Djihâd - Chiche-Kebab - Connexion - Jean-Pierre Simoni - E-Book

Djihâd - Chiche-Kebab - Connexion E-Book

Jean-Pierre Simoni

0,0

Beschreibung

Timothée, héros malgré lui de ce thriller, est orphelin d’un père corse abattu dans un règlement de comptes six mois avant sa naissance. L’inconscience d’un oncle prénommé Augustin fiché au grand banditisme, auteur du casse de la Brink’s à Marseille, lui vaut une lourde condamnation. C’était, cruelle coïncidence, le jour anniversaire de ses trente ans. Aux Baumettes, sa rocambolesque généalogie n’a cessé de l’encenser auprès des codétenus. Lors d’une visite, le notaire de la famille est venu plastronner contre les grilles noirâtres du parloir :Vous êtes testamentaire ; c’est une tontine !Puis, d’une voix grave, un tantinet confidentielle : Il s’agit d’une sorte de viager. Vos grands-parents, oncle et tante récemment assassinés, avaient mis un capital en commun. Cet acte notarié légalise la réversibilité de tous leurs biens, à la mort de chaque participant, sur la tête des survivants !
L’avenir, déjà plombé d’incertitudes, s’est embrouillé tout de go. Bientôt la rumeur laissera planer un doute. Existe- t-il d’autres spoliés de la tontine ? Qui sont-ils ? Serait-ce Brahimself grand caïd des quartiers nord, opposé aux gangs corses, animateur en sourdine d’un Djihâd Chiche Kebab Connexion ? Le soi-disant scoop avec cette maudite phrase : (…) à la mort de chaque participant, sur la tête des survivants… promet des lendemains mortifères.
L’homme de loi aurait voulu le désigner comme cible qu’il ne s’y serait pas pris autrement. Du coup sa joie de libérable s’éteint d’heure en heure, de minute en minute, de seconde en seconde. Timothée a subitement conscience des entourloupes que sa levée d’écrou implique. Chez les truands, statistiques à l’appui, la survivance après l’âge de 30 ans n’est qu’une hypothèse aléatoire.

Dans ce roman j’ai voulu faire du lecteur un témoin privilégié d’affrontements, à la vie à la mort, entre trois communautés. Corses, Maghrébins et Arméniens se défient dans l’espace confiné du trafic de stupéfiants. Les héros de ce drame, fichés « au grand banditisme », n’ont pas conscience d’être des marionnettes programmées par un lourd passé généalogique. Ce Djihâd, subi par mes héros, n’a rien de commun avec celui dont on nous rebat les oreilles. C’est un Djihâd particulièrement taiseux, rampant, typé boa constrictor. Il vient jusque dans vos bras pour asphyxier nos enfants dans une étreinte sans fin. Notre jeunesse est décérébrée par l’immixtion lente des poisons que les fous de Dieu diffusent au prix fort. Nous avons affaire à des assassins, pas à des vendeurs à la sauvette de marchandises contrefaites. Des dizaines de milliers de morts, directes ou indirectes, leurs sont imputables. Pourquoi ne les condamne-t-on pas comme des empoisonneurs volontaires ? Des peines de perpétuité, ou de 30 ans d’emprisonnement incompressibles, seraient autrement plus dissuasives. Ceci étant avancé, il n’y a pas que les djihadistes, le grand banditisme corse s’est également introduit dans tous les rouages de la société insulaire. L’industrie touristique, le bâtiment et le commerce, les vignobles, les sociétés de gardiennage, sont pollués par de l’argent sale. Le monde politique dans son ensemble, et plus particulièrement les autonomistes, pourrait y perdre leur âme. S’il ne s’oppose pas à l’ignominie d’une soumission à la voyoucratie le mouvement nationaliste, né en septembre 1976 dans les caves viticoles des rapatriés d’Aléria, agonisera dans les vignobles de Linguizzetta appartenant à la famille Casabianca depuis plusieurs générations.

À PROPOS DE L'AUTEUR 

Né de père et de mère corses, j’ai eu la chance d’étudier la médecine à la faculté de Marseille. Après trois décennies d’activité, comme médecin omnipraticien dans les collines de Pagnol, je me consacre à l’écriture en dehors de mes obligations familiales.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 376

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Jean-Pierre SIMONI

Djihâd

Chiche-Kebab

Connexion

Thriller

Les bureaux ont leur obéissance passive, comme l’armée a la sienne : système qui étouffe la conscience, annihile un homme et finit, avec le temps, à l’adapter comme une vis ou un écrou à la machine. »

Honoré de Balzac : « Le Père Goriot » (p 221).

I

 

Entre cauchemars et gamberge, Timothée entend sonner le tocsin d’un avenir compromis. Dans sa tête enfiévrée, en pointillés métronomiques d’une nuit blanche, s’entrechoquent d’énormes grenades incendiaires. Pourtant, à quelques jours de la libération, ses compagnons d’infortune hurleraient de joie à l’idée d’empocher un pactole de six millions d’Euros. Oui mais Timothée n’est pas un taulard comme les autres.

L’oncle Anton, dès la programmation de la levée d’écrou certifiée, accourt lui annoncer une bonne nouvelle :

— C’est pour ton héritage, clame-t-il en secouant la main droite. Ce tic fait sourdre mille éclats d’une chevalière en or massif. Ce bijou enjolivait, dix ans auparavant, l’auriculaire de son aîné abattu lors d’un règlement de comptes. L’épigraphe « CORSU HÉ FIÉRU  », enchâssée de diamants, flamboie de plus belle. En lisant la consternation du neveu dans la brillance de ses yeux, Anton croit bon de préciser :

— C’est en souvenir de mon frère Augustin ; pas question d’une passation de pouvoir !

À cet instant précis apparaît le notaire :

—Vous êtes héritier testamentaire : votre prochaine sortie s’annonce dans d’excellentes conditions !

Ainsi s’exclame l’homme de loi avec emphase, contre les grilles poisseuses du parloir. Il agite, en éventail, l’acte officiel exhumé de ses archives empoussiérées. Devant l’hébétude du jeune détenu, il tient à expliquer que Sandrine, sa compagne, est également citée dans ce document. En d'autres termes Timothée et Sandrine, passés par miracle entre les balles des Kalachnikovs, revolvers P 38 et 11/43, seraient seuls propriétaires contractuels de capitaux et de biens immobiliers. Dans l’espoir d’être mieux compris, il s’est voulu pédagogique en forçant le timbre de sa voix :

— Il s’agit d’une tontine ! Une espèce de viager vous revenant de plein droit. À l’origine cela impliquait une association de personnes signataires. En ce qui vous concerne vos grands-parents décédés lorsque vous étiez enfant, votre oncle et votre tante, avaient mis leur capital en commun dans le but de jouir de locaux commerciaux et de biens immobiliers. Vous-même et votre compagne, nommément désignés, êtes devenus héritiers. Cet acte notarial légalise la réversibilité de tous les biens, à la mort de chaque participant, sur la tête des survivants !

— Ce sont les volontés d’Augustin et d’Angèle, conclue sentencieusement Anton en levant la main droite dont l’index tremble pointé vers le plafond craquelé. Et le « CORSU HÉ FIÉRU » de la chevalière illumine à nouveau le parloir ; tellement que le notaire, stupéfié, amorce un mouvement de recul.

De retour sur son grabat Timothée jubile, dans un premier temps, à l’idée de retrouver les décors de son enfance. Les souvenirs fantomatiques des années enchanteresses s’étaient dilués dans la fragmentation du temps carcéral. Le mot « Tontine » ne lui était pourtant pas étranger. Il lui semblait l’avoir entendu, à la lueur de ces mêmes diamants, alors qu’il était gamin. Par une sorte de souvenance mnémotechnique cette dénomination, rappelant tonton, s’était gravée dans sa mémoire. L’acte notarié faisait état d’une villa à la campagne située chemin de Barbaraou à Allauch. Ce havre de paix niché au pied des collines de Pagnol comblait tante Angèle, sa mère adoptive, et convenait à l’oncle Augustin hautement responsable de son emprisonnement. L’autre maison de ville propriété du grand-père, avenue de Saint Julien à Marseille, comprenait un appartement à l’étage, une boulangerie au rez-de-chaussée et un fournil en sous-sol.

Assis sur la couchette du haut, jambes ballantes, sa joie s’éteint aussi vite qu’elle a flambé. Impossible d’effacer la souvenance du visage cabossé de l’oncle Augustin, fiché au grand banditisme, victime d’un règlement de comptes dix ans auparavant. À chaque résurgence du passé une oppression, croissante et diabolique, s’invite au plus profond de son être. De longues nuits d’insomnie finissent par le harasser. Le chagrin d’avoir perdu sa tante et mère, torturée à mort par les membres du gang adverse, l’étouffe dès trois heures du matin. L’enfer qu’elle avait enduré, rappelant les horreurs perpétrées par les bourreaux Nazis, réapparaît lancinant. La description bestiale de son martyre dans « La Provence » soulève son cœur comme le ferait une vague scélérate. Le tort de ne rien avouer de l’endroit où son homme avait planqué les sacs de la Brink’s lui fut fatal.

Timothée enfant avait baptisé cette maîtresse femme, qu’il estimait autant que sa mère morte de l’avoir mis au monde, en contractant « Tata » et « Maman ». Ce Ta-man-ta inconnu des prénoms alignés dans les almanachs de la poste, et qui en langue corse signifie très grande, plut immédiatement à l’ensemble de la maisonnée. Du coup on oublia « Angèle », son prénom officiel. Il la vénérait ; la réciproque était plus que vraie. Ce petit-neveu orphelin de mère et d’un père frère d’Augustin incarnait pour Tamanta, malheureusement stérile, l’enfant qu’elle aurait tant aimé sentir bouger dans son ventre.

L’usage voulait en Castagniccia que le veuf ; ou à défaut son frère, épouse la sœur de la défunte. C’est ainsi qu’Augustin maria Angèle sœur aînée de Marie Louise mère de Timothée. Soucieuse de pérenniser cette coutume, la grand-mère avait encadré sous verre une lettre, datée de 1836, dans laquelle le trisaïeul écrivait en préambule :

— Mia cara Zia hé Mamma Lucia… Ma chère tante et mère Lucie…

Personne dans cette famille n’avait prévu que pareille éventualité se répéterait un jour. D’ailleurs, à l’évocation de la naissance du petit-neveu, Tamanta ne pouvait empêcher son cœur de fondre, puis elle éclatait en sanglots. Impossible de refouler l’affectueuse souvenance d’un heureux évènement, cruellement permuté en abominable tragédie. Mais elle tenait à ce que rien ne soit caché à son amour de Timothée. Elle attendit donc les 18 ans du fils adoptif de son cœur pour lui décrire, dans les moindres détails, sa venue au monde.

*

Six mois après l’assassinat de son mari dans un règlement de comptes Marie-Louise, la sœur cadette parvenue à terme, s’efforçait d’expulser Timothée auquel elle avait déjà attribué le diminutif de « Tim ». Elle percevait, du plus profond de ses entrailles, l’exténuante accélération d’un minuscule cœur. Le capteur du microphone appliqué sur son abdomen transmettait le rythme syncopé de l’exténuante tachycardie. Ce dysfonctionnement, secondaire à une inattendue « circulaire du cordon », s’avérait mortel. Le nouveau-né, littéralement étranglé, s’efforçait de survivre, en vain, par réflexe antédiluvien. Mais enclos dans la matrice étanche, étouffé, sous-perfusé par le cordon strié de plicatures, il était assez vieux pour faire un mort. Sa vie in utéro s’égrenait à rebours dans une accélération mortifère.

Sillonnant les rues d’une Marseille embouteillée l’ambulance, aux gyrophares inopérants, toutes sirènes assourdissantes et vaines, prenait des risques insensés dans des raccourcis piégeurs.

In-utéro, l’environnement à l’étanchéité absolue, s’obstinait à comprimer la tête dans le bassin. L’enfant déjà condamné dans son cercueil matriciel encourait l’asphyxie. Le service d’obstétrique de la clinique, alerté dès le départ d’Allauch, attendait impatiemment cette urgence. Le chirurgien méticuleux, entouré de son équipe, avait préparé la salle d’opération. En temps normal une césarienne, en sauvant la mère et l’enfant, devait résoudre sans difficulté ce cas habituel pour des praticiens confirmés. Personne n’avait prévu le pire ; la paralysie accidentelle de la ville interdisait tout accès aux soins. L’accouchement naturel s’avérait impossible, sauf à sacrifier la mère ou l’enfant ; la mère et l’enfant ?

L’infirmière, avait fait son choix ; d’abord sauver la maman. D’une pâleur extrême, elle ne recommandait, et n’effectuait plus que les gestes susceptibles d’épargner Marie Louise. La jeune parturiente obéissait à ses injonctions ; inspirait, expirait, haletait à la commande. Elle calquait sa respiration sur le rythme, saccadé, de l’hyperventilation imposée par les règles intangibles de l’accouchement sans douleur.

Soudain le téléphone sonna pour annoncer au chauffeur, qu’un casse perpétré dans une bijouterie, bloquait tout le centre-ville. On dénombrait cinq victimes. Impossible d’avancer, de reculer, de rebrousser chemin. Marie-Louise dans un ultime accès de lucidité, consciente de l’imminence de la mort de Tim, hurla d’une voix cassée par l’émotion :

— C’est lui ou c’est moi ? Répondez ! C’est lui ? Oui… Ou non ?

Sa sœur aînée et l’infirmière réduites à l’impuissance, terrifiées par cet appel au secours, se démoralisaient l'une l'autre. Séquestrées dans ce piège de tôles, désespérées, elles ne surent que répondre à l’effrayante question : qui a droit à l’existence ? L’angelot ? La Maman ? Leurs sanglots, vains, n’étaient d’aucun secours. L’accablement de la jeune parturiente l’esseula davantage.

Alors Marie Louise s’économisa ; mobilisa ses ultimes réserves d’énergie pour offrir la vie ; consciente, ce faisant, d’y perdre la sienne :

— Ça sera moi-oi-oi-oi-oi !

Dans cet ultime cri ; les vibratos exprimaient une décision irrévocable. Et la petite sœur adorée, désespérée, s’obstina envers et contre tout. Prenant appui sur la cloison métallique de l’ambulance, elle délivra son suprême combat. Consciente des risques encourus elle entreprit seule, désespérément seule, de contracter tous les muscles de son corps. Les bras ankylosés, les cuisses arc-boutées, convergeaient leur extrême dynamique vers les tréfonds de son ventre. Chaque spasme utérin, décuplé, expulsait le bouchon muqueux et décollait prématurément le placenta sur le tempo physiologique. La paroi utérine devenue hémorragique, brutalement dénudée, canalisait une crue sanguinolente et dévastatrice. Marie-Louise obstinée, muette, se vidait de ses eaux, de son sang, de la moindre espérance de survie.

Tamanta au bord de l’épuisement révéla tout à Tim, jusqu’au bout de ses forces ; ne voulant pas qu’il endure, comme elle, la souffrance psychologique lancinante des non-dits familiaux. Il apprit stupéfié que, bleui par l’anoxie au sortir de la vulve déchiquetée, ses minuscules doigts agrippaient l’ample chevelure défaite de sa maman agonisante. La sage-femme prise de sanglots, tremblante, s’empressa de sectionner le cordon ombilical inerte. La vie, déjà, n’y battait plus. Les mains tétanisées de l’angelot, emmêlées à deux mèches de cheveux noirs d’ivoire, bravaient la mort. Petit homme en devenir il pressentait, d’instinct, l’incertitude de son destin.

Sa naissance, un 24 avril à 15 heures, s’était déjà assombrie six mois auparavant d’une seconde absence ; celle de son papa. Le frère cadet d’Augustin, père de Tim également prénommé Timothée, avait été assassiné, début novembre, dans un règlement de comptes.

*

Après les évènements tragiques qui suivirent le sacrifice de Tamanta, Tim orphelin de père, de mère, de Zia hè Mamma et de Ziu Augustu, entrevoit sa libération. Dès l’aube ses mains, passées au travers des barreaux froids de la cellule, caressent un ciel orangé de fin de Mistral. En prison on ne vit pas ; on végète. Tontine ou pas tontine, l’avenir ne s’annonce pas sous les meilleurs auspices. Bientôt la rumeur allait se répandre : qui sont les autres spoliés du partage ? La soi-disant bonne nouvelle avec cette maudite phrase : « Association de personnes qui mettent leur capital en commun pour jouir d’une rente viagère, réversible à la mort de chaque participant sur la tête des survivants », laissait planer un doute.

Sandavait confirmé cette définition après vérification sur sa tablette. Elle avait ajouté pour le tranquilliser :

— Ne te bile pas, ce n’est qu’un héritage !

Oui mais : à lamort de chaque participant, sur la tête des survivants… Ne passait pas. Il n’y pressentait que des lendemains inquiétants.

La prison, non satisfaite de réduire les individus à l’énumération chiffrée des mises officielles sous écrou, efface les patronymes tout en ratatinant les personnalités. La vie du prisonnier se retrouve amputée par des années de détention sans stopper la mécanique du vieillissement. À la fin de la première semaine, son prénom Timothée, qu’on lui avait administrativement imposé de naissance, se réduisit à Tim « comme à la maison ».

En revanche un nouveau pseudonyme : « U NIPOTE D’AUGUSTU », traduit du corse en français : « LE NEVEU D’AUGUSTIN », décrété par des anonymeslui triturait le cerveau. Les années d’isolement ne sont pas parvenues à biffer totalement cette appellation d’origine incontrôlée. La désignation de sa personne se rétracta petit à petit. Dorénavant il était : « U NIPOTE D’A » pour les Corses et « LE NEVEUd’A » pour les médias, la police, magistrats et avocats du barreau de Marseille. Tim sentait bien que ses interlocuteurs se tenaient sur la défensive. Dès qu’il tournait le dos, les chuchotements de bouche-à-oreille : « Hè u Nipote d’A » (C’est le Neveu d’A), inspiraient autant respect que crainte. La persistance de l’ADN du père, confondu à celui de l’oncle, le marquait à perpétuité. Son avenir s’assombrissait à moyen et long terme.

Cette identité, même après liposuccion sémantique de l’ancienne, l’a métamorphosé en cible repérable dans tous les compartiments de la société carcérale. Forcément, avec de tels antécédents, les lendemains s’annoncent problématiques. Dans son for intérieur il rêve, en toute simplicité, de n’être le neveu de personne et seulement le fils de sa vraie tante et mère adoptive. N’importe qui peut changer de nationalité, de prénom, de nom, de pseudonyme, de visage, de couleur de cheveux et même de sexe. Mais voilà ; l’impossibilité de troquer sa généalogie pour une autre est irréalisable. L’ADN ne sait pas mentir. Sa croyance dans un monde meilleur s’est brutalement assombrie.

Le Tonton flingueur à la devise : sans Dieu ni maître, croyait ferme à l’invulnérabilité de sa personne. Il promit donc à Tim de le sortir de ce mauvais pas, en se dénonçant, dès qu’il aurait planqué les 5 sacs Il en avait de bonnes Tonton Augustin avec cette autre boutade à la con : Les bons règlements de comptes font les bons amis ! Au nom de ces principes, sans fondements philosophiques, le père généalogique de Tim avait déjà payé de sa vie pour moins que rien. Conséquemment le « mauvais » règlement de compte qui coûta la vie à Augustin, père de substitution, valut à son neveu originel, innocent de ce dont on l’accusait, une condamnation inique à 10 ans incompressibles.

Allongé sur sa couchette sans cesse rafraîchie par de nouveaux protège matelas, amoureusement préparés par Sand et recouvert de draps embaumant tantôt la lavande, tantôt le coco nut, il ressasse les évènements qui l’ont mené aux Baumettes. Ce misérable recoin réservé à l’enfermement s’est transformé en cellule de remue-méninges. Tim branche ses écouteurs sur son CD préféré  « Corsu mezzu/mezzu ». Il a fredonné par cœur toutes les chansons ; particulièrement la préférée de Tamanta : « Ô Corse Île d’Amour » chantée par Antoine Ciosi et Patrick Fiori. À chaque fois l’émotion l’étreint.

Là-bas, près des côtes de France,

Sur la mer immense,

Au ciel du midi,

Il est un vrai coin de paradis,

Que je chéris …

Ô Corse Île d’Amour,

Pays où j’ai vu le jour,

J’aime tes frais rivages,

Et ton maquis sauvage …

J’ai vu des lieux enchanteurs,

Pourtant au fond de mon cœur,

Je t’appartiens toujours, toujours,

Ô Corse île d’Amour ou… ou… our !

 

Malgré ces rappels féeriques reparaît, quelques heures après, un maudit endormissement. Il se débat, pieds et mains entravés, en vain. La nuit frémit. Un mastodonte, s’efforce de l’éjecter de l’hélicoptère. Au milieu du ciel noir, soudain, un météorite blanchi à la chaux vive souligne l’horizon marin. En dessous d’eux les roches rouges, acérées en crocs de vampire, vont l’étriper. L’énorme avant-bras réapparaît. On devine, tatoué au-dessus du poignet, l’insigne des parachutistes encadré d’ailes et sous-titré d’une étoile. Déformé par de puissantes contractions musculaires le chiffre 320218, incrusté dans la chair, ondule au rythme des pales. Tim anticipe d’instinct ce stratagème du saut de la mort. Des hurlements s’arrachent de sa poitrine. C’était moins cinq ; juste avant de se désarticuler sur les Calanches de Piana. Souffle court, inondé de sueurs profuses, il prend appui sur ses coudes et se redresse en sursaut. Le cœur en galop tambourine jusque dans les tempes. Le voilà qui halète, oreille en éveil, assis, dos enraidi. La transpiration a noyé les exhalaisons de lavande et de coco nut. Ce cauchemar impossible à éliminer le pourchasse, sans varier de séquence, depuis des années.

Des cliquetis de barillet sur fond de grincements métalliques, à cette heure de la nuit, vrillent les tympans. Tim n’a jamais pu s’habituer aux sonorités criardes du pêne ripant dans la gâche. Cela fait une décennie d’écrou que cette résonance, proche de celle d’une culasse d’arme à feu, éveille son instinct de conservation ; les clefs de l’enfermement n’appartiennent qu’à autrui.

Avant l’abrogation de la loi, c’était l’heure des condamnés à mort. Au point de l’étouffer une boule d’angoisse, derrière le sternum, comprime à nouveau cœur et poumons. Sur le qui-vive, depuis la couchette du haut, son regard incrimine la porte. Va-t-elle ouvrir ? Sur quelle admonestation ?

En s’écartant, l’huis laisse passer la bonne bouille de Doumè. Ouf ! Qu’est-ce qui lui prend, à l’insulaire, d’être si matinal ? On colle à ses compatriotes une telle réputation de voyous que le maton justifie, à chaque occasion, son entrée aux Baumettes pour des raisons autres. On croirait des excuses rassurantes à l’attention des nouveaux arrivants :

— C’est pour mon boulot : du bon côté administratif, explique-t-il sans relâche.

— Alors là, mon pote, ça reste à prouver. Nous, on se casse un jour ou l’autre ; pour tézigue c’est perpète incompressible ! T’as pas choisi le bon camp. Même pas droit au bracelet électronique de mon cul, libre de 12 h 30 à 18 heures, ricanent les classés du mauvais côté judiciaire.

On a beau dire mais une cohabitation décennale, contrainte ou non, crée des liens ou des inimitiés et ne laisse jamais indifférent. Dans cet univers clos le sentiment d’être de la famille reproduit des affinités conjoncturelles. De même qu’à l’armée entre gradés, dégradés, fayots ou cafteurs. L’enfermement pénitentiaire renforce l’immuabilité d’unité de lieu, de temps et d’action : ad vitam aeternam, l’aumônier dixit.

Juste au-dessous de sa paillasse, le compagnon de cellule ronronne du sommeil des intoxiqués avérés. Ce dealer dans l’âme, a échangé ses conserves hallal, préconisées par l’Imam, pour du haschisch transgénique et du Rohypnol. Sa « joie de vivre » n’émane pas de lui mais des saloperies qu’il inhale, avale, s’injecte jusqu’à en perdre la notion d’existence. Mehdi camoufle son inculture franchouillarde au shit et aux anxiolytiques ; s’en remettant aux drogues dures pour pallier le courage qui lui fait défaut. Il n’est plus en mesure de comprendre qu’un drogué ça ne meurt pas ; ça crève sans prévenir comme un ballon de foire distendu à l’hélium. Tim s’épuise à lui répéter qu’ajoutées aux somnifères les drogues bousillent plus vite les neurones ; rien n’y fait. Au début de son incarcération il s’était lavé les dents avant de manger ; attitude d’un vieux gâteux aux prises avec un décalage horaire. Mais à la place de la brosse à dents il s’était saisi d’un rasoir mécanique. Complètement pété, il l’avait enduit de dentifrice, enfoncé dans la gueule, cela frisait la folie furieuse. C’est la dégoulinade hémorragique qui avait attiré l’attention. Lorsque Tim lui arracha des mains le Gillette 3 lames, transformé en économe à bidoche, une plaie vive entamait l’intérieur de la joue gauche. Une pelure de muqueuse tire-bouchonnée, comme celle d’une pomme, pendouillait sanguinolente hors de la bouche.

Pendant trois semaines, Tim veilla à son alimentation. Un entonnoir bricolé rallongé d’un tuyau, dont le verseur devait être enfoncé tout au fond, entre gencive et dents, du côté droit. Cette zone épargnée évita la dénutrition et le sauva d’une cachexie irréversible. Doumè apportait régulièrement de la soupe ou des œufs brouillés noyés dans du lait. Le toubib des Baumettes, un véritable Saint Bernard, compatit à son malheur en lui fournissant des solutions buccales désinfectantes. De jour en jour, contrairement aux prévisions les plus pessimistes il s’en tira sans trop de pertes pondérales.

En revanche l’état psychologique fut plus long à se rétablir. Pour preuve Medhi frottait énergiquement les semelles de ses baskets sur le paillasson en sortant de la cellule ; jamais en revenant de la cour de promenade transformée en déchetterie. Tim se dit : 

— Un chouïa de plus et il va rétropédaler dans la mémoire. Alzheimer en phase aiguë, sans plus de pare-brise ni de rétroviseurs, la sortie de route le guette.

D’ailleurs certains codétenus l’ont baptisé Mé(h) dicament. Il s’automédicalise parfois à l’atropine qui rend fou. Certains jours, nul ne sait comment l’aborder. En frisant journellement l’overdose la décérébration guette. Il n’allait pas tarder à s’alzheimériser définitivement.

Le toubib hurle de fureur lorsque des détenus, pour le narguer, lui crient que bientôt il sera leur dealer « gratos » grâce à la dépénalisation des stupéfiants.

— Jamais je ne m’associerai à la décérébration de notre jeunesse, malheureux ! Vous ne comprenez pas qu’on vous réserve le statut d’animaux de la ferme des mille vaches. On va vous traire jusqu’à ce que mort s’ensuive. Vous allez économiser les balles en crevant dans les caniveaux. Avec ces drogues il n’y a pas d’avenir... hormis l’enfer !

La minute d’incompréhension réciproque, entre représentant de l’administration pénitentiaire et administrés, s’éternise. Le fonctionnaire à cran d’avoir à travailler aux aurores, décide d’y mettre bon ordre une fois pour toutes :

— Hé, les mecs, debout là-dedans ! Putain de chance ; vous vous tirez ce matin… Hé !... Oh ! Vous entendez oui ou merde ? Vous caltez, bordel !

N’était-ce sa fâche souriante, Tim aurait douté de ses bonnes intentions. Le codétenu, en dessous sans plus de cervelle pour cauchemarder, joue les soufflets de forge. La veille il s’est ensuqué au biberon bourré de Noctadiol mixé on ne sait trop à quoi. Le maton se penche carrément et lui hurle dans l’oreille :

— Nom de Dieu, Mehdi. T’es encore shooté ou quoi ?

Catapulté par un ultime instinct de survie, à deux doigts de se fendre le crâne à la charnière tranchante de la couchette supérieure, hébété, il roule des yeux hagards d’anesthésié en salle de réanimation. Sa couverture tirée sous le nez cache une bouche d’empégué. On l’entend articuler au ralenti :

— Quoi ! Chef, qu’est-ce que est-que-ce binz ?.. chef… chef… che… c…

Les ambitions hiérarchiques de cet algérien épousent l’architecture des couchettes superposées. Depuis son arrivée illégale à Marseille il avait décidé que tous les autres seraient au-dessus, sans exception, et lui forcément en-dessous. Dans le pays des droits de l’homme, à l’ordonnancement pyramidal, ça ne lui coûte pas un pois-chiche. Invariablement, pour avoir la paix sociale, il promeut ses protagonistes au grade supérieur. Dans son relationnel de paumé, ainsi positivé, chaque interlocuteur y trouve son compte. Reconnu unanimement bon bougre tant par le personnel administratif que par les codétenus, pour une fois supérieurs à quelqu’un. Il est toujours prêt à rendre de menus services. Mehdi, forcément transmuté en DRH idéal, n’est contredit par personne. Il excellait dans sa manière de distribuer les premiers rôles dans ce monde du chacun pour soi. La machine à emboutir pénitentiaire en a fait un parfait produit carcéral correspondant exactement aux normes en cours. Ses principes linéaires, horizontaux ou verticaux, appropriés dans les murs ne valent plus cacahuète dehors. L’évaluation de sa philosophie ne peut jamais lui garantir l’impunité. Dans la communauté des dealers, chef ou pas chef, les coreligionnaires n’en ont rien à cirer. De récidive en récidive, régulièrement pris dans la nasse. Sur ordre de leur caïd des quartiers Nord les co-inculpés ont l’habitude de se décharger de leur responsabilité de voleurs receleurs sur sa persona non grata. LaFrance, pays de la dictature des papelards administratifs, a une sainte horreur de tous ceux qui en sont dépourvus. D’échapper à l’expulsion, bon gré mal gré, vers son Maghreb natal où il risque la peine de mort, l’arrange. S’encelluler pour la énième fois lui sauve la mise.

Doumè réitère sa consternation :

— Bon sang, putain, c’est tout l’effet que ça te fait ?

— La fois d’avant, au dernier moment, le fax d’Alger a foiré… il a… le fax…

C’est une fausse bonne nouvelle ; ça signifie que sa mise sous séquestre au centre de rétention d’Arenc, avant le transfert vers l’Algérie, est proche.

—Magne-toi, ce coup-ci c’est le bon ! Et pour toi aussi, hurle-t-il en levant la tête.

Timothée au début de ces longues années d’incarcération avait assisté, impuissant à la circoncision de son prénom à un Tim résiduel, inaudible, invisible, chapeauté D’UNIPOTE D’A autrement plus dissuasif. Dans sa tête tournait en boucle la chanson fétiche des taulards, «  Le prisonnier », chantée par Antoine Ciosi :

Je t’envie petit moineau, toi qui viens quelquefois pour me rendre visite, perché sur l’un des barreaux de cette minuscule lucarne à l’air si triste… 

Oui, mais Doumè, n’avait pas vocation à gigoter comme une danseuse lubrique à une barre de Pol-dance, n’avait rien d’un amuseur public ni d’un petit moineau.

Les Baumettes sont réductrices dans tous les sens du terme. Même les géants de la haute voyoucratie marseillaise en ressortent rabougris, pliés au carré, pratiquement indétectables aux radars flicards. D’aucuns diront que la pente carcérale est quasi-nulle, oui mais elle est rendue glissante par des déjections de toutes sortes. Ainsi des taulards sans combattivité la descendent, au ralenti, jusqu’à dilution de leur « MOI ». Tim y tenait plus qu’à toute chose, à son « MOI ». À peine âgé de deux ans il criait à toute personne qui lui demandait :

—Comment t’appelles tu ?

—Je m’appelle MOI ! Répondait-il invariablement à ses interlocuteurs pris sous le charme.

Tim dodeline de la tête et n’arrive pas à se persuader sa prochaine mise en liberté. La semaine dernière au parloir Sandrine, sa compagne, ne lui a jamais suggéré l’infime espoir d’une levée d’écrou. Quelle chance il a de compter sur cette fille qui, en permanence, sent si bon la savonnette. Grande, toute en muscles, avant-centre titulaire au football club féminin de Plan de Cuques. Sortie de sa journée de comptable au C.H.U de la Timone l’attaquante, dans son maillot moulé N° 9, court aussitôt aux entraînements. Elle lui avait dit et redit qu’à part des mots de soutien et de petits colis en provenance de Ponte Leccia, pas une lettre de l’administration pénitentiaire n’était arrivée dans sa boîte postale N° 11. Le fait d’être balancé dehors, sans préavis ni préparation, semble piégeur.

C’était vraiment pour pas grand-chose que Tim en avait pris pour dix ans. Le jour du braquage, qui coûta la vie à un flic et trois malfrats. Planqué innocemment dans un utilitaire Citroën à portes latérales coulissantes il téléphonait à Sand. À l’époque Tamanta, heureuse de le voir fréquenter cette fille, lui avait déclaré :

— Attention, mon chéri, on doit beaucoup aux femmes ; plus particulièrement d’être nés…

Tim savait, lui, ce qu’il en avait coûté à sa mère ; elle avait sacrifié sa vie pour lui donner naissance.

*

Dix ans déjà, alors qu’il susurrait des mots d’amour à sa dulcinée, Tim ne savait strictement rien du pourquoi, ou du comment, de sa présence dans la camionnette. Il obéissait aux ordres de l’oncle Augustin ; c’est tout.

Le côté pratique de ce modèle de véhicule ne lui apparut que bien plus tard en prison. Augustin avait camouflé dans un sac en jute, suspendu à l’arrière, cinq armes. Les munitions se trouvaient à part, à même la tôle, enfouies dans des sachets opaques en plastique. Croyant à des vis et boulons métalliques, Tim les avait coincés sous le siège passager pour leur éviter de glisser.

Quatre types surgirent sur des motos Traverse du Maroc, à Saint Julien. De vagues copains du Tonton garèrent leurs grosses cylindrées contre le mur du cimetière mitoyen. C’est alors qu’il sentit d’instinct, en découvrant la silhouette impressionnante de l’un d’entre eux en combinaison noire casque intégral à visière rabattue, qu’un piège se refermait sur lui. Trop tard. Leur accoutrement rendait ces individus non identifiables. La vidéosurveillance les assimilait à de simples motocyclistes équipés réglementairement. Le mastodonte s’était affalé à ses côtés sur le siège passager. Dans l’impossibilité d’introduire les six étuis de cartouches calibre 9 mm dans le barillet du 357 magnum Python, il se défit du gant qui le gênait. L’avant-bras droit dévoila un curieux tatouage. L’immatriculation 320 218 certifiait la numérotation d’un brevet et sous-titrait l’insigne des parachutistes.

Tout d’un coup paralysé par l’émotion, il avait flashé sur le chiffre  20 218, code postal du village natal de son père, celui-là même qu’il inscrit méticuleusement sur toutes les enveloppes adressées à sa parentèle insulaire de la Castagniccia. Mémoriser un « 3 » surnuméraire ; 320 218, ne nécessitait pas les neurones d’Einstein.

À quelques minutes de l’attaque du fourgon les doigts de la gigantesque main ne tremblaient pas. Ce pilier de rugby tenait autant de Robocop que de King Kong. À l’arrière, soudainement, la voix de son « oncle et père », rentré à son tour par la portière arrière, tintait d’impatience. Les trois autres complices venus s’asseoir à même la tôle avaient les chocottes :

— Putain, arrêtez de trembler et de suer : ça va bien se passer.

Mais ses admonestations restent sans effet :

— Bon, j’ai compris ! Tony, s’il te plaît, refile leur une dose de merde à chacun et qu’on n’en parle plus.

— T’inquiète, ça va les rendre féroces ! ronchonne le géant assis à côté de Tim.

Ce disant il se retourne et donne à chacun un minuscule sachet de poudre blanche.

— Maintenant, faites plus chier, OK ? s’exclame Augustin.

Tim les entend, l’un après l’autre, renifler comme des porcs. De piteux poltrons trois minutes avant, la cocaïne en avait fait, aussi sec, de fougueux matamores capables de monter au front en chantant. Ça leur faisait le même effet qu’à Joachim, coéquipier de son club vélo, qui se prenait pour Christopher Froome dans la montée du Tourmalet. Va savoir ce qu’est devenu, depuis tant d’années, le Joachim roi de la montagne … En ce moment si proche de sa libération, justement, il aimerait tant le revoir …

L’oncle, joueur de poker invétéré avait des principes. Il affirmait qu’on devait rembourser ses dettes de jeu à 100/100. Sinon, d’après lui, le redevable s’exposait au don du sang pour sang. Le père de Tim avait déjà payé pour ce principe de malheur. Les propos prémonitoires d’Augustin, n’avaient rien de réjouissant pour l’avenir. Aujourd’hui, le sang pour sang sonnait pour « le » neveu, et pour lui seul, comme une alarme incendie répétitive.

Aux Baumettes des bruits zigzaguaient, d’une oreille farcie de cérumen à l’autre, dans les dédales de la cour de promenade hantée par des rats et tapissée de déchets. Ils se faisaient l’écho de bobards provenant de bouches édentées par les coups de boule. Le nouveau ministre, donc, voulait développer le nombre de cellules mais pas le nombre de places ! Des ragots pareils, incompréhensibles du plus grand nombre, avaient transformé la nuance subliminale en gigantesque nuancier. Tim en avait entendu de toutes sortes à l’atelier, à la salle de gym ou à la bibliothèque. Ces commérages, d’élevage de poules contraintes en batterie, se retrouvaient mort-nés sans que quiconque porte le deuil ou la paternité. Les détenus râlaient auprès de leurs avocats de ne pas avoir été condamnés juste à moins de deux ans. Ce qui leur donnait droit à  un bracelet électronique de mon cul ! Selon leur expression favorite.

Doumè qui s’attend à des cris de joie, à des sauts de cabri, ouvre une bouche en forme d’orifice intestinal muet. Le voilà qui bigle de Tim à Mehdi, de Mehdi à Tim … La porte est grande ouverte, des voix s’échappent des cellules mitoyennes :

— Eh, cons ! Z’avez pas vu l’heure ? braillent les lourdes côté « pile ».

— Faites pas chier, on veut pioncer, nous, rétorquent les côtés « face ».

En dix ans de matonnat, ce digne représentant de l’administration pénitentiaire, n’avait jamais vu des gus aussi peu enjoués à l’idée de se casser. Les ordres de la hiérarchie sont formels : prévenir, très en avance sur les horaires habituels, les prisonniers de leur sortie. Il ne faudrait pas le prendre pour un hurluberlu fêlé de la cafetière :

— Hé ! Ho ? Les frangins, vous vous magnez oui ou merde. Je referme la lourde ou quoi ? On se fait les valoches nom de Dieu !

En fait l’administrateur en chef, depuis le début de semaine, avait informé les responsables de l’étage de la levée d’écrou des deux lascars. La programmation de leur départ définitif, tenue secrète, était bien pour aujourd’hui. Méfiant l’administrateur avait même glissé dans l’oreille de Doumè, sur le ton de la confidence :

— N’oubliez surtout pas que c’est U NIPOTE D’A qui fait partie des libérables, en lui enserrant lourdement le bras. C’était sa manière animale de légaliser ses propos.

Le maton avait haussé les épaules ; pour lui c’était évident. Il avait même souri à l’idée que les attaches corses du directeur le rappelaient sans cesse à la plus extrême des prudences. Du coup on avait encouragé le personnel à anticiper encore plus, quitte à ne pas respecter les horaires habituels. Ainsi Tim auréolé d’une réputation surdimensionnée d’Al Capone, ne serait-il pas pris au dépourvu en cas de pépin de dernière minute.

La veille, événement inhabituel, deux policiers de l’Évêché étaient venus relever le cahier des rapports circonstanciés. Pourtant rien, dans ses relations concernant ce libérable, ne semblait suspect. Contrairement à Medhi, aucune connivence avec des trafiquants de drogue, ni avec des braqueurs, ne pouvait lui être imputée. Il fréquentait la bibliothèque, assistait aux conférences organisées par René, un ancien taulard reconverti en auteur de polars à succès. René croit à la magie des mots. Sa présence régulière aux ateliers d’écriture permettait à Tim de correspondre régulièrement avec les cousins corses. D’après les censeurs, il ne faisait que peu de fautes d’orthographe.

Les policiers décidèrent de vérifier si les compétences du NEVEU D’A en électricité et plomberie, certifiées par deux C.A.P du centre de formation professionnelle de La Treille dans le 11ème, n’avaient pas été « achetées cash » par l’oncle. La découverte de plans pour la mise en œuvre de bassins de rétention des eaux de pluie ruisselant des toitures, et destinés au remplissage des cuvettes des WC, attira leur attention. Le directeur confirma avoir reçu le double de ce projet et précisa que Tim n’admettait pas qu’on puisse gaspiller 30 000 d’eau potable par jour pour l’évacuation d’excréments. Ces projets, communiqués au ministère, restèrent lettre morte. En revanche de menues réparations, effectuées sous le contrôle des surveillants, confirmèrent le savoir-faire du jeune prisonnier tout en lui attirant des sympathies. Bien classé, question de discipline, Tim eut droit à une des premières cellules rénovées après avoir végété dans des porcheries nauséabondes. Mais pour certains flics trop c’était trop ; il cachait quoi  U NIPOTE D’A ? 

Les plus vieux des codétenus disaient même qu’il se comportait pénard comme un prédécesseur ; un certain Mémé Guerrini ! Un compliment pareil ? L’intéressé s’en serait bien passé. Plus on tressait des lauriers sur son compte plus Tim sentait son avenir terrestre se réduire comme les journées ensoleillées à l’approche de l’hiver… Son dernier hiver ?

Certains flics, à quelques encablures de sa libération, voulurent lui reprocher d’avoir contacté un dur à cuire, condamné à 30 ans incompressibles, à qui on reprochait une demi-douzaine de règlements de comptes. Mais, aussi curieux que cela puisse paraître, c’était pour bénéficier d’une douche quotidienne. Un maton auprès duquel il se plaignait de  n’avoir droit  qu’à une seule par semaine, avait manigancé un rendez-vous avec ce truand. Oui, parfaitement c’est un truand qui décidait du nombre de douches, moyennant appointements. Ce caïd incontesté de l’étage, se saisit des 300 euros et le mit en relation avec « quelqu’un » de l’administration. Approché par un fonctionnaire, Tim s’entendit conseiller de s’inscrire à la salle de sport moyennant 300 euros supplémentaires pour l’année. C’est Sand qui lui procura 600 euros en liquide, passés en fraude, au parloir. En apprenant qu’il avait affaire au NIPOTE D’A, le truand s’empressa de rembourser illico-presto. Tim rétribua le fonctionnaire qui empocha sans état d’âme, lui, le tout. Ce qu’il ignorait, c’est que d’avoir droit à une douche quotidienne signait son appartenance au grand banditisme. Ainsi il put entretenir sa musculature et profiter d’une hygiène digne de ce nom.

Le directeur dissuada donc ces flics trop zélés de révéler cette affaire :

— Vous savez, par les temps qui courent, une grève est vite déclenchée … Moi, je ne veux pas d’emmerdes avec le ministère… Vous non plus, je suppose ?

Pour l’algérien, également libérable, il n’était pas prévu de grosses difficultés. Un bracelet électronique dernier cri devait le situer en temps réel dans Marseille, en attendant son extradition vers Alger. Mehdi ne risquait pas la déchéance de sa nationalité française puisqu’il n’en avait pas. En France, l’incarcération n’est pas comptabilisée comme présence effective sur le territoire national, du coup la demande d’expulsion précédente doit être revue. Il bénéficiait, en quelque sorte, d’une espèce de droit du sol réservé aux seuls délinquants. De strate en strate administrative, le mille-feuille fonctionnarisé prolongeait inexorablement son séjour. Bizarrement rien n’était encore programmé pour suivre Tim à la trace bien qu’il fut fiché, à son insu, ennemi public N° 1.

Doumè savait pourquoi la direction prenait depuis un mois beaucoup de précautions lors des libérations. C’était à cause des règlements de comptes, chemin de Morgiou, dès la gigantesque porte métallique des Baumettes franchie. 37 assassinats ces dernières années. En termes de justice ces évènements faisaient mauvais effet, même en État d’Urgence Absolue, leurs répétitions marquaient mal. Il n’était pas concevable, en haut lieu, de laisser salir la réputation d’une prison aussi cradoque et marseillaise soit-elle. Le ministère de l’Intérieur prédisait qu’en filochant Tim, avec les techniques récentes d’investigation, les policiers allaient confondre les responsables de la mort d’un des leurs.

Le désir de mettre en garde les codétenus, de trop en dire, est brutalement freiné par la législation. Doumè sait cela. Les attendus du code de procédure pénale s’inscrivent en lettres lumineuses sur ses lentilles de contact :

« Des sanctions sont prévues pour les fonctionnaires qui entretiendraient, avec des personnes ayant été placées sous leur autorité, des relations qui ne seraient pas justifiées par les nécessités de leur service ».

 Ceci a pour effet immédiat de modérer ses élans de solidarité insulaire :

— Un pocucciu ma non troppu ; un’ si sa mai ! (Un tout petit peu mais pas trop ; on ne sait jamais !) bougonne-t-il en dedans.

Toilette de chat. Aujourd’hui pas de salle de gym ni de douche vespérale après les séances de musculation. Petit-déjeuner expédié. Fait rarissime en taule, le temps s’accélère. Maigre baluchon calé sous le bras, les libérables emboîtent silencieusement les pas de leur surveillant. Ils ont choisi pour leur sortie un survêtement identique aux couleurs de l’OM. Mehdi enviait le corse déguisé en gardien … de buts ! Du coup Sandrine avait décidé, par amour du foot, d’offrir le même au codétenu ami de son chéri. De taille et de corpulence semblable, avec une coupe de cheveux rasibus, de loin on croirait avoir affaire à des frères jumeaux.

Trois grilles après, deux étages dessous, la porte des services administratifs s’ouvre. Deux policiers les y attendent. Tim reconnaît Attable. C’était du temps des interrogatoires après le braquage, prolongés de trois jours, avant son incarcération. Ce divisionnaire, à l’époque promu inspecteur, n’arrêtait pas de rabâcher :

— Allons, allons, jeune homme, vous devriez vous mettre à table … et on n’en parle plus !

Attable, phonétiquement semblable à une injonction, n’est pas un surnom, ni un pseudonyme, mais son patronyme officiel.

L’autre flic, un nouveau venu aux cheveux gominés, se tient en retrait. Attable est un homme courtois, poli, marqué à vie d’avoir perdu son meilleur camarade plus qu’un frère lors de ce satané braquage. Au début de l’enquête il voyait en Tim un dur à cuire, formaté par son oncle gangster  à l’ancienne, et forcément muré dans la loi du silence. La suite des évènements ne lui fit pas changer d’avis. Ce jeune suspect, malgré une lourde condamnation, s’obstinait à ne rien dévoiler du mode opératoire et des conséquences dramatiques de l’attaque du fourgon. Un type de cette trempe ne s’attable pas. Dans ce milieu, moins on en sait, mieux on se porte ; telle était la devise de l’oncle Augustin.

Le jour du procès Tim s’entendit confirmer la présence de ses empreintes digitales, et de son ADN, sur la crosse du Python qu’on lui avait fait récupérer après le braquage. Le spécialiste précisa qu’une autre empreinte, qui ne lui correspondait pas, figurait sur chacun des étuis de cartouches. Les gros doigts nus du para, en les introduisant dans le barillet, avaient imprimé sa signature indélébile.

Un expert qualifié en téléphonie mobile certifia que l’accusé ne pouvait être à deux endroits à la fois. Mais l’avocat de la partie civile introduisit un doute :

— Êtes-vous sûr et certain que c’était l’inculpé qui téléphonait ? Moi je crois à la présence concomitante d’un acolyte !

Le coup de fil passé à Sand ne l’exonéra pas de l’accusation de complicité du meurtre d’un fonctionnaire de police. C’est ainsi que le fait d’être suspecté à tort d’une présence sur les lieux du délit le conduisit aux Assises. Les relevés des bornages de son portable, et les supplications de Sand, furent sans effet. Le tribunal retint l’accusation de vol en bande organisée et association de malfaiteurs. Pourquoi ? Parce que l’avocat de l’oncle Augustin, obéissant aux directives de son clienten cavale fiché augrand banditisme, lui, ne fit rien pour alléger l’imminence de la sentence. Quoi de plus normal puisque qu’Augustin avait promis de se rendre à la justice, de tout dévoiler, une fois le pactole rigoureusement partagé. Était-ce la malchance, un sang pour sang, qui avait déjoué ses plans ? Le règlement de comptes dont il fut victime en milieu d’année, jamais élucidé, scellait le destin carcéral de Tim. L’oncle avait emporté avec lui, après moult prélèvements du médecin légiste, ses bonnes résolutions dans la fournaise du crématorium du cimetière Saint Pierre. Le modus operandi de l’attaque, les tenants et les aboutissants, se carbonisèrent. C’est ainsi que LE NEVEU D’A s’était retrouvé embastillé pour dix années incompressibles.

La scoumoune continua de s’abattre sur la parentèle. Le parrain de Tim, prénommé Bonaventure âgé de 86 ans, médecin retraité à Allauch, fut retrouvé étendu raide mort sur le carrelage de sa cuisine. L’enquête policière ainsi que l’examen anatomopathologique conclurent, après plusieurs semaines de frigo à la morgue, à un décès naturel. Ce vieux célibataire s’était entiché de Tim enfant que Tamanta lui confiait pour le suivi de sa croissance et des vaccinations obligatoires. Lorsqu’il manifesta le désir d’être le parrain, bien après qu’il eut été baptisé, Tamanta folle de joie avait invité toute la famille pour fêter l’événement dans la villa du chemin de Barbaraou.

Le praticien, qui persistait à l’appeler « Mon Petit » malgré son 1m90, lui avait adressé une longue missive. Le feuillet A4 dactylographié recto verso revêtait la forme d’une extrême concision. Les larmes versées par le petit leur redonnaient vie et une presque illisibilité. Les propos prêtaient à rire tant l’humour germait à chaque détour de phrase. Tim l’avait lue et relue des dizaines de fois sans en avoir le même ressenti persuadé qu’elle changeait de sens, ou de ton, toutes les nuits. Un jour après de nombreuses tergiversations, n’y tenant plus, il la confia à René. Le coach littéraire des Baumettes, à la première lecture resta perplexe. Le lendemain il demanda l’autorisation d’en tirer une photocopie. En lui rendant l’original, la semaine d’après, son jugement partiel revêtait une appréciation sinusoïde :

— C’est un petit chef-d’œuvre ; une synthèse de la vie en général, de la nôtre, de la sienne en particulier et de celle de l’univers …

Tim s’attendait à de plus amples développements. La veille de sa libération il la relut pour la énième fois. Cette prose à géométrie variable attisait sa curiosité. Mais au fond de lui-même il espérait des prédictions sur son propre devenir.

*

Mon Petit.

Avant de naître nous n’étions pas tout à fait morts ; plus précisément programmés depuis la nuit des temps : 45 milliards d’années chrono d’après des astrophysiciens à jeun. Nous émergeons donc d’un mystère non élucidé et nous renaîtrons par tacite procréation. Les spermatozoïdes unicellulaires généalogiques de nos ADN de quelques microns d’épaisseur, sur 50 millions de prétendants, s’agitant à vue dans un océan d’incertitudes liquidiennes, féconderont par hasard des ovules migrateurs dans le 1/3 inférieur des trompes d’ovaires réceptrices.

Soudainement embryons, barbotant dans des sérosités maritimes, nous nous muterons après quelques semaines en fœtus aux formes vaguement humaines. Les gesticulations de nos quatre membres vieux de trois mois nous encourageront à tourner en rond tel le Cœlacanthe, depuis des millions d’années, dans sa grotte abyssale. Nous nous imaginerons accoster sur l’île au trésor, déserte, improbable, prometteuse d’une terre sphérique à la Galilée. C’est juste le temps de nous habituer à l’immersion d’un scaphandrier de mille et une lieues sous la Mère. Tout à une fin, ou un commencement, cela dépend de notre destinée. La paroi utérine, sentant que le moment est venu de passer de mammifère marin à celui de terrestre, entreprendra de nous expulser de notre océan d’incertitudes liquides vers une terre inconnue. La date fatidique redoutée par les locataires maritimes indélicats approche. Contrairement aux cabris ou aux chevaux, qui tètent et galopent dès la naissance, les humains ne bénéficient de cette autonomie qu’à la fin de la troisième année, autant dire une éternité.

De vastes lames de ciseaux, actionnées par de gigantesques doigts gantés de latex, sectionneront net le cordon artério-veineux de nos autonomies abyssales pour faire de nous des migrants à la recherche d’un sein nourricier. À défaut, n’importe quelle nourrice fera l’affaire. Sur notre gueule de métèque sans-papiers, aspergée d’eau bénite à la fleur de sel, des avalanches de propos incompréhensibles tomberont en tornades. Indifférents au vacarme flagornant nous nous appliquerons à téter un mamelon tout en comprimant l’autre. La crainte de perdre ces miraculeuses bouées de sauvetage de naufragés nous tenaillera la vie durant.

Deux brefs changements supplémentaires de Passe-droits, sur les trois premiers périmés, nous promulgueront bébé, puis enfant, en nous affublant d’un prénom administrativement dactylographié par des inconnus. Tu ne t’en souviens plus ; du haut de tes deux ans tu criais avec juste raison à tous ceux qui te réclamaient ton identité: « Je m’appelle MOI ! »

Par prudence, avant de nous lâcher dans le labyrinthe social, on nous entraînera harnachés dans des Youpala à roulettes. Tu sais, ces véhicules initialement prévus pour déambulations lunaires. À l’approche de nos premiers pas, pour l’acquisition de notre 5ème carte d’identité, les délires familiaux atteindront un paroxysme céleste. Nos supporters applaudiront, à l’affût de nos exploits, du plus petit de nos pipis au pot jusqu’au moindre caca. Une période de gloire, sous la houppelande d’une sarabande de Holà, fera de nous des héros portraiturés de long en large, de haut en bas, des selfies par milliers en veux-tu en voilà.

Ces diaboliques superpositions d’années forciront nos poils du menton, ceux des aisselles et du Mont Pubis. Plus grave encore, nos voix muteront en nous affligeant d’une bitonalité de mauvais aloi : celle de la 6ème carte de reconnaissance vocale mâle. Personnellement je m’étais choisi un pseudo qui sonnait bien chez les mammifères terrestres : « Docteur ». Celui-ci en vogue dans les facultés de médecine, plus en rapport avec ma nouvelle 7ème nationalité, rasséréna les plus dubitatifs de mes ascendants.

Mon petit, tu croyais du haut de tes quatre ans « qu’on reconnaît un vrai caméléon parce qu’il fait des cacas de toutes les couleurs. » Depuis tu as changé autant de fois d’idées, de projets, d’allure et de club cycliste, qu’il existe de nuanciers dans l’arc-en-ciel. Tu ne serais pas un peu caméléon par hasard ?