Émancipation - Fernand Maillet - E-Book

Émancipation E-Book

Fernand Maillet

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Beschreibung

"Émancipation" est un essai qui interroge l’anthropologie, à travers différentes époques, pour tenter de percevoir quelques traits de la « dynamique humaine » qui sous-tend le développement économique et social, maintenant confronté aux limites de la géosphère. Face à la suprématie de l’universel qui a favorisé la mondialisation de l’économie, le singulier émerge par une « saillance identitaire », en quête d’un ordre nouveau reposant sur une globalisation des enjeux de la planète.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Formé en sciences et techniques, Fernand Maillet a su enrichir son parcours grâce à une solide expérience en créativité, entrepreneuriat et management. Auteur de plusieurs essais, il partage un regard novateur et une expertise qui nourrissent le débat contemporain.

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Veröffentlichungsjahr: 2025

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Fernand Maillet

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Émancipation

Essai

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

© Lys Bleu Éditions – Fernand Maillet

ISBN : 979-10-422-6371-3

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

 

 

 

 

 

Préface

 

 

 

Le mythe de Prométhée nous dit que, face à l’éternité, les dieux de l’Olympe rencontraient l’ennui lorsque Zeus eut l’idée de créer des mortels pour que l’univers s’anime de leurs aventures et de leurs mésaventures. Il demanda alors au Titan Prométhée de faire naître la vie sur Terre, lequel s’en remit à son frère Épiméthée qui s’exécuta en laissant l’Homme sans défense, dépourvu des attributs qu’il avait donnés aux animaux pour survivre dans le milieu sauvage. La survie de cette espèce était donc compromise. Alors, face à la colère prévisible de Zeus, l’intelligence de Prométhée lui inspira de réparer cette erreur en donnant à l’Homme le feu ainsi que les arts et les techniques qu’il alla subtiliser respectivement à Héphaïstos et à Athéna. Mais la colère de Zeus en fût encore plus cruelle lorsqu’il sut que Prométhée les avait dérobés, et, qu’ainsi doté, l’Homme risquait l’hybris, c’est à dire, vouloir s’élever au-dessus de sa condition de mortel jusqu’à concurrencer les dieux par la démesure de ses pensées. Alors, pour que les Hommes demeurent à leur place, Zeus confia à Pandore la boîte dont les maux de l’humanité s’échappèrent en retenant la faculté d’espérer s’y soustraire1, tandis que Prométhée fût sauvé de son châtiment grâce à l’intervention d’Héraclès2. Pour sauver l’Homme de la démesure, ces maux l’ont fait Humain par la souffrance qu’ils promettent.

 

L’Homme est ainsi doté de désir et de créativité, comme métaphores du feu et des arts relevant des dieux, qui lui confèrent la capacité à « s’élever » vers les dieux tout en étant frappée d’un interdit, celui de prétendre les concurrencer. Au fond, ce que dit le mythe c’est que l’Homme est doté de la créativité nécessaire pour transformer son environnement terrestre selon son désir, mais sans jamais prétendre se soustraire à sa nature de simple mortel. Corrélativement, cette dotation engage les hommes vis-à-vis d’eux-mêmes et vis-à-vis de leurs semblables, dans un partage d’humanité, comme s’ils étaient redevables à l’égard du geste civilisationnel de Prométhée.

 

Les hommes ont donc vocation à s’instruire et à faire société, ce que Aristote traduira par « l’Homme est un animal social », après que Socrate ait énoncé : « Connais-toi toi-même et tu connaîtras l’Univers et les Dieux. »

 

Ainsi débute l’aventure humaine dont l’Histoire nous conte la distraction des dieux de l’Olympe, et la manière dont les hommes ont mis en œuvre ce qu’ils ont reçu des dieux, transmis par Prométhée, poussés par ce désir inavouable, parce qu’insensé, tapis dans le tréfonds de leur être, de vouloir échapper à leur condition de simple mortel.

 

La tension qui en résulte entre la chair et l’esprit, qui a fait dire à Platon que « le corps est le tombeau de l’âme », dynamise la marche de l’humanité partagée entre matérialité et spiritualité, entre concret et abstrait, entre réel et idéal. Une dualité dont les effets participent des souffrances que la « condition humaine » impose à l’individu, et dont il tend à s’émanciper en regardant vers la lumière de la liberté.

 

Un élan perpétuel qui va de Soi à Soi au travers d’un monde peuplé de miroirs de nous-même qui nous montrent ce que l’on est à la fois de singulier et d’universel.

 

Lorsque nous prenons possession d’une chose ou que nous apprenons quelque chose par un choix délibéré, cette chose nous parle à la fois de la singularité de nos goûts et de nos besoins, en même temps que son existence en dehors de nous, pointe le caractère universel des valeurs qui ont inspiré nos choix. Ainsi la chose choisie est à la fois un reflet de ce que nous sommes et un marqueur social. Plus généralement, « la forme sous le regard » interpelle notre sensibilité en nous la révélant3, à la lumière de notre liberté d’être.

 

Tel un kaléidoscope, les reflets nous parlent ainsi de ce que nous avons opposé au temps pour nous émanciper individuellement et collectivement de notre condition d’existence dans un cycle sans fin de la pensée se déployant entre le réel et l’idéal, entre la terre et le ciel jusqu’à nous rendre capables de rêver, voire de prendre le risque de l’hybris…

 

Alors, s’émanciper signifie changer notre rapport à nous-même et au monde, c’est-à-dire au Soi, à l’Autre et au Sociétal, en considérant simultanément le geste de Prométhée, comme invitation à nous dépasser, et la colère de Zeus, comme limite à nos prétentions.

 

Dans cette optique, par cet élan d’émancipation qui habite l’individu, c’est l’espèce humaine qui nous enjoint de la sauver d’elle-même en nous offrant pour cela l’humanité comme moyen et comme fin.

 

Cette manière d’aborder l’existence vise à mettre l’accent sur cet élan permanent à vouloir nous libérer de ce qui se dresse devant nous, et en nous, comme obstacle à notre évolution, à notre émancipation, à notre épanouissement, un élan porté à la fois par une volonté d’ordre anthropologique et par un mimétisme de pensées et d’actes d’ordre collectif.

Traversant les profondeurs du temps, les reflets des miroirs du kaléidoscope nous renseignent sur les voies d’émancipation que nous empruntons individuellement et collectivement.

 

Ce sont quelques-unes de ces voies, tel un échantillon « d’émancipations » sur le chemin qui va de l’ombre à la lumière, que nous parcourons dans cet essai pour tenter d’en percevoir, en dehors de tout parti pris, la dynamique d’ensemble dans le présent de l’évolution du monde, par-delà le singulier et l’universel, par-delà l’individuel et le collectif, vers le global.

 

 

 

 

 

Chapitre I

L’individuel

 

 

 

Rien n’est si insupportable à l’homme que d’être dans un plein repos, sans passion, sans affaire, sans divertissement, sans application. Il sent alors son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide. Incontinent il sortira du fond de son âme l’ennui, la noirceur, la tristesse, le chagrin, le dépit, le désespoir.

Pensées, Pascal

 

 

Mythe et Tragédie

 

Dans l’antiquité lointaine, le rapport de l’individu au monde, par lequel son existence se nourrit d’affects, est d’ordre poétique4. L’individu habille le réel perçu à l’aide des productions imaginaires que lui délivre l’impensée5 par l’entremise de son intuition, comme réponses aux affects qui l’assaillent.

 

L’affect est la réaction interrogative de l’être confronté au présent de son existence, et qui a besoin de rencontrer du sens pour se résoudre en expérience de lui-même. Le sensible interroge l’intelligible par un « geste6 de penser » qui confine à la question existentielle lorsque le futur de l’être s’assombrit en se confrontant à sa finitude. La sensibilité propre à la Nature humaine, à la fois corps et esprit, est alors source de désordres intérieurs, de désarroi, de souffrances.

 

Ce « geste de penser » est au cœur du rapport de l’individu au monde parce qu’il en irrigue tous les aspects dont l’étendue est incommensurable, tandis que sa prégnance taraude ainsi infiniment l’esprit naissant à la réflexion d’un regard sur lui-même lorsque l’expérience de lui-même lui échappe. Confronté aux limites de son entendement, à sa finitude, l’individu est en proie au désarroi, s’il ne s’en détourne d’un déni de pensée.

 

Alors l’esprit côtoie la profondeur béante de l’être, c’est-à-dire Chaos (Faille, Béance, en grec). Chaos est synonyme de néant, de vide, c’est à dire d’absence de toute chose, et en l’occurrence d’absence de réponse. En nommant cette perception primordiale du tréfonds de l’être en proie à lui-même, la mythologie grecque l’a extériorisée en l’érigeant en principe.

 

La mythologie grecque a fait de Chaos le principe primordial en le plaçant à l’origine de tout, avant que naisse la lumière, source de vie, qui n’est autre que le sens que l’individu rencontre dans son rapport au monde par l’entremise de son entendement. Chaos est donc « infiniment plein » de potentialités indifférenciées.

 

De Chaos à la Lumière, l’individu franchit les portes de son être en se reliant à l’Autre, qui n’est pas Soi, par la manifestation de ses facultés (éprouver, agir, comprendre, dire…).

 

 

 

De Chaos est née la Lumière, et avec elle l’ombre. Plus généralement, toute chose est advenue à l’existence en se distinguant de son contraire, et en manifestant ainsi le principe de dualité qui irrigue la vie de l’esprit, comme « émancipation primordiale » depuis Chaos.

 

Ainsi, Gaïa (la Terre) s’est distinguée d’Ouranos (le Ciel).

 

La puissance du mythe tient à l’ambiguïté sur laquelle il repose en confondant ce qui est présenté d’ordre phénoménal (naissance de la Terre et du Ciel) comme œuvre de puissances divines.

 

Par les mots et les images qu’il fait naître, le mythe offre cette voie intérieure d’ordre poétique, qui ouvre sur le monde en délivrant l’individu de ses troubles existentiels, parce qu’il y trouve par l’entendement, les ressorts nécessaires d’adaptation de son être au monde et à son environnement avec lesquels il fonde son existence à la foi spirituelle et corporelle.

 

Comprendre le monde et son environnement, c’est alors primordialement en accepter la représentation telle qu’elle se manifeste à l’esprit au travers du mythe en lui reconnaissant comme vertu la capacité à répondre à la souffrance de l’être en s’émancipant de Chaos. C’est souscrire à la puissance des mots et des images.

 

Le mythe peuple le monde de divinités comme autant d’aspects du rapport de l’individu au monde en le guidant dans sa vie par l’hommage qu’il leur rend, tandis que cet hommage est le reflet de son esprit acquis au sens délivré par le mythe. Le rite y pourvoit.

 

Le mythe a comblé la béance constitutive de Chaos par un « geste de penser » dont la vraisemblance apporte à chaque individu la lumière d’un sens doté d’une portée universelle.

 

L’existence rencontre alors l’assurance d’une continuité, d’un prolongement capable d’ensemencer le futur en faisant naître l’espérance7 pour surmonter les tendances funestes des effets de la dualité de l’être qui porte l’ombre de la finitude. L’individu s’émancipe de lui-même, c’est-à-dire de Chaos qui habite son monde intérieur, en s’ouvrant au monde extérieur par lequel il rencontre ses facultés et accède au développement de son être. Une voie d’existence par laquelle s’expriment ses potentialités.

 

Au travers du rite, le mythe intercède par l’esprit auprès de la Nature humaine divinisée pour en obtenir la clémence face aux souffrances que promet l’existence.

 

Par la Tragédie, la mythologie grecque a livré l’Homme à sa propre réflexion, tandis que les divinités ont été secondarisées8 par un « geste de penser ». Ce « geste de penser » est porté par la dimension poétique9 du mythe que la Tragédie magnifie. La représentation théâtrale, par la vraisemblance de l’imitation10 du réel, induit chez le spectateur une résonance affective de sa propre Nature humaine.

 

La Tragédie traduit la dimension aporétique de l’existence, à la fois promise à la liberté et aux prises avec le destin11, sans qu’intervienne la morale qui oppose le bien au mal : « … la tragédie est donc l’imitation d’une action noble… faite par des personnages en action… qui, par l’entremise de la pitié et de la crainte, accomplit la purgation des émotions de ce genre12… »

Cette résonance de nature anthropologique qu’engendre « un réel qui n’est pas » est libératrice des tensions intérieures13, et salvatrice. Alors, l’individu s’émancipe des effets de la « condition humaine » par une négociation secrète avec la Nature qui lui fait oublier, un temps, les souffrances induites par sa finitude.

 

S’émanciper de Chaos en traversant le mythe pour rencontrer le monde, c’est simultanément explorer la profondeur de la Nature humaine pour y découvrir ses potentialités et la dimension tragique de l’existence.

 

La voie du Cosmos

 

Les mythes cosmogoniques expliquent comment la vie sur terre a émergé du dualisme primordial14, par la lutte entre deux principes antagonistes dont « … le résultat de leur travail est néanmoins un tout harmonieux et équilibré qui combine leurs influences complémentaires15 ».

 

C’est dans la Grèce antique que la méthode dialectique est apparue pour guider le dialogue. Elle consiste à confronter les idées, distinctes, voire contradictoires, à la recherche d’un équilibre ayant valeur de vérité-connaissance. Il en va ainsi du « raisonnement » comme un nouveau mode de penser par lequel la « Raison » a progressivement émergée dans l’esprit des savants présocratiques16 pour s’incarner chez Socrate en lui donnant accès à « l’universalité » de la pensée. Platon puis Aristote développeront la pensée abstraite17 comme capacité de l’esprit humain lui ouvrant l’accès à la Connaissance.

Durant cette période de quelques siècles, le mode de perception du monde, chez les Grecs, est marqué par une révolution de la pensée, qui se propagera telle une « onde de cognition », chez les Romains, puis au travers de l’Histoire de l’Occident, et trouvera une résonance chez Descartes avant de s’épanouir durant la Révolution industrielle, comme une énergie créatrice qui se libère par cette « rupture d’impédance » que représente la transition18 entre spiritualité et matérialité. Il en résultera le développement des artefacts qui peuplent notre environnement quotidien.

 

Si les prémices de la question existentielle chez l’individu sont consubstantielles de ce que la naissance de l’humanité a déposé en lui d’intime, les réponses qu’il a apportées, individuellement puis collectivement, ont suivi son développement mental acquis au fil du temps au travers des interrelations avec ses semblables, jusqu’au conditionnement social qui traduit le lien invisible, et existentiel, entre l’individuel et le collectif.

 

Dans les temps archaïques, la réponse apportée à cette question existentielle était une explication de la formation et de l’évolution du monde construite à partir des objets mentaux disponibles, ce qui a donné naissance aux cosmogonies, dont l’origine du mythe de Prométhée se perd dans la nuit des temps19. Cette approche empruntait au champ accessible de l’imaginaire, le fondement de sa vraisemblance, tandis que le mystère résiduel de sa révélation était endossé par la personne du Sage, dont la relation avec des forces occultes était apodictique. En même temps, l’incarnation du Pouvoir empruntait aux héros divinisés les fondements symboliques de sa légitimité.

 

La rupture de la pensée qu’a opérée l’époque de Socrate manifeste l’émergence de la « Raison ». Il ne s’agit plus de s’en remettre à l’omniscience à laquelle la Sagesse est censée donner accès pour expliquer le monde, mais d’admettre que cette Sagesse est un idéal inaccessible à l’Homme, lequel ne peut que tenter de comprendre la nature en exerçant les facultés de son esprit.

 

L’esprit mû par la « Raison » s’émancipe de son substrat mythique par la révélation de « l’ordre » qui parcourt l’univers.

Alors, du Chaos primordial, « infiniment plein de potentialités indifférenciées », a émergé Cosmos20 qui désigne « l’univers ordonné et harmonieux », tout en pointant, selon la dualité primordiale, le sens opposé de « désordre », que le terme latin « chaos » a endossé par un glissement sémantique du terme grec khaos.

 

À l’impensée du quoi, voire du pourquoi (Chaos), se substitue la pensée du comment (Cosmos).

 

Les mots, outils de la pensée

 

Les mots et l’intime de Soi

Le mot que l’on dépose sur la page blanche pour envelopper la fragilité d’une pensée encore informe l’écrase parfois avant même qu’elle ait délivré tout son sens. Chasser l’impudent pour délivrer le prétendu sens, nous renvoie à une dialectique que nous devons assumer pour tester la persistance du sens que l’intuition contingente d’un nouveau mot révélera, à moins que le néant s’en empare et nous détourne de notre ambition.

 

Mais les mots précipitent la pensée en sommant notre être de conclure, forcé d’abandonner à l’intuition du lecteur cet indicible hiatus au réel… par une ultime négociation de justesse avec nous-même.

 

 

 

 

Nous pourrions alors penser que par cette introspection, les mots nous parlent de nos maux dont la souffrance endurée du fait de la finitude de notre entendement révèle notre être : « dis-moi où tu as mal et je te dirai qui tu es ».

 

En réalité, lorsque la pensée s’épanouit dans les mots en s’achevant dans une forme, les maux disparaissent, le silence s’installe dans l’esprit comme un champ libre prêt à accueillir la fragilité d’une nouvelle pensée, en offrant un instant d’apesanteur, de grâce et de gratitude.

 

Notre esprit erre ainsi sur les rives de l’impensé en scrutant un horizon invisible dans l’attente salvatrice des lueurs d’un éveil21. L’avènement du mot juste est jouissance.

Les mots et l’ouverture au monde

Le langage nous offre les mots, comme des outils, pour appréhender le réel en le mettant à notre portée cognitive. L’universalité des mots nous donne accès à la singularité de nos pensées, tandis que nos pensées sont le produit de notre affectivité. L’affect est aux prises avec le « conditionnement social » dont l’effet transcende la conscience.

 

Depuis le Chaos qui nous hante en nous obligeant, notamment lorsque nous sommes en proie à l’oisiveté et au désœuvrement, jusqu’au pouvoir d’achat qui nous contraint, les mots nous accompagnent au fil de la transmutation du temps en action visant à nous affranchir individuellement et collectivement des souffrances que promet la condition humaine.

 

 

La régression à l’infini de ce modèle auto-référencé, fait du langage le dépositaire de ce que la « nature humaine » a sédimenté d’affects avec le temps en produisant du sens, au travers des notions, des concepts et des idées portés par les mots comme outils forgeant la pensée : au commencement étaient les mots…

 

L’usage des mots révèle la réalité d’une époque. Certains mots sont devenus désuets, et ont quitté le langage courant, d’autres ont émergé pour répondre au besoin de saisir une réalité nouvelle (intelligence artificielle, réseaux, virtualité…) en forgeant de nouvelles notions, de nouveaux concepts22. Quant aux idées, elles convergent en « courants de pensée » en suivant le relief axiologique des événements. Ce bouillonnement sémantique force la cognition avec les limites du panel d’affects qui l’a engendré.

 

Il en va de la langue comme de tout formalisme qui part à la conquête du réel pour le subsumer. Le langage des mathématiques permet à la physique de raconter la nature en produisant des théories scientifiques. Mais ces théories évoluent (ou sont susceptibles d’évoluer) dans le temps avec les notions qui les sous-tendent.

 

L’organisation sphérique de l’univers élaborée par les Grecs verra son fondement (le modèle géocentrisme) remis en question par la Révolution copernicienne, le soleil est au centre de l’univers.

 

Ce nouveau modèle, aux inspirations multiples, confirme et prolonge l’idée d’un univers ordonné et harmonieux. La vision de Copernic eut à s’émanciper des croyances et préjugés dans une société encore largement dominée par l’obscurantisme.

 

Un des cas emblématiques23 de révolution de la pensée est celui qui fait passer de la perception de Newton à celle de Einstein dans l’interprétation de la notion de gravité, c’est-à-dire le passage de l’idée de « force » à l’idée de « déformation de l’espace-temps24 ». Alors, l’histoire racontée par la physique n’est pas la même, tandis que le champ de la Connaissance en est étendu, comme celui de son exploitation.

 

Une telle révolution de la pensée correspond à un changement de paradigme traversant l’univers des mots pour produire une nouvelle vision, un nouveau modèle, c’est-à-dire une nouvelle manière d’interpréter le monde. Ce changement de paradigme correspond à une émancipation de l’esprit qui l’accomplit.

 

S’interroger sur la nature de ce changement revient à tenter de décrire le processus à l’œuvre ainsi que le phénomène auquel il répond dans l’ordre de la « nature humaine ».

Le processus à l’œuvre est celui de la créativité qui soumet l’étendue de la Connaissance à la puissance de l’intuition pour produire le magma d’affects qui provoquera une éruption cognitive (« l’insight »). Si ce processus refuse, par nature, l’idée de méthode, il peut néanmoins être canalisé pour offrir « l’innovation », et parfois une innovation de rupture25. Prométhée a attribué aux Hommes les arts et les techniques, dont la déesse Athéna était détentrice.

 

Ce processus sous-tend le phénomène anthropologique de l’existence mue par le désir irrépressible de s’émanciper des limites de « la condition humaine » par la vie de l’esprit. Prométhée a attribué aux Hommes le feu, dont le dieu Héphaïstos était détenteur.

S’émanciper revient d’abord à faire usage des mots pour appréhender le réel, infiniment complexe et évolutif, et à se mettre en quête d’un autre rapport au monde, pour forger un autre regard sur l’existence, procédant d’un nouveau paradigme qui subsumera la réalité du moment plutôt que de la rejeter.

 

L’individu dispose des mots, comme outils de la pensée, pour accéder à la Connaissance par l’éducation afin d’élaborer son rapport au monde et à lui-même.

 

L’éducation

 

Depuis l’époque antique où le mythe était conçu comme une manière de penser le monde, la pensée a franchi bien des étapes, avec, en premier lieu, l’émergence de la Raison en Grèce à partir du VIe siècle av. J.-C., qui a conduit à expurger de la logique du mythe sa composante divinisée. La pensée s’est progressivement affranchie de la question sur les fins. Ainsi s’est ouverte la voie de l’émancipation de l’esprit dans l’ordre du réel vers l’abstraction.

 

Émanciper signifie libérer d’une domination, c’est-à-dire affranchir. En première approche, les deux verbes sont synonymes, mais il est possible d’y introduire une nuance en considérant la dynamique qui les sous-tend. Alors que « affranchir » peut être appréhendé comme l’action, au présent, de libérer d’une contrainte, et dont « l’affranchi » est le résultat, le verbe « émanciper » aurait plutôt la nature d’un processus qui considère une évolution en forme d’élargissement du champ de conscience, comme le chemin de la maturité. Le contexte d’emploi de ces verbes délivre les nuances de sens à leur accorder.

 

Dans la Grèce Antique, l’esclave pouvait être affranchi à l’aune de la qualité des services rendus, ce qui lui attribuait un statut juridique « d’affranchi ». Toutefois, cela ne signifiait pas que l’esclave s’était émancipé, lui-même, de la tutelle du maître, laquelle pouvait comporter un certain « confort » selon le comportement du maître. Cette situation interroge la nature et l’étendue du lien relationnel plus ou moins conscient entre le maître et l’esclave, et par là, la portée anthropologique de l’acte « d’émanciper ».

 

En droit français, l’émancipation26 juridique du mineur est possible à partir de seize ans. C’est une anticipation de sa majorité par laquelle le mineur est « affranchi » de l’autorité parentale. Le sens du verbe « émanciper » s’apprécie alors à l’aune du paradigme du droit qui veut que « les citoyens sont égaux en droit ». Soustrait à l’autorité parentale, le mineur émancipé jouira de la liberté dans le cadre de la Loi qui règle son rapport aux autres citoyens et à la collectivité. C’est la voie du civisme.

 

L’usage réfléchi du verbe « émanciper », sa forme pronominale, affecte au sujet le soin d’en endosser la fin, d’un point de vue mental et affectif. Il s’agit de « s’émanciper », et par là de s’affranchir soi-même du joug d’une contrainte avec le libre arbitre de sa volonté. Une telle perspective comporte la dimension d’une lutte intérieure de « soi contre soi » qui trouve sa force dans une motivation consciemment éprouvée.

Plus généralement, il peut s’agir aussi d’un élan vital dans toute sa dimension humaine comprenant aussi les ressorts inconscients d’un engagement visant à annihiler les forces intérieures ou extérieures qui s’y opposent. Cet élan confine ainsi à la confrontation que celle-ci soit d’ordre intellectuel ou physique.

 

Ainsi le verbe « s’émanciper » renvoie à la grille de lecture du monde qui oppose dominants et dominés. Quant à l’Histoire, elle révèle ce que cette opposition doit à la liberté. Toutefois, cette opposition ne se révèle qu’à partir du moment où le « dominé » prend conscience de son état avec une vision qui rentre en concurrence avec celle du « dominant » jusqu’à la contester. C’est la voie de la dissidence. L’ardeur de la dissidence est à la mesure du contraste entre dominants et dominés.

Chacun tend à se libérer de l’image de l’enfant qu’il a été, avec pour finalité d’assumer ses responsabilités en s’affranchissant de la tutelle parentale, voire de la prégnance de son image persistante, et en prenant ainsi son destin en main, comme le peuple de Moïse s’est libéré de la domination de Pharaon. Ces deux exemples de la signification du verbe « s’émanciper » ont pourtant des portées distinctes quant à l’origine de la dynamique qu’ils sous-tendent, le premier évoque la bienveillance protectrice parentale et la voie de la maturité, le second, l’idée d’asservissement et la voie de la liberté. En fait, cette distinction, qui renverrait à une échelle d’acceptabilité de la contrainte, découle d’abord de la dimension morale accordée à cette origine.

 

Elle s’efface au niveau de la vie intérieure de l’individu qui doit faire face à des contraintes ou règles qui lui sont imposées de l’extérieur, et dont il considère qu’elles attentent à sa liberté d’être et d’agir. Il s’agit alors de passer de l’état d’hétéronomie, c’est-à-dire soumis à des règles de vie subies plus ou moins consciemment, à l’état d’autonomie, avec la capacité de suivre ses propres règles de vie, c’est-à-dire à se libérer d’un état de sujétion. Ce passage, dont le moteur est l’exercice de la liberté27, est par nature une révolution dans le sens d’une prise de contrôle de soi, et de son destin, dans un mouvement de rejet de l’état antérieur. Sa dimension politique au niveau du peuple fut au cœur de la Révolution française de 1789.

 

D’un point de vue mystique, l’émancipation est synonyme d’éveil de la conscience à la Vérité divine : « Si vous demeurez dans ma parole, vous êtes vraiment mes disciples ; vous connaîtrez la vérité, et la vérité vous affranchira28 ». À cœur de la doctrine chrétienne se trouve la « Rédemption » des péchés, et le Christ est mort en croix pour racheter le péché de l’humanité. Face à la dualité du bien et du mal posée par la Loi divine, le péché correspond à la transgression des interdits qui aboutit au mal.

Ce qui est en jeu, c’est la « conscience » de l’Homme, « pauvre pécheur29 », que la transgression des interdits interroge en la taraudant. Les tourments qui en résultent sont autant d’affects négatifs qui brouillent les performances les plus ténues de la conscience en termes de discernement et de lucidité. L’idée de « tourment », dont l’étymologie provient de « tordre », est en soi un supplice qui résonne dans le champ de la « justice morale » comme un châtiment, c’est-à-dire le prix à payer affectivement en rapport du péché commis. Ce châtiment alourdit l’existence, et la dévoie du chemin de la félicité auquel chacun aspire dans sa vie intérieure.

 

Enfin, il faut ajouter à cela que c’est l’imperfection humaine qui essaime le péché, volontairement ou involontairement, et qu’il convient de s’en prémunir pour préserver la vie sociale indispensable à la construction de l’Être, et pour s’affranchir des tourments. C’est à cette logique humaine que la doctrine chrétienne répond par un rapport à la Transcendance dans lequel le respect de la Parole par l’exercice de la Foi donne accès à la Vérité rédemptrice des péchés du monde. Alors l’Homme affranchi accédera à la Grâce divine et sera sauvé de la damnation. C’est la voie de la religion et de la spiritualité.