Du thé pour les vautours - Lucas Mommer - E-Book

Du thé pour les vautours E-Book

Lucas Mommer

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Beschreibung

Du macabre au mystique, de l’insondable Château des Embruns aux éprouvantes Montagnes Embrasées, ici commence votre périple dans un monde indistinct et périlleux, où affleurent les vestiges d’une grandeur déchue. Découvrez comment un cambrioleur désespéré, une jeune héritière imbue de sa beauté ou même une cité tout entière peuvent sombrer en un instant dans l’innommable… et vous, lecteur, avec eux !
Ces six nouvelles de longueurs diverses entendent donner un nouveau souffle pestilentiel aux machinations du Destin, qui s’y montre tantôt cruel, tantôt cynique, mais toujours implacable.


À PROPOS DE L'AUTEUR


Lucas Mommer réside dans la province de Liège, où il enseigne le français et le latin. Une curiosité pour les témoignages du passé, sous toutes leurs formes, l’a amené à se passionner pour les civilisations antiques et d’Asie centrale, ainsi que leur histoire militaire. En littérature, cette inclination se traduit par un goût immodéré des mondes perdus et décadents, dont Clark Ashton Smith est le meilleur représentant à ses yeux.

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Kingly cadavers in robes of time-rotted brocade, with worms seething in their eye-pits, poured a blood-like wine into cups of the opalescent horn of unicorns. Lamias, trident-tailed, and four-breasted chimeras, came in with fuming platters lifted high by their brazen claws. Dog-headed devils, tongued with lolling flames, ran forward to offer themselves as ushers for the company.

Clark Ashton Smith

– Je vous ai promis une histoire sans pareille, et si mon flair ne m’a pas trompé, vous allez être servi. Voyez-vous, Ekhrim le Fétide n’a pas toujours exsudé cette odeur rance de viscères de poissons faisandées qui allait le priver irrémédiablement de toute compagnie féminine, même monnayée, et lui mettrait presque quotidiennement aux trousses une meute de chats affamés. Ces derniers, qui pullulent dans les bas-quartiers où vit Ekhrim, donnent d’ailleurs si bien la chasse à ce que leur odorat prend pour un gigantesque mérou défraîchi que bien souvent, la victime de cette fâcheuse méprise n’a d’autre refuge que « Le Saltimbanque onaniste », mais oui ! l’établissement même où nous nous trouvons, pour échapper aux légions de crocs à l’assaut de ses filets postérieurs. Une ribaude dans une ville d’hommes sans bras n’eût mené existence plus éprouvante.

« Mais délaissons à présent ce ton burlesque, qui ne siérait point à pareil récit d’épouvante, car enfin, c’est bien de cela qu’il s’agit ! Quelques notes d’humour ont de tout temps été jetées au visage des pires monstres, afin d’exorciser l’effroi bien légitime qu’ils nous inspirent. Espoir absurde ! Peu importe combien d’artifices mentaux l’humain invoquera dans sa chute terrible, le gouffre de la peur n’en demeurera pas moins sans fond. L’histoire d’Ekhrim, en l’occurrence, n’a rien à envier aux plus insondables abysses, et la survie inespérée qui fut la sienne ne doit pas être prise à tort pour de la fortune ; celui sur qui la Mort a laissé son stigmate se trouve condamné à mourir à chaque instant.

« Or, pour en revenir à mon propos – qui n’est qu’un pâle préambule au véritable récit, celui que seule peut livrer la victime – les effluves nauséabonds qui valent à Ekhrim son sobriquet et ses tourments ne sont point dus à une quelconque vocation de pêcheur, loin s’en faut : comme vous l’avez sans doute constaté, la région de Creux-Vallon est exclusivement recouverte de collines rocailleuses et érodées, et la mer la plus proche est à plusieurs dizaines de jours de chevauchée. Comment Ekrhim peut-il alors empester le poisson ? Faites donc preuve d’un peu de patience, mon gaillard ! Les mystères, comme les femmes, ne se dévoilent qu’aux plus méritants. Où en  étais-je… Ah oui ! Croyez-le donc ou non, mais avant que sa puanteur ne mît à mal sa furtivité, Ekhrim était le plus fin cambrioleur de toute la contrée.

« Mais tenez, le voici justement qui entre ! Le petit bonhomme chafouin à l’allure maupiteuse, là, dans l’entrebâillure de la porte ! Ne vous avais-je pas dit que je connaissais ses habitudes mieux que personne ? Voilà qu’il s’assoit tant bien que mal à la table de l’alcôve, au plus près de la fenêtre – vous comprendrez bientôt la raison de cette lubie. Vous dites ? Ah pour ça, il n’a plus sa fière dégaine d’antan, notre Ekhrim : voyez l’œil torve, le dos voûté, les mains qui tressautent inexplicablement comme une charrette sur un sentier de montagne… La cendre tombée sur ses cheveux ne doit pas vous abuser non plus ; il n’a pas trente ans. Mais pouah, quelle puanteur infecte ! Même d’ici, vous la sentez, n’est-ce pas ? Mille écrevisses qu’on eût laissé rôtir au soleil de midi ne dégageraient pas de pareils relents, je vous l’accorde. Regardez comme les gens refluent vers le fond de la salle pour échapper aux miasmes pestilentiels. Nous, nous tiendrons bon, mon lascar ! Vous n’êtes pas d’ici mais je pressens que vous en avez vu d’autres ! Et puis, allez, ce gaillard mérite notre mansuétude. Il a vu ce qu’aucun d’entre nous ne devrait voir, et il s’acquitte de son devoir aussi dignement que son odeur de poiscaille le lui permet. Quel devoir, vous dites ? Celui de mémoire, pardi ! Ekhrim est un témoin vivant, bien malgré lui, croyez-moi, de ce que ce monde peut receler de pire en matière de décrépitude et d’abjections, des choses qu’il vaut mieux méconnaître, comme nous, qu’abhorrer à juste titre, comme lui.

« Espérons que la Harpie se tienne tranquille cette fois, et    peut-être que l’effroyable divertissement que je vous ai promis arrivera. Ce qu’elle a fait, la Harpie ? Peuh, c’est une moins-que-rien, une souillon, et malgré son âge avancé, une fervente débauchée, plus encore de l’esprit que du corps, le genre qui se pend à votre bras comme un veau aux mamelles de sa mère et vous susurre mille propositions grivoises pour que vous remplissiez sans cesse son godet, puis qui vous fausse subitement compagnie au moment de passer à l’action, vous laissant cul nu et interloqué dans une venelle sombre ! Je l’ai vue à plusieurs reprises monter sur une table et, encouragée par la vilenie générale, soulever ses jupons rapiécés pour agiter à la vue du pauvre Ekhrim une vulve flétrie comme un mollusque écalé, en comparant son odeur avec… Enfin, vous avez compris. Pardon ? Oui certes, le parallèle n’est pas sans fondement… Reprenez donc de notre fameuse bière brune lourdement épicée, ça vous endormira un peu le museau.

« Ah ! Voilà que le misérable miracle se produit ! Observez ces deux étrangers qui se lèvent et se dirigent vers notre pauvre bougre avec un cruchon rempli de sa douce faiblesse. Sûrement, l’aubergiste leur aura promis une histoire sensationnelle s’ils parvenaient à délier la langue de notre homme. Eh bien, il s’agit justement de l’horrible récit que je vous ai promis, moi aussi. Laissons-les mener dignement leurs salutations avant de nous approcher. Cela nous laisse encore un peu de temps, suffisamment pour vous rappeler que ce que vous allez entendre est la plus immonde vérité. Malgré son air dépenaillé et son ancienne vocation de bandit, Ekhrim est un homme cultivé, et un bon orateur de surcroît ; il ira droit à l’essentiel et ne vous épargnera aucun détail sordide, aussi cette horreur sera-t-elle plus crue encore, dépouillée de ses atours comme un cadavre jeté dans le fossé. Vous allez entendre une funeste raison de lâcher la bride à cette peur sourde et viscérale des châteaux en ruine, dont la silhouette se détache la nuit sur fond d’orage, ou que le voyageur aperçoit, juchés sur quelque arête rocheuse, tordant leurs tours délabrées vers la lune. Après cette histoire, vous ne vous laisserez plus abuser par leur immobilité séculaire : la plupart de ces bâtisses, contre lesquelles notre instinct nous met souverainement en garde, ne sont que des monstres à la dérive et que le filet du Temps, lentement, a ramenés sur des rivages interdits et hostiles aux hommes. Êtes-vous sûr de vous ? … Très bien. Même si vous faites confiance à vos tripes, finissez ce pichet, vous en aurez bien besoin. Voilà que notre affligeant rescapé passe déjà à   table ! Vite, n’en perdons pas une miette, installons-nous derrière eux. Vous dites ? Volontiers, je reprendrai la même chose que vous. »

***

– … et pour cette raison, j’avais besoin d’argent, et vite. Vous vous en doutez, il fallait que j’entreprisse le casse le plus audacieux de ma carrière pour réunir une telle somme. Mais où frapper ?

« J’avais déjà triomphé de la vigilance de nombreux nantis. En l’occurrence, je démarrai ma carrière par les cibles aisées que constituaient les demeures sises à l’intérieur même de la cité. Pour m’immiscer dans ces forteresses du luxe, je soudoyai des gardes, je débauchai de jeunes bourgeoises crédules – je vous rappelle que la malédiction odorante ne m’avait pas encore frappé –, j’empoisonnai des molosses à la méfiance endormie par la pitance facile, ou encore jouai au funambule à des hauteurs vertigineuses, lorsque je ne m’en remettais tout simplement pas à ma dextérité pour crocheter les serrures de sous-sols mal gardés.

« Trois règles d’or toutefois. La première, qui paraît naturelle : opérer toujours de nuit. La deuxième, que j’appris à mes dépens : ne jamais remuer deux fois la même fourmilière. Enfin, la plus sacrée : ne s’attaquer qu’à ceux dont la fortune était bâtie sur la sueur et le sang des plus faibles. Hélas, par les tristes temps que nous vivons, ce dernier point réduisait à peine la liste. Tous les coups étaient permis en dehors de ce petit credo, et la diversité de mes méthodes venait à bout des myriades de barrières que l’Opulence, dans sa défiance de démone bouffie, avait soin de dresser autour de ses multiples lieux de culte.

« Une fois à l’intérieur, l’instinct faisait le reste. Je devenais aussi impalpable que les mauvais songes dans lesquels mes victimes étaient embourbées, et seule la marée lumineuse de l’aurore eût pu me débusquer. Chaque cambriolage fructueux éloignait la faim pour des mois entiers, mais plus grisante encore était la satisfaction d’avoir subtilisé à ces charognards une part de la carcasse sur laquelle s’exerçait leur voracité sans faim.

« Après pareils coups d’éclat, la nuit me berçait de rêves doux et colorés, tels qu’aucun voleur n’en a jamais connu – est-on seulement voleur quand on déleste des assassins ? C’est peut-être ce qui me manque le plus de ce temps-là : la certitude de trouver, au bout de la journée, un certain repos de l’âme. Désormais, les noirceurs de la nuit ne donnent que plus de consistance aux ombres que ma jeune carcasse décharnée traîne derrière elle lors des journées sans soleil. Mais nous arrivons justement au glissement fatidique, à la chute dans le trouble et le fangeux qui satisfera votre curiosité morbide.

« Car l’on n’arpente pas impunément les sentiers du crime. Comme je vous l’ai dit, de sinistres conjonctures m’avaient attaché, en tout temps et en tous lieux, l’ombre d’impitoyables représailles. J’en arrivai à un point où seule une somme pharaonique eût pu empêcher le fil de se rompre et de lâcher sur ma nuque son couperet fatal. Je n’avais plus le choix : il me fallait étouffer la sourde appréhension, l’infaillible instinct de préservation, si précieux dans mon métier, qui, jusqu’alors, m’avait empêché de piller le terrible château abandonné des De Méliman.

« Certes, je savais de source sûre qu’un trésor inimaginable était enfoui dans les entrailles en pierre noire de ce géant délabré, mais comprenez bien ceci : seul le désespoir profond dans lequel j’étais jeté me décida à braver le sceau occulte qui avait scellé ces ruines. Nulle cupidité, nulle promesse d’amour, fût-elle de la plus somptueuse reine, n’eût autrement pu m’enjoindre à m’y risquer. Je croyais alors que l’alternative était simple : je trouverais ou bien le trésor, ou bien la mort. Finalement, la main crochue du Destin me tendit les deux.

« Afin que vous touchiez comme moi à l’innommable – n’est-ce pas la raison pour laquelle vous surmontez mon parfum fétide ? –, je vous dirai uniquement ce que je savais moi-même de la bâtisse au moment où j’arrêtai mon projet, à savoir qu’elle avait abrité les joailliers De Méliman durant plusieurs générations, avant que tous les membres de cette lignée n’abandonnassent leur repaire pour un mystérieux voyage aux confins du monde. Lorsque je décidai de m’y introduire pour tout rafler, le château était alors vide depuis plus d’un demi-siècle.

« Dès l’aurore, je quittai donc la ville par la poterne de la Cockatrice, dont l’usage théorique était exclusivement réservé aux sentinelles des remparts, mais qu’un simple pot-de-vin pouvait ouvrir, assurant la discrétion et la pérennité de commerces peu avouables. En l’occurrence, nombre d’amants transitaient par cette porte dérobée pour honorer à moindre péril les charmes dodus de leurs maîtresses bourgeoises. Me faisant passer pour l’un de ces pèlerins libidineux, j’obtins du garde corrompu l’assurance de pouvoir emprunter le passage dans l’autre sens lors de la nuit suivante. Trois piécettes supplémentaires achevèrent de conclure le pacte, et mon interlocuteur, pour saluer mon assiduité charnelle, me gratifia d’un sourire avec des trous pour la ventilation. Une fois dehors, je me lançai aussitôt sur le sentier que camouflaient d’innombrables buissons d’aubépine, indifférent aux railleries obscènes persiflées dans mon dos et qu’un vent tonitruant emportait déjà au loin.

« Comme je l’avais prévu, le soleil ne prit pas la peine de saluer mon départ. Durant plusieurs heures, j’arpentai la lande rocailleuse et stérile, hôte improbable sur lequel cette cité a poussé comme un parasite désespéré. Je dévoyai des routes principales afin d’éviter les flux d’ouvriers en route vers les mines, tels des processions d’insectes nécrophages convergeant religieusement vers la sainte charogne. Ces détours m’obligèrent à cheminer plus longtemps que je ne l’eusse voulu parmi une succession interminable de collines éventrées, dont les variations de relief ne pouvaient être dues qu’à l’excentricité d’antiques géants et au sommet desquelles pointait de temps à autre un tertre menaçant, nimbé de brume. Il s’agissait là d’une terre austère et comme figée dans l’attente d’une mort qui n’arrive jamais vraiment, écrasée par la torpeur d’un ciel terne, capable seulement d’enfanter ses chimères de vapeur. Dans ce silence oppressant, l’éboulement soudain d’une pierre avait la gravité d’un meurtre. Nul filet d’eau, si ténu fût-il, n’osait dévaler les flancs pierreux de ces montagnes dégénérées, et l’outre de bière épicée que j’avais emportée, qui était en même temps une source précieuse de courage, finit elle aussi par se tarir… bien trop tôt. Privé de ce fortifiant, je ne pus réprimer la sensation de n’être qu’une fourmi dans un cimetière titanesque, où d’effroyables colosses minéraux venaient s’échouer. Vous l’aurez compris, il s’agissait d’un endroit des plus sinistres, et aucune âme saine n’eût pu songer à y vivre, encore moins à y bâtir un château.

« Il surgit pourtant au détour d’une éminence rocheuse, sa silhouette sombre comme fondant sur moi alors même qu’elle pesait de toute sa masse sur l’à-pic que l’on nomme le Trident incarnat. Sitôt que je l’eus aperçue, il me fut impossible d’ignorer l’étrange bâtisse à l’allure inquisitrice, et le reste de la marche se déroula sous cet auspice funeste, à mon plus grand déplaisir ; un temps suffisamment long pour me permettre de détester viscéralement cette construction et d’acquérir la certitude d’être constamment épié par ses formes noires.

« Je n’atteignis donc qu’en fin d’après-midi le pied de l’éperon rocheux où le château avait été édifié. Celui-ci était perché suffisamment haut pour que sa forme exacte comme son état de conservation demeurassent encore incertains. Néanmoins, l’impression d’hostilité que j’avais ressentie n’en fut que renforcée ; porté par une lumière déclinante, le bras ombreux d’une tour rampait déjà sur le versant de la colline où je me trouvais, s’approchant lentement mais inexorablement de moi à la façon d’un reptile obscur. Poussé par une superstition soudaine, je préférai éviter tout contact avec l’ombre mouvante, et m’en allai me reposer sur un rocher plus éloigné. Un peu d’aplomb me revint alors au souvenir de la détresse extrême qui m’avait poussé à me lancer dans une telle folie. Puisque je n’avais guère le choix que de trouver ce maudit trésor, autant en être quitte au plus vite.

« J’entrepris donc de faire le tour de l’élévation pour trouver la pente la moins abrupte, là où devait en toute logique se trouver la voie d’accès au château. En l’occurrence, il s’agissait de celle orientée à l’ouest : un chemin serpentait le long de la paroi, si étroit qu’il paraissait davantage la piste d’un bouquetin que l’allée principale empruntée par les châtelains pour rejoindre leur manoir fortifié.

« Mon ascension fut des plus pénibles ; je perdais çà et là le sentier, que je ne retrouvais qu’après avoir fait un long détour ; j’écorchais mes genoux sur les arêtes coupantes des défilés ; surtout je risquais ma vie le long de ravins pareils au gosier d’une créature abyssale et inconnue, à l’affût de la chute qui lui permettrait de m’engloutir. Tous ces dangers n’étaient cependant rien en comparaison de l’aura hostile exsudée par le puissant monstre de pierre que je m’apprêtais à troubler dans son repos séculaire, et dont les contours, à mesure que je m’en approchais, se faisaient effroyablement nets.

« Enfin, tel un expiateur résigné, je finis par atteindre le faîte du monde où m’attendait mon épreuve. Là, la vague appréhension qui m’avait accablé jusqu’alors laissa place à la masse bien tangible et gigantesque d’une façade en granit cendreux, ridé par les intempéries : j’étais enfin parvenu à l’entrée du château tant redouté.

« Devant moi se dressait un castel digne d’un ordre de chevaliers exilés, écrasant d’orgueil sur son trône de roche et de noirceur, des précipices vertigineux en guise de douves, par-dessus lesquelles s’élevait une architecture robuste et vaguement menaçante, ne suivant les codes d’aucun style, mais surmontée d’un donjon terrible, hérissé de formes floues que couronnait un nuage néfaste comme un œil de cyclope. Ainsi m’apparut la demeure abandonnée des De Méliman.

« Je dois concéder que cette réalité se révélait toutefois moins cauchemardesque que l’image tressée au cours de l’ascension par mon esprit aux abois, appréhension à laquelle n’avaient pas dû manquer de contribuer les rumeurs sur l’excentricité des propriétaires disparus, de même que l’impression de malveillance dégagée par la silhouette depuis la plaine. Les flammes de la tourmente ne se nourrissent-elles pas d’elles-mêmes ? Toujours est-il que l’édifice apparaissait non pas comme un lieu de guerre et d’horreur, mais comme un repaire à l’abri du monde, gonflé d’extravagance et de mystère. L’effet n’en était pas moins troublant ; dans cette architecture inconnue, chaque pierre semblait receler son propre secret. La bâtisse n’était d’ailleurs pas aussi délabrée que je l’eusse cru, et je fus longuement étonné de l’absence de végétation le long des murs, à croire que la Nature elle-même reconnaissait le bâtiment comme hors de son empire.

« J’interrompis ces pensées assez vite : j’étais venu cambrioler ce château, non en faire une étude archéologique.  Je réalisai alors que les fenêtres en ogive garnissant le donjon n’étaient pas entravées des mêmes barreaux de fer que celles du corps du logis. L’instinct de cambrioleur reprit finalement le dessus en moi, traçant mentalement la marche à suivre : compte tenu de la hauteur du château, il me faudrait d’abord parvenir sur le toit de la structure principale pour me lancer, de là, à l’assaut de la tour aux allures d’obélisque vertigineux. Je comprenais à présent que les formes vagues dont il me paraissait hérissé à intervalles réguliers n’étaient autres que des gargouilles, parodies de cariatides infectes et déchues qui me seraient ironiquement d’un secours indispensable, puisqu’elles soutenaient à chaque fois un parapet sur lequel je pourrais recouvrer des forces.

« Prenant appui sur un contrefort, j’entamai mon ascension périlleuse avec la nonchalance que me conférait l’habitude du danger, mais je remarquai bientôt qu’un mucus étrange et semblable à de la bave suintait de la paroi, rendant mes prises mal assurées. Je regrettai à nouveau de ne pouvoir compter sur la luxuriance d’une végétation grimpante et enchevêtrée pour faciliter mon intrusion. Ce mystère ne m’inquiétait toutefois pas autant que l’humidité poisseuse sur laquelle mes mains glissaient sans cesse, et dont il n’y avait pourtant pas la moindre source dans ce climat sec d’altitude. Nul doute que si j’avais eu le courage de fermer les yeux ne fût-ce qu’un instant, j’aurais eu l’impression d’escalader un énorme asticot visqueux.

« J’en avais vu d’autres cependant, et ma persévérance m’amena bientôt sur le toit de la structure principale, le dos empli d’une sueur glacée. Après un inquiétant coup d’œil lancé sur les abîmes qui béaient autour de moi, j’entrepris l’escalade de la tour castrale, nettement plus ardue. L’étrange mucus maculant le château était d’une consistance encore plus épaisse et répugnante le long de ce haut beffroi ; c’était une sorte de gelée qui le recouvrait presque entièrement, et dont s’échappait un vague remugle d’eau croupie. Phénomène plus inexplicable encore, la pierre ici était d’une froideur nocturne, en dépit des caresses du soleil couchant, et tavelée çà et là de dépôts blanchâtres. À un moment, ma tête heurta durement la surface visqueuse à la suite d’un déséquilibre, et je goûtai malgré moi une amertume bien connue : du sel.

« Enfin, je finis par poser une main tremblante sur le crâne odieusement gluant d’une gargouille. Comme je m’apprêtais à me hisser sur la plate-forme soutenue par d’innombrables paires d’ailes chimériques, je réalisai, en un instant atrocement bref et avec une horreur muette, que le liquide spumeux recouvrant le château n’avait d’autre source que les myriades de gueules de ces démons calcifiés : il en dégoulinait à la façon d’un venin rance et maléfique.

« La seconde d’après, l’affreuse figure s’anima soudain et me cracha une gerbe d’écume saumâtre au visage.

« Déséquilibré, les yeux et le gosier en proie à une douleur acide, je fus projeté dans le vide tandis que retentissait au-dessus de moi l’écho d’un ricanement, étouffé et diffus comme s’il avait traversé d’insondables profondeurs pélagiques pour m’atteindre. La sensation de chute fut brusquement interrompue par un craquement que je crus être celui de mes os, puis je sombrai à nouveau.