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Fortuné du Boisgobey

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Beschreibung

Investigations criminelles dans la famille

Le quatrième roman de Fortuné du Boisgobey présente déjà tout ce qui va faire la force des romans criminels de l’auteur.

Héritier des grands feuilletonistes du Second Empire, il exploite tous les registres du roman populaire et ce sont des rapports familiaux qui sous-tendent toute l’intrigue du roman : c’est parce que son futur beau-frère est soupçonné de crime que le jeune comte Edmond de Sartilly se transforme en enquêteur, et c’est pour retrouver son fils que le policier Jottrat abandonne ses fonctions officielles pour lui venir en aide.
Logiquement, c’est ensuite le registre criminel qui prend le pas, et le récit alors se dédouble : d’un côté l’enquête policière pour tenter de découvrir le coupable du crime ; de l’autre une chasse au trésor afin de mettre la main sur une fortune que le criminel tente aussi de s’approprier.

Boisgobey sait manier le suspense et parfaitement utiliser la dynamique de son récit : enlèvement, séquestration, poursuite, combat… l’aventure bat son plein. Par ailleurs, il est un magnifique historien de son siècle, principalement en ce qui concerne Paris, dont il évoque la physionomie dans les années 1840.

Le roman paraît initialement dans le Petit Moniteur Universel du Soir, du 31 décembre 1869 au 19 mars 1870, et sera publié en librairie par Dentu en 1875, sous le titre La Tresse blonde.

Un roman policier mené tambour battant, avec de nombreux rebondissements et un suspense haletant.

EXTRAIT 

Le bois de Boulogne, en 1847, n’avait pas subi les transformations qui, de nos jours, en ont fait un parc anglais. C’était alors un taillis clairsemé, coupé par de rares allées, poudreuses l’été, boueuses l’hiver, et le monde élégant n’y connaissait pas d’autre promenade que le talus des fortifications. Au mois de février et au petit jour, la porte Maillot était en ce temps-là un lieu absolument désert, où on pouvait s’attendre à rencontrer tout au plus quelque duelliste matinal.
Cependant, le mercredi des Cendres de cette année 1847, vers huit heures du matin, un mouvement inaccoutumé animait les abords d’un restaurant assez en vogue, qui occupait une petite maison bâtie au coin de l’avenue de Neuilly et du bois. Deux calèches et trois ou quatre de ces cabriolets haut perchés sur leurs roues qu’affectionnait la jeunesse dorée de l’époque, stationnaient à la porte ; les fenêtres du premier étage étincelaient de lumière et laissaient passer le bruit affaibli d’un souper joyeux.
La blanche nappe de neige étendue sur la route et les grands arbres dépouillés encadraient d’une façon bizarre ce pavillon plein de mouvement et de clarté ; le jour venait, un jour gris et pluvieux ; une vapeur humide montait de la terre détrempée. Les chevaux, qu’on n’avait pas dételés, frissonnaient sous leurs couvertures, et les domestiques chargés de les tenir piétinaient pour se réchauffer, tout en maugréant contre leurs maîtres.

A PROPOS DE L'AUTEUR

Fortuné du Boisgobey est né en 1821 et mort en 1891. Écrivain emblématique du XIXe siècle, il s'est essayé au genre du roman policier, judiciaire et historique. Ayant connu un succès considérable de son vivant, il est considéré comme l'un des plus grands feuilletonistes de la littérature française. Il fut à la tête de la Société des Gens de Lettres entre 1885 et 1886.

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Veröffentlichungsjahr: 2015

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Cet ouvrage est proposé dans le cadre des ressources du Centre Rocambole accessible par Internet à l’adresse :

www.lerocambole.net

Bibliothèque du Rocambole

Œuvres de Fortuné du Boisgobey - 1

collection dirigée par Alfu

Fortuné du Boisgobey

Disparu

(La Tresse blonde)

1869

AARP — Centre Rocambole

Encrageédition

© 2011

ISBN 978-2-36058-901-2

Préface

d’Alfu

Le quatrième roman de Fortuné du Boisgobey 1 présente déjà tout ce qui va faire la force des romans criminels de l’auteur.

Héritier des grands feuilletonistes du Second Empire, il exploite tous les registres du roman populaire et ce sont des rapports familiaux qui sous-tendent toute l’intrigue du roman : c’est parce que son futur beau-frère est soupçonné de crime que le jeune comte Edmond de Sartilly se transforme en enquêteur, et c’est pour retrouver son fils que le policier Jottrat abandonne ses fonctions officielles pour lui venir en aide.

Car nous allons apprendre à connaître parfaitement cet « espion de police » qui était déjà apparu dansL’Homme sans nom2. A son propos, l’auteur traduit parfaitement la mentalité de l’époque qui portait sur la fonction de police un jugement moral très négatif.

« Que dire à un homme qui, après avoir été soldat, faisait le métier d’espion ? » (p. 63)

Logiquement, c’est ensuite le registre criminel qui prend le pas, et le récit alors se dédouble : d’un côté l’enquête policière pour tenter de découvrir le coupable du crime ; de l’autre une chasse au trésor afin de mettre la main sur une fortune que le criminel tente aussi de s’approprier.

Cela nous vaut une épopée dans la baie du Mont-Saint-Michel particulièrement intense, avec une lutte à mort contre les sables mouvants.

Boisgobey sait manier le suspense et parfaitement utiliser la dynamique de son récit : ici, tout débute avec la découverte d’une tête décapitée — comme dans un roman plus tardif :Décapitée(1889). Enlèvement, séquestration, poursuite, combat… l’aventure bat son plein.

Par ailleurs, le romancier est un magnifique historien de son siècle, principalement en ce qui concerne Paris, dont il évoque la physionomie dans les années 1840.

Qu’il décrive le marché aux oiseaux :

« Du pont de l’Hôtel-Dieu au pont Saint-Michel, là où s’élève maintenant une énorme caserne municipale, une rangée de maisons à pignons pointus s’alignait irrégulièrement le long d’une voie toujours encombrée. De la base au faîte de ces baraques vermoulues, s’élevait un concert assourdissant formé par les cris de tous les volatiles connus. Les piaulements rauques des grands aras du Brésil répondaient aux roucoulements sourds des tourterelles, et la voix grêle des canaris et des chardonnerets se détachait de ce vacarme, comme les notes hautes d’un ténor dominent les chœurs qui l’accompagnent. On se serait cru aussi bien dans une forêt d’Amérique que dans une ferme de la Brie, et on était tout simplement devant le marché aux oiseaux. » (p. 193)

Ou encore les moyens de transport de l’époque :

« La jeunesse de ce temps-ci n’a pas connu les beaux jours de l’hôtel des Postes. Il faut avoir largement dépassé la trentaine pour se rappeler le curieux spectacle que présentait la rue Jean-Jacques-Rousseau, sous le règne de Louis-Philippe, de six à sept heures du soir. […]

Les voitures qui couraient ainsi à grandes guides vers l’Océan, vers le Rhin, vers la Méditerranée, avaient atteint vers 1847 leur plus haut degré de perfection. Elles réalisaient alors l’idéal de la rapidité et du confortable. » (p. 210)

Ou bien d’autres lieux. Le Paris de son temps — ou des proches années antérieures — est pour lui le parfait décor pour une lutte bien cruelle contre le crime…

Le roman paraît initialement dans lePetit Moniteur Universel du Soir, du 31 décembre 1869 au 19 mars 1870 ; et sera publié en librairie par Dentu en 1875, sous le titreLa Tresse blonde.

1Pour une approche plus complète de l’auteur et de son œuvre, lire le n°1 de la revueLe Rocambole.

2A lire dans la même collection.

1.

Le panier

Le bois de Boulogne, en 1847, n’avait pas subi les transformations qui, de nos jours, en ont fait un parc anglais. C’était alors un taillis clairsemé, coupé par de rares allées, poudreuses l’été, boueuses l’hiver, et le monde élégant n’y connaissait pas d’autre promenade que le talus des fortifications. Au mois de février et au petit jour, la porte Maillot était en ce temps-là un lieu absolument désert, où on pouvait s’attendre à rencontrer tout au plus quelque duelliste matinal.

Cependant, le mercredi des Cendres de cette année 1847, vers huit heures du matin, un mouvement inaccoutumé animait les abords d’un restaurant assez en vogue, qui occupait une petite maison bâtie au coin de l’avenue de Neuilly et du bois. Deux calèches et trois ou quatre de ces cabriolets haut perchés sur leurs roues qu’affectionnait la jeunesse dorée de l’époque, stationnaient à la porte ; les fenêtres du premier étage étincelaient de lumière et laissaient passer le bruit affaibli d’un souper joyeux.

La blanche nappe de neige étendue sur la route et les grands arbres dépouillés encadraient d’une façon bizarre ce pavillon plein de mouvement et de clarté ; le jour venait, un jour gris et pluvieux ; une vapeur humide montait de la terre détrempée. Les chevaux, qu’on n’avait pas dételés, frissonnaient sous leurs couvertures, et les domestiques chargés de les tenir piétinaient pour se réchauffer, tout en maugréant contre leurs maîtres.

— Est-ce qu’il a souvent de ces idées-là, ton vicomte ? disait à un groom d’une taille lilliputienne un grand chasseur à favoris noirs, splendidement habillé d’une livrée verte avec des épaulettes d’or et une cocarde rouge.

— M. le vicomte n’a pas l’habitude de me faire part de ses idées, répondit le jockey avec un accent et un sang-froid également britanniques.

— C’est égal, reprit un cocher très bourgeoisement vêtu d’une courte jaquette, taillée, selon toute apparence, dans la vieille redingote d’un maître économe ; c’est égal, ce n’est pas une heure et un temps pour s’en aller manger à la campagne ; sans compter que ça doit coûter cher ici.

Le majestueux chasseur haussa dédaigneusement les épaules, et le groom répondit d’un ton magistral :

— C’est très fashionable, au contraire. J’ai servi un an chez sir Arthur Pollack et, quand nous passions la saison à Londres, nous allions très souvent finir la nuit à Richmond ou à Hampton-Court.

— C’est vrai que c’est fashionable, reprit le chasseur en répétant complaisamment ce mot, qui était, alors fort en vogue ; M. le baron le disait encore hier devant moi.

Ce dialogue fut interrompu par un maître d’hôtel, qui montra par la porte entrebâillée sa figure cravatée de blanc, et se hâta de rentrer après avoir crié :

— On demande Toby là-haut !

Le groom appelé confia à son camarade le pur-sang dont il avait la garde, et monta au premier étage, où son apparition fut saluée par une explosion de cris confus et d’ordres contradictoires.

Les soupeurs étaient arrivés à cette période de l’orgie où la joie ne se traduit plus que par le bruit, où les extravagances remplacent l’esprit qui s’alourdit et la conversation qui s’éteint.

— Toby, tu vas nous faire seller les chevaux de la calèche de Coralie !

— Toby, je veux faire traîner mon cabriolet par les deux alezans du baron. Tu les attelleras en flèche.

— Toby, amène-nous des ânes !

Toutes ces interpellations se croisèrent à la fois, sans que l’Anglais perdît rien de son flegme. Immobile et raide, il ne se pressait pas d’obéir, quand une voix nette et sonore, qui était celle de son maître, lui jeta rapidement ces mots :

—Des chevaux de louage pour tout le monde, en bas, dans une demi-heure.

Le groom s’inclina, avant de sortir, avec un mouvement si correct que l’admiration des convives éclata bruyamment.

— Voilà un domestique bien dressé ! s’écria un personnage d’encolure massive et de tournure assez vulgaire, qui étalait à sa boutonnière les rubans de plusieurs ordres étrangers ; il n’y a que ce diable de Sartilly pour dénicher des grooms de ce style. De quel comté d’Angleterre l’avez-vous rapporté, mon cher ?

— De Normandie, tout simplement, répondit le maître de Toby.

— Ce n’est pas possible, dit l’homme décoré.

— Sa mère était Anglaise, reprit avec une nuance d’impatience le convive qu’on avait nommé Sartilly ; mais laissons là mon groom et occupons-nous un peu de l’emploi de notre matinée.

— Très bien ! bravo le vicomte ! crièrent à la fois trois voix de femmes.

— Donc, mesdames, continua l’orateur, il est décidé que nous traverserons le bois de Boulogne à cheval, pour aller déjeuner à la Tête-Noire, à Saint-Cloud ?

— Oui, oui, crièrent en chœur tous les soupeurs, à l’exception d’un long et blême adolescent, qui semblait absorbé par la contemplation de sa voisine, forte brune aux lèvres rouges et aux yeux brillants.

— Mais il me semble, messieurs, dit ce jeune provincial, qu’après une nuit passée au bal de l’Opéra, c’est déjà bien assez fatigant de venir souper à la porte Maillot, et qu’il est inutile…

— C’est bon, Versoix, interrompit une jeune femme blonde assise à l’autre bout de la table, dites plutôt que vous avez peur d’écorner l’héritage de votre tante.

— Mais, ma chère Coralie, moi je n’ai pas les millions de M. de Mensignac, reprit piteusement le jeune homme blême.

— A propos de Mensignac, comment se fait-il qu’il ne soit pas venu souper avec nous ? interrompit le personnage aux décorations.

— Il m’a quitté au foyer vers deux heures, pour donner le bras à un domino qui portait sur l’épaule un nœud violet, répondit le maître de Toby, et il m’a dit qu’il nous rejoindrait ici, mais je doute fort qu’il vienne.

— Ce Sartilly doute de tout, dit la blonde d’un air piqué ; pourquoi M. de Mensignac ne viendrait-il pas ?

— Parce que j’ai reconnu le domino qui se promenait avec lui au foyer.

— Et ce domino, c’était ?…

— La belle étrangère qui passe tous les jours aux Champs-Elysées avec cet attelage à quatre qui n’a pas son pareil ici.

Il y eut un murmure général d’incrédulité.

— J’ai vu deux boucles de ses cheveux sous son capuchon, reprit Sartilly ; il n’y a qu’elle et les femmes des tableaux de Titien qui aient des cheveux de cette nuance-là.

— Mais on la dit inabordable, dit le provincial, et de plus, escortée d’un mari atrocement jaloux.

— Parfaitement exact, mon cher Versoix ; ce mari est une manière de mulâtre avec des yeux mauvais et des dents blanches et pointues comme celles d’un loup ; mais je suppose que Mensignac aura trouvé le secret de l’apprivoiser.

— Ce n’est pas surprenant, s’écria la brune aux lèvres rouges ; c’est un être assez mystérieux aussi que votre ami Mensignac, et il est tout naturel qu’il plaise à cet Othello caraïbe. Qui sait s’ils ne conspirent pas ensemble ?

— Dites tout de suite que Mensignac fait de la fausse monnaie, répondit en riant Edmond de Sartilly.

— Ma foi, avec un homme qui disparaît souvent pendant un mois sans que personne sache où il va, vous conviendrez que toutes les suppositions sont permises, reprit assez aigrement la voisine du jeune Versoix ; il est vrai que Mlle Jeanne de Mensignac reste seule à l’hôtel pondant ces absences, et qu’elle connaît sans doute le secret de son frère.

En entendant prononcer le nom de Jeanne, Sartilly rougit subitement, un éclair de colère passa dans ses yeux, et il allait répondre vertement à une attaque qui paraissait l’avoir blessé au vif, quand le retour de Toby vint faire une heureuse diversion.

Le groom annonça que les chevaux étaient prêts, et les convives s’empressèrent de se lever de table. Chacun éprouvait le besoin de sortir de l’atmosphère factice du restaurant et de respirer le grand air. Les hommes allumaient un cigare, et les femmes cherchaient, devant les glaces, à remettre un peu d’ordre dans leurs toilettes, fanées par une longue nuit de plaisir. Le jour était venu tout à fait et éclairait tristement les débris du souper et les visages blêmis par la fatigue. C’était le moment où le sommeil réclame invinciblement ses droits, et il fallait toute l’énergie des robustes viveurs de cette époque pour monter à cheval à cette heure et dans cette saison.

Les soupeurs des deux sexes furent héroïques, et personne n’abandonna la partie. Toby avait fait des prodiges. Il avait découvert des chevaux capables de galoper, des selles presque propres et même des costumes d’amazone pour les dames, que cette attention acheva de décider. Sartilly, qui avait pris le commandement de l’expédition, ordonna aux domestiques de dételer les voitures, et d’attendre à la porte Maillot le retour de la caravane. Une demi-heure après, les convives chevauchaient gaiement dans la direction de Saint-Cloud.

Le bois était solitaire et les grandes allées étendaient à perte de vue leur tapis de neige. Le soleil se montrait à travers le taillis qu’il éclairait obliquement de sa lumière rougeâtre. C’était une claire et sèche journée d’hiver qui commençait, et les convives, réveillés par la fraîcheur du matin, avaient repris toute leur bonne humeur. On causait, on riait, on chantait. Les femmes jetaient de petits cris de joie chaque fois qu’un lapin traversait la route ou qu’un faisan s’élevait bruyamment au-dessus des arbres. Les hommes se livraient à des temps de galop, qui ne semblaient pas du goût de leurs montures. On arriva ainsi en moins d’une heure à un chemin qui aboutissait au pont de Saint-Cloud, et Sartilly proposa d’accélérer l’allure pour gagner plus tôt le déjeuner.

La longue allée qui s’allongeait devant les cavaliers était presque déserte, car un seul homme s’y montrait à une trentaine de pas en avant. Ce promeneur matinal marchait d’un bon pas sur les bas-côtés de la route. Il était vêtu d’une longue redingote de couleur sombre, coiffé d’un chapeau à larges bords, et portait au bras un grand panier couvert. Il avait tout à fait la tournure d’un bon bourgeois parisien qui va se divertir dans la banlieue ; le panier avait bien la mine de contenir des provisions, et on pouvait supposer que le piéton inconnu se rendait à quelque pique-nique champêtre. Une idée folle passa par la tête de Sartilly. Il parla bas en riant au gros baron décoré qui trottait à sa gauche, et celui-ci transmit le mot d’ordre au peloton des dames, qui suivait sous la conduite du jeune Versoix.

Le voyageur s’était retourné un instant au bruit de la cavalcade, et les soupeurs avaient pu voir qu’il avait l’air vieux et la barbe blanche, mais il avait repris tranquillement son chemin, sans plus s’occuper de la petite troupe qui arrivait derrière lui.

Tout à coup, Sartilly lança son cheval au grand galop, rasa de près l’inconnu et, d’un geste rapide, lui enleva son panier, qu’il emporta à fond de train vers Saint-Cloud. Le vieillard était resté immobile de surprise, et les cavaliers, qui s’attendaient à le voir courir, en criant, après Sartilly, se faisaient déjà une fête d’assister à cette poursuite ridicule. Mais la stupeur de l’homme au panier dura à peine quelques secondes, et il ne cria pas plus qu’il ne courut. Seulement, d’un bond vigoureux, il franchit le large fossé qui bordait la route, et s’enfonça d’un pas alerte dans le taillis, où il disparut aussitôt.

— En voilà un qui ne tenait guère à son déjeuner, disait le baron en galopant au milieu des femmes.

— Le pauvre diable nous a pris pour une bande de brigands, c’est sûr, répondait la blonde Coralie, en éclatant de rire.

— Sartilly nous attend là-bas au rond-point, reprenait Versoix.

En effet, le vicomte, après un temps de galop de quelques minutes, s’était arrêté au milieu de l’allée, et élevait avec un geste de triomphe le trophée si singulièrement conquis. En un instant, il fut entouré par le groupe joyeux, et ce fut un cri général de curiosité.

— Soyez satisfaites, mesdames, dit en riant Sartilly ; je vais procéder à l’ouverture de ce colis mystérieux, et nous allons voir enfin ce que ce bourgeois apportait à son épouse pour déjeuner.

Et soulevant le couvercle du panier, il en retira successivement, avec une solennité comique, plusieurs serviettes très fines.

— Je crois décidément que le cadeau était maigre, dit-il en continuant son inspection. Je trouve du linge, mais pas le moindre pâté.

Tous les yeux étaient curieusement fixés sur le vicomte, qui dépliait une dernière enveloppe en étoffe noire, quand une exclamation d’horreur s’échappa de toutes les poitrines.

Au fond du panier, venait d’apparaître une tête humaine, une tête fraîchement coupée.

Cédant à un mouvement de dégoût bien naturel, Sartilly laissa tomber le funèbre panier, et la tête roula avec son enveloppe sur la terre de l’allée. L’étoffe noire couvrait à moitié l’effrayant débris, et se détachait sur la neige en moulant les contours du visage.

Personne n’avait bougé. Muets de surprise et d’horreur, les cavaliers étaient restés pétrifiés sur leurs selles. Les femmes se cachaient la figure et semblaient prêtes à défaillir. Ce cercle de joyeux viveurs et de femmes élégantes entourant cette forme hideuse offrait un étrange tableau, et la brume matinale qui enveloppait la scène lui donnait un aspect presque fantastique. Le bois était silencieux et la route déserte ; les assistants se regardaient sans parler. Sartilly fut le premier à secouer cette torpeur qui, après un événement terrible et imprévu, engourdit la volonté et paralyse les mouvements. Une idée venait de s’éveiller dans son cerveau bouleversé.

— L’assassin… mais c’est lui, c’est ce bourgeois qui portait le panier, cria-t-il en se redressant et en rassemblant son cheval. Il faut le poursuivre, il faut l’arrêter.

— Il s’est jeté dans le bois à gauche, dit la blonde Coralie, en montrant le taillis qui bordait la route.

— Voyons, reprit plus tranquillement Sartilly, il est entré, dites-vous, dans ce massif ?

— Oui, à cent cinquante pas d’ici à peu près, répondirent en chœur les deux hommes.

— Eh bien ! alors, nous le tenons. Je connais mon bois de Boulogne ; la coupe dans laquelle le brigand s’est caché, n’a pas trois cents mètres de profondeur. J’y ai chassé avec mon député cet hiver. C’est un triangle… trois allées à surveiller… nous allons nous partager la besogne. Vous, baron, vous allez galoper par la route de gauche ; Versoix restera ici avec ces dames et gardera la grande avenue de Saint-Cloud, pour le cas peu probable où l’homme reviendrait sur ses pas. Moi, je vais faire le tour par la face opposée, et au besoin j’entrerai sous bois pour forcer la bête. Rendez-vous général ici. Avant vingt minutes, la battue sera finie.

Le gros baron, très flatté de la mission que Sartilly lui confiait, ne fit aucune objection, et lança son cheval dans la direction indiquée, mais le plan rencontra, du côté des femmes, une opposition unanime. Elles déclarèrent qu’il était urgent d’avertir la police, et qu’elles allaient chercher du renfort à Saint-Cloud. Une minute après, le jeune Versoix restait seul à l’angle du bois. La blonde Coralie et la brune aux lèvres rouges couraient à fond de train vers le pont. Sartilly et le baron avaient déjà disparu aux deux angles opposés du taillis.

L’adolescent, livré à ses réflexions, regardait avec terreur l’objet lugubre dont on lui avait, bien malgré lui, confié la garde, et se demandait si, dans ce poste de sentinelle perdue, il ne courait pas les plus grands dangers. Fils d’un horloger de Genève, qui lui avait légué récemment une assez grosse fortune et de solides principes d’économie, Versoix en était à ses débuts dans la vie parisienne, et n’avait pas encore pu se défaire complètement des instincts d’ordre naturels à tous ses compatriotes. Viveur malgré lui et soupeur par occasion, il regrettait amèrement de s’être engagé dans une partie qui tournait par trop au drame, et il éprouvait une envie démesurée de quitter la place.

Il y avait bien quelque apparence de fondement dans ses craintes. L’horrible vieillard qu’on poursuivait pouvait avoir l’idée de reprendre l’épouvantable fardeau dont on l’avait débarrassé. Peut-être était-il là, caché dans l’épaisseur du bois, prêt à déboucher comme une bête fauve forcée par les chasseurs. Le malheureux Versoix écoutait en tremblant les bruits variés qui sortaient du massif ; il n’avait pas osé mettre pied à terre, et il s’était, placé avec son cheval, au milieu de la route. Les cris de Sartilly, qui appelait le baron de l’autre côté du taillis, lui arrivaient de plus en plus distincts. Il était évident que le courageux vicomte était entré sous bois, et qu’il battait lui-même les broussailles où le fuyard pouvait s’être caché. Le baron avait dû pénétrer, de son côté, dans le fourré, et si l’homme poursuivi était encore dans l’enceinte, il ne lui restait pas d’autre issue que l’angle occupé par Versoix.

Le peureux Genevois examinait d’un œil inquiet la route dans la direction de Saint-Cloud. C’était par là que le secours devait venir, et il lui tardait de le voir paraître. Un craquement de branches très prononcé et un bruit de pas précipités lui firent tourner la tête, et presque aussitôt un homme apparut sur la lisière du bois. Il n’y avait pas à s’y tromper. C’était bien le fugitif.

Il s’était arrêté sur la crête du talus, qui dominait l’allée, et il regardait autour de lui. Sa figure se montrait en plein. C’était une face anguleuse et pâle, encadrée par des favoris blancs taillés en brosse et éclairée par des yeux noirs, dont l’expression féroce terrifia Versoix. Ainsi posé sur ce tertre, les jambes pliées, le corps ramassé pour s’élancer, cet étrange vieillard avait absolument l’aspect d’un loup forcé qui s’apprête à faire tête aux chiens. Il n’avait pas vu tout d’abord le Genevois, parce que celui-ci s’était reculé de quelques pas en l’entendant venir, mais ce fut l’affaire d’une seconde. D’un coup d’œil, le fuyard aperçut la sentinelle à cheval et le panier, qui était resté à la place où il était tombé, mais il ne vit pas la tête. Elle avait roulé jusqu’au pied du talus, et une grosse touffe d’herbes la cachait au vieillard.

Les cris se rapprochaient dans le bois, et on distinguait parfaitement la voix de Sartilly, qui excitait son compagnon de chasse.

— Avancez, baron ; par ici… à gauche… je l’ai vu… nous le tenons… Versoix garde l’angle…

Le fugitif prit son élan, et avec une vigueur prodigieuse, il franchit la route en trois bonds. Le premier saut l’avait placé tout près du panier, qu’il ramassa, pour ainsi dire, au vol ; le second le porta au milieu de l’allée ; le troisième le jeta de l’autre côté du chemin, dans un fourré inextricable d’épines et de ronces.

Ce tour de force fut exécuté avant que Versoix eût seulement pensé à lancer son cheval, et sans qu’il eût le temps de pousser un cri. Presque aussitôt, Sartilly et le baron se montraient à la place même que le vieillard venait de quitter.

— Où est-il ? crièrent à la fois les deux chasseurs.

La malencontreuse sentinelle ne put que montrer d’un geste désespéré les broussailles au milieu desquelles l’assassin venait de disparaître. Le vicomte laissa échapper un gros juron contre la maladresse et la couardise de Versoix, et s’arrêta exténué. Ses mains déchirées, ses vêtements en désordre attestaient qu’il ne s’était pas épargné dans la poursuite, et le baron n’était pas en meilleur état que lui. Tous deux avaient courageusement mis pied à terre et attaché leurs chevaux à un arbre pour entrer sous bois, et leur plan avait réussi, puisqu’ils avaient découvert le fuyard, mais ils ne se sentaient plus l’envie de continuer la chasse.

Sartilly pourtant pensait encore à s’engager dans le fourré, quand Versoix annonça qu’il voyait les gendarmes arriver par la route de Saint-Cloud. En effet, un groupe assez nombreux se détachait en noir sur le fond neigeux de la grande allée.

— Assez de chasse pour ce matin, baron, dit Sartilly en s’asseyant sur le bord de la route ; si nous avons manqué l’hallali, la police s’en chargera, car la bête ne peut pas aller bien loin maintenant.

— Et moi, dit le baron, j’aime autant ne pas finir cette besogne-là. Mais quelle aventure ! Y comprenez-vous quelque chose ?

— Le secret est là, murmura Sartilly en montrant l’étoffe noire qui cachait la tête… Eh mais ! et le panier ? s’écria-t-il tout à coup.

— Il l’a emporté, répondit en rougissant le pauvre Versoix, tout honteux d’avoir si mal rempli sa mission.

— C’est vraiment d’une audace inouïe, dit le baron, presque tenté d’admirer ce vieillard assez hardi pour revenir ainsi chercher une pièce de conviction compromettante.

— Oui, c’est bien étrange, répéta lentement Sartilly.

Le dénouement approchait, car on entendait déjà le pas cadencé des gendarmes. Versoix courut au-devant d’eux, et pour réparer un peu sa négligence, il se hâta d’expliquer les faits au commissaire de police qui marchait en tête du groupe.

— Je suis déjà au courant ; voyons d’abord le corps du délit, dit ce magistrat avec beaucoup de sang-froid.

Et, comme le Genevois insistait sur la nécessité de battre immédiatement les broussailles où le vieillard s’était réfugié, le commissaire ajouta tranquillement :

— Inutile. Je connais l’endroit. Il y a un marais tout autour du hallier. Si l’assassin y est entré, il n’en sortira pas sans notre permission.

Les deux chasseurs se levèrent quand le cortège parut, et le vicomte indiqua silencieusement au magistrat l’objet sinistre. Sur un signe de celui-ci, un homme, qui devait être un agent, s’approcha, se baissa et releva lentement le voile noir.

Le cœur de Sartilly battait à rompre sa poitrine. En ouvrant le panier, il n’avait fait qu’entrevoir une tête pâle et sanglante, dont il n’avait même pas cherché à distinguer les traits. Un vague pressentiment venait de le frapper, et il lui semblait que sa vie devait être mêlée à cette étrange histoire.

L’agent déroulait l’enveloppe avec ce calme machinal que donne l’exercice habituel des fonctions de police, et il était placé de manière à cacher son opération aux assistants. Quand il eut fini, il s’écarta vivement, comme s’il avait voulu produire un coup de théâtre.

Livide, mais encore belle, de cette beauté effrayante qui suit la mort, une tête de femme se dressait sur la neige. Les yeux ouverts et fixes semblaient regarder encore. Les traits n’étaient pas contractés, mais la bouche s’ouvrait comme pour jeter un dernier cri. Les cheveux dénoués formaient comme un cadre sombre à ce visage sans couleur.

Un rayon de soleil qui brilla tout à coup éclaira cette chevelure éparse d’une nuance étrange, la nuance de l’or fauve, et Sartilly ne put retenir ce cri de surprise :

— Les cheveux d’or ! c’est le domino de cette nuit ; c’est l’étrangère des Champs-Elysées !

Cette exclamation frappa vivement le commissaire, dont la figure prit sur-le-champ cette expression particulière aux gens chargés par état de trouver des coupables. Ses yeux ne soupçonnaient peut-être pas encore, mais ils interrogeaient déjà. La nuance ne pouvait pas échapper au vicomte, et, malgré son émotion, il comprit qu’il fallait s’expliquer.

— Je suis sûr de ne pas me tromper, dit-il d’une voix qu’il tâchait de rendre calme ; la victime de ce crime odieux est connue de tout Paris. Elle se nomme Mme de Noreff, et elle habite avec son mari ce bel hôtel qui fait le coin du boulevard des Invalides et de la rue de Varennes. Ces messieurs vous l’attesteront comme moi.

— Qui sont ces messieurs ? dit, après un court silence, le commissaire qui avait tiré un carnet de sa poche et se disposait à prendre des notes.

— Baron Potard, propriétaire.

— Charles Versoix, de Genève, répondirent presque en même temps les deux compagnons du vicomte.

Les noms furent inscrits sur le redoutable agenda, et Sartilly, sans attendre une question prévue, déclina son prénom d’Edmond, son titre et son domicile.

— Je vous demanderai plus tard, messieurs, un récit exact des faits dont vous venez d’être témoins ; pour le moment, le plus pressé est de mettre la main sur ce misérable, reprit rapidement le commissaire.

— Il est là, dit Versoix en montrant les broussailles.

— Alors, ce ne sera pas long. Brigadier, postez deux de vos hommes sur la route et faites le tour avec les autres.

Le hallier dans lequel le fuyard s’était jeté bordait le chemin sur une longueur de soixante pas à peu près. Au-delà s’étendait un pré marécageux, où il semblait impossible de s’aventurer, à moins de s’embourber profondément. Evidemment l’assassin s’était jeté dans une impasse, et sa capture n’était plus qu’une question de temps. Le commissaire commanda les manœuvres du ton péremptoire d’un homme qui n’est pas fâché de donner une leçon à des profanes. Il tenait visiblement à montrer à Sartilly et à ses amis comment en pareil cas on opère à coup sûr.

Les gendarmes cernaient le massif. Trois agents y pénétrèrent, la canne plombée au poing, et commencèrent une battue beaucoup plus serrée que celle du vicomte et du baron. Dix minutes après, on les vit reparaître la mine allongée et les mains vides. Un seul revenait avec un butin conquis sur l’ennemi. Il rapportait le panier et il raconta qu’il l’avait trouvé sur le bord d’un puits à moitié comblé qui s’ouvrait au centre même du fourré. Quant à l’homme, il avait disparu sans laisser d’autre trace de son passage.

Le commissaire, fort déconcerté de cet insuccès, fit recommencer les recherches et les dirigea lui-même sans obtenir un meilleur résultat. L’insaisissable vieillard s’était évanoui comme un fantôme, et son apparition aurait pu passer pour un rêve ; mais la tête coupée était là pour rappeler aux témoins de cette scène la triste réalité.

Il fallut reconnaître que l’auteur d’un crime abominable venait d’échapper aux poursuites, pour ce jour-là du moins, mais le commissaire affirma qu’il ne serait pas difficile d’arriver à la découverte de la vérité, puisque l’identité de la victime était connue.

— L’homme aura décampé avant notre arrivée, ajouta-t-il en s’adressant aux gendarmes.

Après avoir prononcé cette phrase destinée à consoler l’amour-propre de ses agents, le magistrat procéda rapidement à la visite du panier. Il en retira d’abord les serviettes fines qui avaient recouvert la tête et il constata qu’elles étaient démarquées. Puis sa main ramena un objet que personne n’avait vu quand le panier avait été ouvert pour la première fois. C’était un portefeuille en maroquin rouge qui paraissait avoir été fouillé avec précipitation, car il était vide et déchiré en plusieurs endroits.

— Oh ! oh ! dit le commissaire d’un ton satisfait, voici qui va nous aider. Il y a des armoiries imprimées sur la couverture. C’est incroyable comme ces assassins sont maladroits, ajouta-t-il en se parlant à lui-même.

Pendant que le digne homme examinait curieusement la pièce accusatrice, Sartilly le suivait de l’œil avec inquiétude. Un vague instinct poussait le vicomte à croire que les armes gravées sur le portefeuille devaient lui être connues et, en même temps, un sentiment de dégoût le clouait à sa place. Il lui répugnait de toucher cet objet que les mains sanglantes de l’assassin venaient de froisser, et pourtant il se sentait attiré malgré lui par une curiosité fiévreuse.

Son bon sens naturel retint une question qu’il avait déjà sur les lèvres. Il se rappela à propos qu’il est toujours imprudent de se mêler trop aux affaires de justice et que cette étrange aventure allait très probablement lui attirer assez d’interrogatoires ennuyeux, sans qu’il eût besoin de les provoquer. Il se tut et, tandis que le commissaire donnait des ordres pour qu’on emportât les funèbres trouvailles, il sentit que ses idées prenaient un autre tour. Son imagination évoqua rapidement tous les épisodes de cette bizarre histoire, et, avec une lucidité singulière, il en aperçut les points saillants.

Le vieillard, après s’être jeté dans le bois, n’avait pas cherché à s’éloigner, quoiqu’il eût eu certainement le temps de sortir du massif. Un intérêt puissant le retenait donc sur le terrain. Bien plus ! il avait bravé le danger d’une arrestation presque certaine pour reprendre le panier. N’était-il pas évident que la nécessité de faire disparaître des papiers importants avait seule pu le pousser à s’exposer ainsi ?

Sartilly se croyait certain que le portefeuille s’était trouvé sous ses doigts quand il avait enlevé les serviettes ; la surprise et le dégoût l’avaient empêché d’y faire attention et, quand la tête avait roulé sur le sol, les papiers révélateurs avaient fort bien pu rester au fond du panier. L’incroyable audace de l’assassin s’expliquait ainsi. Son secret avait tenu dans le portefeuille. Mais quel secret ? L’horrible vieillard du bois de Boulogne était-il donc le mari de la belle étrangère aux cheveux d’or, de cette Mme de Noreff que Sartilly avait cru reconnaître quelques heures auparavant au bal de l’Opéra ? Ni le vicomte, ni le baron n’avaient vu en face ce mystérieux personnage ; il avait fui trop vite pour qu’on pût le reconnaître dans le taillis. Versoix seul avait eu le temps de le regarder lors de sa dernière apparition, mais Versoix, fraîchement arrivé de Genève, et trop peu lancé dans le monde cosmopolite des premières représentations et des Champs-Elysées, n’avait probablement jamais vu le mari farouche dont il avait été question au souper de la porte Maillot.

Je suis fou de me creuser ainsi la tête, finit par se dire Sartilly, après cinq minutes de pénibles efforts d’esprit ; c’est l’affaire de la police de débrouiller ces écheveaux-là ; je me serai trompé au bal de l’Opéra, et mon ami Mensignac n’est pour rien dans ce gros mélodrame. Du reste, je passerai à son hôtel ce matin pour en avoir le cœur net.

Pendant que le vicomte se tenait à lui-même ce langage rassurant, le commissaire se préparait à partir.

— Je vais retourner à Saint-Cloud, dit-il d’un ton moins officiel, car je n’ai pas de temps à perdre pour aller à Paris rendre compte de cette grave affaire. Inutile de vous rappeler, messieurs, que l’instruction aura très prochainement besoin de vos témoignages.

— Nous serons à ses ordres et tout disposés, monsieur, à rendre justice à votre zèle, dit le gros baron, toujours enchanté de se produire. Voulez-vous me permettre, en attendant, de vous demander ce que vous pensez de cette incroyable découverte ?

— Il est encore bien difficile de se prononcer, répondit complaisamment le magistrat, flatté des éloges du baron. Nous avons peut-être mis la main sur un crime célèbre, quoique j’aie vu quelquefois des histoires tout aussi étranges se réduire à fort peu de chose.

— Mais cette tête… ce panier ?

— Qui sait si nous n’avons pas affaire tout bonnement à un chirurgien qui emportait chez lui une pièce anatomique et qui aura été effrayé de votre attaque et de votre poursuite ?

— Au fait ! dirent à la fois le baron et Versoix, assez disposés à accepter une explication quelconque.

— Monsieur peut se tromper, ajouta le commissaire en désignant Sartilly, qui paraissait peu convaincu ; tous les cheveux blonds se ressemblent.

Le vicomte allait répondre, car un sentiment inexplicable le poussait à se mêler de cette affaire, et il contenait à peine un violent désir de revoir cette tête coupée que les agents avaient repliée dans son enveloppe noire. Le bruit des pas d’un cheval qui arrivait au grand trot par la grande allée détourna son attention, et il reconnut avec surprise l’alezan de son cabriolet monté par Toby. Le groom, penché sur l’encolure, les genoux collés à la selle et les pieds entièrement chaussés dans les étriers, courait vers Saint-Cloud de toute la vitesse de son excellent trotteur anglais.

Pour que Toby se fût permis de seller une bête précieuse, exclusivement destinée au harnais, il fallait une raison très grave. Sartilly, inquiet, s’avança au milieu de la route et fit un geste de la main au jockey, qui arrêta les immenses enjambées de son cheval avec une précision digne de toute l’admiration du baron Polard. Il se campa droit et immobile à deux pas de son maître, une main à sa toque et l’autre à la bride.

— Qu’y a-t-il ? lui demanda en anglais Sartilly, qui, par instinct, préférait ne pas avoir de trop nombreux confidents de la nouvelle apportée par Toby.

— Une lettre, qu’un valet de pied de M. le marquis de Mensignac m’a remise à la porte Maillot, en me recommandant de ne pas perdre une minute pour rejoindre M. le vicomte.

— L’écriture de Jeanne, murmura Sartilly, en prenant vivement la lettre, c’est singulier !

Il fit sauter le cachet et lut avec émotion ces mots tracés d’une écriture fine et tremblée : « Il faut que je vous voie aujourd’hui même. Venez. »

Il n’y avait pas de signature, mais le vicomte connaissait sans doute la main qui avait écrit cet avis laconique, car il pâlit et donna ses ordres à Toby d’une voix saccadée.

— Descends et allonge les étriers de Ralph ; je vais le monter ; suis ces messieurs jusqu’à Saint-Cloud ; tu loueras un cheval pour ramener le cabriolet à Paris.

Le jockey obéit silencieusement, et Sartilly sauta en selle sans remarquer la singulière expression de ses yeux qui suivaient obstinément les mouvements des gendarmes. L’étonnement de Toby, en voyant cet appareil de justice au milieu du bois de Boulogne, était d’ailleurs assez naturel, et personne ne s’en préoccupa.

Le vicomte s’approcha pour serrer la main de ses amis et prendre congé du commissaire en s’excusant de son brusque départ, motivé, dit-il, par une affaire urgente. Le magistrat accueillit ses raisons de très bonne grâce, et se borna à lui demander un dernier renseignement. Il voulait savoir si le vicomte connaissait les armes brodées sur le portefeuille, et il le lui tendait.

— D’azur au chevron d’or, timbré d’une couronne de marquis, dit rapidement le baron, fort désireux d’exhiber ses connaissances héraldiques.

Sartilly, qui avançait la main, recula brusquement, comme si son cheval eût fait un écart, et dit au commissaire d’une voix brève :

— Je ne connais pas ce blason.

Il était devenu d’une pâleur livide, et, éperonnant Ralph, qui prit un galop insensé, il prononçait entre ses dents des mots sans suite :

— Les armes de Mensignac… la lettre de Jeanne… il y a un malheur et j’arriverai trop tard.

2.

L’hôtel de Mensignac

La fièvre de démolitions qui suivit la révolution de Février a emporté depuis plus de quinze ans le superbe hôtel de Mensignac. A la fin du règne de Louis-Philippe, ses vastes constructions dominaient encore le cours de la Seine du haut de ce plateau désert qui, sous la Restauration, reçut un nom espagnol en mémoire de la guerre de 1822. Le Trocadéro avait eu, sous le premier Empire, une tout autre fortune. Il avait été choisi pour porter le palais du roi de Rome, et la catastrophe de 1814, qui empêcha la réalisation de l’idée de Napoléon, n’arrêta pas les travaux entrepris vers 1811 par le général marquis de Mensignac.

Gentilhomme de vieille souche gasconne, fils d’un émigré mort à Coblentz, le marquis avait pu relever sa maison par la faveur du premier consul, qui, en échange de son épée loyalement offerte, lui avait rendu d’abord une partie des biens de sa famille. Capitaine de dragons à Austerlitz, Adhémar de Mensignac avait été fait général de brigade après Wagram et, à l’époque du mariage avec Marie-Louise, l’empereur avait couronné la fortune de son protégé en favorisant son union avec une noble et riche Autrichienne, dont le père avait accompagné à Paris la nouvelle impératrice. Le marquis avait tenu à prouver son dévouement à l’Empire en se faisant bâtir un hôtel splendide sur le terrain consacré à la jeune dynastie napoléonienne. L’Empire tomba avant que l’édifice fût achevé, et le général ne s’y installa définitivement qu’en 1817.

Quoique ses services sous celui qu’on appelait alors l’usurpateur l’eussent mis assez mal en cour, le marquis se rallia aux Bourbons vers 1820. Après s’être tenu à l’écart assez longtemps pour se faire une réputation de fidélité au malheur, il se souvint à propos que ses ancêtres avaient figuré aux croisades, et le roi ne lui tint pas longtemps rigueur. Il devint promptement lieutenant-général et pair de France, mena une grande existence et resta un des hommes à la mode de Paris jusqu’à sa mort, qui suivit de près la révolution de Juillet.

Il laissait un fils de dix-huit ans et une fille au berceau, une fille qui, en venant au monde, avait coûté la vie à sa mère. Ce fils, nommé Roger, se trouva, à son entrée dans le monde, maître d’une fortune entamée par le luxe de son père, mais considérable encore, et il montra, dès le début, une fermeté et un esprit de conduite bien rares à son âge. On disait tout bas que cette maturité précoce était due à de tristes causes. L’intérieur du général n’avait pas été heureux, pendant les dernières années surtout, et on parlait de drames intimes dont le jeune Roger aurait été le témoin involontaire.

Ce n’étaient guère là, du reste, que des rumeurs vagues. Le général vivait beaucoup à la cour, à l’Opéra, dans les cercles élégants, et ne recevait personne chez lui dans l’intimité. L’hôtel s’ouvrait deux ou trois fois par hiver pour offrir au monde aristocratique des fêtes luxueuses, auxquelles la marquise présidait avec une grâce timide. C’était tout ce que Paris savait d’elle. Sa mort fit plus de bruit que sa vie. Les gens bien élevés et bien informés pensaient que le chagrin causé par la préférence donnée à une rivale avait pu contribuer à sa fin prématurée. Les petits rentiers et les petits marchands du quartier racontaient des scènes tragiques dont l’hôtel de Mensignac aurait été le théâtre, et n’étaient pas éloignés de considérer le général comme une sorte de Barbe-Bleue. Cette tradition ridicule se perpétua par cette seule raison probablement qu’elle était absurde, et, après la mort du marquis et de sa femme, l’hôtel et ses nouveaux maîtres conservèrent leur renom mystérieux.

Rien n’était plus simple pourtant que la vie de ceux qui l’habitaient. Roger de Mensignac s’était consacré tout entier à l’éducation de sa jeune sœur, qu’il aimait d’un amour presque paternel. Jeanne avait grandi sous le même toit que son frère et elle était devenue une jeune fille accomplie. Une gouvernante anglaise avait instruit son enfance et lui servait de dame de compagnie. Miss Georgina Fassitt était entrée à l’hôtel en qualité de lectrice un an avant les couches funestes de la marquise, et sa conduite depuis la mort de ses maîtres avait donné un éclatant démenti à la rumeur publique qui l’avait accusée autrefois de troubler le ménage du général. Elle témoignait la plus vive affection à Jeanne, qui la lui rendait de tout son cœur. Elle avait été d’une beauté éclatante, mais elle arrivait à l’âge où toute supposition malveillante devient improbable, et ce n’était pas à elle, du reste, que s’en prenait l’opinion.

Roger de Mensignac était le principal objet des conjectures hasardées et des propos hostiles. Instruit, intelligent, distingué dans ses goûts et ses habitudes, il avait le défaut de ne pas aimer le monde, et c’est le tort que le monde pardonne le moins. Après avoir suivi d’abord le courant de sa naissance et mené pendant quelques années la vie de ses pareils, il s’était retiré peu à peu du mouvement et avait fini par réduire ses relations à un seul ami, Edmond de Sartilly, son camarade d’enfance. Encore cet ami ne connaissait-il que certains côtés de l’existence de Roger, qui devenait quelquefois invisible pendant des mois entiers.

De là étaient nés toutes sortes de bruits dont les plus extravagants allaient jusqu’à accuser le jeune marquis de se livrer chez lui à des œuvres ténébreuses. On avait toujours prétendu que la colline du Trocadéro recouvrait de vastes souterrains, et il ne manquait pas de gens pour affirmer qu’on y descendait souvent de l’hôtel de Mensignac.

Sartilly savait à quoi s’en tenir sur ces suppositions, et il croyait devoir attribuer les absences de son ami à quelque grande passion pour une femme haut placée dans le monde. Le seul mystère qu’il ne pût s’empêcher de constater dans la vie de Roger était un mystère d’argent.

Maître à dix-huit ans de la fortune paternelle, chargé dès sa majorité de la tutelle de sa sœur, Roger avait toujours vécu sur le pied d’un homme qui possède au moins deux cent mille livres de rente ; cependant Sartilly ne lui connaissait pas d’autre propriété que l’hôtel de Mensignac, et c’était là plutôt une charge qu’un revenu. Il ne jouait pas ; il ne spéculait pas ; à cette époque, en fait de valeurs mobilières, on ne connaissait guère que la rente sur l’Etat, et un hasard avait appris un jour à Sartilly que le nom de son ami ne figurait pas sur le Grand-Livre.

Cette bizarrerie préoccupait du reste fort peu le vicomte, qui portait à Roger de Mensignac une vive et solide affection. Cette amitié, née de l’enfance, s’était doublée depuis deux ans d’un autre sentiment. Pour Edmond, Roger était surtout maintenant le frère d’une adorable jeune fille qu’il aimait et dont il se croyait aimé.

Jeanne allait avoir dix-huit ans, et Sartilly était le seul homme qui eût jamais été reçu à l’hôtel de Mensignac. Quoiqu’il y eût entre eux une assez grande différence d’âge, ils se sentaient attirés l’un vers l’autre par une sympathie réciproque, et Roger s’était toujours montré favorable à l’union future de sa sœur et de son meilleur ami. Ils savaient donc qu’ils s’appartiendraient bientôt, et ils vivaient, en attendant, sur ce pied de charmante intimité qui s’établit entre une jeune fille pure et l’homme qui doit être son mari.

La veille de la lugubre aventure du bois de Boulogne, Sartilly avait passé trois heures entre Jeanne et son frère à caresser de beaux projets d’avenir, et jamais Roger de Mensignac ne s’était montré plus gai. Il avait tourmenté joyeusement les amoureux et leur avait annoncé pour le lendemain une conférence sérieuse. Edmond se doutait bien qu’il s’agissait de régler les indispensables questions d’intérêt et se réjouissait fort de voir approcher le jour désiré. Mais, en quittant l’hôtel, il avait subi les effets ordinaires de l’impatience. Pour trouver le temps moins long, il avait dîné à son cercle et s’était ensuite laissé entraîner au bal de l’Opéra et à la sotte partie de la porte Maillot.

Déjà bouleversé par la scène émouvante à laquelle il venait d’assister, le vicomte, en recevant la lettre de Jeanne, éprouva ce serrement de cœur qui est comme la première étreinte du malheur. En galopant vers Passy de toute la vitesse de son cheval, il roulait dans sa tête les plus noires suppositions, et par instants, il lui semblait pourtant qu’il avait fait un rêve. Cette tête sanglante, ce portefeuille brisé, cet affreux vieillard lui apparaissaient comme autant de visions enfantées par la fièvre qui brûlait ses tempes. Quand il vit poindre au-dessus des grands arbres du jardin les toits massifs de l’hôtel, il avait presque oublié toutes ces réalités funèbres. Il pensait seulement que Jeanne courait un danger, puisqu’elle l’avait appelé, et que chaque seconde de retard pouvait tuer leur bonheur à tous deux.

Au bruit du galop furieux qu’il menait sur le pavé de ce quartier désert, la grille de l’hôtel s’ouvrit et un valet de pied se présenta pour tenir son cheval. On l’attendait évidemment avec impatience.

— M. le marquis n’est pas rentré ? demanda-t-il brusquement au domestique en lui jetant les rênes.

— M. le marquis n’est pas à l’hôtel en ce moment, répondit le valet de pied avec beaucoup de calme, mais il est rentré ce matin vers trois heures.

Cette réponse, très inespérée, rassura un peu Sartilly, qui ajouta d’un ton moins ému :

— Mlle de Mensignac est-elle visible ?

— Elle fait prier M. le comte de vouloir bien l’attendre dans la bibliothèque.

Sartilly traversa rapidement la cour et se dirigea seul vers un escalier de lui bien connu, qui menait à l’appartement de Roger. La bibliothèque occupait une partie de la façade méridionale de l’hôtel. Elle avait la forme d’une galerie étroite et haute, éclairée par de larges fenêtres ; elle s’accédait du côté de la chambre à coucher du marquis par une porte unique et se terminait à l’autre extrémité par un mur sans ouverture. Le bâtiment finissait là.

C’était la pièce que préférait Roger. Que de charmantes soirées Edmond y avait passées avec lui autour de la grande table en chêne où Jeanne venait s’asseoir bravement, malgré la fumée des cigares. Là, tout parlait du maître : le roman nouveau encore ouvert, les gravures et les aquarelles étalées sur le tapis, les gros livres empilés sur les crédences. Il y avait sur une feuille de papier blanc une plume dont l’encre était encore humide. On aurait juré que Roger de Mensignac venait de sortir.

Sartilly se sentait renaître peu à peu devant ce calme tableau. Il lui semblait que là, dans cet intérieur aimé, il n’y avait pas de place pour un malheur.

Il rêvait ainsi, en marchant lentement le long de la galerie, et il se rassurait de plus en plus, quand son pied rencontra un objet dont le contact lui causa une sensation singulière : il le ramassa, et ne put retenir un cri de surprise. Ce qu’il tenait à la main, c’était une tresse de cheveux dont un rayon de soleil venait de faire briller les reflets dorés.

Il n’était pas encore remis de son émotion quand la porte de la bibliothèque s’ouvrit.

Il reconnut le pas léger de Jeanne de Mensignac, et il venait de se débarrasser de sa singulière trouvaille, quand la jeune fille entra vivement et lui tendit la main en lui demandant d’une voix émue :

— Avez-vous vu Roger ?

— Je le croyais ici.

Jeanne eut un geste de découragement et se laissa tomber sur un fauteuil. Sa figure pâle et ses yeux rougis par les larmes exprimaient une souffrance si vive que Sartilly s’avança pour la soutenir, mais la jeune fille le repoussa doucement et lui fit signe de s’asseoir près d’elle.

— Que se passe-t-il donc, ma chère Jeanne ? demanda le vicomte troublé jusqu’au fond de l’âme.

Il attendit longtemps une réponse. La pauvre enfant s’était raidie d’abord contre la douleur, mais, devant l’homme qu’elle aimait, son énergie factice tombait peu à peu, et bientôt elle éclata en sanglots.

— Jeanne ! au nom du ciel, parlez !

— Mon frère est mort !

Le vicomte ressentit une commotion au cœur, et, à ce cri déchirant, tous les affreux épisodes de la matinée lui apparurent à la fois. C’était donc vrai ! l’indice révélateur n’avait pas menti, et le portefeuille avait été arraché sur la poitrine de son ami assassiné. Jeanne, qu’il adorait, était là devant lui, se tordant de désespoir, et il n’avait plus le courage de la rassurer.

— Mais j’ai vu Roger cette nuit, murmura-t-il en se parlant à lui-même.

— Où ? à quelle heure ? demanda avidement la jeune fille.

— Au bal de l’Opéra, vers deux heures… Oui, à deux heures, répondit Sartilly du ton d’un homme qui cherche à rassembler ses souvenirs.

— A trois heures, il était encore ici.

— Mais alors, c’est impossible ! on n’a pas pu le tuer dans cet hôtel.

— Vous savez bien qu’il en est sorti, puisque vous l’avez envoyé chercher.

— Voyons, Jeanne, je crois que je deviens fou. Ne venez-vous pas de dire que j’ai envoyé chercher Roger ?

— Sans doute, dit Mlle de Mensignac, en levant sur son fiancé ses grands yeux pleins de larmes.

— Qui est venu de ma part ?

— Votre groom, Toby.

Une pensée cruelle traversa le cerveau d’Edmond. Il se demandait si Jeanne n’avait pas perdu subitement la raison, et la peur lui donna la force de l’interroger froidement.

— Jeanne, d’une voix qui tremblait malgré lui, je vous aime de toutes les forces de mon âme, vous le savez, et vous savez aussi que Roger est un frère pour moi. Quand mon père fut tué, en 1830, en défendant le Louvre, le vôtre m’accueillit comme un fils, et, depuis la mort du général de Mensignac, Roger a hérité de l’affection que je lui portais. S’il court un danger, je le sauverai ; s’il était mort, je le vengerais. Mais il faut que je sache tout.

Ces paroles simples et claires impressionnèrent profondément la jeune fille, qui releva la tête, essuya ses larmes et enveloppa Edmond d’un regard plein de tendresse et de reconnaissance.

Puis elle écarta de la main les longues boucles de cheveux qui retombaient en désordre sur ses joues et resta un instant silencieuse et grave. Elle cherchait à se rappeler.

— Je me souviens maintenant, dit-elle lentement. Roger était resté chez moi assez tard. Nous avions lu ensemble des vers de Lamartine et j’avais pleuré. Lui, il était gai, plus gai que d’habitude, et il me raillait doucement. Peu à peu, il s’assombrit et il me parla de notre mère, puis de vous, et je me rappelle qu’il me dit… que notre mariage se ferait bientôt.

Jeanne rougit légèrement en prononçant ces derniers mots, et elle hésitait visiblement à continuer.

— Il voulait, reprit-elle en faisant un effort sur elle-même, régler ce matin même mes intérêts avec son notaire. « Je ne serai pas toujours là, petite sœur, m’a-t-il répété plusieurs fois avec un accent singulier, et je ne veux pas qu’Edmond épouse une femme sans dot. »

« Je vous parle de ces choses, mon ami, parce qu’il importe que vous sachiez tout ce qui a précédé les événements de cette nuit.

— Quand Roger vous a-t-il quittée ? interrompit Edmond, qui suivait ce récit avec une attention fiévreuse.

— Vers minuit. Il m’a dit qu’il rentrerait probablement assez tard, mais il m’a priée de venir dans la bibliothèque ce matin à dix heures. Je me souviens encore de ses derniers mots : « Ce sera bien ennuyeux d’entendre lire des actes, mais à dix-huit ans que vous avez, ma chère Jeanne, il faut bien commencer à vous y habituer. »

« Et alors, continua la jeune fille dont la voix commençait à s’altérer, il m’a embrassée et j’ai cru sentir une larme couler sur mon front.

— Mais il est rentré, m’avez-vous dit ?

— Ce que je vais vous raconter est presque insensé et vous ne me croirez pas, reprit tristement Jeanne.

Sartilly lui tendit la main par un geste si franc qu’elle lui donna la sienne et dit en baissant la voix :

— Je suis femme, mon ami, et je crois aux pressentiments. Après le départ de Roger, je me sentis envahie par une tristesse invincible. Il me venait toutes sortes d’idées lugubres. Il me semblait qu’un grand malheur me menaçait. Cette paisible soirée que je venais de passer avec mon frère, une voix secrète me disait que ce serait la dernière. Je voulais raisonner et je me retrouvais toujours en face d’une pensée de mort. J’essayai de m’endormir et il me fut impossible de fermer l’œil. Le moindre bruit me faisait tressaillir et j’éprouvais une sorte d’excitation nerveuse qui m’était inconnue. Je ne souffrais pas, j’avais peur. Des heures se passèrent ainsi, et j’avais fini par céder à une sorte d’assoupissement pénible quand je me réveillai en sursaut.

« Vous savez que de mes fenêtres on voit parfaitement l’appartement de Roger. Une vive lumière brillait aux vitres de la bibliothèque où nous sommes en ce moment. Je jetai un cri de joie ; mon frère était rentré. Presque aussitôt un désir singulier s’empara de moi ; je voulais le voir, lui parler, lui dire mes folles craintes et le prier de me gronder bien fort. Il me semblait déjà l’entendre me demander si j’avais oublié que j’étais du sang de Mensignac. C’était sa façon de railler mes frayeurs d’enfant. Je pensai un instant à réveiller miss Georgina, mais je réfléchis qu’il serait mal de lui imposer ce voyage nocturne. Je jetai un manteau sur mes épaules et je sortis de ma chambre.

« Je me souviens qu’en ce moment même le timbre de ma pendule sonnait trois heures. J’avais à parcourir une longue galerie vitrée, et je marchais rapidement. Je portais une lampe, et, tout en avançant sur cette terrasse couverte, je ne perdais pas de vue les fenêtres éclairées de la bibliothèque. J’avais dépassé la chambre de Roger, quand ma lampe s’éteignit tout à coup, et je me trouvai dans une obscurité profonde.

— Qu’avez-vous vu alors, au nom du ciel ? dit Edmond presque aussi ému que sa fiancée.

— Rien, rien, mon ami, reprit la jeune fille après un silence ; rien de réel du moins. Seulement, j’entendis un bruit étrange qui venait de l’aile gauche et mon sang se glaça dans mes veines. C’était un son sourd et profond qui ressemblait au roulement lointain d’un chariot de bronze. Presque aussitôt la lumière de la bibliothèque disparut. J’étais seule dans le silence et dans la nuit. Je fus saisie d’une épouvantable terreur, et je crus que j’allais mourir, puis je retrouvai un peu de force et je me traînai jusqu’à ma chambre, où je faillis perdre connaissance. Un sentiment plus puissant que la peur me releva et m’attira à la fenêtre. La lune se montrait par intervalles et éclairait la cour. Je vis alors distinctement un homme sortir de l’escalier de l’aile gauche, se glisser le long du mur de l’hôtel, traverser la pelouse et se diriger vers la petite porte du jardin. Il l’ouvrit et disparut rapidement, mais j’avais eu le temps de le reconnaître et je me sentis tout à fait rassurée. C’était Toby.

— Toby ! s’écria Sartilly en bondissant de surprise, mais c’est impossible. Il m’a conduit à l’Opéra à une heure, et à cinq heures, quand nous sommes partis pour le bois de Boulogne, il gardait encore mon cabriolet dans la rue Lepelletier.

Jeanne secoua la tête comme si elle avait voulu exprimer que tout avait été étrange dans cette nuit sinistre.

— Ce matin, au jour, continua-t-elle, j’ai fait prendre des nouvelles de Roger. Il n’était plus à l’hôtel. Le concierge l’avait certainement entendu rentrer par la petite porte du jardin peu de temps après deux heures. Il croyait l’avoir entendu sortir par le même chemin entre trois et quatre heures. Du moins, quelqu’un avait ouvert la porte dérobée. Mes terreurs alors m’ont reprise, et, quand le notaire s’est présenté à dix heures sans rencontrer Roger, dont vous connaissez l’exactitude, j’ai compris qu’un malheur était arrivé. J’ai envoyé un valet de pied chez vous, et depuis que je vous attends, j’ai cru vingt fois que j’allais devenir folle.

Pendant qu’Edmond écoutait la fin de ce récit, son front s’éclaircissait, et quand la jeune fille eut terminé, il avait retrouvé tout son calme.

— Mais, chère Jeanne, lui dit-il, vous vous alarmez à tort. Ne savez-vous pas que Roger s’absente quelquefois pendant des semaines entières, des mois même ?

— Jamais sans m’en avertir.

— Mais ce retour et cette sortie par la petite porte du jardin n’ont rien que de naturel. Je me rappelle avoir entendu dire vingt fois à Roger qu’il prenait toujours ce chemin la nuit pour ne pas réveiller ses gens.

— Je ne vous ai pas tout dit, murmura Mlle de Mensignac d’une voix si faible qu’Edmond l’entendait à peine.

— Jeanne, pourquoi me cacher quelque chose si vous m’aimez ? dit doucement le vicomte.

— Ecoutez-moi donc, reprit la jeune fille. J’avais quatre ans à peine quand mon père mourut. C’était par une nuit d’hiver semblable à celle qui vient de finir, et j’étais couchée dans la chambre qui précédait celle où agonisait le chef de la maison de Mensignac. Tous les domestiques de l’hôtel s’étaient rassemblés autour du lit de leur maître. J’étais seule dans mon berceau. Tout à coup, une forme étrange passa devant moi. C’était une femme vêtue d’une longue robe rouge avec de grands cheveux dénoués sur ses épaules. Elle traversa la chambre, et il me sembla qu’elle se perdait dans la tapisserie. Quelques instants après, j’entendis des sanglots… les sanglots de Roger. Notre père était mort !

Sartilly regardait sa fiancée avec inquiétude. Il craignait de nouveau pour sa raison.

— Eh bien ! reprit Jeanne d’une voix vibrante, cette femme… je l’ai revue cette nuit !… Vous voyez bien que quelqu’un de notre maison a dû mourir.