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« Je relus, toujours avec le même enthousiasme, ce que j'avais écrit deux jours plus tôt. Et, à ma grande satisfaction, arrivé là où je m'étais interrompu, mes doigts prirent le relais. Avec un rythme frénétique, ils tapaient sur les touches des mots qui s'enchaînaient avec une telle vitesse que les fautes de frappe et d'orthographe se multipliaient sans que je prenne le temps de les corriger de peur de voir mon élan se briser. Tout était rentré dans l'ordre. La mécanique bien huilée tournait à nouveau à merveille. »
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Seitenzahl: 221
Veröffentlichungsjahr: 2022
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Du même auteur :
Le der des ders, Roman épistolaire
Le Klaxon
Le chien du voisin
Un prénom
Le vautour
Attentifs ensembles
Le Pyrèthre de Dalmatie
Arbitrage vidéo
La cabine d’essayage
Démocratie
Un jour de fête
La caisse à outils
Agent d’artiste
Assiduité
Une Forêt dans la nuit. Une route qui traverse cette forêt en ligne droite. De très grands arbres bordent la chaussée de chaque côté. Une voiture file à vive allure. Au volant, un homme appuie sur le klaxon par intermittence et rompt le profond silence que pénètre cette route déserte, aussi loin que portent les projecteurs de l’auto.
C’est une drôle d’habitude qu’a prise mon père lorsqu’il traverse cette forêt. Cela se passe sur la route qui nous ramène à la maison, chaque dimanche, après un week-end au bord de la mer. À maman qui s’irrite chaque fois de ce fait, il explique, sans se lasser, qu’il est prudent de prévenir ainsi l’irruption sur la route d’un sanglier. Percuter un sanglier à pleine vitesse ça ne pardonne pas.
Lorsqu’elle lui rappelle que depuis le temps que nous empruntons cette route, jamais nous n’avons vu le moindre sanglier, il répond invariablement qu’il vaut mieux prévenir que guérir. Alors, elle se moque de lui. Car encore faudrait-il que les sangliers aient quelques notions du code de la route. Sont-ils au courant de la signification d’un coup de Klaxon ? La peur ne va-t-elle pas les inciter à traverser la voie à toute vitesse, provoquant l’accident que l’on voulait éviter ?
À chaque retour de week-end, j’ai droit à ce dialogue aigre-doux entre papa et maman. J’écoute les arguments de l’un et de l’autre sans dire un mot. Personne ne me demande mon avis, comme d’habitude. Pourtant, j’ai mon idée sur la question. Si cette forêt est peuplée de nombreux sangliers et autres animaux noctambules, peut-être serait-il préférable de ne pas nous faire remarquer à cette heure tardive. Je serais même partisan de rouler tous feux éteints pour ne pas provoquer la colère des bêtes tapies dans l’obscurité.
Assis à l’arrière de la voiture, je me penche sur le côté, entre les appuis-tête des sièges avant, pour fixer la longue ligne droite qu’éclairent les phares. Je suis comme hypnotisé par cette route vide. Je guette l’apparition de cet animal redoutable qui nous barrera le chemin. À mes côtés, mon grand frère ne partage pas mon inquiétude. C’est normal, il n’entend pas les coups d’avertisseur ni les commentaires de papa et maman. Pour son dixième anniversaire, il a reçu en cadeau un walkman. Il garde en permanence les écouteurs collés sur ses oreilles chaque fois que nous prenons la voiture. Moi, je suis trop petit encore pour pouvoir m’isoler ainsi du reste du monde. Je fixe l’extrémité des faisceaux lumineux dans l’attente de la catastrophe imminente.
Chaque dimanche soir se joue la même scène à l’intérieur de notre voiture. Depuis que mes parents ont acheté cette maison au bord de la mer. Les premiers temps, j’étais encore petit et je m’amusais d’entendre papa klaxonner sur une route vide en direction de voitures invisibles. J’avais l’impression qu’il rejouait chaque fois le même sketch dans le seul but de nous faire rire.
Un jour, ce jeu a cessé de m’amuser. L’inquiétude a commencé à me gagner lorsque nous nous engagions sur cette voie à la nuit tombée. Papa ne s’est pas aperçu du changement de mon attitude. Il continuait à jouer du klaxon alors qu’il avait perdu son public : les oreilles de mon frère étaient désormais obstruées par son casque, ma voix nouée par une sourde angoisse.
Non seulement son show ne faisait plus rire personne, mais papa s’attirait maintenant des critiques virulentes et répétées de la part de maman. Le désintérêt soudain de mon frère pour ce jeu qui nous avait tant amusés, et son dénigrement désormais systématique par maman me laissaient désemparé devant l’attitude à tenir. Devais-je en rire alors que cela n’amusait plus mon frère, ou m’en inquiéter comme maman ? Le fait est que dès lors, je ne scrutais plus la route dans l’espoir de distinguer une de ces voitures invisibles, mais dans la crainte de voir surgir devant nous un animal fantastique.
J’étais suffisamment grand pour ne plus croire aux voitures invisibles, mais pas encore assez pour me convaincre qu’aucun animal étrange n’était tapi dans l’épaisseur de cette forêt. Mon esprit imaginatif et ensommeillé, après une journée passée à me dépenser sur la plage, se livrait aux fabulations les plus inquiétantes. Parmi les rares voitures qui nous croisaient ou nous doublaient à cette heure-là, je constatais qu’aucun conducteur ne lançait d’avertissements sonores comme papa. Je n’imaginais pas que si notre voiture se taisait à l’approche d’un autre véhicule, celui-ci pouvait en faire de même pour ne pas nous alerter inutilement. Donc, pour moi, nous étions les seuls ainsi à nous faire remarquer, chaque dimanche soir à la même heure. Si bien que les bêtes pouvaient ainsi facilement nous reconnaître, nous localiser sur cette longue route et peut-être préparer quelques traquenards pour nous neutraliser et mettre un terme au dérangement que nous leur causions. J’attendais ce moment avec une angoisse toujours croissante.
Je ne savais quel parti prendre. Après avoir été longtemps tiraillé entre les positions opposées de mes parents, je me rangeais bientôt du côté de ma mère. Car elle me fournit la réponse à une question que je n’avais jamais eu l’idée de poser : « Maman, c’est quoi un sanglier ? » Le prestige de mon père tomba au plus bas ce jour-là. Dire qu’il avait peur d’un pauvre cochon sauvage qui ne se nourrit que de glands ! Je ne pouvais y croire. D’ailleurs, je n’y crus pas longtemps. L’explication de ma mère était peu vraisemblable. J’étais un enfant, certes, mais j’avais désormais l’intuition que mon père nous cachait la nature réelle du danger en le nommant « sanglier » pour ne pas nous effrayer. Un danger d’autant plus inquiétant qu’il éprouvait le besoin de le dissimuler même à maman.
Papa n’était pas particulièrement trouillard. C’est lui qui se levait pour faire cesser mes appels désespérés et m’accompagner en ronchonnant par ce long couloir qui sépare ma chambre des toilettes. Las d’être dérangé dans son sommeil, il m’avait un jour fait le cadeau d’une lampe de poche. Mais il me fallus beaucoup de courage pour me décider à parcourir seul ce couloir éclairé par le maigre faisceau lumineux de ma lampe. Et je me souvins de la terreur qui s’empara de moi, une nuit, au beau milieu du couloir, lorsque brusquement l’ampoule de ma lampe s’éteignit. Je criais, j’appelais, j’ébranlais la maison jusqu’à ce qu’on vienne me sortir de là.
Aussi, le dimanche suivant, je fus gagné par l’angoisse lorsque notre voiture s’engagea dans cette longue ligne droite. Qu’arriverait-il si les phares venaient à s’éteindre en plein cœur de cette sombre forêt ? Papa avait-il songé à emporter des piles de rechange ? Je n’ai pas compris la réponse que ce dernier eut le plus grand mal à formuler, secoué qu’il était pas un fou rire convulsif. Mais ma question eue pour effet de détendre l’atmosphère. Tandis que mon grand frère, les oreilles obstruées par sa musique, regardait avec des grands yeux incrédules nos parents se tordre sur leur siège.
Leur réaction ne contribua pas à me rassurer. J’avais l’habitude que l’on tourne mes peurs en dérision : « Non, les loups ne vivent pas dans les villes, les fantômes ne hantent que les châteaux… » Mais cela ne contribuait pas à calmer mes frayeurs.
Quoi qu’il en soit, ce soir-là, par un mécanisme d’association de mon esprit tourmenté, se déclencha chez moi une soudaine et impérieuse envie de faire pipi. Je n’en fis part à personne. La seule idée de nous arrêter au beau milieu de cette forêt me terrifiait. M’éloigner de la route pour uriner contre un arbre à la lisière des ténèbres aurait été au-dessus de mes forces. Aussi, j’endurais en silence la douleur que me causait ma vessie jusqu’à notre arrivée à la maison.
Pour l’anniversaire de ses 16 ans, mon frère se vit offrir ce dont il rêvait depuis 2 ou 3 ans déjà, mais que la loi lui interdisait d’enfourcher jusqu’à cette date : un vélomoteur. La même année, j’atteignais l’âge où il est raisonnable de coiffer un baladeur. Tout à son bonheur comblé, mon frère ne vit aucun inconvénient à me céder le sien. Ceci, sur les conseils de mes parents, soucieux de faire des économies après le sacrifice financier qu’ils venaient de lui concéder.
Mon frère s’était lassé de ces sorties en famille au bord de la mer. Mais il manifesta bientôt un regain d’intérêt pour ces plages où les filles de son âge se retrouvaient désormais pour prendre des couleurs. Poussant l’avantage pour concrétiser son émancipation, mon frère obtint la permission de se rendre à la mer au guidon de son engin. Après quelques allers et retours probants où il respecta à la lettre les règles de prudence et l’heure de retour fixées par notre père, j’osais à mon tour demander la permission de l’accompagner sur son porte-bagage.
S’il rechigna dans les premiers temps à s’encombrer du marmot que j’étais, il comprit bien vite le bénéfice qu’il pouvait tirer à se coltiner un complice corruptible à peu de frais. Ainsi, un simple cornet de glace suffit à me faire oublier que mon frère, à l’approche de la plage, avait osé retirer son casque en dépit des recommandations de papa. Et il ne me promit pas davantage pour que je corrobore le motif farfelu inventé pour expliquer notre retour tardif ce soir-là.
J’étais de toute façon prêt à tout accepter à condition qu’il nous ramène au plus vite. Car la nuit commençait à tomber. Je ne me préoccupais pas plus de cette fille que de la colère de mon père, contre laquelle mon frère ferait de toute façon bouclier. Ce qui m’inquiétait au plus haut point était l’idée de traverser la forêt en pleine nuit. Certes, ce n’était pas la première fois. Mais d’ordinaire, je le faisais à l’abri de la carapace métallique de notre auto. Jamais à l’arrière d’un vélomoteur de basse cylindrée équipé d’un unique phare de faible portée.
Une fois que nous eûmes pénétré dans la forêt, mon frère mesura l’angoisse qui m’étreignait à la force avec laquelle je lui enserrais la taille. Pour me distraire de mes craintes et me rassurer, il ne trouva pas meilleure idée que de rejouer le sketch de papa. Celui qui nous faisait tant rire lorsque ce grand dadais n’avait pas l’âge de porter des écouteurs sur les oreilles. Mais à son grand désespoir, il eut beau appuyer frénétiquement sur le bouton de l’avertisseur, je ne desserrai pas davantage les dents que mon étreinte. Jamais je ne m’étais senti aussi vulnérable. J’étais sans défense et impuissant à l’arrière de cette frêle bécane lancée à faible allure sur cette interminable ligne droite. Ceci dans un concert épouvantable qui mêlait coups de klaxon et pétarades d’un moteur trafiqué. Le tout guidé par un adolescent écervelé qui, ignorant la menace tapie derrière ces arbres, ne mesurait pas le danger qu’il y avait à nous faire remarquer par un tel raffut.
Le plus terrible était que, de ma position, je ne pouvais pas voir la route. Collé contre le dos de mon frère, je regardais défiler cette armée d’arbres alignés, comme au garde-à-vous, prêts à nous encercler au premier mot d’ordre des puissances de la forêt. J’étais terrorisé et en colère contre mon frère. J’aurais voulu le frapper, lui crier des injures. Mais le bruit du moteur aurait couvert ma voix. En rage, je ne pouvais desserrer mon étreinte de celui que je détestais au plus haut point ce soir-là.
Je regrettais de l’avoir accompagné à la mer. Je me faisais la promesse de ne jamais plus monter sur son vélomoteur. Derrière son dos, je nous revoyais dans le couloir de la maison, cette nuit où j’étrennais ma lampe de poche. J’avais dû le supplier durant de longues minutes, tordu de douleur, avant qu’il n’accepte de descendre de son lit superposé au mien. De mauvaises grâces, il m’avait accompagné jusqu’aux toilettes, grognant et pestant à la porte des WC. En retournant à notre chambre, malgré mes suppliques, il continuait à me traiter de poule mouillée. Je l’aurais frappé pour qu’il se taise si je n’avais pas eu peur que sa colère ne fasse sortir mon père de son lit.
À l’arrière de son vélomoteur, j’étais dans l’impossibilité de lui faire comprendre qu’il devait cesser de s’acharner sur le bouton de son klaxon. Il m’aurait encore traité de poule mouillée. Je n’avais pas mon mot à dire. Pas plus qu’à l’arrière de la voiture de nos parents où j’aurais voulu que mon père cesse de klaxonner, que ma mère se taise et que mon frère baisse le volume d’une musique qui débordait de ses écouteurs. Tant de bruit au cœur de cette étendue silencieuse ! Étais-je le seul à éprouver le besoin d’être à l’écoute de cette forêt ? J’étais condamné à me taire, à fermer les yeux et à me boucher les oreilles.
Comme promis, je ne remis plus les fesses sur le vélomoteur de mon frère. D’ailleurs, une jeune fille prit rapidement ma place. Ensemble, ils taillaient désormais la route à plein gaz dans un vacarme assourdissant depuis que mon frère avait fait des trous dans le pot d’échappement. Si bien que sa petite amie devait hurler contre son oreille pour l’enjoindre de ralentir à l’approche de la maison de ses parents. Ceux-ci, au demeurant, éprouvaient les plus grandes réserves à l’égard de ce garçon qui n’avait même pas la politesse de retirer ses écouteurs lorsqu’ils le saluaient.
Je retournais à l’arrière de notre voiture, muni du vieux baladeur que m’avait cédé mon frère. Ceci pour ne plus entendre les querelles qui maintenant opposaient systématiquement mes parents. Les éclats de voix étaient fréquents. Les coups de klaxon qui en avaient été la cause en étaient devenus le prétexte, tant leur relation s’était dégradée.
Ma mère insista pour que dorénavant nous rentrâmes plus tôt de nos sorties à la plage, invoquant la baisse de l’acuité visuelle de mon père la nuit. Je l’appuyai en ce sens, prétextant quant à moi la fatigue ou mes devoirs à terminer. En réalité, je préférais faire la route de la forêt à la lumière du jour pour ne plus avoir à supporter la scène du klaxon.
Têtu, mon père refusa longtemps d’admettre les effets insidieux de l’âge. Mais un soir, par un brusque coup de volant, il tenta d’éviter une branche d’arbre qu’il avait pris pour un serpent. Alors, ma mère s’en donna à cœur joie. En toute occasion, elle raillait la sénilité grandissante de son mari. N’en avait-elle pas perçu les symptômes avant-coureurs dans cette manie qu’il avait d’appuyer sur l’avertisseur ? Ceci, qui plus est, sur une route en ligne droite désertée par les voitures. Manie d’autant plus inquiétante chez quelqu’un qui espérait prévenir ainsi l’irruption sur la route de serpents. Reptiles inquiétants certes, mais dont personne n’ignore qu’ils sont sourds !
Cette plaisanterie s’invitait désormais à tous les repas de famille. Elle avait pour effet d’irriter mon père au plus haut point. Ne pouvant s’en prendre à l’auteur de cette blague, sans faire montre aux yeux de tous d’un manque d’esprit, il choisit mon frère pour exprimer sa colère rentrée. Il faut dire que celui-ci prêtait le flanc au courroux de papa. Ceci, depuis qu’il avait pris l’habitude de se glisser hors de table, sans un mot, bien avant la fin du repas. Il n’avait pas son pareil pour se faufiler discrètement entre les invités, une pomme à la bouche, afin d’aller rejoindre sa petite amie jusqu’à une heure tardive. Papa voulut confondre le fils désobéissant. C’est ainsi qu’il prit froid, embusqué dans l’obscurité du jardin, pour avoir guetté durant une bonne partie de la nuit le retour de celui qui, subrepticement, s’était déjà glissé en silence dans son lit.
À partir de cette date, la plaisanterie du serpent ne fit plus rire ma mère. Ayant pris le parti de son ainé, elle appuya avec force la dernière revendication de celui-ci : conduire lui-même la voiture familiale. Pour cela, bien qu’il n’ait pas encore atteint ses dix-huit ans, elle l’inscrivit à des leçons qui l’autorisaient à tenir un volant dans le cadre de la conduite accompagnée. Après maintes disputes entre mes parents, mon père céda face aux arguments perfides de ma mère : « Qu’on le laisse au moins faire ses preuves sur un trajet qu’il connaît bien. »
C’est ainsi que mon frère devint le chauffeur officiel de nos week-ends à la mer. Mais si papa avait cédé sa place, il fit en sorte que ne soient pas inversés les rôles, ni sapée son autorité paternelle. Il prit position à côté de l’apprenti conducteur. Ceci pour lui prodiguer des conseils au regard d’une expérience dont ne pouvait se prévaloir sa femme qui n’avait jamais passé son permis. À l’arrière du véhicule, j’étais le seul à ne pas avoir changé de place. Pas davantage que par le passé, je n’avais mon mot à dire. Aussi, j’appréhendais l’heure du retour et le moment où mon frère s’engagerait à travers la forêt au volant de notre voiture.
La tension était à son comble à l’approche de cette fameuse ligne droite. Un silence pesant régnait dans l’habitacle. Chacun guettait la réaction de l’autre. Les mains crispées sur le volant, les bras rigides, les yeux rivés sur l’extrémité du faisceau lumineux des phares, mon frère était le plus tendu d’entre nous. J’imaginais le dilemme qui le tiraillait à cet instant précis. Il lui fallait faire un choix. Prendre le parti de notre mère, grâce à laquelle il avait au-jourd’hui la possibilité de conduire une voiture, ou celui de notre père sans l’agrément duquel il n’aurait pas la possibilité de recommencer. Par leur silence, mes parents semblaient l’enjoindre à prendre seul la décision qu’il était en âge d’assumer. Il lui fallait choisir son camp, s’attirer irrémédiablement et tout à la fois la reconnaissance de l’un et le mépris de l’autre. Ce moment, suspendu en plein cœur de la forêt, avait quelque chose d’irréel. J’étais sans aucun doute le seul à goûter pleinement ce silence dont j’avais toujours été privé au moment d’emprunter cette route.
Quelques secondes de bonheur et de sérénité qui furent interrompues par la plus grande tempête familiale à laquelle il m’ait été donné d’assister avant ce jour. N’écoutant que sa lâcheté, ne songeant qu’à son propre intérêt, il choisit la trahison en donnant piteusement du klaxon pour chasser les fantômes de mon père. Celui-ci répondit aux invectives de ma mère par des mots que je ne l’aurais jamais cru capable de prononcer en ma présence. Plût au ciel que ce soir-là ces deux enragés ne furent pas assis côte à côte. Sans quoi, il est certain qu’ils en sont venus aux mains et que la voiture aurait terminé son trajet contre un arbre. Heureusement, mon frère tel le sournois reptile qu’il était devenu, fit ce soir-là autant preuve de sang-froid que de perfidie. Et je lui suis malgré tout reconnaissant de nous avoir reconduits sains et saufs à bon port.
Avec l’âge, les relations entre mes parents n’avaient guère de chance de s’améliorer. Pour ne rien arranger, leur santé se dégradait également. Mon père s’était vu interdire la conduite d’une voiture. Son médecin avait diagnostiqué une vue défaillante. Il céda les clefs à son fils aîné qui endura à son tour les réprimandes revanchardes que maman réservait jusque-là à son mari. Mais si mon père s’était usé la vue à fixer avec trop d’intensité l’extrémité du rayon des phares, mon frère avait quant à lui considérablement perdu d’acuité auditive. Ceci, du temps où il faisait ce trajet au guidon de son bolide pétaradant, la musique à plein tube dans les oreilles. Si bien que ma mère, pour qu’il l’entende par-delà les bruits cumulés du moteur et du klaxon, lui criait son venin depuis la banquette arrière. Tant et si bien qu’un beau matin elle se réveilla sans voix. Au grand soulagement de tous, il faut bien l’admettre.
Pour l’anniversaire de ses 20 ans, mon frère s’offrit ce dont il rêvait depuis deux ou trois ans déjà, mais que ses économies ne lui avaient pas permis d’acquérir jusqu’à cette date : sa propre automobile. La même année, j’atteignais l’âge où il est autorisé d’apprendre à conduire dans le cadre de la conduite accompagnée. Tout à son bonheur comblé, mon frère ne vit aucun inconvénient à me céder sa place au volant de la voiture familiale. Ceci, sur les conseils de mes parents, soucieux de trouver un chauffeur de remplacement pour leurs sorties dominicales.
Mais je savais que mon frère était surtout soulagé d’échapper à ce qui était devenu pour lui une corvée. Aussi, mon enthousiasme était-il mitigé. J’étais partagé. À la fois impatient de tenir enfin un volant entre mes mains et soucieux du double regard critique auquel j’allais être soumis durant mon apprentissage. Mais c’était la condition pour conduire avant l’âge de 18 ans et me faire financer les cours qui me permettraient bientôt de passer mon permis.
Il semblait de règle dans cette famille de passer par cette épreuve avant de s’affranchir définitivement de l’autorité parentale. Elle avait quelque chose d’un rituel initiatique. Semblable à celui qu’un adolescent doit passer pour devenir un homme dans certaines tribus primitives. Une épreuve du feu au cours de laquelle il faut faire montre de maîtrise et de courage face au danger représenté par un ennemi ou une bête sauvage. Pour moi, le défi se déroulerait le long de cette grande ligne droite tracée au cœur d’une forêt inquiétante. L’adversaire, d’autant plus sournois qu’il est invisible : le sanglier caché, à l’affût, en lisière du bois. Invisible, mais prêt à surgir à tout moment en travers de la route.
Il y avait bien longtemps que je ne croyais plus aux monstres des forêts et autres créatures fantastiques qui avaient accompagné mon enfance. Mes angoisses s’étaient dissipées. Mais je savais que les craintes irraisonnées de mon père n’avaient pas disparu avec l’âge. Ce sont ses peurs à lui qu’il me fallait affronter seul maintenant sur cette route. En réalité, le danger n’était pas embusqué dans la forêt, mais tapi quelque part dans la tête de papa.
Pour la première fois j’avais conduit mes parents au bord de la mer. Ce soir-là, lorsque je m’engageai sur la route du retour, je n’avais qu’une pensée à l’esprit : la traversée de la forêt. J’étais prêt à affronter cette épreuve, résolu à la surmonter. Je ne serais pas aussi lâche que mon frère. J’irais au bout de cette ligne droite sans défaillir, sans céder aux frayeurs de mon père, sans les faire miennes et leur donner le crédit qu’elles n’ont jamais eu. Il ne s’agissait pas de choisir le camp de ma mère contre celui de mon père. Je devais avant tout me démontrer à moi-même que je n’avais pas hérité des angoisses de ce dernier. Que mes chimères d’enfants ne s’étaient pas muées en phobies irraisonnées, bref, que j’étais un homme désormais, ou presque. Quoi qu’il en soit, je savais que mon attitude provoquerait une nouvelle scène de ménage. Mais j’étais prêt à en assumer les conséquences. Toute épreuve est douloureuse. J’étais convaincu d’en sortir grandi, ou tout au moins soulagé.
Comme à l’habitude, la conversation cessa et le silence se fit dans l’habitacle à l’approche du virage qui débouche sur la forêt. Dans une tension palpable, trois paires d’yeux fixaient maintenant l’extrémité des faisceaux lumineux. Je retenais mon souffle. J’attendais les invectives qui n’allaient pas tarder à m’être adressées de la part de celui qui était chargé d’accompagner ma conduite.
J’avais l’impression d’être le protagoniste d’un combat singulier. Au moment où les duellistes se font face en un lieu isolé. Dans le silence paisible d’une clairière qu’une détonation va bientôt briser. Je m’apprêtais à contrevenir à mon père, à l’offenser peut-être en contestant le fondement de sa parole. Certes, au petit matin, on ne relèverait pas davantage le corps de l’offensé que celui de l’offenseur, mais il était à craindre que de cet affrontement ne résultent des blessures.
Lequel de nous deux briserait le premier le silence ? Au risque de faire de la peine à mon père, je ne voulais pas être celui-là. Je voulais seulement traverser la forêt de mon enfance sans que retentisse le bruit détestable de l’avertisseur. Je voulais goûter à la profonde quiétude d’une forêt plongée dans la nuit. Me retrouver pour une fois à l'unisson de la sérénité de ces grands arbres.
J’étais déterminé. À la première injonction de mon père, j’avais décidé de répondre par une poussée sur l’accélérateur. Je comptais amplifier la pression à la moindre insistance de celui-ci. J’étais prêt à foncer sur cette route déserte, au risque d’exacerber l’angoisse de mon copilote devant la menace du choc tant attendu, qui à cette vitesse nous aurait été fatal. Je voulais lui montrer comment il faut être courageux en face de ses peurs. Comment il est possible de les surmonter avec un peu de courage, ainsi que lui-même me l’avait enseigné lorsque enfant, je rechignais à parcourir ce couloir obscur qui séparait ma chambre des toilettes.
Mes mains crispées sur le volant, je retenais ma respiration, prêt à appuyer sur l’accélérateur. Mais les arbres défilaient bien plus vite que les secondes. Il s’écoula une éternité sans que mon père n’ouvre la bouche. Jouait-il avec mes nerfs ? Faisait-il le pari de mon manque de cran ? C’est ce que je crus dans un premier temps, jusqu’à ce que, presque malgré moi, je tourne la tête vers lui. Le temps d’un bref regard, je lus sur son visage une expression de lassitude et de profond accablement. Il semblait comme résigné, fatigué. Au point de ne pas avoir la force d’engager maintenant un bras de fer avec son fils. Usé peut-être par des années de harcèlement quotidien de la part de ma mère.
De le voir ainsi abattu et triste, lui qui m’avait tant fait rire, lorsque j’étais tout petit, avec sa plaisanterie du klaxon, j’éprouvai soudain un sentiment de culpabilité. Par mon attitude, je me faisais le complice de l’acharnement qu’il avait subi toutes ces années à cause de cette stupide lubie. Je lui avais pris sa place dans notre voiture et lui disputais maintenant son autorité au sein de la famille.