Erhalten Sie Zugang zu diesem und mehr als 300000 Büchern ab EUR 5,99 monatlich.
Comme tout le monde le sait, les molvens sont de petites créatures insupportables mais attachantes, et dotées d'une fâcheuse tendance aux cachotteries. Alors, lorsque l'une d'elles décide qu'un garçon de 13 ans, Daniel Zéphyr, doit l'aider à sauver son peuple, celui-ci n'est pas au bout de ses peines. Parce qu'être pris d'une envie soudaine de se rouler dans la mousse des bois en mangeant des champignons, passe encore... Mais quand le molven prend un malin plaisir à se faire passer pour lui dans toute la ville, les ennuis commencent! Accompagné de ses nouveaux amis (Boniface que sa mère oblige à jouer de l'accordéon, Nino le scientifique et Natacha qui est une fille), Daniel n'aura d'autre choix que de se lancer dans l'aventure.
Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:
Seitenzahl: 237
Veröffentlichungsjahr: 2024
Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Chapitre 16
Chapitre 17
Chapitre 18
Chapitre 19
Chapitre 20
Chapitre 21
Chapitre 22
Chapitre 23
Chapitre 24
Chapitre 25
Chapitre 26
Chapitre 27
Chapitre 28
Chapitre 29
Chapitre 30
Chapitre 31
Chapitre 32
Chapitre 33
Chapitre 34
Chapitre 35
Chapitre 36
Chapitre 37
Chapitre 38
Chapitre 39
Chapitre 40
Chapitre 41
Chapitre 42
Chapitre 43
Chapitre 44
Chapitre 45
Chapitre 46
Chapitre 47
Chapitre 48
Chapitre 49
Chapitre 50
Chapitre 51
Chapitre 52
Chapitre 53
Chapitre 54
Chapitre 55
Chapitre 56
Chapitre 57
Chapitre 58
Chapitre 59
Plus personne ne viendra, à présent. Il est trop tard.
L’eau lèche mes jambes, remonte le long de mon dos. La nuit tombe rapidement. La marée monte encore plus rapidement. Je tente de me hisser sur les rochers à l'aide de mon bras gauche, celui qui semble plus ou moins en état de marche.
Je glisse. Une grosse vague me mouille entièrement. Elle est glacée. J’essaye de garder la tête hors de l’eau, tant que je peux.
Engourdi par le froid, je cesse de résister et la mer finit par me recouvrir. L’eau sombre entre dans mon nez, dans ma bouche, brûle ma gorge. Je ferme les yeux.
Une forme bleue se tient au-dessus de moi. Je sens les embruns, la brise dans mes cheveux, une main sur ma joue.
Je suis en larmes.
« Manger un champignon », telle est ma première pensée du matin.
Je veux dire, j’ai littéralement envie de mordre dans un gros champignon bien dodu, bien ventru, alors que pourtant je déteste ça. Et ça ne date pas d’aujourd’hui. Depuis toujours, impossible d’en avaler une bouchée. Je les traque, même ceux que maman cache dans les omelettes ou les pizzas.
Une fois debout, je fais coulisser les rideaux violets à licornes (choisis par Rose, quelle question) avant d’ouvrir la fenêtre en grand. Il fait moche.
C’est fou cette envie de champignons.
En plus, quelque chose crépite dans ma tête, un crachotis désagréable, comme si j’avais de l’eau dans l’oreille.
La voix d’Astrid me parvient depuis la cuisine, impérieuse :
– Daniel ! Qu’est-ce que tu fais ? Dépêche-toi !
Grommelant, je saute dans mes chaussons trop petits tandis que des visions de cèpes et de girolles sautillent à travers mon cerveau embrumé. Ça craint.
De toute façon, tout – ou presque – craint depuis que nous sommes à Fort-Briac.
– Tu as vraiment une tête à faire peur aujourd’hui, me lance Astrid au moment où je passe le seuil de la cuisine. Tu vas avoir un succès fou au collège...
Mort de rire.
Le collège. Voici l’une des raisons à mon humeur maussade. Hier, première journée dans le nouveau collège, en plein mois de mars. L’horreur.
– Ça va bien se passer, avait promis maman. Il faut le temps de trouver sa place.
– Surtout ne te fais pas remarquer, avait conseillé Astrid. Le collège, c’est la jungle.
– Daniel ? Ça ne va pas ?
Astrid se penche vers moi, soucieuse, son rideau de longs cheveux blonds balayant le dessus de la nappe. Elle a le même visage sérieux que maman, ses yeux bleus, ses traits réguliers. Une vraie fleur des champs de quinze ans et demi. Elle fronce son joli petit nez et cherche mon regard dans le bol de corn flakes.
Je marmonne : « Mal dormi ».
Je ne vais quand même pas lui parler de mes envies de champignons ni des crachotis qui vont et viennent dans ma tête depuis que je me suis levé.
Discrètement, je frotte mes oreilles pour dissiper cette impression désagréable qui refait surface.
– Tu t’es fait des copains ? questionne Astrid.
C’est quoi cet interrogatoire ?
– Pas encore.
C’est peu de le dire. J’ai l’impression que tout le monde m’ignore. Sauf les profs, ce qui est encore pire.
Rose, malicieuse :
– Et toi Astrid, tu t’es fait des copains ?
Pour toute réponse, elle reçoit un coup de torchon.
J’adore mes sœurs. Mais pas ce matin. Ce matin, sans appétit, je patauge dans les céréales qui restent coincées dans ma gorge, bouchée après bouchée. Alors qu’un bon champignon...
Un coup d’œil à la porte vitrée du four me confirme ce que je redoutais : j’ai la pire sale tête de ma vie. Je suis un zombie. Sous ma touffe de cheveux noirs ébouriffés, des yeux gonflés, des cernes grisâtres qui me descendent jusqu’au milieu des joues. Je suis au bout de ma vie.
– Je file, le bus arrive, annonce Astrid en tapotant la tête frisottée de Rose.
D’un geste gracieux, elle enroule autour de son cou une écharpe de douze mètres de long qui dégage une odeur fleurie.
– Bonne journée les gnomes !
La porte se referme derrière elle dans un claquement léger.
Alors que je me lève pour débarrasser mon bol, en mode esclave (mère qui travaille trop et père qui ne sert à rien sauf à nous faire déménager au milieu de nulle part en cours d’année), je surprends le regard inquisiteur de Rose fixé sur moi. Sa petite bouille innocente est toute chiffonnée.
– Quoi ?
– Je t’ai entendu pleurer, cette nuit.
Sa franchise brutale me déconcerte un peu. À treize ans, aucun garçon n’a envie d’être surpris en train de pleurer. Venant de n’importe qui d’autre, j’aurais nié.
Au lieu de cela, je soupire profondément.
Rose s’approche de moi et m’enlace de ses deux bras minces comme des haricots. Elle sent la fraise.
– Tu as encore fait le rêve ?
Je hoche la tête. Je sais très bien de quel rêve elle parle. Celui où je me noie. Depuis que nous habitons à Fort-Briac, je le fais toutes les nuits. Cela doit être la proximité de la mer qui me rappelle de mauvais souvenirs.
Rose lève vers moi ses grandes billes claires.
– Quand tu pleures, ça me rend triste aussi.
– Je sais, Rosinette.
Pendant que je me retournais dans mon lit cette nuit, essuyant mes larmes, j’avais une conscience aiguë de la respiration régulière de ma sœur à l’autre bout de la pièce. De sa respiration, du vent contre les volets, du plancher qui craque, d’un souffle salé sur mon visage.
Une impression mal définie me revient à l’esprit, que je ne parviens pas tout de suite à cerner. Elle s’éloigne dès que j’essaie de l’attraper. C’est énervant.
– Rose ? Tu n’as pas remarqué quelque chose, cette nuit ?
– Comme... ?
Je ne peux tout de même pas lui avouer que j’ai cru sentir une présence au-dessus de mon épaule, que j’ai cru, du coin de l’œil et dans le noir, voir deux yeux dorés.
Ma crédibilité est en jeu.
Je bafouille « non non rien » en attrapant mon sac à dos et mon blouson. Puis je repose mon sac à dos et mon blouson pour aller faire semblant de me brosser les dents et m’habiller.
Par habitude, je passe le doigt sur la forme qui se trouve à l’intérieur de mon poignet, plus claire que ma peau, trois petits cercles concentriques en relief qui viennent d’on ne sait où. Je tire ma manche par-dessus les cercles.
Pas la peine d’attirer l’attention, la journée promet d’être longue.
Et encore, ce que je ne sais pas, c’est que le pire reste à venir.
Le jeune Profiteur porte la marque.
C'était la première fois que j'en voyais un d'aussi près. Je l'ai observé, aussi immobile qu'un rocher.
Il s'agit d'un garçon (du moins je le suppose, au vu de ce que m'a raconté Galtiz), assez petit pour son espèce, mince, aux cheveux sombres bouclés et un peu emmêlés, aux oreilles rondes sans aucun intérêt. Seuls ses yeux, d'une étrange couleur de fougère, ne sont pas entièrement repoussants.
Il n'a pas l'air bien méchant. Pourtant, je le sais, il ne faut pas s'y fier. Ce sont des monstres en puissance.
Hazenor ne s'est toujours pas réveillée. Par moments, on ne distingue presque plus la couleur de la Sève sous sa peau. Le Grand Bullier a beau dire qu'il faut respecter le Cercle, je refuse de la laisser partir. Son heure n'est pas arrivée, j'en suis sûr. Tout ça, c'est de la faute des Profiteurs.
Le garçon est venu plusieurs fois de suite, à l'heure bleue, alors que je sortais à peine de la Bulle.
Il marchait dans le bois, simplement, en ce début de Réveil, humant l'arôme des bourgeons tout neufs, faisant craquer les feuilles endormies. Il passait son doigt sur les écorces, épousant leurs reliefs comme je le fais souvent. Comme s'il éprouvait une émotion.
Le Gardien de la Porte, surtout, semble l'intriguer, avec ses deux bras désespérés levés vers le haut dans une prière silencieuse.
C'est là que j'ai vu la marque sur son poignet, j'ai compris tout de suite pourquoi une force inconnue me poussait vers lui.
Avant de me faufiler sous la clôture, j'ai attendu la profondeur de la nuit.
La fenêtre du garçon était fermée. Je me suis concentré afin de me remémorer mes Apprentissages : faire le vide dans mon corps, laisser la Sève couler librement, me fondre en liquide...
Une fois à l'intérieur, j'ai commencé à étouffer. Mes yeux ont balayé l'obscurité afin de localiser le garçon : facile, il était là, à droite de la fenêtre. À l'autre bout de la pièce, une deuxième respiration rythmait le silence.
j'ai commencé ce pourquoi j'étais venu.
Soudain, le garçon s'est retourné dans son lit en laissant échapper un faible gémissement, m'obligeant à reculer légèrement. Le sol a craqué, je ne pouvais pas me permettre de trahir mon camouflage, les conséquences seraient désastreuses – pire encore, impensables, pour moi comme pour le Clan.
Il avait l'air presque inoffensif, ainsi, allongé les yeux fermés. Mais qu'est-ce qu'il est laid ! j'avoue, quand on est soi-même séduisant comme moi, les autres paraissent d'autant plus laids en comparaison.
Tout est de leur faute, à ces sales Profiteurs. Si ce n'était pas contraire aux lois du Clan, je l'aurais bien étranglé dans son sommeil. Mais je n'étais pas venu pour ça.
j'ai repris mon travail lentement, concentré sur mon but. C'était plus facile que ce à quoi je m'attendais. Très vite, le garçon a été secoué de quelques sanglots silencieux, puis une grosse larme a percé sous sa paupière, argentée sous la lumière oblique de l'astre bien-aimé.
M’efforçant de me fondre dans le décor, je me suis penché au-dessus de lui et j’ai tendu le doigt vers sa joue.
Si cela ne suffît pas, je reviendrai, autant qu’il le faudra.
Gris, moche, qui sent le chou-fleur. Le collège de Fort-Briac ressemble beaucoup à mon ancien bahut. Je peux parcourir le trajet en vingt minutes à pied, grâce à une passerelle qui surplombe la route nationale et le cimetière.
Sans aucun doute, Fort-Briac est une petite ville calme. Très calme, même. Située à proximité d’un bras de mer qui s’enfonce de plusieurs kilomètres dans les terres, la végétation a cet aspect enchanteur des bords de mer : des landes couvertes de bruyères, de petits bois, de gros bouquets d’hortensias à tous les coins de rue.
Je me plains pour le principe, mais en fait, j’adore.
Depuis les collines alentours, on embrasse toute la côte, les falaises à pic surplombant la mer d’un bleu profond, la minuscule plage où s’entasse la jeunesse briacienne les week-ends.
Nous habitons rue des Lilas, à l’extrémité de la ville, tout contre la forêt. C’est un quartier résidentiel, prétend maman, avec des maisons proprettes et des jardins fleuris. Mais j’ai compris que c’est le quartier des pauvres, ceux qui ne peuvent pas habiter en centre-ville ni dans les luxueuses villas situées de l’autre côté de la rivière qui coupe la ville en deux.
Je fais semblant de ne pas le savoir, pour ne pas lui faire de peine. Je partage ma chambre avec ma petite sœur Rose. Elle est ravie. Moi, j’aurais préféré être tout seul. Mais voilà, en tant que sœur aînée, Astrid a mis le grappin sur la petite pièce, relégué les parents sous les combles où mon père a également son atelier ; Rose et moi devons donc partager la grande chambre du rez-de-chaussée.
En fait, ce n’est pas si mal. Depuis mon lit sous la fenêtre, j’ai une vue directe sur la forêt. Le Bois Perdu, c’est son nom. Un sous-bois odorant, avec un petit ruisseau, l’Adèle, qui, avant de grossir pour traverser la ville, serpente entre les arbres, les saules et les chênes, les noisetiers et la mousse toute douce.
Je dis ça comme si j’habitais ici depuis toujours, alors que nous sommes là depuis moins d’une semaine.
Je presse le pas. En retard dès le deuxième jour, ça commence mal.
Une fois sur la passerelle, le vent de la mer qui souffle en rafales me pique les joues et me laisse sur les lèvres un goût salé. Je n’arrive pas à me défaire de l’impression que quelqu’un me suit. Je me retourne. Personne.
Aux abords du collège, les élèves se font plus nombreux et se regroupent, par deux, par trois, par troupeaux.
Je sors mon carnet de correspondance et le montre au pion qui me fait signe de passer d’un geste indifférent. Un peu étourdi, je regarde autour de moi, cherchant où poser mon attention, quand je croise de nouveau ces yeux en amande que j’ai déjà remarqués hier et qui attendent la sonnerie près du portail, attentifs sous une frange brune coupée un peu en biais. Leur propriétaire s’appelle Natacha, c’est ma voisine et elle est dans ma classe. (Pas très compliqué, il n’y a que deux classes de cinquième.)
Natacha, calme et mystérieuse sous ses écouteurs, croise mon regard et je reste scotché à ses prunelles de velours.
À ce moment-là, deux événements se télescopent. Je me sens rougir, à mon grand désarroi ; et puis, exactement au même instant, alors que je piétine sur place comme un âne indécis, une poigne de fer m’attrape brutalement par le col du blouson et me soulève quelques centimètres au-dessus du sol.
C’est Matt, l’un des gars de ma classe.
D’un geste violent, il me pousse dos contre le mur. Je manque de tomber sous le choc. Qu’est-ce qu’il me veut ? Depuis hier, pourtant, je n’ai pas encore eu l’occasion de faire de faux-pas.
Comme il me dépasse largement, il doit se pencher pour approcher son visage furieux tout près du mien.
– Zéphyr... C’est ça, hein ? Hein ?
Pas très évolué comme conversation. Il me secoue par le col pour m’obliger à répondre. J’acquiesce. C’est bien moi.
Deux pas derrière lui, ses lieutenants montent la garde en me toisant de haut en bas, bras croisés.
Matt semble être le chef de la bande avec sa voix grave et son nez de boxeur. De près, je distingue un début de moustache sur sa lèvre supérieure. (Moustache, c’est un grand mot. Disons qu’il a trois poils.)
– Alors, Zéphyr, laisse-moi t’expliquer un truc, mec. Inès, c’est chasse gardée. Personne ne l’accompagne à la bibliothèque. Personne ne lui récite de poèmes vaseux. Sinon, y a des conséquences... Capito ?
Euh... En fait, non. Pas capito du tout. Mais de quoi parle-t-il ?
Inès, je vois qui c’est, dur de la louper : une petite blonde avec un gros chignon sur la tête et des bracelets plein les bras, qui parle fort et mâche du chewing-gum comme une vache.
Je ne lui ai jamais adressé la parole. Je n’ai d’ailleurs aucune intention d’adresser la parole à aucune fille pendant les dix prochaines années.
Bref, jamais de la vie je ne lui ai parlé, encore moins récité de poème. Non mais un poème ? Il me prend pour La Fontaine ou quoi ?
– C’est pigé, Zéphyr ?
Comme Matt semble attendre une réponse, je bredouille un vague « honhon ».
Je suis trop stupéfait pour avoir peur. Cela ressemble plutôt à une séance d’intimidation destinée à affirmer sa place dans le petit monde du collège.
– Je n’ai pas envie de me répéter, dit-il.
Les copains de Matt rigolent. Je connais bien ce genre de types, il y en a dans tous les collèges. Ils passent leur temps à s’interpeller bruyamment et à se donner des claques dans le dos. De petits coqs, dirait Astrid.
Il me secoue encore un peu, juste pour la forme cette fois, et plante ses yeux enfoncés dans les miens une dernière fois avant de relâcher son étreinte, puis agite son index juste sous mon nez.
– Je te tiens à l’œil.
Les jambes en coton, je le regarde s’éloigner. Son dos à angles droits remplit parfaitement son blouson doré matelassé.
Je viens de me faire menacer par un type qui porte une couverture de survie sur le dos.
Et je ne sais même pas pourquoi.
Et le pire :je jurerais qu’Inès vient de me faire un clin d’œil en passant.
Pour l’école, ma devise : « Ni cancre ni intello ». Sans être un élève modèle, je travaille assez bien pour ne pas faire de vagues. Pas trop bien non plus, faut pas pousser.
Ce matin, j’ai mon premier cours d’histoire-géo avec M. Legris qui est aussi notre professeur principal.
Comme la veille, je m’installe à l’une des rares places disponibles de la classe : tout seul, au premier rang sur un bureau défoncé.
J’attends. Contrairement aux autres enseignants, M. Legris ne semble pas s’apercevoir de ma présence.
Il n’est pas du tout gris, ce prof. Au contraire, son physique est assez remarquable. Il doit compenser son nom par son apparence : haut comme un lampadaire, les jambes démesurées, vêtu d’un costume à carreaux bleus et moutarde. On dirait une grande cigogne multicolore.
Toujours un léger crachotement dans mon oreille.
Le prof s’approche de mon bureau et fait un geste ample en direction du tableau.
À contrecœur, je me traîne jusqu’à l’estrade comme un condamné à mort. Dans la classe, les élèves se sont redressés sur leur chaise, à l’affût d’une bonne occasion de divertissement. M. Legris serait coutumier des scènes de cirque improvisées que ça ne m’étonnerait pas. Ils s’en réjouissent d’avance, les chacals.
Il s’assoit à son bureau pendant que je me tortille devant le tableau, mal à l’aise.
À côté du radiateur, un élève au visage poupin et aux joues de hamster me lance un regard plein de compassion. Je remarque sa raie sur le côté bien nette.
– À qui avons-nous l’honneur ?
– Euh... Daniel Zéphyr.
– Zéphyr ? Quel nom charmant... Les lieux où se lève l’étoile du soir, où le soleil éteint ses derniers feux, ajoute le prof en me souriant.
– Hein ?
Je ne suis pas très sûr de ce que je dois répondre.
– Eau vide, dit-il. (Je ne cherche même pas à comprendre.) Zéphyr était la personnification du vent d’ouest dans la mythologie grecque, mais vous le saviez sans doute ? Non ? Où étiez-vous avant d’arriver parmi nous ?
Je débite quelques banalités sur mon ancienne vie, en essayant d’en dévoiler le moins possible. Tous les regards sont pointés sur moi, mi-intéressés, mi-moqueurs. Natacha regarde par la fenêtre.
– Rejoignez votre lieu de villégiature, finit par dire M. Legris en désignant ma chaise au premier rang. Je crois que nous allons bien nous entendre, Daniel Zéphyr.
Je regagne ma place, le rouge aux joues. Bien nous entendre ? C’est la honte. Personne n’a envie d’être le chouchou du prof.
– À ce propos, Daniel Zéphyr, reprend-il. Vos camarades ont-ils porté à votre connaissance le voyage scolaire aux Monts Brûlés ?
Quelle question. Bien sûr que non. Personne ne m’adresse la parole, à part Matt pour me menacer, et la dame de la cantine pour m’obliger à prendre de la purée violette (le truc qui n’existe pas dans la vraie vie).
Je marmonne un « non », fais un petit sourire d’excuse.
J’apprends alors qu’il s’agit d’un massif volcanique situé dans le centre du pays, nommé ainsi en raison de la présence d’anciens volcans endormis ayant connu dans le passé tellement d’éruptions violentes que le sol y est resté noir et infertile, comme calciné.
C’est dans cette région charmante que nous devons passer trois jours délicieux en mai, à faire de la randonnée et cueillir des fleurs des champs pour notre herbier ou je sais pas.
– C’est une région très intéressante du point de vue sédimentaire, explique M. Legris en dépliant de nouveau ses échasses pour se lever. Nous avons étudié les différents types de reliefs. Vous également, j’imagine, Daniel Zéphyr ?
Cette manie de m’appeler Daniel Zéphyr. Je déteste ça. Il ne peut pas me lâcher ?
– Plus ou moins, dis-je dans un marmonnement.
– La région comporte également quelques géoglyphes tout à fait exceptionnels. Voyons voir, qui sera notre grand gagnant aujourd’hui ? demande-t-il d’un ton joyeux. Où trouver une main innocente... (Je me recroqueville.) Daniel Zéphyr ! Vous êtes l’incarnation de la main innocente. Donnez-moi un chiffre entre 1 et 27. Allons, soyez aventureux. Nous vous écoutons.
Je tourne la tête à droite et à gauche, pris au piège. Tous les regards sont fixés sur moi, insistants, inquiets, agacés. Je me sens très nerveux.
Je croise le regard d’Inès qui, à mon grand étonnement, forme un cœur avec ses doigts ; puis celui de Matt qui passe un index rageur sur sa gorge à mon intention.
Déglutissant péniblement, je finis par lâcher :
– Douze.
La gagnante du jour est Wendy-Mai. Elle fait partie du même groupe de filles qu’Inès, celui des filles populaires. Tout de suite, elle me fait penser à un chat, fine, souple et fière, glissant sans bruit jusqu’à l’estrade d’où elle me foudroie du regard. Je suis mal à l’aise. Tout en elle est sombre, ses yeux plissés, étirés vers les tempes, ses cheveux de jais, son tempérament vénéneux. Si je regardais les filles – ce qui n’est pas le cas – je dirais qu’elle est jolie version sorcière.
Aux questions du prof sur les géoglyphes, elle est incapable de répondre et cherche à noyer le poisson. Toutefois, elle ne se démonte pas, ne rougit pas (contrairement à moi qui ai le visage en surchauffe).
Elle semble indifférente. Pourtant, je sais que ce n’est pas le cas, car ses narines palpitent. C’est l’avantage d’être assis devant. L’inconvénient étant que je reçois de plein fouet ses coups d’œil de panthère tueuse. « Je ne vais pas te louper », disent-ils.
Finalement, elle écope d’un 6 sur 20. Le garçon au visage rond et à la raie sur le côté, désigné d’office, se racle la gorge avant de débiter d’une traite et sans respirer :
– Le-mot-géoglyphe-vient-du-grec-gê-la-terre-et-gluphein-graver-un-géoglyphe-est-un-ensemble-de-motifs-tracés-au-sol-sur-de-longues-distances-qui-ne-sont-visibles-que-d’une-très-grande-hauteur-comme-ceux-deNazca-au-Pérou-qui-sont-les-plus-connus. (Il est obligé de s’arrêter pour reprendre sa respiration, laissant l’air remplir sa cage thoracique dans un sifflement de locomotive puis reprend, un peu moins rapidement.) Ils datent de plusieurs milliers d’années. Ils peuvent être en terre creusée ou en gravier ou en pierres empilées. Ce sont des formes géométriques ou des dessins en lien avec les rituels ou l’astronomie.
Au bout de sa vie, le garçon se laisse tomber sur sa chaise.
– Correct, Boniface, adjuge M. Legris. Cependant, efforcez-vous de parler moins vite. La nature vous a doté d’un langage articulé afin de vous faire comprendre de vos pairs.
Quand la cloche sonne, je jette mes affaires dans mon sac à dos tandis qu’Inès passe derrière moi en me frôlant. J’ai envie de fuir le plus loin possible.
– Daniel, m’interpelle M. Legris. Vous passerez me voir après les cours.
Tout le reste de la journée, je me traîne comme un mortvivant. En maths, je refais trois fois les mêmes calculs avec trois résultats différents. En sport, je suis choisi en dernier pour constituer les équipes de basket, après la fille asthmatique qui fait huit fois mon poids ; et quand je reçois le ballon dans le nez, je n’arrive pas à déterminer s’il s’agit d’un accident ou si Wendy-Mai m’a visé exprès.
À la cantine, ce n’est pas mieux. On nous propose une substance non identifiée avec une sauce aux champignons de Paris. Or, je déteste les champignons. Mon envie matinale de girolles me semble d’ailleurs très loin et très floue. Surtout, très mystérieuse.
Est-ce que cela tient à Fort-Briac, mais tout ici a un petit air de cauchemar éveillé : deux yeux dans ma chambre, une fille inconnue la bouche en cœur, un prof qui torture ses élèves... Et puis quoi encore ?
J’étale la nourriture dans mon assiette et tâte mon nez, douloureux à l’endroit où j’ai reçu le ballon.
Est-ce que je vais pouvoir participer au voyage scolaire ? Tout dépendra du prix. Maman travaille déjà tellement dur, j’aurais mauvaise conscience de lui demander de l’argent. Moi, j’ai les poches vides. Astrid ne me prêtera jamais ses économies. Rose, elle, me donnerait toutes les pièces de sa tirelire les yeux fermés, la main sur le cœur. On en revient toujours à mon père.
Le cours de français passe dans un brouillard. D’un geste machinal, je passe le pouce gauche sur ma cicatrice. C’est une habitude, quand je suis préoccupé, comme d’autres se rongent les ongles ou tournent leur mèche.
Comme j’enfonce le poing dans la poche de mon blouson, renversé en arrière sur ma chaise, ma main touche un petit morceau de papier plié en quatre.
Je le sors et l’ouvre machinalement, avant de le cacher aussitôt dans ma paume, le souffle coupé. J’ai peur d’avoir bien lu.
Que fait ce papier dans ma poche ?
Comme au ralenti, je me rejoue la scène à la fin du cours d’histoire-géo, quand Inès est passée derrière moi et que j’ai senti une légère pression contre mon dos et ma hanche... C’est un cauchemar.
Le dissimulant sous mon bras, je déplie le morceau de papier pour le relire.
« On se retrouve à la sortie. Inès. » Suivi d’un cœur.
Quelle poisse !
Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça ? Pourquoi cette fille à qui je n’ai jamais parlé me court-elle après ?
Cela n’a aucun sens. Ce n’est pas comme si j’étais beau ni cool ni rien.
Je jette un coup d’œil derrière moi. Pas de chance, elle regarde justement dans ma direction et m’adresse un petit signe de la main. Se pourrait-il que j’aie fait sa connaissance, et que je ne m’en souvienne pas ?
Non, vraiment, aucune chance. Elle ne passe pas inaperçue, avec sa doudoune rose bonbon et son parfum qui donne envie de vomir.
Assis juste derrière elle, Matt se penche sans arrêt pour lui glisser quelques mots à l’oreille qu’elle chasse d’une main distraite, comme pour se débarrasser d’une mouche.
Si je me rends à son rendez-vous, Matt va me tuer.
Non, tout bien pesé, ma seule chance est de l’éviter en quittant le collège très vite, avant elle. Malheureusement, le prof d’histoire-géo m’attend dans son bureau à la fin des cours pour me donner les formulaires pour le voyage scolaire. Je dois me dépêcher si je veux avoir une chance de survivre à Inès.
Je me perds dans les couloirs en cherchant la salle des profs. Après m’avoir vu passer trois fois devant lui, le gardien a pitié de moi et m’indique enfin le chemin.
Lorsque je sors, un moment plus tard, Inès est là, plantée à côté du portail dans son inévitable doudoune rose dont elle a remonté le col pour se protéger du vent. Le jour diminue déjà, et il bruine.
Nerveuse, elle jette d’incessants coups d’œil de tous les côtés en ignorant Matt qui l’attend quelques mètres plus loin.
Je crois deviner leur conversation :
Lui, impatient : « Tu viens ? »
Elle, un peu agacée : « J’attends quelqu’un. »
Le cauchemar...
Je décide de retourner sur mes pas et d’attendre un peu. Elle va bien finir par se lasser.
Pour passer le temps, je déambule dans les couloirs en lisant les informations placardées sur les murs. Des notes de musique, plus ou moins agréables, me parviennent depuis une salle à l’étage.
Dix minutes plus tard, je tente un coup d’œil par la fenêtre. Inès est toujours là. Elle a mis sa capuche. Dix minutes plus tard, elle est encore là. Je trépigne. Les notes plaquées d’un piano me plongent dans une légère mélancolie. Le soir commence à tomber. J’ai envie de rentrer chez moi.
– Qu’est-ce que tu fais là ? lance soudain une voix sonore, celle du gardien du collège, gros trousseau de clés à la main. On va bientôt fermer les portes. Rentre chez toi, ordonne-t-il en me conduisant fermement jusqu’à l’entrée principale.
Je tente ma chance, de mon ton le plus poli :
– Je ne peux pas rester encore un peu s’il vous plaît Monsieur ?
– Non.
Voilà qui est clair.
J’hésite. Je n’ai aucune envie de me retrouver face à Inès. Peut-être y a-t-il une autre sortie ?