La cabine d'essayage - Roberto Demurtas - E-Book

La cabine d'essayage E-Book

Roberto Demurtas

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Beschreibung

Un monde ignoré se cachait derrière ce miroir. Un monde où se reflétait mon image. Une image fidèle, mais d'une autre que moi, vêtue d'une robe légère. Une inconnue pour celles qui s'arrêtent à mon aspect de petit fille sage et refusent de me mettre dans la confidence de leurs flirts avec les garçons. Je voulais traverser ce miroir pour aller à sa rencontre. Je voulais apprendre à la connaître, en faire mon amie, m'évader avec elle de cette vie qui ne me convient pas, de cette ville où je m'ennuie à mourir. Sans m'en rendre compte, imperceptiblement, je suis passée de l'autre côté. Je l'ai rejointe et lui ai laissée la parole depuis ce monde qui se cache derrière les apparences.

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Seitenzahl: 129

Veröffentlichungsjahr: 2024

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Du même auteur :

Désordre, Nouvelles

Le der des ders, Roman épistolaire

Sommaire

SAMEDI 17 MAI 1969

DIMANCHE 18 MAI

LUNDI 19 MAI

MARDI 20 MAI

MERCREDI 21 MAI

JEUDI 22 MAI

VENDREDI 23 MAI

SAMEDI 24 MAI

DIMANCHE 25 MAI

LUNDI 26 MAI

MARDI 27 MAI

MERCREDI 28 MAI

JEUDI 29 MAI

SAMEDI 31 MAI

DIMANCHE 1ER JUIN

LUNDI 2 JUIN

MARDI 3 JUIN

MERCREDI 4 JUIN

JEUDI 5 JUIN

SAMEDI 17 MAI 1969

Les chaussures

Je suis debout, immobile, les bras le long du corps. Je ferme les yeux pour mieux percevoir les bruits et les voix qui m’environnent. J’entends des pas, les allées et venues de personnes qui passent tout près de moi sans me voir. J’adore cette sensation de n’être là pour personne.

Derrière le rideau de cette cabine, je suis invisible aux yeux des clientes. Je me suis absentée, j’ai échappé à cette foule oppressante et indifférente qui submerge les rues de la zone commerçante en plein coeur du centre-ville en ce samedi matin.

Je garde les yeux fermés. Je serre mon sac à main contre mon ventre. Je sens sous mes doigts le talon fin et dur de cette paire de chaussures que j’ai subtilisée dans l’armoire de maman. Elle n’aurait jamais accepté de me les prêter. Je suis trop jeune pour marcher avec des souliers à talons hauts, dit-elle. Mais je n’allais quand même pas essayer cette robe avec mes baskets blanches ! Je ne vais pas les lui abîmer. De toute façon, je n’avais pas l’intention de venir jusqu’ici avec ses chaussures aux pieds. Je serai bien incapable de marcher avec des talons sur les pavés de ces rues piétonnes. La municipalité aurait mieux fait de goudronner les rues au lieu de lustrer les vieilles pierres. Les maisons les plus typiques ont été restaurées, leurs façades à colombages mises en valeur. Il est vrai que ces rues ont un certain cachet maintenant. On se croirait au Moyen Âge.

Le centre-ville ressemble à un décor de carton-pâte érigé pour une pièce de théâtre. Un décor qui sert une fois par an à l’occasion de la fête de Jeanne d’Arc. Quelques banderoles pendent encore au-dessus des rues étroites. Dernières traces des festivités qui se sont achevées il y a quelques jours. La ville a retrouvé son calme, les touristes sont repartis. Les bénévoles qui défilaient par les rues pavoisées en costumes d’époque ont remisé leurs déguisements pour se fondre dans la grisaille de leur triste quotidien. C’est aussi bien ainsi.

Qu’ils ne comptent pas sur moi pour chausser des sabots sur les pavés des voies piétonnes. Ces jours de fête sont une épreuve pour moi. Les filles de mon âge font l’objet des plaisanteries les plus grasses de la part des garçons. Avant que les autorités compétentes de la ville n’aient fait leur choix d’une figurante officielle, ces imbéciles jouent à élire parmi les plus niaises et innocentes jeunes filles, celle qu’ils jugent la plus digne d’incarner la pucelle. Celle qui aura le triste privilège d’arpenter la ville, revêtue d’une armure, sur le dos d’un cheval d’une blancheur virginale.

Cette fête plait aux anciens, c’est sûr, mais les jeunes… Les ruines ce n’est pas leur truc. Le passé, ils s’en moquent. Ce qui les préoccupe c’est le présent, l’actualité, la tendance. Et puis cela occupe les gens le temps d’une semaine, au grand maximum. Après, la ville retourne à sa morosité.

La municipalité devrait investir dans la création de lieux pour les jeunes. Excepté le cinéma, il n’y a pas vraiment d’activités pour eux. Leur passe-temps préféré consiste à déambuler par ces rues commerçantes, sans but, sans avoir même l’intention de faire le moindre achat, juste pour être au milieu de la foule. Tous les garçons et les filles semblent se donner rendez-vous le samedi sur ces voies piétonnes. Comme si toutes les rues y convergeaient, tel des ruisseaux coulant depuis la périphérie de la ville pour irriguer les voies piétonnes avant de se jeter dans la Loire qui traverse son centre.

Je n’échappe pas au courant. Je n’ai peut-être pas assez de personnalité pour déroger à cette mode. Comme tant d’autres, le samedi, je monte dans un bus qui relie notre quartier excentré au boulevard circulaire qui limite la vieille ville. Ensuite, je marche par les rues, de plus en plus étroites qui me conduisent jusqu’à l’artère principale, celle dont les maisons à colombages sont flanquées à leur rez-de-chaussée des plus belles vitrines de boutiques de mode.

Ainsi, y a quelques jours, lorsque le flux est devenu trop dense, j’ai soudain éprouvé le besoin d’échapper au courant, de fuir coûte que coûte ces gens qui m’entouraient, me pressaient, me dévisageaient. Dans un instant de panique, ballottée et en sueur, je me suis agrippée à la poignée d’une porte. Je l’ai ouverte et me suis engouffrée dans ce magasin.

J’entrais ici pour la première fois. Je n’avais jamais osé le faire auparavant. J’étais trop impressionnée par les tenues chics, les robes légères et affriolantes aux couleurs vives qui mettent en valeur les formes parfaites des mannequins figés derrière la vitrine. Une vendeuse m’a rapidement abordée et proposée son aide. Sans réfléchir, je lui ai montré une robe aperçue depuis la rue. Elle m’a apporté deux modèles de tailles différentes, puis conduite dans le fond de la boutique, derrière une porte battante où j’ai découvert, alignées de part et d’autre d’une pièce étroite, une dizaine de cabines d’essayage. A peine avais-je tiré le rideau derrière moi que se relâchait l’angoisse qui m’avait étreinte dans la rue.

À l’abri des regards, je m’apaisai. La musique diffusée par la sono du magasin contribuait à me détendre. La radio passait une chanson de Françoise Hardy. Son tube du moment. Un morceau que j’écoutais en cachette de ma soeur aînée. Elle se serait moquée de moi : « Tous les garçons et les filles de mon âge… »

Je pouvais enfin écouter cette chanson tranquillement, sans être dérangée par cette peste qui partage ma chambre. Cette cohabitation devient insupportable. Je ne peux rien laisser traîner de peur qu’elle ne s’en empare. Je ferme mon bureau à clef. Elle serait trop tentée de mettre le nez dans mon journal. Dans la maison, je n’ai pas un endroit à moi pour m’isoler. Dès que je m’attarde un peu trop longtemps dans la salle de bain, je peux être sûr que l’un ou l’autre va venir tambouriner à la porte. Dans cette cabine, j’étais enfin seule, libre d’écouter cette chanson, de m’attarder plus longtemps si je le désirais. Personne ne viendrait m’importuner.

Je suis restée immobile un moment face à ce grand miroir. Nous n’en avons pas d’équivalent à la maison. De toute sa hauteur, il me renvoyait le ridicule de mon accoutrement. Comment avais-je pu sortir en ville ainsi vêtue ? Encore heureux que je n’ai rencontré aucun garçon de mon école. Je me demandais si je n’oserais jamais ressortir de cette cabine, de ce magasin et affronter une nouvelle fois les regards des passants ?

J’ai posé une des robes contre moi sans même l’ôter de son cintre. Je n’avais pas l’intention de l’essayer. À quoi bon. Jamais je ne pourrais la porter. Maman ne me laisserait pas sortir avec une robe si courte et un décolleté si ample. Je crois qu’elle a peur que ne je grandisse trop vite. Elle me considère toujours comme une petite fille. Si je l’écoute, je porterai des socquettes à fleurs jusqu’à ma majorité.

Je dois être la seule fille de la classe à avoir des parents aussi rétrogrades. Mes camarades sont libres de s’habiller comme elles le souhaitent. Certaines osent même se maquiller. À côté d’elle, dans la cour de l’école, j’ai l’air d’une paysanne fraîchement débarquée de sa campagne. Pas étonnant qu’aucun garçon ne s’intéresse à moi. Pourtant, derrière cette robe, j’étais métamorphosée. J’avais du mal à me reconnaître. Quel mal y a-t-il à découvrir ses genoux ? Si j’étais sorti dans la rue avec cette robe je suis sûr que personne ne m’aurait reconnu. Elle me donnait deux ans de plus. Ainsi vêtue, sans que l’on ne me demande de justifier de mon âge, j’aurais pu acheter un billet de cinéma pour voir un de ces films qui me sont encore interdits.

Ainsi, ce jour-là, devant le miroir de cette cabine d’essayage, j’ai pris une décision. Puisqu’elle n’acceptera jamais de m’acheter cette robe, c’est moi qui me l’offrirai. Elle n’osera quand même pas la ramener au magasin.

J’ai des économies. Depuis quelque temps, je mets de côté l’argent de poche qu’elle me donne chaque mois. Je ne dépense rien, car j’ai un projet. Celui de partir d’ici. Je veux fuir cette ville où je m’ennuie, partir loin de cette maison où j’étouffe. Il y a longtemps que j’y songe. J’ai pris cette résolution lors de la dernière altercation qui m’a opposée à mes parents. Une nouvelle fois ils ont pris le parti de ma soeur. Une fois de trop.

Devant ce miroir, je me suis fait la promesse que si par malheur maman refusait de me laisser porter cette robe, alors là, c’est sûr, je partirai. Je laisserai un mot sur mon bureau que ma soeur se fera une joie de lire à papa et maman. Elle leur dira que je suis partie loin d’ici, que je leur écrirai, mais qu’il est inutile qu’ils essayent de me retrouver. Je prendrai le train pour Paris. De là, je monterai dans un avion pour un long voyage vers une contrée ensoleillée, loin de la grisaille de ce pays. Les copines n’en reviendront pas de mon courage. Tout le monde parlera de moi. On m’enviera. Qui aurait pu imaginer ça d’une fille aussi discrète et réservée que moi ?

Voilà pourquoi je me retrouve aujourd’hui dans cette cabine d’essayage. La vendeuse de la première fois m’a reconnue. Elle m’a prise en main tout de suite. J’en étais bien heureuse car, sans cela, je serai ressortie tout de suite. En franchissant la porte, j’ai aperçu une de ses collègues de travail dont le visage ne m’est pas inconnu. Je ne l’ai pas identifiée tout de suite. J’ai rougi sans doute, comme lorsque maman me surprenait la main dans la boîte à bonbons. La vendeuse m’a apporté les deux robes et je me suis aussitôt dirigée seule dans le fond du magasin. Je suis rentrée dans la même cabine, celle où une semaine plus tôt j’avais pris cette grave résolution. J’ai tiré derrière moi ce même rideau. J’ai pris soin de bien le fermer de chaque côté et je me suis retournée face à ce grand miroir, celui devant lequel je m’étais mise au défi d’aller au bout de mes actes.

C’est à ce moment seulement que m’est revenu le nom de cette fille. J’en suis presque certaine. Il s’agit d’une camarade de classe de ma soeur. Je savais qu’elle travaillait le week-end dans une boutique. J’ignorais qu’elle était vendeuse chez « Daphnée. » En tout cas, elle ne m’a pas vu. Je ne suis par certaine qu’elle m’aurait reconnue. Quoi qu’il en soit, elle ne risque pas de me voir derrière ce rideau.

J’ai choisi la même cabine que la première fois, comme si je lui attribuais le pouvoir magique de métamorphoser la fille timide et mal dans sa peau que tout le monde veut voir en moi en une jeune femme audacieuse et épanouie. Qui sait ce que m’auraient dit les autres miroirs ? Je me fie à mon instinct qui m’a guidé la première fois vers la bonne cabine d’essayage. La seule parmi les dix cabines mises à disposition des clientes qui peut produire cet effet. Je suis bien heureuse de l’avoir trouvée vide car aujourd’hui il y a plus de monde que la dernière fois dans ce magasin. J’avais hâte de me réfugier à l’abri des regards, de faire oublier cette fille gauche à l’accoutrement si dépareillé parmi les tenues affriolantes de cette boutique à la mode.

Maintenant, je suis bien. Je retrouve les sensations de la première fois. Elles sont même exacerbées par la présence derrière le rideau d’un nombre plus important de clientes que l’autre jour. Je garde les yeux fermés encore un moment. Autour de moi, des jeunes femmes entrent et sortent. Certaines passent en caisse, d’autres reposent les vêtements qui ne leur conviennent pas. Elles sortent de la boutique quand d’autres y entrent. La clientèle se renouvelle dans un flux continu. Le courant qui charrie la foule transporte de nouvelles acheteuses jusqu’à ce bras de rivière qui s’engouffre par la porte vitrée de cet établissement. Par ce ruissèlement qui m’a porté jusqu’ici s’écoule désormais une eau lavée du souvenir de ma présence, de l’impureté de ce corps disgracieux et mal accoutré. Derrière ce rideau mon corps est vierge des regards moqueurs que je sentais se poser sur lui au gré de sa dérive. Je suis bien. Pourquoi m’est-il si agréable de me retrouver dans cette cabine d’essayage ?

Je pose mon sac sur la petite banquette, sous les robes qui pendent au porte-manteau. Je vais enfin pouvoir les essayer avec des chaussures seyantes, celles que j’ai empruntées à maman. Je défais les lacets de mes baskets et les enlève en appuyant sur les talons. Je retire ces ridicules socquettes blanches à collerette. Elle laisse une marque sur mes chevilles, comme si je portais des chaussettes transparentes qui ne cachent plus mes pieds trop grands.

Mais j’oublie aussitôt cette petite contrariété. Les haut-parleurs de magasin diffusent une chanson de Mike Brant, mon chanteur préféré. J’adore sa voix chaude et sensuelle et ce léger accent qui lui donne tant de charme. Je suis d’autant plus heureuse de l’entendre que je n’ai pas acheté son dernier 45 tours. Je devais faire des économies afin de m’offrir cette robe. C’était elle ou lui. Pour une fois j’ai fait preuve de caractère. Il paraît que ça marche comme ça avec les garçons. Il ne faut rien leur céder si on veut qu’ils s’accrochent. Facile à dire. Je crois que si Mike Brant me parlait comme il parle aux femmes dans ses chansons, je ne lui résisterais pas longtemps. Je connais par coeur les paroles de ce tube.

« C’est comme çaaa que je t’aiiiiime… »

Tout en écoutant ces mots qui se posent sur moi, je fais glisser ma jupe jusqu’à mes pieds et dévoile des jambes trop blanches. Avec les beaux jours qui reviennent, il faudra que je retourne à la piscine et que j’ose m’exposer au soleil comme le font les copines au lieu de cacher mon corps dans l’eau. Maintenant, je déboutonne mon corsage, l’ouvre lentement sur ma poitrine avant de le laisser tomber en arrière. Je reste dans cette position, les bras derrière le dos, pour accentuer les formes que l’on devine à peine sous mon soutien-gorge.

« …des nuits entières auprès de toi, je vis, je meurs à chaque fois… »

Je dégrafe l’attache derrière mon dos. J’y réussis du premier coup. Je me suis longtemps entraîné dans la salle de bain, à la grande irritation de papa que je mets en retard pour son travail. Je serre les bras contre mon corps et plaque mes mains sur les bonnets pour le garder collé contre ma poitrine. Je reste un instant comme cela face au miroir.

« Montre-moi. »

Je sursaute et me retourne sur le rideau qui n’a pas bougé. Je tremble de tout mon corps. Mon coeur s’est emballé. D’où vient cette voix grave et impatiente ?