisait servir comme auparavant et conservait toutes ses exigences.

Quant à Stephan, retourné à son régiment, il semblait profondément découragé, malgré les envois d’argent que réussissait à lui faire sa jeune sœur, à force d’économies sur ses besoins personnels. Ses camarades, écrivait-il, lui montraient une compassion dédaigneuse, il se trouvait privé des fantaisies coûteuses auxquelles il était accoutumé... Ces doléances trouvaient toujours un écho passionné chez Héloïse.

– Ah ! celui-là est bien mon frère ! disait-elle. Nous n’avons pas tes goûts bourgeois, Genovefa, nous ne savons pas nous plier aux privations quotidiennes. Voilà pourquoi je suis seule capable de le comprendre !

Mais elle se gardait bien, toutefois, de distraire pour lui quoi que ce fût des sommes destinées à sa toilette ou à ses distractions.

Le crépuscule envahissait le salon où travaillait Genovefa. La jeune fille posa son ouvrage dans une corbeille et, se levant, vint s’accouder à la fenêtre ouverte.

L’air tiède sentait la violette. Des parterres fraîchement remués s’étendaient sous les yeux de Genovefa et, dans le jour déclinant, on discernait encore les feuilles nouvelles de quelques arbres. Des lueurs commençaient de paraître aux fenêtres, des points lumineux s’allumaient à travers rues et boulevards. Aux oreilles de Genovefa arrivait la rumeur confuse faite des mille bruits de la cité.

C’était pour elle l’heure reposante. Elle s’accordait chaque jour cet instant de répit, ces minutes de méditation dans la paix du soir. Mais, aujourd’hui, à peine avait-elle offert son front à la brise de mars que Léna entra, apportant la lampe et annonçant :

– Une lettre, mademoiselle Genovefa.

La jeune fille se détourna vivement.

– Donnez, Léna ! C’est de mon frère, sans doute... Mais non... Je ne connais pas cette écriture...

Tout en parlant, elle fendait l’enveloppe, puis sortait la feuille couverte d’une ferme écriture masculine et regardait la signature.

– Le comte de Redwitz ! Que peut-il nous vouloir ?

Jusqu’alors, tout s’était passé entre lui et l’homme d’affaires. Héloïse lui avait écrit une lettre de remerciement qui n’avait pas reçu de réponse.

Genovefa lut rapidement :

« Mes cousines,

« En dépit du profond dissentiment qui m’a séparé de Charlotte de Redwitz, votre mère et ma cousine, je ne puis oublier que vous êtes de notre race. J’ai donc résolu de vous connaître et, pour ce faire, je vous demande de venir passer quelques semaines dans ma résidence de Nelbrück. Vous y trouverez un vieil homme solitaire, une maison silencieuse et retirée, peu ou point de distractions – toutes choses qui ne vous tenteront guère, sans doute. Mais faites ce sacrifice à un parent inconnu et venez prendre une provision de forces dans notre belle forêt. Peut-être y trouverez-vous aussi le bonheur.

« Écrivez-moi promptement et croyez que je suis tout vôtre,

« Jobst, comte de Redwitz. »

Genovefa laissa tomber la feuille sur la table et appuya son front contre sa main. Cette lettre la surprenait fort. À quel propos ce parent, jusqu’ici demeuré totalement indifférent, se décidait-il, au bout de plus d’une année, à se rapprocher des enfants de cette cousine devenue pour lui une étrangère ?

Un parfum d’héliotrope pénétra dans le salon, annonçant l’entrée d’Héloïse. Celle-ci avait déjà bien éclairci son deuil et, depuis quelques mois, elle reprenait autant que possible sa vie mondaine. Mais, plus d’une fois, des blessures de vanité lui avaient été infligées par ceux qui entouraient naguère la riche héritière. Le luxe d’autrui lui rendait, en outre, plus sensible la privation de celui dont elle avait joui dans la demeure paternelle. Et les récriminations amères venaient alors mettre à l’épreuve la patience de Genovefa.

Elle avait dû éprouver aujourd’hui quelque contrariété, car son visage était contracté, ses sourcils froncés. D’un geste brusque, elle jeta son ombrelle sur une chaise en demandant :

– Que fais-tu, à méditer devant cette lettre ?

Sans mot dire, Genovefa lui tendit le billet.

– Qu’est-ce ? Un créancier ?

– Lis.

Héloïse s’exclama à deux reprises, en parcourant le court billet du comte de Redwitz. Après avoir terminé, elle murmura :

– Étrange !... Mais peut-être y a-t-il quelque chose à faire de ce côté.

– Que veux-tu dire ?

– Eh bien ! nous sommes ses plus proches parents, par conséquent, ses héritiers naturels. Donc, il ne faut pas négliger une pareille occasion de nous rapprocher de lui.

– Il ne me conviendrait nullement d’avoir l’air de courir après son héritage !

Héloïse leva les épaules.

– Est-ce lui, oui ou non, qui nous invite à venir le voir ? De ce seul fait, ton ombrageuse dignité se trouvera sauvegardée.

– Mais il avait rompu tous rapports avec notre mère, et il a toujours dédaigné notre père...

– Il est probable qu’il le regrette, puisqu’il nous appelle près de lui.

La physionomie de Genovefa témoignait de quelque perplexité. Pensivement, la jeune fille murmura :

– Il est certain qu’il serait difficile de refuser... Cependant, je ne me rendrai là-bas qu’à contrecœur.

– Pourquoi cela ?

– Je crains des ennuis, des conflits... Il paraît que ce comte de Redwitz était, dans sa jeunesse, un indomptable orgueilleux, sujet à de terribles emportements S’il est demeuré tel, l’existence peut être fort désagréable pour nous, là-bas.

– L’âge l’aura calmé. Puis, s’il est trop insupportable, nous trouverons un prétexte pour quitter son vieux Nelbrück un peu plus tôt. Évidemment, il faut convenir que ce ne sera pas fort gai ! Nous tâcherons de faire inviter Stephan. Il est élégant cavalier, il porte bien l’uniforme et plaira certainement à M. de Redwitz.

Tout en parlant, Héloise se penchait et prenait, dans une petite bibliothèque, un volume qu’elle se mit à parcourir.

– Agréable découverte ! Nelbrück n’est qu’à dix kilomètres de la petite ville d’eaux de Bursbaden. De plus, tout près, se trouve le château ducal de Sarrenheim. Pour peu que la famille régnante de Thünbach y vienne faire un séjour, je trouverai là des éléments de distraction et, qui sait !... peut-être la possibilité de faire un mariage convenable ! Tout cela me tente, décidément. Nous allons répondre sans tarder à M. de Redwitz, Genovefa ?

– Mieux vaudrait réfléchir, il me semble.

– À quoi bon ? Refuser serait nous aliéner ce parent, notre seul espoir pourtant. C’est dit, je réponds par une acceptation – à moins que tu ne te charges de rédiger cette lettre, car le style épistolaire n’est pas mon fort.

– Soit, j’écrirai demain.

Genovefa préférait répondre elle-même, car elle craignait que sa sœur ne sût pas maintenir leur dignité à l’égard de ce riche parent. Elle n’avait guère d’illusions sur son aînée, dont la nature, habile pour l’intrigue, ignorait délicatesse et fierté. Cette habileté, ne la mettrait-elle pas en action pour essayer de circonvenir M. de Redwitz ? Genovefa avait tout lieu de le redouter, et elle voyait là, en dehors de l’inconnu que représentait le caractère du seigneur de Nelbrück, une suite d’ennuis en perspective.

Cependant, comme l’avait dit Héloïse, il était presque impossible de refuser – d’autant plus impossible que Genovefa voyait sa sœur complètement décidée à ce séjour. Il fallait que ses mondaines relations lui eussent infligé d’assez pénibles froissements pour qu’elle envisageât presque avec plaisir un séjour dans cette demeure dont le comte de Redwitz ne cachait pas le peu d’agrément au seul point de vue qui, à l’ordinaire, intéressait Héloïse. Puis il y avait aussi, chez elle, cet espoir de conquérir l’opulent héritage. Ainsi donc, il serait vain de penser à changer sa résolution à ce sujet.

En outre, à la réflexion, Genovefa songeait que M. de Redwitz, qui devait avoir une soixantaine d’années, était peut-être malade ou infirme. Elle savait aussi par Léna, à qui la défunte Mme de Herstein avait parlé parfois de son cousin, que celui-ci, un des plus beaux cavaliers de l’Allemagne, avait mené en sa jeunesse une existence fort mondaine et n’avait à peu près rien conservé des enseignements religieux de l’enfance. Peut-être, de façon ou d’autre, moralement ou physiquement, serait-il possible de lui faire quelque bien.

« C’est sans doute la volonté de Dieu qui nous appelle là-bas, songea-t-elle. Mais, vraiment, ce voyage me coûte à un point que je ne saurais dire. »

 

III

 

La voiture roulait sous une voûte de verdure claire. De chaque côté de la route montante, bien entretenue, qui conduisait directement à Nelbrück, s’étendait la profondeur mystérieuse de la forêt. L’ombre fraîche, semée de lumière, s’allongeait entre les vieux troncs, entre l’enchevêtrement des branches garnies de feuilles nouvelles. Partout s’épanchait la sève printanière, frisson de vie dans la forêt palpitante sous la caresse d’avril naissant. L’air vif, parfumé de senteurs agrestes, venait frapper le délicat visage de Genovefa et soulever ses cheveux blonds.

La jeune fille avait relevé le léger voile de tulle noir qui entourait son chapeau pour mieux respirer cette brise vivifiante qui mettait une teinte rose sur ses joues un peu pâles.

– Que cette forêt est belle ! dit-elle avec ravissement. Il doit être délicieux de vivre dans cet air pur, loin de l’existence enfiévrée des villes.

Héloïse eut un sourire railleur. Paresseusement étendue sur les coussins de drap brun, elle laissait errer autour d’elle un regard distrait, et même passablement ennuyé.

– Grand merci, ma très chère ! Pour ma part, je ne souhaiterais pas d’y faire un trop long séjour ! L’hiver doit être épouvantable, ici ! Te figures-tu cette route, si facile aujourd’hui, enfouie sous la neige et balayée par les tempêtes glacées ? J’en frissonne à la seule pensée !

– Qu’importe, si le logis est doux et le cœur content !...

Héloïse éclata de rire en regardant sa sœur d’un air moqueur.

– Enfant sentimentale, de quel siècle sors-tu ? Vraiment, je ne sais de qui tu as hérité ces idées-là ? Pas de notre père, en tout cas. Quant à cette toquade qui semble te prendre dès l’abord pour la forêt, tu la tiens peut-être des Redwitz, car il faut que le comte Jobst en ait aussi une fameuse, pour s’enterrer ici toute l’année.

Le comte Jobst... Pendant quelques instants Genovefa avait oublié l’ennui de cette arrivée prochaine, de cette première entrevue avec le parent inconnu. Cependant, elle se trouvait dans la voiture du seigneur de Nelbrück, une vaste calèche attelée de chevaux déjà vieux, mais de belle allure encore. Le cocher, un vieil homme maigre, vêtu d’une correcte livrée noire, avait accueilli les deux jeunes filles à la descente du train et donné aux employés les instructions nécessaires pour qu’on transportât les bagages à Nelbrück. En face de ses jeunes maîtresses était assise Léna. Un mot du comte de Redwitz avait informé ses parentes qu’il serait satisfait de leur voir emmener leur servante, si celle-ci était une femme de confiance, son personnel étant très restreint et d’âge plus que mûr. Léna avait accepté avec enthousiasme et Genovefa se sentait heureuse de conserver près d’elle ce cœur fidèle, sur le dévouement duquel elle savait pouvoir compter.

Jusqu’alors, la voiture n’avait croisé que quelques bûcherons ou gardes-forestiers. Mais Héloïse dit tout à coup :

– J’aperçois là-bas une charrette anglaise conduite par une dame.