Égrégoria - Maude Schneider-Robain - E-Book

Égrégoria E-Book

Maude Schneider-Robain

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Beschreibung

Si un jour, par un incroyable hasard, vous traversiez ce village, vous vous extasieriez devant l'authenticité de son ancienne église, vous feriez un tour en canot sur la rivière millénaire, vous admireriez la forêt, puis, enchantés, vous rentreriez chez vous, dans votre petit appartement moderne. Mais si au cours de votre visite, quelqu’un vous racontait qu’il existe un passage, une faiblesse dans la trame qui sépare les mondes, et que ce petit village n’a qu’une seule vocation, protéger un de ses portails, oseriez-vous embarquer avec lui ?


À PROPOS DE L'AUTEURE


Originaire du limousin, Maude Schneider-Robain est une mère de famille (très) nombreuse le jour, et romancière la nuit. Grande lectrice, à l'âge de huit ans, Maude passe de l'autre côté de la barrière en écrivant ses premiers essais. Mais c'est bien plus tard, en 2021, qu'elle décide de se lancer en donnant naissance à Égrégoria. Encensé par la critique, il est vite publié, et s'annonce d'ores et déjà comme classique du genre.

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Maude Schneider Robain

Égrégoria

Roman

ouvrage a été composé et imprimé en France par les

Éditions La Grande Vague

Site : www.editions-lagrandevague.fr

3 Allée des Coteaux, 64340 Boucau

Tous droits de reproduction, d’adaptation et de traduction intégrale ou partielle réservés pour tous pays.

ISBN numérique : 978-2-38460-075-5

Dépôt légal : Novembre 2022

Les Éditions La Grande Vague, 2022

Prologue

H-4

Les fins nuages cotonneux s'effilochent autour des cimes acérées. Bien protégée comme au creux d'un giron doux et profond, la vallée somnole en ce crépuscule printanier, frais et humide. La cloche de la vieille église égrène huit coups cristallins qui se réverbèrent sur les eaux paisibles du lac et les hautes parois de granit gardant le col. Quelques silhouettes vêtues de robes longues, des châles en laine sur les épaules, se hâtent à pas menus en direction de l'édifice religieux, rasant les murs et se tassant parmi les ombres de crainte d'être aperçues. Au creux de leur paume, quelques pièces, juste le prix d'un cierge ; pas un petit que l'on achète pour remercier, non, un grand, un beau, que l'on offre en supplique dans l'espoir de voir ses prières exaucées. Au creux de leur cœur, une image, un portrait, le rire d'un enfant, la voix de celui qu'elles ont porté neuf mois, allaité, aimé et que l'on menace de leur arracher. Sur leurs lèvres, prête à jaillir, une prière pour que les Protecteurs ne choisissent pas leur petit, qu'elles ne soient pas forcées d'accepter l'insigne honneur d'être la mère d'un futur Protecteur… d'un enfant dont l'existence au village ne devra plus jamais être évoquée.

Avant l'aube, en cachette afin que nul ne les surprenne, elles vont prier pour qu'une autre famille, une autre mère cache ses larmes, dissimuler son cœur déchiré, sourire et effacer le disparu de sa mémoire.

Toute la nuit elles viendront les unes après les autres, les mères de la vallée. Toute la nuit elles trembleront et feront semblant de dormir. Toute la nuit, les statues des saints et de la Vierge seront baignées par la chaude lueur des bougies.

Chapitre 1

Guenièvre

Nuit de la Révélation

C'est cette nuit que l'un de mes camarades de la vallée va disparaître, la veille de la Saint Jean, la veille de la Révélation.

Dans le lit qui me fait face, ma sœur dort à poings fermés. Je distingue à peine sa silhouette dans le clair-obscur de notre chambre, mais sa respiration résonne à mes oreilles, lourde, régulière, comme exempte de toute inquiétude. Comment peut-elle dormir ainsi ? Dans ma poche, le briquet de papa pèse contre ma jambe. L'ultime cadeau de ma famille au cas où ce serait moi qui disparaîtrais cette nuit.

La couture de ma robe légère frotte contre ma hanche me poussant à me tourner pour ne plus la sentir. Je suis restée habillée, délaissant ma chemise de nuit, comme tous les autres Bientôt-Révélés. Ma gorge s'assèche brutalement à cette pensée. Non. Ce ne sera pas moi. Je n'ai rien d'une guerrière, d'une protectrice. J'essuie mes paumes moites contre le drap rêche qui me couvre. Une vague odeur de lessive s'accroche encore au tissu. J'inspire profondément pour calmer mon cœur qui tressaute dans ma poitrine. C'est l'odeur de la maison, de chez moi, de mon refuge. Je ferme les yeux. À défaut de dormir, peut-être arriverais-je quand même à me reposer un peu. La journée de demain sera longue. Il vaudrait mieux que je sois en forme.

J'essaye de me concentrer sur les instructions que l'abbé Freissac nous a communiquées, pour la cérémonie de demain soir. Ma robe blanche est suspendue dans mon armoire, prête à être portée pour la première fois. Le collier de perles de buis est posé sur ma table de chevet. Je sais que si je le regarde, je verrais ses grains luire avec délicatesse à la maigre lueur de la lune. Pas de chaussures. Nous devrons marcher pieds nus pour la cérémonie. Quel clan vais-je intégrer ? Les Lieurs qui partagent leur esprit avec leur animal-frère ou les Prophètes ? Je sais que je ne devrais pas avoir de préférence. Les deux clans du village sont aussi respectables l'un que l'autre, aussi indispensables et pourtant je ne détesterais pas me lier à un animal comme un pinson ou une hirondelle. Je pourrais voir à travers ses yeux lorsqu'il vole haut dans le ciel, sentir le vent sous ses ailes. Ce serait merveilleux. Et ma sœur ? Quel clan lui conviendrait le mieux ? Ma sœur.

Je visualise son visage derrière mes paupières closes. Regard vert pailleté d'or, pommettes hautes, taches de rousseur éclaboussant son visage, folles mèches rousses et ces fossettes que j'adore, mais qu'elle espère gommer en ne souriant jamais. Aucun doute, nous sommes de véritables jumelles, d'un physique aussi semblable que nos caractères diffèrent.

Je la revois encore, consternant notre mère, le jour où elle est revenue à la maison, cheveux taillés courts au ciseau, pétillante de fierté, expliquant avec enthousiasme la manière dont elle avait réussi à piéger au collet les deux lièvres bruns qui pendaient sur son épaule. La vue des pauvres bêtes mortes m'avait soulevé le cœur. Notre mère s'était lamentée sur sa chevelure massacrée, mais notre père l'avait félicitée avec une chaleur que je ne lui avais jamais vue jusque-là.

Et si c'était elle qui disparaissait ? Si c'était elle que les Protecteurs emmenaient dans leur forteresse ? Si c'était elle qui devait renoncer à sa vie pour devenir un Égrégore, une entité magique combattant jour après jour, siècle après siècle, pour repousser la Nuée et protéger notre monde ?

À cette idée, mes paupières se relèvent violemment, comme des volets poussés énergie, tandis qu'un tremblement irrépressible s'empare de tout mon corps. Non. Je ne dois pas penser à cette éventualité. Nous sommes dix-huit cette année à avoir fêté notre quinzième anniversaire. Dix-huit Bientôt-Révélés. Les chances pour que l'une de nous deux soit choisie sont faibles. Dix-huit … mais seuls dix-sept intégreront l'un ou l'autre clan demain.

Un concert d'aboiements éclate brutalement, plein de fureur et d'agressivité. Je me redresse et tends l'oreille, le cœur battant. Les sons se répercutent sur les hautes falaises de la montagne, rendant leur localisation difficile, mais il me semble que cela provient de l'autre extrémité de la vallée, où se situe l'ancienne mine qui s'est effondrée l'hiver dernier. Le spectacle des gouffres béants exhalant une vapeur nauséabonde, là où s'élevaient les maisons de plusieurs amies de ma mère me revient en mémoire. Jamais une telle catastrophe ne nous avait frappés. Jamais monsieur l'abbé n'avait dû organiser tant de services funéraires. Jamais nous n'avions perdu tant de villageois.

En dessous de notre chambre, le lave-vaisselle s'interrompt après une dernière vidange. Les chiens se taisent. Le silence envahit la maison, presque palpable.

En comparaison, ma respiration et celle d'Hermance-Marie me semblent assourdissantes. Un coup d’œil au réveil lumineux sur ma table de chevet m'apprend qu'il sera bientôt minuit. Tout juste lisible, je peine à discerner le titre de l'ouvrage qui m'apaise toujours lorsque je suis angoissée : Les Fleurs du Mal.

Renonçant à demander à Baudelaire de m'apporter un peu de sérénité, je me rallonge et referme les yeux, mais je sais déjà que je ne dormirais pas.

Une mélodie légère, à peine fredonnée, me fait ouvrir les yeux en sursaut. La voix est proche, trop proche. Mon regard balaie la chambre, à la recherche d'une menace tapie dans l'ombre. Elle n'est pas tapie, bien au contraire. Au centre de la pièce, altière, une apparition digne des plus beaux portraits du Moyen-Âge me contemple. Un fin sourire recourbe ses lèvres délicatement rosées. Ses yeux ressemblent à deux étoiles de Ceylan piégées au centre d'un visage à l'ovale parfait. Quant à ses cheveux, ils paraissent blancs tant leur blondeur nimbée de lune scintille dans l'obscurité. Le fredonnement s'apaise, avant de s'éteindre complètement. Je devrais être terrorisée, mais mon cœur bat à un rythme paisible, presque paresseux.

Le sourire de l'apparition s'accentue tandis qu'elle tend une main vers moi. Je sais ce qu'elle attend. Je dois la rejoindre. Je repousse le mince drap de coton qui me recouvre et quitte mon lit. Un tintement dans ma poche me fait froncer les sourcils. Qu'est-ce donc ? Un objet lourd pèse contre ma cuisse et en un éclair, je retrouve la raison.

Un tremblement me saisit tandis que je fais un pas en arrière. Les creux de mes genoux heurtent durement le sommier. La douleur finit de dissiper la fascination qui me tenait captive. Si j'ignore qui est cette femme, je sais qui l'envoie. Les Protecteurs. Ainsi, c'est moi qu'ils ont choisi cette année. À l'instant où cette pensée me traverse l'esprit, tel un trait de feu brûlant, je sens ma résolution s'affermir, durcie au contact de cette flamme. Je n'irai pas. Jamais. Je deviendrai une Lieuse ou une Prophétesse, je ferai des études en littérature française, je me marierai, j'aurai des enfants, mais jamais je ne deviendrai une Protectrice.

Les traits de l'apparition se durcissent, comme si mes pensées lui étaient accessibles. Elle est toujours très belle, mais son visage n'est plus aussi parfait, aussi hypnotique. Même sa chevelure a perdu de l'éclat.

— Tu préfères donc la manière forte, jeune Guenièvre. C'est dommage. Je m'attendais à bien mieux de ta part. On m’avait parlé d'une jeune fille réfléchie et intelligente, mais je ne vois que lâcheté et enfantillage devant moi. Tu aurais mieux fait de laisser mon sort te bercer et chasser ton angoisse. Ton départ aurait alors été une joyeuse aventure pleine de promesses et d'espoir. À la place, tu devras effectuer la traversée en toute conscience et crois-moi, franchir le portail n'a rien d'agréable, même après plusieurs siècles d’expérience.

La mention d'un portail me trouble, mais ce n'est rien comparé à l'affolement qui me saisit lorsqu'elle franchit la distance qui nous sépare en deux enjambées décidées. Sa main se referme sur mon bras comme la pince d'un homard saisissant un malheureux poisson. Le pauvre n'a aucune chance d'y échapper et moi non plus. Malgré tout, j'essaye de me jeter en arrière de tout mon poids. Peut-être pourrais-je lui échapper, si je suis assez rapide.

À ma grande surprise, mon corps rebondit sur le matelas, libre, avant de retomber sur le tapis élimé, quasiment aux pieds de mon adversaire. Je rampe frénétiquement en arrière. Arriverais-je atteindre la porte ? Elle est à moins d'un mètre et si je parviens à la franchir, je pourrais courir réveiller mes parents. Ils sont appréciés au village et pourront peut-être obtenir que la Protectrice me laisse ici, qu'elle porte son choix sur quelqu'un d'autre, l'un de ceux qui rêvent de les rejoindre. L'arrière de mon crâne cogne contre la cloison de bois. Je me remets debout d'un bond, tournant le dos à l'apparition. La porte me fait face, elle est à moins de vingt centimètres de mon nez. Ma main poisseuse de transpiration agrippe la poignée et la fait pivoter. Je m'attends à chaque instant à sentir la poigne de la Protectrice s'abattre sur mon épaule, me tirer en arrière, mais rien ne vient. L'instant suivant je suis dans le couloir, hurlant de toute la force de mes poumons. Je fais irruption dans la chambre de mes parents, mais ils ne réagissent pas. Leurs silhouettes inertes ne sont agitées que par leurs ronflements. Je saute, atterrissant violemment sur ma mère, la secoue, l’appelle, mais elle ne bouge pas plus qu'une poupée de son. J'essaye de marteler l'épaule de mon père, sans plus de succès.

La panique me serre la gorge, réduisant mes cris à de faibles geignements étranglés. Pourquoi ne réagissent-ils pas ? Sont-ils morts ? Non, bien sûr que non. Les morts ne ronflent pas, n'est-ce pas ? D'un seul coup la lumière des appliques du couloir m'éblouit. Elle a allumé. Pourquoi ? Ne craint-elle pas d'attirer l'attention de nos voisins ? À moins qu'eux aussi soient dans le même état que mes parents. Des pas résonnent entre les lambris. Elle sera bientôt là. Mon regard fouille désespérément la pièce, à la recherche d'une issue. J'hésite une seconde devant la fenêtre, mais nous sommes au premier étage. Parviendrais-je à descendre par là sans me casser une jambe ? Je dois essayer.

Hélas, les battants ne sont même pas déverrouillés lorsque sa voix retentit dans mon dos.

— Au moins, tu possèdes une certaine vivacité et un bon esprit d'initiative. Cela compense presque ton manque d'obéissance et de sens du devoir.

Sa main implacable s'abat à nouveau sur mon bras et je sais que cette fois-ci je ne parviendrai pas à me libérer. Elle me traîne, comme si je ne pesais pas plus qu'une enfant, à travers la maison toujours silencieuse. J'ai renoncé à crier, mais pas à me débattre. Si elle veut m'emmener jusqu'aux fortifications des Protecteurs, elle devra me forcer à franchir chaque mètre de notre trajet. Hors de question de lui faciliter les choses. Hélas, j'ai beau me contorsionner, tirer sur mon bras, essayer de la faire trébucher en lui donnant des coups de pied dans les chevilles, rien n'y fait. Elle m'entraîne au pas de charge dans les ruelles du village, puis sur les chemins forestiers. Mes pieds nus me causent une douleur brûlante, comme si je marchais sur des braises. Je sens chaque griffure causée par une ronce, chaque meurtrissure occasionnée par une pierre ou une racine, chaque éraflure née de ma résistance désespérée contre le frottement de la terre, mais je continue de lutter. La Protectrice a enfoncé ses ongles dans mon bras envoyant des éclairs de douleur jusque dans ma main, et je suis certaine que le liquide que je sens goutter depuis mon coude est du sang. Je suis peut-être la plus raisonnable des jumelles Randeot, mais cela ne veut pas dire que je ne suis pas capable d'être aussi bornée que ma sœur.

Bien trop vite, la canopée s'écarte au-dessus de nos têtes et nous émergeons dans une clairière que je ne connais que trop bien. Les pierres levées se découpent contre le ciel piqueté d'étoiles scintillantes. Au centre, le grand foyer garni de bonnes bûches de chêne que monsieur l'abbé enflammera pour illuminer les célébrations de la Saint-Jean et la cérémonie de la Révélation, attend son heure. En passant à côté, les talons toujours fermement plantés dans la terre et traçant deux sillons, mon cœur sombre dans ma poitrine et une marée de larmes déferle sur mes joues. Elle est bien assez forte pour me traîner ainsi jusqu'où elle l'aura décidé. Son pas est toujours aussi rapide, sa poigne toujours aussi forte, même son souffle ne trahit aucun effort. À moins de trouver une parade très rapidement, je ne parviendrai pas même à lui opposer une résistance digne de ce nom.

En un instant, ma décision est prise. Au lieu de m'opposer à elle et de la laisser me tracter, je plonge en avant, exécutant l'une de ces roulades sautées étudiées en gymnastique. À ma grande surprise, ma ruse fonctionne. Mon bras échappe à la pince brûlante qui le broyait tandis qu'une bourrasque d'espoir me gonfle la poitrine. En une fraction de seconde, je suis à nouveau debout et m'élance dans la forêt. Ma robe me gêne, la plante de mes pieds n'est plus qu'un brasier de douleur et des branches me cinglent le visage faisant perler le sang, mais je n'y prête aucune attention. Je me suis échappée. Je suis libre. Je peux rentrer à la maison. Ma foulée se fait plus longue, mon souffle plus profond, je gagne en assurance à mesure que nul bruit de poursuite ne me parvient.

Une fois franchie l'orée de la forêt, sur la mince bande de rocaille surplombant le lac, j'essaye de ralentir pour emprunter le sentier menant à la crique. De nuit, c'est une descente périlleuse, plus abrupte et jonchée de pierres roulantes qu'une sente de chèvre à flanc de montagne. À ma grande surprise, mes jambes n'obéissent plus. Une peur viscérale me tord le ventre lorsque je réalise que je n'ai plus aucun contrôle sur mon corps. Mon corps accélère sa course, mes bras accompagnent le mouvement en cadence, mes poumons se gonflent et se vident à un rythme optimal et à mon grand effroi, je me vois me précipiter vers l'à-pic. Je sais, sans l'ombre d'un doute que c'est la Protectrice qui a pris le contrôle. Veut-elle me punir en me forçant à me jeter de la falaise ? Ce serait une mort horrible, car nul doute que personne ne peut survivre à une chute pareille. Soit je heurterai les rochers à peine immergés et tous les os de mon corps se briseront lors de l'impact, soit je toucherai l'eau entre eux et sombrerai immédiatement, saisie par les mains froides et implacables des courants souterrains.

« Alors petite ? Quel est ton choix ? M'accompagneras-tu jusqu'aux fortifications sans faire d'histoires, ou préfères-tu que tes parents et ta sœur découvrent ton cadavre demain matin ? Dépêche-toi de choisir, tu cours vite et le bord de la falaise approche. »

La voix est douce, attentionnée, presque maternelle, rendant l'horreur de ses mots encore plus violente. Dit-elle la vérité ? Non, impossible. Les Protecteurs nous protègent, nous et le reste du monde, contre les attaques de la Nuée. Ils ne nous font pas de mal. Ils ne nous tuent pas.

« Très bien. Si c'est là ton choix, je le respecte. Lorsque ton dernier souffle aura franchi tes lèvres, j'irai déposer ton corps dans le jardin de tes parents pour leur éviter la peine de venir te chercher jusqu'ici. Et puisque tu refuses de faire ton devoir, je jetterai mon dévolu sur ta sœur jumelle. Sais-tu que les débats ont fait rage et que nous avons eu beaucoup de mal à décider laquelle de vous deux rejoindrait nos rangs ? »

Mon cœur manque un battement avant de reprendre son roulement en un staccato effréné. Hermance-Marie ? Si je ne me soumets pas, ils prendront ma sœur ? Laisser mes parents avec une enfant morte et l'autre disparue ? Impossible ! Ils ne s'en relèveraient pas. Ma sœur et moi sommes leur trésor, leur miracle né après quinze ans de mariage et d'infertilité. S'ils nous perdaient toutes les deux … je n'ose formuler ma pensée jusqu'au bout.

Le bord de l'à-pic n'est plus qu'à quelques mètres lorsque je ravale la boule épineuse d'amertume, de peur, de regrets et d'amour qui me consume la gorge. Je signe ma reddition d'un murmure, certaine qu'elle l'entendra.

— « Je viens. »

Tout d’abord il ne se passe rien. Mes yeux s'écarquillent d'épouvante alors que le vide se rapproche à grande vitesse. Peut-être que je me suis trompée et qu'elle ne m'a pas entendue. J'ouvre la bouche pour hurler à pleins poumons lorsque ma course commence à s'incurver, mon pied droit se pose à l’extrême rebord de la terre ferme, envoyant quelques éclats de roche dans l'obscurité avide qui s'ouvre là, puis le gauche se plante plus fermement dans le sol rocailleux, me forçant à faire volte-face me baignant le front de sueur. L'instant suivant, mon corps tourne le dos au lac et m'entraîne vers l'ombre menaçante des hauts arbres griffus.

Quelques minutes plus tard, un goût de cendres amères dans la bouche, je suis la Protectrice sur un sentier à peine visible entre les taillis. Nous avons laissé les pierres dressées derrière nous et progressons désormais vers la combe. Ce profond ravin niché au creux de la montagne n'est accessible qu'en empruntant le sentier qui serpente au fond de la faille, juste derrière la clairière. Jusqu'à cette nuit, j'en ignorais l'existence.

Clarys, puisque tel est le nom de la Protectrice qui est venue me prendre, me parle d'une voix douce, comme si elle n'avait jamais menacé de me tuer. Comme si mes tentatives de lui échapper n'avaient jamais eu lieu. Elle m'explique l'itinéraire que nous empruntons, attire mon attention sur certaines plantes et m'invite à tendre l'oreille pour reconnaître les cris des oiseaux nocturnes. Elle affirme que cela me sera utile plus tard, pour préparer des potions et transmettre des informations à distance. Je ne dis rien. À quoi bon ? Je me suis engagée à la suivre, pas à me montrer assidue ni même à m'investir dans ma formation.

Je respecte les Protecteurs, je prie pour eux avec tous les autres villageois pour leur fournir la magie et l'énergie dont ils ont besoin, et j'admire certains d'entre eux, mais je n'ai jamais rêvé de devenir l'une des leurs. Je n'ai jamais voulu devenir une magicienne, une combattante, ni participer à cette guerre éternelle qui les oppose aux démons de la Nuée.

Un curieux scintillement m'arrache à mes pensées. Un cercle, flottant à quelques centimètres du sol, nous fait face. Son pourtour irisé miroite doucement, comme une étendue d'eau calme sous les premiers rayons dorés d'une aurore d'été. Clarys s'est arrêtée à moins d'un mètre de cet étrange phénomène et j'en fais de même. Mes paumes me démangent. Ma curiosité me pousse à essayer d'attraper un de ces chatoiements semblables à de minuscules vers luisants taquins. Lorsque Clarys se tourne vers moi, je suis si fascinée par ce spectacle incroyable que je ne remarque que trop tard le rictus narquois qui tord son visage. Une violente poussée dans le dos et je plonge tête la première à travers l'anneau. Une douleur effroyable me déchire le corps, comme si on me démembrait avant de me torturer à l'aide de décharges électriques. Le néant envahit mon esprit puis… plus rien.

Chapitre 2

Guenièvre

Premier Commandement des Protecteurs : Nous protégerons le Passage, quel que soit le prix à payer.

J'ai avalé du sable. Ma langue, mon palais, même mes gencives en sont tapissées. Les grains crissent entre mes dents. Un fort parfum de poussière, de pierre et de soleil submerge mes narines. Une chaleur sèche, agressive, échauffe ma peau. Mes paupières papillonnent, sans parvenir à chasser ce voile flou qui obstrue ma vision. Je distingue du gris, beaucoup de gris, puis peu à peu, le pourtour de pierres scellées avec soin.

Un plafond ? Non, un mur. Grognant sous l'effort, je bascule sur le dos et constate deux choses. Premièrement, si les murs sont en bonnes pierres grises solidement jointoyées, le plafond lui, est en planches de bois sombre. Deuxièmement, mon corps est plus douloureux que la fois où j'avais dévalé la colline surplombant le cimetière.

Aujourd'hui encore, je frissonne à chaque fois que mon regard se pose sur cette bosse dans le paysage semblable à un hérisson habillé de ronces, de creux rocheux garnis d’arêtes saillantes et de monticules traîtreusement tapis sous des bosquets d'orties envoyant mon corps d'enfant rebondir de plus en plus bas sans laisser un centimètre carré de peau exempt de griffures, brûlures ou ecchymoses.

Luttant pour étouffer un grognement, je m'assieds avec précaution et balance mes jambes sur le côté. Une surface bouclée et rêche embrase les écorchures de mes pieds nus lorsque ces derniers se posent sur le sol. Un tapis brun, grossier, sans ornement. Le lit dans lequel j'étais allongée est un simple cadre de bois. Une mince paillasse fait office de matelas et je suspecte le large maillage de bandes entrecroisées dessous de remplir le rôle de sommier. « Rustique » est le qualificatif le plus indulgent qui me vient à l'esprit en détaillant l'unique autre meuble occupant la pièce : un coffre de bois, au couvercle plat en guise de table de chevet. Un pichet d'étain, un bol de terre cuite et un gobelet trônent dessus. Je m'empare de ce dernier avec avidité, pressée de me laver la bouche.

L'eau est délicieusement fraîche, avec une vague senteur de menthe et si j'en recrache la première gorgée dans le bol pour me débarrasser du sable, je savoure le reste de mon verre avec délice. Après avoir étanché ma soif, je dépose pichet, gobelet et bol sur le sol et retourne mon attention vers le coffre. Curieuse, j'essaye de soulever le couvercle et m'étonne de son poids. Mes bras protestent contre ce nouvel effort, mais bientôt, les planches ajustées et récemment cirées reposent contre le mur.

Un paquet de tissus gris sombre est plié au fond, couronné par une bande de cuir d'un blanc immaculé. Je m'empare de l'étoffe et, d'un mouvement des poignets, le déplie devant moi, bras tendus pour avoir une meilleure vision de ce que je tiens. Une robe, plus longue que celles que j'aime porter, au décolleté si léger qu'il mérite à peine ce nom et à la coupe si stricte qu'elle m'évoque davantage un sac de pommes de terre qu'un véritable vêtement. À moins que…

En posant le chiffon sur le « matelas », je me saisis de la bande de cuir étonnamment douce et souple, pour l'étudier avec attention. Une ceinture peut-être ? Que suis-je supposée faire ? Me changer ? Une inspection rapide de ma tenue confirme le piètre état de ma robe : lacérée, maculée de poussière, saupoudrée de sable et ornée de larges taches de terre. Irrécupérable.

Une clameur à l’extérieur interrompt mon dilemme. Trouant le mur opposé, une petite lucarne dispense une chiche lumière bleutée. Je saute sur mes pieds, ignorant la protestation douloureuse de mes muscles et me précipite vers cette ouverture sur le monde, intriguée par ce nouvel environnement. Après tout, je ne voulais pas venir ici, mais puisque j'y suis, autant en profiter pour satisfaire ma proverbiale curiosité. Pour le moment, j'ai l'impression d'avoir fait un bond de plusieurs siècles en arrière.

Un ciel, d'un bleu impossible, riche, vibrant, infini, sans le moindre nuage. Des murailles ornées de créneaux et une cour poussiéreuse égayée de rares arbres au feuillage très sombre, de quelques bancs de pierre et d'un puits.

Juste sous ma fenêtre, au centre d'un large cercle tracé dans la terre, deux hommes se font face. Le soleil implacable fait scintiller l'objet métallique que chacun d'entre eux tient dans sa main droite. Il me faut quelques instants pour comprendre que ce sont des couteaux.

— Pas des couteaux, petite, des dagues. Les Combattants aiguisent constamment leur talent dans l'art du combat armé.

La voix qui vient de retentir derrière moi, me faisant sursauter, est celle de la femme que je considère comme ma nouvelle ennemie personnelle : Clarys. Je me raidis, mais continue de lui tourner le dos, refusant de lui accorder mon attention. Si je l'ignore et reste focalisée sur cette étrange danse qu'exécutent les deux hommes, elle repartira peut-être et me laissera en paix.

— Tu devrais déjà être changée. Je t'ai laissé dormir de longues heures, mais il est temps que tu entames ta nouvelle vie. Aujourd'hui, je me contenterai de t'emmener visiter les lieux. C'est grand et il est hors de question que tu te perdes. J'ai autre chose à faire que de partir à ta recherche. Ce soir, la cérémonie officielle t'accueillera parmi nous et demain tu commenceras ta formation. Nul doute que tu intégreras le clan des Enchanteurs, ce sera donc à moi de te former pour que tu tiennes dignement ta place au sein du clan que je dirige. Tu apprendras l'art des potions qui soignent, les chants pour tisser de puissants sortilèges de protection, les danses pour tordre et forger la magie en armes redoutables contre la Nuée.

L'arrogance de sa voix agit sur moi comme le miaulement d'un chat face à un chien de chasse. Si j'avais une fourrure, je suis certaine que celle de mon dos serait déjà hérissée. Je suis sur le point de faire volte-face, oubliant ma résolution d'apathie et de résistance passive lorsque ses mots se frayent un chemin jusqu'à mon cerveau.

« Enchanteur » ? « Le clan que je dirige » ? Il existe donc au moins un autre clan que le sien, tout comme au village les Lieurs et les Prophètes qui cohabitent et se répartissent les jeunes lors de la Révélation. Je me mords les lèvres, hésitant à l'interroger davantage. Trop tard, elle reprend déjà la parole.

— Tu as dix minutes pour te changer. Puis, tu emprunteras le couloir de droite à la sortie de ta chambre jusqu'à l'escalier principal. Tu descendras au rez-de-chaussée. Je t'attendrai dans le hall. Ne traîne pas. Nous avons beaucoup à voir. 

J'entends le bruissement du tissu de sa robe, le frottement feutré de ses chaussons sur la pierre, puis la porte qui se referme. Ce n'est qu'alors que je réalise que j'avais retenu ma respiration. Un dernier coup d'œil en bas. Les deux hommes enchaînent les feintes, bloquent, sautent, virevoltent et plongent en un ballet étrangement gracieux. Avec un profond soupir, je me détourne et regagne le centre de la pièce. Sur le lit, ma nouvelle « robe » me nargue.

Quelques instants plus tard, je sors de ma chambre sans rien montrer de ma réticence. Le tissu est beaucoup plus doux que ce à quoi je m'attendais et le briquet de mon père a trouvé sa place au fond de la poche astucieusement dissimulée dans les plis au-dessus des hanches. Bien que le pan tombe jusqu'à mes chevilles, il me laisse suffisamment de liberté de mouvement pour que les degrés de pierres défilent sous mes pas sans que je n’aie à y prendre garde.

Plusieurs personnes me détaillent des pieds à la tête, mais je ne leur prête aucune attention. Ils ne m'intéressent pas plus que Clarys. Le hall est large, lumineux, s'ouvrant sur de nombreux couloirs et plusieurs pièces que je distingue du coin de l’œil. En face de moi, ma guide discute avec animation avec un homme dont l'un des parents devait être un ours. Comment expliquer sinon la pilosité qui recouvre son dos, ses bras et son torse ? Même ses sourcils broussailleux évoquent un pelage animal. Quant à ses yeux, je ne pourrais préciser leur couleur tant ils sont petits et profondément enfoncés dans leur orbite. Comme pour renforcer cette impression d'ursidé humanoïde, l'homme émet un vague grognement au moment où je les rejoins.

— Guenièvre, voici Gontran le chef des Combattants. Tu n'auras guère affaire à lui. La direction de son clan et la supervision des défenses armées ne lui laissent que peu de temps à accorder aux nouveaux Protecteurs en formation.

L'homme-Ours se tourne vers moi. Son regard fouille le mien, comme à la recherche de pensées inappropriées ou d'ombres qui ne devraient pas s'y trouver. Puis, il m'accorde un bref hochement de tête accompagné d'un son inarticulé qui pourrait passer pour quelque chose comme « enchanté », ou « bonne journée », avant de s'éloigner vers le double battant d'une hauteur vertigineuse ouvert sur la cour que je contemplais depuis ma fenêtre. Son pas lourd balance ses bras comme deux masses jumelles nécessaires à son équilibre. Je remarque que si son apparence générale m'a tout d'abord semblé négligée, son pantalon ne présente ni tache ni accrocs. Ses bottes ont été récemment cirées pour nourrir le cuir et les lanières retenant les deux épées qui se croisent dans son dos arborent des dessins abstraits cousus à petits points réguliers. Quant aux étincelles d'intelligence qui pétillent au fond de ses prunelles, ce ne sont clairement pas celles d'un esprit stupide. Pourrais-je devenir Combattante plutôt qu'Enchanteresse ? Échapper ainsi à l'autorité de Clarys ? Gontran ne me donne aucune envie de devenir son élève, mais je garde tout de même la possibilité en tête. On ne sait jamais.

À ce moment-là, une nouvelle clameur s'élève dans la cour. Clarys fronce les sourcils. Comme moi, elle a remarqué que cette vague de fond sonore ne véhicule ni excitation, ni encouragement bon-enfant. L'angoisse, la peur et la consternation se sont emparées des Protecteurs massés au-dehors.

Chapitre 3

Hermance-Marie

Lorsque j'ouvre les yeux, la première pensée qui me vient est « Ouf, je suis encore là. ». Comme à mon habitude, je réprime le large sourire qui tente d'étirer mes lèvres. Hors de question de creuser davantage ces foutues fossettes que tout le monde s'accorde à trouver « charmantes ». Quel qualificatif ridicule. À croire que les villageois s'imaginent que nous vivons encore au XVIIIème et que je rêve de me pavaner vêtue d'une de ces robes à panier aussi encombrantes que grotesques. Franchement, est-ce qu'ils m'ont bien regardée ? À quand remonte la dernière fois qu'ils m'ont vue en robe ? Voilà qui est mieux. Ces dernières réflexions ont suffi à chasser toute envie de sourire. Parfait.

Je rejette ma couverture d'un coup de pied et me tourne vers le lit de Guenièvre. Il est vide. Elle aurait tout de même pu m'attendre. Vraiment de mauvaise humeur cette fois, je me débarrasse des vêtements enfilés pour la nuit, ôte de ma poche la boussole offerte par mon père au cas où je serais l'élue des Protecteurs cette année et enfile rapidement tee-shirt, pantalon en toile légère et tennis bleu foncé. Je passe les mains dans ma chevelure courte pour la discipliner un minimum et me précipite dans le couloir avant de dévaler l'escalier en sautant la moitié des marches.

— Guenièvre ! Bourrique ! Pourquoi est-ce que tu ne m'as pas réveillée ? Tu veux que P'pa et M'ma s'inquiètent ?

Seul le silence me répond et lorsque je franchis le seuil de la cuisine, l'air est frais, sans trace de la moindre odeur de cuisine. Je jette un œil à la grosse horloge et fronce les sourcils. Six heures. Trop tôt pour le petit-déjeuner. Mais dans ce cas, où peut bien être passée Guenièvre ? Les farces ne sont pas son genre et elle n'aurait jamais fait cela aujourd'hui. Je me balance doucement, faisant passer mon poids de mes talons à mes orteils tout en laissant mon regard s'échapper vers le plafond. Une habitude prise lorsque j'étais petite et qui m'aide à réfléchir. Mes mains se ferment d'elles-mêmes en deux poings serrés que j’enfouis au fond de mes poches. Guenièvre est une lève-tôt. Elle a l'habitude de se réveiller avant moi, mais jamais elle ne descend sans m'avoir réveillée auparavant. Jamais. Un frisson glacé me secoue tout entière et mes pieds s'immobilisent tandis que mon esprit tire la seule conclusion logique de son absence.

— Hermance-Marie ? Que fais-tu debout aussi tôt ?

La voix douce qui m'interpelle me donne envie de faire volte-face et de me précipiter dans ses bras, mais si je me retourne, maman lira la vérité sur mon visage. Je reste donc immobile, incapable d'émettre un son, ne ressentant pas même la plus petite pointe d'exaspération qui me saisit pourtant à chaque fois qu'elle utilise mon prénom complet. Pour quelques secondes encore, je veux croire que rien n'a changé, que Guenièvre dort dans son lit et que la Saint-Jean de cette année ne sera que rires et réjouissances. Pour quelques secondes encore. Trop vite, je sens une main légère se poser sur mon épaule.

— Hermance-Marie ?

La voix de maman tremble un peu maintenant. Elle a compris, mais refuse encore de le croire, comme moi. J'avale péniblement ma salive et découvre que ma gorge est aussi sèche qu'un chemin de terre en pleine canicule. Je dois être forte, plus forte que jamais. Maman va avoir besoin de moi. Alors que je me raidis pour trouver la force de lui faire face, une formidable colère enfle dans ma poitrine. Ils l'ont choisie. Ma sœur. Née dix minutes après moi. Mon double. La moitié de mon cœur. Pourquoi elle ? N'avaient-ils pas assez de choix cette année ? La moitié des garçons rêvent de les rejoindre ! Même moi, j'y ai pensé. Alors pourquoi elle ? C'est une poétesse, une personnalité douce, pas une combattante !

Brutalement, je jurerai que les murs se rapprochent, m'encerclent, essayent de m'étouffer. J'ouvre la bouche pour aspirer un peu plus d'oxygène, mais l'air est brûlant. Un visage aux traits tirés, trop pâle, apparaît devant moi. Je vois la bouche de ma mère former des mots, mais un bourdonnement vrombit à mes oreilles, toujours plus fort, couvrant ses paroles. D'une main tremblante, elle couvre sa bouche et je vois ses yeux scintiller avant d'être noyé par les larmes. Les miens sont secs, incandescents.

— Je t'aime maman.

C'est tout ce que je parviens à coasser avant de perdre le contrôle de mon corps. L'instant suivant, je cours à perdre haleine, fuyant le regard de ma mère et la maison où Guenièvre n'est plus et ne sera plus jamais.

Guenièvre

Second Commandement des Protecteurs : Nos vies n’ont qu’un seul but, repousser la Nuée

Plus tard cette nuit-là, la concentration me fuit. Le spectacle qui m'entoure a pourtant largement de quoi me fasciner, mais l'image du jeune homme à peine plus âgé que moi emporté inerte sur un brancard, le regard fixe et la bouche étirée en une grimace d'horreur douloureuse, s’est imprimée sur ma rétine. Pire encore, les chuchotements résonnent encore dans mes oreilles « Encore un », « C'est terrible », « Toujours aucun remède ». Je suis arrivée en plein milieu d'une épidémie. J'aurais voulu interroger Clarys, mais elle m'a renvoyée dans ma chambre avant de disparaître derrière le brancard. J'ai failli ne pas obéir mais après réflexion, j'ai finalement décidé de me montrer raisonnable. Si une maladie infecte les fortifications, inutile de m'y exposer plus que nécessaire. Dans ces conditions, la solitude de ma chambre est probablement le lieu le plus sûr pour moi, enfin, en supposant bien sûr que la pièce ne soit pas contaminée elle aussi.

Les heures qui ont suivi ont été les plus longues de ma vie. Par la fenêtre, j'ai observé les habitants de la fortification aller et venir. L'ambiance est lourde. À force de les examiner j'ai constaté que seuls deux tenues semblent de rigueur ici : la robe longue et le pantalon. Étrangement, elles ne semblent pas assignées en fonction des sexes. J'ai vu plusieurs hommes arborer une sorte de tunique large leur tombant aux chevilles et quelques femmes se déplacer en pantalon avec juste une bande de tissu pour couvrir leur poitrine. Leur vue m'a fait rougir. Jamais je n'oserai sortir habillée comme ça.

À un moment, une de ces femmes est entrée dans ma chambre avec un plateau. Une assiette creuse contenant une soupe épaisse et froide, une large tranche de pain frais accompagnée d'un fromage dur et piquant ont composé mon repas. Elle a grimacé en voyant ma tenue et ses yeux bruns se sont assombris de désapprobation. Ses paroles résonnent encore à mes oreilles : « Pff, encore une Enchanteresse. Une combattante aurait été plus utile ! ». En temps normal, j'aurais fait un effort pour me montrer polie, mais les mots ont fusé hors de ma bouche avant que je puisse les retenir.

— Parce que tu crois que ça me fait plaisir ? Clarys est une salope et je n'ai aucune envie d'être sous ses ordres ! Je ne voulais pas venir ici !

J'ai peut-être rêvé l'étincelle de malice qui a allumé son regard. En revanche, je n'ai pas imaginé le franc sourire qui a transformé son rictus de mépris en approbation chaleureuse.

— Ah bah voilà ! Si tu oses parler comme ça à Clarys, on pourra peut-être faire quelque chose de toi. Je m’appelle Aspasie et je suis une Combattante sous les ordres de Gontran. Comme tu le vois, me voici de corvée de cuisine. Il n'a pas trop apprécié mes dernières remarques à l’entraînement.

Un haussement d'épaule et une grimace moqueuse accompagnent son commentaire tandis qu'elle dépose le plateau sur le coffre.

— Alors, comme ça, tu n'as pas envie de devenir une Enchanteresse ? Oh je ne te le reproche pas, mais j'aimerais quand même bien savoir pourquoi.