Efrifain sinon rien - Vanessa Perron - E-Book

Efrifain sinon rien E-Book

Vanessa Perron

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Beschreibung

Victor, écrivain en plein crise existentielle, décide de relever le défi lancé par une éditrice : vivre plus. Enfin, plus de choses. Bref, être moins insignifiant. De mésaventure en déconvenue, il croisera la route d'une troublante sauteuse à l'élastique, d'une tribu de Mamciens, de cactus globulaires, d'un détective cynique, du chanoine Kir, d'un jeu du bush, d'un naturiste au grand coeur, d'une boîte à boîtes, d'un bagnard repenti... Et bien d'autres, pour le meilleur comme pour le pire!

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Seitenzahl: 242

Veröffentlichungsjahr: 2024

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DU MÊME AUTEUR

TRILOGIE DANIEL ZÉPHYR

1. Au secours, mon double est un molven !

2. Le Pacte de Sève

3. La Source perdue

La réalité n'est rien d'autre qu'une fiction qui gueule plus fort que les autres.

(Dans l'angle mort des vivants, une enquête de Léo Libiamo)

Tout est de la faute de Nadège Galopine.

Sans ses conseils fumeux, Victor ne se trouverait pas dans cette situation grotesque : dans une cellule sordide, en compagnie d'un assassin enthousiaste et d'un touriste aviné, accusé d'un crime qu'il n'a pas commis. Ou du moins, dont il n'a pas le souvenir.

Il jure entre ses dents. Foutue Nadège Galopine.

S'il était parfaitement honnête, il reconnaîtrait sa part de responsabilité dans ses mésaventures. Par exemple, Nadège Galopine n'a rien à voir avec sa récente nuit de perdition.

Ce n'est pas elle non plus qui a joué sa femme à la roulette australienne.

Et encore moins elle qui l'a perdue.

Seule la mauvaise foi tenace de Victor l'incite à la blâmer pour toute chose. Il est tellement plus facile de s'en prendre aux autres.

Comme d'autres naissent avec une cuillère en argent dans la bouche, Victor naquit avec un stylo dans la main. Personne n'avait rien décelé à l'échographie, dans la mesure où cette technique n'avait pas encore passé les portes de la maternité de Dijon au début des années soixante-dix.

- Qu'est-ce que c'est que ce truc ? demanda la sage-femme interloquée.

Le bébé possédait une touffe de cheveux plantés au milieu du crâne, de grands yeux bien ouverts et un petit air mutin de celui qui s'apprête à raconter une bonne blague. En outre, il serrait dans son minuscule poing rose et potelé un objet allongé et pointu.

Sans creuser plus loin la question, la sage-femme confisqua le stylo. Trop dangereux pour servir de hochet.

Elle ne le lui rendit jamais.

Par la suite, le petit Victor développa un goût immodéré pour ces petits objets et entreprit de recouvrir toutes les feuilles de papier à sa disposition de boucles, ponts et gribouillages.

Sa préférence allait surtout aux boucles. Inlassablement, il traçait des lignes et des lignes entières de bouclettes, de plus en plus régulières tandis que sa motricité fine s'exerçait.

Tout y passait. Les factures empilées dans le tiroir de la cuisine, les prospectus en papier glacé vantant les mérites de la lessive Bonux et même le bottin de la Côte d'Or, dans lequel on lui avait laissé honteusement peu de place pour s'exprimer.

Et le journal ! Son odeur d'encre, son toucher rêche, sa texture pâteuse sous la dent... Tous les dimanches, son père achetait le Bien Public. Victor attendait impatiemment l'heure qui suivait le déjeuner. Pendant que le père sommeillait, la main pendant mollement de l'accoudoir du fauteuil, le fils plongeait dans les pages « faits divers ». Les photos excitaient son imagination d'enfant, panneaux « stop » méchamment enfoncés, maisons en feu, mères éplorées... Et surtout, les meurtriers.

Ah, les meurtriers. Trop rares à son goût. En frissonnant, Victor détaillait à la loupe leurs regards torves ou vides avant de les entourer de plusieurs rangées de bouclettes insistantes.

Ensuite seulement il s'attaquait aux pages « sport » et « politique », avant de passer aux petites annonces, si serrées les unes contre les autres, aux marges si étroites que c'en était un scandale.

C'était au point que sa mère consulta le médecin de famille.

- Il va s'user l'os scaphoïde, décréta celui-ci. Qu'il aille plutôt jouer dehors, sous la neige.

La mère de Victor toutefois, qui ne pouvait rien refuser à son fils unique, continua de l'alimenter en crayons et en cahiers qu'elle achetait à la papeterie par lots de quatre. Rapidement, faute de place, elle prit l'habitude de les jeter dans la cheminée au fur et à mesure. De toute façon, les séries de signes que Victor alignait sur les pages n'avaient aucun sens.

Afin d'éviter les histoires avec son mari, elle interdit formellement à Victor de gribouiller sur le Bien Public. Victor promit et les années passèrent sans encombre.

Cependant, l'engouement de l'enfant pour les crayons ne faiblissait pas. À chaque visite chez un membre de la famille ou un ami de ses parents, il faisait une razzia, ce qui s'avérait relativement facile dans la mesure où les stylos font partie des objets que l'on perd avec le plus d'insouciance.

Victor eut la chance de grandir à cette époque bénie où le stylo-bille supplanta le stylo-plume en moins de temps qu'il ne faut pour remplir un cahier de boucles régulières. Il cacha ses larcins sous son matelas jusqu'au jour où un grand ménage de printemps sonna sa perte.

- Qu'est-ce qu'on va faire de toi, mon pauvret ? se lamenta sa mère.

- Éfrifain, répondit sans se démonter le petit Victor qui venait juste de perdre sa première incisive. Moi fe feux éfrire des lifres.

- Écrivain ? Tu ne veux pas plutôt fabriquer des remorques, comme papa ?

- Non.

Le petit Victor insista. Il serait écrivain, rien d'autre. Pas pompier, pas policier, pas même pilote de fusée ni président de la République.

Sa mère soupira.

Elle n'avait pas dormi depuis trois jours, accrochée jusqu'à l'aube à ce bouquin d'un jeune auteur inconnu qui lui flanquait des cauchemars affreux.

- Qu'il en soit ainsi, lâcha-t-elle, résignée. Après tout, tu seras peut-être le prochain Stéphane Kingue.

Victor ne saurait jamais à quel point la fatigue joua un rôle dans la bénédiction accordée si facilement par sa mère.

De joie, il entama un nouveau cahier à la couverture orange, assortie au papier peint de sa chambre.

C'était décidé. Il serait écrivain.

Quarante-deux années de boucles plus tard, Victor n'est pas écrivain.

Ni même éfrifain.

Au cours de la décennie précédente, il a étalé ses tripes dans quatre romans. Il les a envoyés, d'abord aux grandes maisons d'édition, puis aux moyennes, puis à toutes. Il a rédigé des mémos, des biographies, des résumés en quatre-cent-quatre-vingt-dix-neuf caractères. Il a essuyé des refus polis, des refus neutres et des absences de réponse.

Il s'est obstiné. A contacté des standards. Adressé des mails, des courriers. S'il avait pu, il aurait faxé, envoyé des pigeons apprivoisés ou des 3915 PARPITIÉ. Il a tout fait, sauf tatouer sa prose sur son dos pour que les plagistes puissent avoir accès à ses textes. L'idée était tentante, mais son dos trop petit.

Bref, Victor a le désespoir chevillé au corps.

Jusqu'au jour où un numéro le fait basculer sur un numéro, qui le fait basculer sur un numéro, et il tombe sur Nadège Galopine, éditrice.

La bouche pleine de meringue, elle le prend au téléphone. Dès qu'elle comprend à qui elle a affaire, elle essaye de se débarrasser de lui. Mais Victor s'accroche. Enfin, il tient l'occasion de comprendre, bon dieu, pourquoi ses romans ne retiennent pas l'attention qu'ils méritent. Alors il insiste, comme ce jour où il a tenu tête à sa mère dans la chambre aux murs oranges.

Gênée, Nadège Galopine balbutie quelques banalités avant de l'expédier verbalement bien loin de sa boîte à best-sellers. Au fin fond des terres australes, par exemple, quelque part où il pourra refroidir ses ardeurs littéraires.

C'est sans compter la détermination de Victor. À présent qu'il tient un nom, il prend le train et campe devant l'hôtel particulier des Éditions Confins du Crime. Les Éditions 2C, en version courte, installées dans un petit immeuble cossu équipé de balcons en fer forgé d'où les employés peuvent regarder les auteurs avaler des Tranxen comme des bonbons.

Même si cela risque de s'avérer douloureux, Victor est bien résolu à obtenir une réponse argumentée.

Il est loin d'être naïf. Il sait que son insistance joue contre lui. Il le sait, mais ne peut pas s'en empêcher. C'est humain. Passer le doigt dans la flamme du gaz, tout le monde l'a fait.

Tiraillé par le doute, Victor se ravitaille aux Délices de Théophile, la boulangerie du coin de la rue. Au troisième jour de siège, il entre au culot. Se présente à l'accueil, clame un rendez-vous avec Nadège Galopine et s'engouffre dans l'ascenseur sans laisser à la réceptionniste le temps de signaler l'intrus.

L'air de celui qui sait où il va, il fonce dans les couloirs sans se retourner, sans saluer personne, sans même répondre au jeune homme roux qui l'interpelle timidement.

Contre toute attente, ses efforts portent leurs fruits : il finit par dénicher Nadège Galopine dans le bureau 403, du glaçage collé au menton.

Dès qu'il se présente, il reconnaît dans son regard la lueur de l'animal pris au piège. Comme elle regrette de lui avoir adressé la parole, à présent ! Tout ça pour un malentendu : il était tard, elle était fatiguée, elle a confondu Arthur F et Victor F, quelle idiote... À part le nom de famille, rien en commun. Une future star des librairies face à un anonyme sans talent, Léonardo di Caprio face à Léonard du Cap d'Agde.

Comme il insiste, elle se résigne à arracher le pansement d'un coup sec. Elle gobe le reste de sa religieuse au café en une bouchée et sort du bureau pour ne pas rester seule avec l'auteur, on n'est jamais trop prudent avec ces gens-là.

Pourquoi accepte-t-elle de le recevoir ? Plus tard, au fond de sa cellule, Victor en sera réduit aux suppositions. Par pitié, par inexpérience ? Par culpabilité ? Ou simplement, parce qu'elle n'ose pas refuser, à présent qu'il se tient là, les yeux de chien battu, pas rasé depuis trois jours ?

Les employés présents dans l'open space ne lèvent pas les yeux. Victor se demande lequel, parmi eux, a décidé que ses textes étaient bons pour la poubelle.

- Bons pour la poubelle, je ne dirais pas cela... » Nadège Galopine l'a installé dans un coin de la pièce, en équilibre précaire sur un tabouret haut. Depuis le passage de l'ergonome, les accidents du travail ont doublé aux Éditions 2C. « Non, vos textes ont d'innombrables qualités, mais ne correspondent pas à notre ligne éditoriale. Ils manquent de... comment dire ? De...

- Réalisme ? suggère Victor. Parce que je me suis beaucoup documenté sur...

Elle le coupe aussitôt. Quelles plaies ces écrivains. Non seulement ils écrivent, mais en plus ils parlent. C'est agaçant. En plus, on la coupe au milieu de son goûter.

- Plutôt de...

- De style ?

- Le style est correct.

- D'originalité ?

Elle penche la tête.

- Ah, je n'arrive pas à mettre le doigt dessus...

- D'action ? De suspense ? Dites-moi, je suis prêt à m'améliorer.

- De vie ! Voilà. Ils manquent de vie.

- De vie ?

- De vécu, j'entends.

Victor fronce les sourcils.

- C'est-à-dire ?

Agacée, Nadège Galopine essuie discrètement ses doigts sur le rebord de la table. Victor se force à détacher les yeux des traces sucrées et insiste auprès de l'éditrice.

- Ils manquent de vécu, qu'est-ce que vous entendez par là exactement ?

- Eh bien, vous voyez... Comment expliquer ? Vous faites la cuisine ?

- Hum... Non, pas trop.

Nadège Galopine pose la question pour la forme. Elle non plus ne cuisine pas. Elle préfère manger.

Les pâtisseries et les romans constituent ses mets préférés. Poussée par une boulimie contre laquelle elle ne peut pas lutter, elle dévore les uns comme les autres à longueur de journée puis, arrivée au point de saturation où l'écœurement dépasse la gourmandise, elle les vomit, les uns comme les autres.

- Je vois, dit-elle. C'est fâcheux. Vous savez, le lecteur a déjà tout goûté. Il mange chinois, il mange marocain, il mange mexicain. Il enchaîne les tartes, les ragoûts, les couscous. Le soir il dîne dans des étoilés. Le week-end, il retrouve les plats de son enfance chez mémé. Il est blasé. Il n'a plus faim.

- Il n'a plus faim ?

- Non, il n'a plus faim. Il est gavé. Alors pour ouvrir son appétit, il faut twister ses papilles, trouver l'ingrédient qui donnera du peps... Il faut du mordant, du piquant. Il faut du relief, Monsieur... ? F, oui, c'est ça, Monsieur F. Il faut casser les codes, bouger les lignes ! Le lecteur ne veut pas qu'on lui sature le palais avec une sauce trop sucrée. Il ne veut pas de soupe fadasse.

Déstabilisé, Victor cherche dans la pièce le regard d'un autre être humain. Curieusement, cette tirade culinaire lui donne des envies de choucroute alsacienne. Trois jours qu'il avale des jambon-beurre.

- Vous comparez mes textes à de la soupe fadasse ? hasarde-t-il.

Un pincement douloureux lui transperce l'abdomen. L'alignement de bouclettes lui tient tant à cœur que le reproche le fait souffrir physiquement.

Nadège Galopine hésite. C'est le moment d'asséner le coup de grâce.

- Si c'est ce que vous pensez, c'est que vous n'avez rien compris. Vos textes sont très bien. Disons, intéressants. Un peu. Mais ils manquent de...

- De vécu ?

- Voilà !

Elle sourit, soulagée d'avoir enfin fait mouche.

Elle se trompe. Devant l'air égaré de Victor, elle est obligée de développer.

- Par exemple... Prenons votre vie personnelle. Vous êtes marié ?

-Oui.

-Et... ?

- Et quoi ? » fait Victor en se demandant quel type de réponse elle peut bien attendre. « Oui, je suis marié. J'ai une femme et deux enfants. Comme tout le monde.

-Je vois...

Les épaules de l'éditrice s'affaissent. Elle montrerait une réaction plus joyeuse à l'annonce d'une maladie incurable. Un silence, puis, une lueur d'espoir dans le regard :

- Vous ne seriez pas transgenre, par hasard ?

- Pas que je sache.

Décidément, cela s'annonce mal. L'aspirant auteur ne fait aucun effort.

Il n'est jamais allé en prison. Il n'a jamais été otage d'une organisation terroriste, ni même du plus insignifiant saucissonnage de quartier. Il n'est parent d'aucune célébrité et n'a aucun abonné sur les réseaux sociaux, pour la bonne raison qu'il n'y possède pas de compte.

Rien à en tirer.

Elle cherche une autre approche.

- Vous faites quoi, comme métier ?

- Je travaille pour une société d'import-export. Je gère les stocks.

- Les stocks ?

- De boîtes.

- De boîtes ?

- Des emballages, si vous préférez. Des boîtes en carton, en plastique, en papier mâché...

Nouvelle grimace.

- Je vois.

Elle voit surtout qu'il n'est ni de ceux qui se montrent, journaliste ou homme politique. Ni de ceux que l'on jette en pâture, policier ou prof. Ni même de ceux qui intriguent, prêtre ou gynécologue, par exemple.

- Vous pourriez...

L'adulte en lui laisse la place au petit garçon aux poings serrés, en salopette de velours bordeaux et coupe au bol.

- Non, dit-il.

Il veut simplement écrire ses romans et être publié, à l'ancienne. Ce n'est tout de même pas la mer à boire que de comprendre cela, bordel ! Ce n'est ni une question de notoriété ni d'argent. Lui, ce qu'il veut, c'est qu'on lui laisse une chance.

Et oui, il est un employé de bureau honnête et hétérosexuel, dans la moyenne, sans aspérité, sans peps ni relief. Il assume. Et cela ne change rien à ce qu'il écrit.

Nadège Galopine cligne des paupières et pense fortement au baba au rhum qu'elle achètera aux Délices de Théophile pour effacer le souvenir de cet odieux Victor F. Pour l'heure, il s'agit de mettre un terme à cette discussion stérile.

- Je ne suis pas là pour vous donner des conseils, conclut-elle en faisant mine de se lever. Mais si je peux me permettre... ?

Victor, le menton posé sur la main, en plein désarroi :

- Dites toujours...

- Vivez un peu plus. Faites des choses nouvelles pour enrichir votre imaginaire. Accumulez les expériences, tentez l'inédit. Je ne sais pas, sauvez un enfant des flammes, faites-vous embaucher à la Maison blanche, d'accord ? Perdez-vous pour mieux vous retrouver. Il faut créer l'événement. Arrêtez d'être insignifiant. Hein, mettez-y un peu du vôtre !

Assommé, Victor dégringole de son tabouret.

Dans le couloir, un jeune homme roux, très pâle, lui lance un regard anxieux. Encore un jeune auteur, assurément.

- Nadège Galipette ?

- Galopine, vous voulez dire ?

N'y allez pas, veut lui dire Victor. Au lieu de cela, il indique le chemin. Le gamin le remercie du bout des lèvres. Encore un sacrifié de la littérature. Si jeune, et encore une longue existence de déception devant lui.

En quittant l'hôtel particulier, Victor se demande si se jeter sous le métro serait une expérience suffisamment excitante pour Nadège Galopine, et en conclut que non. Franchement, c'est d'un banal.

Les erreurs les plus savoureuses sont celles que l'on commet en toute connaissance de cause.

(Coquin de sort, une enquête de Léo Libiamo)

Comment en est-il arrivé là ?

Victor avait des projets. Et voilà que petit à petit, il bascule dans l'amertume. Emploi moyen, vie de famille moyenne, projets raisonnables à court et moyen terme. Quel ennui.

Qu'a-t-il accompli de notable depuis vingt ans ?

Mariage à la mairie de Dijon, embauche à Boîtes & Cie. PEL, premier enfant, achat de la tondeuse à gazon. Deuxième enfant, vacances en Normandie, difficultés progressives et insidieuses à lire les petits caractères.

Et ensuite ? À quoi s'attendre ? Première coloscopie, calvitie, club de bridge ? Discours de la Patronne lors de son pot de départ à la retraite, intérêt soudain pour les notices de médicaments ? Visionnage lubrique des cérémonies des miss France, maison de retraite, boum ?

Dire que Sandra n'est pas emballée relève de l'euphémisme. Une ride verticale sépare son front en deux parties symétriques.

Victor le sait, la ride signe le début des ennuis. Deuxième étape, le grincement de dents. La troisième étape étant le canapé. En vitesse de croisière, il navigue généralement entre la première et la deuxième.

- J'ai bien entendu ? Tu veux faire du saut en parachute ?

De retour après trois jours d'absence, il vient de lui résumer son entrevue avec Nadège Galopine.

Sceptique, elle remplit l'arrosoir miniature et accorde une mesquine goutte d'eau à chacun des quarante cactus de sa collection. Seule l'aiguille mojave reçoit trois gouttes, par le truchement d'une discrimination positive qui dure depuis des lustres.

L'aiguille mojave. Un cactus de type globulaire, aux aiguilles tellement longues et résistantes qu'elles pourraient, selon la légende, percer le cœur d'un homme. Celles du chouchou de Sandra atteignent les sept centimètres. À la connaissance de Victor, elles n'ont encore percé aucun cœur.

- Sauter en parachute, je ne vois pas en quoi ça va t'aider à écrire des livres.

Il ne prend pas la peine de lui expliquer. Lui-même n'est pas tout à fait convaincu d'avoir compris le lien de cause à effet. Les conseils de Nadège Galopine ont libéré un fauve qu'il ne maîtrise pas encore.

Le détachement de Sandra le refroidit. Au début, pourtant, elle croyait en son talent.

Victor appuie l'index sur un piquant de l'aiguille mojave. La pointe s'enfonce légèrement dans la peau de son doigt.

- Fous la paix à mon cactus.

- Le saut en parachute, je n'ai jamais essayé.

- Peut-être parce que tu as le vertige ? Et tu comptes le payer avec quoi, ton saut en parachute ? Avec tes droits d'auteur, peut-être ?Je te rappelle qu'on doit changer la voiture et réserver la colo de Quentin.

Intervention kamikaze de Quentin :

- En vrai, ça me saoule d'aller en colo...

La ride s'approfondit. Le môme prend des risques.

- Tu vas en colo, un point c'est tout. Ton père attendra pour faire sa crise de la cinquantaine.

Victor, vexé parce qu'il n'a que quarante-sept ans, lance imprudemment une phrase qu'il va regretter.

- Ou sinon, du saut à l'élastique.

Il doit attendre de se tenir debout sur le pont pour se souvenir que Sandra a raison.

Il a le vertige.

Tout là-haut, il se sent ridicule. Ridicule et vulnérable. Il jette un œil vers le vide et regrette de s'être entêté. Il n'assume plus son caprice de jeunisme.

Une fois enfermés dans leur chambre, hier soir, la dispute a enflé. Aigreur contre aigreur. Chaque fois qu'on le rejette en tant qu'écrivain, Victor en veut à la terre entière.

Dans leurs jeunes années, ils faisaient l'amour pour se réconcilier. Pas la veille.

Le matin même, Victor a réservé un saut et pris la voiture.

De nouveau, il essaie de se convaincre qu'il ne s'agit pas d'une crise de la quarantaine, encore moins de la cinquantaine. Qu'il a toujours eu envie de se confronter au choc d'adrénaline.

On l'a pesé, comme un veau en partance pour le grand voyage. Au creux de sa paume, le moniteur a inscrit le chiffre au feutre indélébile.

Peut-être est-il encore temps de faire machine arrière ? Il aura perdu quatre-vingts euros et voilà tout. Pas besoin de l'avouer à Sandra. Ce sera leur petit secret, à lui et son égo.

Eh bien, bravo ! commente Léo Libiamo en retirant son chapeau pour se masser les tempes. Quand je pense que j'ai sauté dans la mer du Nord depuis un hélicoptère en vol - alors que je ne sais pas nager. J'ai regardé mon grand amour se vider de son sang, on m'a agressé avec toutes les armes existantes. J'ai été séquestré par des narco-trafiquants, perdu dans la montagne, et j'en passe. Et toi, tu te dégonfles ? Tu attends quoi, que je t'applaudisse ? Que je couvre ton petit mensonge honteux ?

Victor ignore la voix dans sa tête et jette un coup d'œil sur la main de sa voisine qui pèse une bonne vingtaine de kilos de moins que lui. Celle-ci lui lance un sourire radieux. Dans un brouillard d'anxiété, il remarque ses jolis yeux bleus.

- À l'origine, c'était un rite initiatique du Vanuatu. Le saut à l'élastique, je veux dire. Pour devenir des hommes, les garçons devaient sauter d'une tour, les chevilles attachées par des lianes.

- Ah, je ne savais pas, dit Victor.

- Première fois ?

- Oui. Toi aussi ?

Sur le pont, le tutoiement s'est rapidement imposé. La peur rapproche.

Au préalable, afin de parer à toute interrogation de dernière minute, ils ont eu droit à un cours magistral sur les conditions de sécurité et le déroulement du saut, ce qui n'a pas suffi à rassurer totalement Victor.

- Moi aussi, première fois, répond Yeux Bleus avec une petite grimace d'excuse. J'ai la trouille. Tu veux bien passer devant ?

Coincé. Victor envisageait justement de lui céder la politesse. Aucune aucune envie de se jeter dans le vide, ni aujourd'hui ni demain ni jamais. Même si le matériel est changé tous les cent-cinquante sauts alors qu'il peut en supporter dix fois plus, même si les mille et un fils de latex réunis dans une ganse non torsadée sont tricotés à la main par des ouvriers spécialisés.

Ce n'est pas une question de confiance. C'est le vide. Le vide est grand, et le vide est vide. Quoi qu'en disent les habitants d'une petite île du Pacifique, se jeter d'un pont va à l'encontre du bon sens.

Autour de Victor, les vétérans des sauts font des selfies. Ils pirouettent, seuls ou à plusieurs, pendant qu'on attache ses chevilles avec une large bande de velcro.

Yeux Bleus l'encourage du regard.

À contrecœur, il avance vers le bord en maudissant Nadège Galopine. Au passage, il maudit également Sandra et ses remarques mesquines, ainsi que Léo Libiamo. Tu ne perds rien pour attendre, mon ami - la prochaine fois, je te jette dans le feu ou je t'enterre vivant, avec juste une petite clochette victorienne pour signaler ta présence.

Victor tire sur la corde pour en tester la solidité.

Le moniteur du haut fronce les sourcils et teste à son tour l'élastique de toute la force de ses biceps saillants.

- Quelque chose ne va pas ?

Musclor le rassure sans cesser de mâcher son chewinggum. Tout va bien. On le change quand même d'équipement. Au cas où.

Tout le monde regarde Victor se faire déficeler puis reficeler.

Quand vient son tour, il hésite, recule, peste contre sa stupide fierté. Il renonce une première fois, laisse passer une famille enjouée, se sent honteux. Boum-boum. Les battements de son cœur refusent de se calmer, les salauds.

Il ferme les yeux et saute.

- C'était l'éclate, hein ?

Victor reprend péniblement son souffle pendant que le moniteur du bas le libère avec nonchalance. Sa tête tourne comme un manège, sa gorge est irritée. Plus jamais ça.

Quelques minutes plus tard, Yeux Bleus atterrit, sourire radieux et joues roses, queue-de-cheval de traviole.

- Je n'ai jamais entendu quelqu'un crier aussi fort, dit-elle. Alors ? Ça t'a plu, finalement ?

- Oh oui, ment-il sans ciller.

C'est seulement sur le chemin du retour que Victor prend conscience de son exploit. Son euphorie s'élève au même rythme que le dénivelé entre le fond de la gorge et le parking où il a garé sa vieille Fiat.

Il a sauté dans le vide. Quatre-vingt-dix mètres de chute libre, pas mal pour quelqu'un qui a le vertige.

La fierté n'a jamais rendu personne invulnérable. Dans la montée pierreuse, il s'accroche le pied dans une racine sèche et se tord méchamment la cheville.

- Ça arrive tous les jours, commente le moniteur d'en bas en le ramassant. Les gens sont tellement heureux qu'ils se cassent la gueule dans les cailloux.

Victor doit s'appuyer sur lui pour clopiner jusqu'au parking.

- Tu vas pouvoir conduire ?

Il marmonne un ridicule « ça va aller » puis s'assoit sur un rocher pour appeler Sandra. Évidemment qu'il ne peut pas conduire. Il n'a pas fini d'en entendre parler. Jusqu'à son lit de mort, au moins, et même après. Quand Sandra et lui gambaderont parmi les angelots mélomanes, il y aura toujours quelqu'un pour l'asticoter. Victor, c'est lequel, déjà ? Mais si, Séraphin, souviens-toi : Victor, c'est celui qui s'est fait une entorse en marchant sur un caillou parce qu'il ne voulait pas assumer sa crise de la cinquantaine...

Depuis son rocher, Victor regarde le parking se vider peu à peu. Les sauteurs rentrent dans leurs foyers. Une famille épanouie, un sportif buriné, un retraité qui réajuste son sonotone, un jeune homme roux un peu voûté. Victor croit reconnaître le jeune auteur. Drôle de coïncidence.

- Je te ramène ?

Victor surmonte son orgueil et finit par accepter la proposition d'Yeux Bleus. S'il se débrouille bien, il pourra filer se faire poser un strap et revenir dans la journée, d'une manière ou d'une autre. Au besoin, JC acceptera certainement de le déposer.

Yeux Bleus a un nom. Lisa. En plus d'être jolie, elle est bavarde, ce qui dispense Victor de meubler le silence.

Plus ou moins son âge, divorcée. À son actif, deux grands garçons nourris au grain qui lui offrent des aventures à sensation pour toucher leur héritage plus tôt. Depuis, elle est devenue accro à l'adrénaline et a rédigé un testament pour instituer son chat légataire universel.

En retour, Victor passe sous silence toute considération matrimoniale.

- Et alors, le saut ? C'est une occasion particulière ?

En quelques phrases, il résume son face-à-face avec Nadège Galopine, les codes à casser et les papilles à twister.

Lisa se marre. De légères pattes d'oie, aucune ride verticale.

- Tes romans, c'est quel genre ?

Retenu par la pudeur, Victor tâtonne un moment avant de lâcher le morceau.

- Des polars, essentiellement. J'aimerais essayer autre chose, mais mon détective finit toujours par ramener sa fraise. Je suis condamné à écrire son histoire.

Condamné à perpette, confirme Léo Libiamo. Le châtiment des écrivains.

Aux cahiers de son enfance ont succédé des carnets à spirale, plus maniables, pour prendre des notes, ainsi qu'un ordinateur blanc doux au toucher qu'il surnomme son petit agneau.

- J'ai arrêté et repris plusieurs fois, par périodes, confie-t-il à Lisa. C'est une addiction. Parfois je me dis que je vais tout arrêter, que ça ne sert à rien, et j'enferme l'agneau au fond de l'armoire. Jusqu'à ce qu'une idée géniale me vienne et me force à acheter un nouveau carnet. Dernièrement, j'ai commencé l'histoire d'un type qui recherche sa mère naturelle jusqu'aux Montagnes Rocheuses.

- C'est ton cas ?

- Pas du tout. Je suis né à Dijon.

- Putain, tu crains. » Lisa sourit. « Bon, pour ce qui est de la prison ou du séminaire, ça me semble un peu radical. Ceci dit, ouvrir ses horizons, d'une manière générale, ce n'est jamais une mauvaise idée. Quand je me suis séparée, j'en ai profité pour faire tout ce que j'avais laissé de côté pendant des années.

- Comme quoi ?

Concentrée sur la route, elle repousse une mèche qui lui vient dans les yeux. De profil, ses pupilles translucides laissent passer l'or du soir.

- De petites choses, pour commencer. Renouer avec de vieilles copines. Manger japonais le vendredi - il déteste. Puis j'ai commencé à visiter les pays de sa blacklist. L'été dernier, je suis allée en Inde.

Victor jette un coup d'œil sur la conductrice et s'enfonce dans les méandres de la réflexion. Une idée est en train de prendre forme dans son esprit.

L'heure du bilan n'a pas sonné. Pas encore.

À l'arrivée, ils s'échangent leurs mails. Remonté à bloc, il promet de lui raconter ses exploits dans le monde merveilleux de l'inconnu.

Sa première histoire construite vit le jour au Collège Henri Bellechose, nommé d'après un illustre inconnu qui passa cinq minutes de sa vie à orner les plafonds des monastères de Bourgogne dans le courant du XV° siècle.

« Écrivez l'autobiographie d'un objet, ordinaire ou extraordinaire ».

Victor relut trois fois le sujet.

Depuis son entrée à la grande école, dans la classe de Mademoiselle Morille, il s'était quelque peu fâché avec les bouclettes.

Afin de satisfaire aux exigences sociales, il s'était efforcé de transformer ses gribouillages en lettres, en syllabes puis en mots, et ce, n'ayons pas peur de le dire, totalement contre sa volonté.