Emprise - Manon Terwagne - E-Book

Emprise E-Book

Manon Terwagne

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Beschreibung

L’information est tombée à la radio. Léger bourdonnement dans les oreilles, ma vision se trouble, je m’assieds : ne pas flancher. Je regarde les petits jouer, inconscients de la bombe qui vient de s’abattre. Raphaël s’approche, m’agrippe la main. La serre, de plus en plus fort. Je sais ce qu’il attend de moi. Acéré, son souffle me transperce. Je m’appelle Joséphine, j’ai 26 ans et deux enfants à protéger. Et nous voilà confinés pour une durée indéterminée.


Avec force et habileté, l’auteure nous attache à cette histoire dangereuse, si proche de drames similaires et de plus en plus fréquents. Au point de douter qu’il puisse s’agir d’une fiction, tant elle s’ancre dans la terrible réalité des femmes maltraitées…


À PROPOS DE L'AUTEURE


Lauréate du Prix Laure Nobels 2021-2022, Manon Terwagne a terminé son premier roman peu avant ses 20 ans, période qu’elle a vécue dans le Namurois (Belgique). Comptant sur sa sociabilité et son empathie, elle se destine à l’aide psychosociale, en particulier dans le domaine de la migration et auprès des femmes et enfants en détresse.

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Avant-propos

Manon Terwagne est lauréate du Prix Laure Nobels1 2022.

Elle a finalisé l’écriture de ce roman peu avant ses 20 ans.

Avec grande écoute et subtilité, l’auteure a parachevé son texte initial sur la base des conseils judicieux du jury adulte de la Fondation Laure Nobels, de Fidéline Dujeu, d’Isabelle Blockmans, Claude Nobels et Xavier Vanvaerenbergh. Nous les en remercions chaleureusement.

Nous renvoyons également lectrices et lecteurs à la postface de ce livre.

Nous adressons nos plus vives félicitations à Manon.

Le Conseil d’Administration de la Fondation Laure Nobels

1 La Fondation Laure Nobels finance la publication et la promotion d’œuvres littéraires en français, écrites par de jeunes auteurs belges. Pour déterminer les bénéficiaires, la Fondation soumet les manuscrits présentés par les jeunes à la lecture critique d’un jury indépendant. Composé d’experts en littérature, celui-ci évalue l’originalité et la qualité des textes proposés. Chaque année, un lauréat est récompensé par le Prix Laure Nobels. Les années impaires, celui issu du groupe des 15-19 ans, et les années paires, celui issu du groupe des 20-24 ans. Le Prix Laure Nobels est activement soutenu par la Province du Brabant wallon qui souhaite ainsi susciter l’écriture et promouvoir la lecture, notamment auprès des jeunes. Chaque prix consiste à introduire l’œuvre sur le marché de la littéra­ture, selon toutes les normes professionnelles en vigueur dans le monde du livre. Plus d’infos : www.fondationlaurenobels.be

24 avril 2014.

Je pousse la porte de Chez Rose et entre dans la salle animée, où il fait bon vivre. C’est un café littéraire, nouveau concept bruxellois. Des dizaines de personnes viennent ici chaque jour afin de trouver un peu de sérénité. Certains ont sous la main le livre du moment, d’autres s’y aventurent pour la première fois.

J’apprécie les valeurs qui animent le patron du lieu : liberté, égalité, justice. Jeune entrepreneur, il a créé en deux ans cette sorte de bar culturel.

C’est un vieil ami de ma sœur et je l’ai toujours encouragé dans ce projet. Il s’agit de l’un des seuls endroits où je me sens vraiment moi-même.

J’avance dans la pièce, je reconnais certains visages. Mais c’est Victoire que je cherche. Je remarque ma sœur attablée au fond de la salle, l’air mélancolique, le nez plongé dans un livre. Je lui fais de grands signes pour qu’elle me remarque.

Elle lève les yeux, un sourire fend son visage parsemé de taches de rousseur.

– Tu es splendide, Jo ! J’adore ta robe.

Je la serre dans mes bras et, par la même occasion, hume son parfum ambré.

– Merci, je me sentais d’humeur printanière ce matin.

– Comment vas-tu ? me demande-t-elle.

Je m’assieds, ôte mon long manteau, lui laissant l’opportunité d’admirer ma robe.

– Au top ! Les préparatifs pour le mariage se terminent. Beaucoup de pression, mais elle est positive.

– J’ai beaucoup de mal à m’habituer à l’idée…

– L’idée que je sois mariée ou que je quitte le cocon familial ?

Elle sourit, mais je la sens ailleurs.

– De t’imaginer être à lui pour toujours, c’est nouveau pour moi aussi.

Je ne lui réponds pas. Je la comprends. Une page se tourne pour toutes les deux.

La serveuse arrive pour prendre notre commande.

– Bonjour, Mesdames. Qu’est-ce qui vous ferait plaisir ?

– Deux thés au jasmin, s’il vous plaît.

La boisson préférée de Victoire.

Elle s’éloigne. Deux nattes se balancent dans son dos.

J’ai envie de demander des nouvelles de Victoire, mais elle me coupe dans mon élan :

– Et Raphaël, comment va-t-il ? Cela fait des semaines que je ne l’ai plus vu.

– Ses journées sont épuisantes, mais c’est ce qu’il aime.

– C’est le principal.

– Et puis, avec les travaux dans la maison, tout se bouscule. Nous sommes constamment en train de bouger, de ranger, de réfléchir à la décoration, à l’agencement.

Victoire me fixe quelques secondes.

– Tu te rappelles quand nous étions petites, les rêves qu’on se chuchotait dans le noir ?

– On voulait décrocher la lune…

– Et regarde où tu en es aujourd’hui. Tu vas te marier à un médecin, beau et passionné. N’est-ce pas ce que tu as toujours désiré ?

Les yeux dans le vague, je repense à ces années d’insouciance. Victoire a raison. J’avais à peine dix ans que, le soir, je rêvais déjà du prince charmant.

– Je t’envie… dit-elle avec un sourire rêveur.

Des effluves de tisanes me parviennent, parfums réconfortants de cet établissement. Le comptoir est jonché de fleurs, de cactus et même de plantes grimpantes.

La décoration a été élaborée avec soin, au goût du jour sans être trop moderne. De grandes baies vitrées illuminent la pièce et une douce couleur rosée couvre les murs. Un rayon de soleil s’attarde sur ma joue.

J’ai l’impression d’enfin prendre ma vie en main, d’avoir rencontré celui qui me complète.

Je regarde Victoire dans les yeux.

– C’est l’amour de ma vie. Ça peut paraître enfantin, mais je n’ai jamais ressenti quelque chose d’aussi fort.

– J’espère que c’est aussi fort pour lui. C’est important d’être sur la même longueur d’onde.

– Vic, il a demandé ma main deux mois après notre rencontre. C’est évident que notre amour est réciproque.

À vingt et un ans, de deux ans ma cadette, Victoire a toujours eu l’art de s’inquiéter pour moi. Maman est morte à sa naissance et nous avons été élevées par notre père. Je suis la grande sœur, mais elle a toujours voulu endosser ce rôle protecteur. Voir son aînée prendre son envol doit être déstabilisant.

– Je sais qu’il t’aime, cela se ressent dans son regard. Mais une petite voix me souffle de rester vigilante. Si c’était trop beau pour être vrai ?

Vaguement énervée par ses doutes, je réplique :

– Arrête d’être pessimiste ! Je ne sais pas si c’est de la jalousie, mais tu deviens blessante.

– Tu as raison. Excuse-moi.

Elle lève les bras en signe de reddition et me fait sa moue à laquelle je suis incapable de résister.

Lorsque je lui demande si elle souhaite être ma demoiselle d’honneur, son visage s’illumine, faisant encore plus ressortir ses fossettes, ses taches de rousseur et la blancheur de ses dents.

Jour J, 28 mai 2014.

J’observe mon reflet dans le miroir, m’admire de la tête aux pieds. C’est la première fois que je me sens aussi belle.

Vaguement tremblante, un peu pâle – le trac, sans doute –, je comprends que le jour est arrivé. Ce soir, je ne serai plus la Joséphine trop gentille, la fille du banquier. Je vais devenir une autre personne. La femme de quelqu’un…

Et pas n’importe qui : mon futur mari est doué, attentif, irrésistible et intelligent. Je suis heureuse de pouvoir dire bientôt : « Je suis son épouse. »

Victoire me répète que c’est trop beau pour être vrai, mais j’aime croire aux contes de fées. Le bonheur frappe à la porte : il est temps d’entamer ma nouvelle vie.

Je m’examine une dernière fois : longue robe en satin blanc cassé. Une tenue sobre, à mon image. Je ne voulais pas d’un mariage mondain : seulement une cérémonie simple avec ma famille et mes amis les plus proches.

Nous avons la chance de célébrer les noces dans un château : la famille de Raphaël possède de nombreuses propriétés à Bruxelles. C’est grâce à eux que je peux réaliser mon rêve de petite fille.

Mon père a contribué à cette journée dans la mesure de ses moyens. Il a été banquier durant de nombreuses années, nous n’avons manqué de rien, ma sœur et moi. Malgré la mort de ma maman et une tristesse inconsolable, nous pouvons dire que nous avons été heureuses. Il a pris à cœur la tâche qui lui incombait : combler un manque maternel. À lui seul, il a su nous apporter stabilité, amour et fierté.

Quelqu’un frappe à la porte et l’entrouvre. Je me précipite.

– C’est moi !

– Raphaël, non, tu ne peux pas entrer ! dis-je en essayant de refermer avant qu’il me voie entièrement.

– Laisse-moi entrer, Jo, j’ai envie de te voir.

– Mais ça porte malheur !

– Seulement si on y croit.

À contrecœur et un peu fébrile, je le laisse entrer.

– Que tu es belle, ma femme…

Mes joues rosissent en l’entendant déjà m’appeler de la sorte. Il pose un baiser sur ma joue.

– Tu es si douce, ma Jo, j’ai hâte de pouvoir t’embrasser devant l’autel et que tu sois mienne. Tu n’es pas trop stressée ? Je te connais, tu sais.

– Non, j’ajustais seulement quelques détails de dernière minute. Mais ne dis à personne que tu m’as vue ! Ma famille est superstitieuse.

Il esquisse un sourire qui me fait fondre. Du haut de son mètre 90, avec ses cheveux blonds, ses beaux yeux bleus et sa cicatrice au front, je ne peux résister. Je me loge une dernière fois au creux de ses bras.

– Va-t’en avant que quelqu’un t’aperçoive !

Je le regarde partir. Je l’aime éperdument : l’homme de ma vie, c’est lui.

Un soir de décembre 2015.

Le feu crépite dans la cheminée, je touche mon ventre qui s’arrondit.

Dans quelques jours, tu seras avec nous, ma petite Marie. Je t’imagine dans mes bras, dans ton berceau. Ce que je ressens pour toi est tellement fort, je sais que je donnerais ma vie pour toi.

Il est 22 h 30, j’attends Raphaël pour le repas. Le temps me semble long sans lui. Je n’aime pas quand il me laisse seule des soirées entières. Il a une charge de travail écrasante, je le vois de moins en moins.

Il m’a demandé de me couper de mes amis temporairement afin de ne prendre aucun risque pour la grossesse. Mais la solitude prend le dessus lorsque je me retrouve le soir dans cette grande maison. Je n’attends qu’une chose : qu’il rentre. Qu’il me prenne dans ses bras et me réchauffe.

Je prends mon téléphone et compose le numéro de mon père.

– Papa, c’est moi. Victoire est là ?

– Elle s’est absentée pour la soirée. Il y a un problème ? Il est tard, Jo.

– Non, j’avais juste envie d’entendre vos voix. Excuse-moi si je t’ai dérangé.

– Je ne dormais pas. Dis-moi ce qui te tracasse.

Un sanglot reste coincé dans ma gorge. Les hormones sans doute.

– Raphaël a un peu de retard ce soir, j’aurais apprécié de la compagnie.

– Encore ? Ça devient répétitif.

Le ton de sa voix se crispe, je le sens tendu.

– Papa ! Je n’aime pas le ton que tu prends lorsque tu parles de lui. Je ne t’appelle pas pour entendre ce que je sais déjà.

Je l’entends soupirer. Il se résigne à m’écouter.

– Je suis désolé, je devrais être plus compréhensif.

– Merci, Papa.

– Nous viendrons te voir demain après-midi. J’ai déniché quelques livres aux puces. Je suis sûr qu’ils te plairont.

Je ferme les yeux. Écouter le son de sa voix m’apaise. Je me niche dans un coin du divan avec un plaid autour des épaules. Je sens le sommeil me gagner.

– Je t’embrasse, Jo. À demain.

La nuit m’a déjà emportée lorsqu’il raccroche. Elle promet d’être douce et orangée à la lueur de ces flammes dansantes.

Un soir de juillet 2016.

Le soleil se couche, le ciel se nimbe de rose.

C’est la première fois depuis la naissance de Marie que nous allons revoir nos amis autour d’un repas. Raphaël a accepté que je laisse la petite à la baby-sitter. Il est si protecteur avec elle.

Elle grandit vite, je ne vois pas le temps passer. Elle a déjà presque un an et pourtant, j’ai l’impression qu’elle est née hier.

J’ai du mal à me faire à l’idée qu’elle soit seule avec une étrangère, mais cela fait trop longtemps que nous ne sommes plus sortis de la maison.

J’essaie de balayer cette culpabilité. Mes amis m’ont fait des reproches, ces derniers temps : ils ont peur que je les oublie. Jongler entre ma vie de maman et de femme est parfois délicat.

Pour l’occasion, j’ai choisi un blazer noir que ma meilleure amie, Alba, m’a offert. Un pantalon de tailleur et une paire de talons complètent élégamment la tenue. Mes cheveux sont attachés en un chignon haut assez strict qui met ma nuque en valeur.

Mon décolleté n’est pas trop plongeant, on peut juste deviner la forme de mes seins. Je me trouve jolie, cela faisait longtemps que je n’avais plus éprouvé cette sensation.

Raphaël entre dans la chambre. Vêtu d’une simple chemise blanche. Plus craquant que jamais, il s’approche de moi et me dépose un baiser dans le cou.

J’attends un compliment, un regard. Il souffle à mon oreille :

– Va te changer. Tu es tout sauf décente.

Éberluée, je me retourne :

– Tu plaisantes ?

– Ne m’oblige pas à m’énerver Jo, on voit quasiment tes seins sous ce blazer.

– Tu exagères !

– Je n’ai aucune envie de me répéter. Mes amis seront aussi là ce soir. Change-toi.

Son ton s’est fait menaçant, ce qui n’était jamais arrivé.

Je me change à contrecœur et troque mon blazer contre un sous-pull en cachemire également noir. J’essaie de me convaincre que ce n’est pas un drame, que je suis tout aussi jolie dans cette tenue.

Je me rassure tant bien que mal, et j’arrive à la conclusion qu’il a raison, que c’était déplacé de ma part d’avoir voulu être aussi provocante à un dîner. Je m’asperge d’eau de parfum. Un dernier coup d’œil au miroir pour m’assurer que rien ne dénote. Le reflet qu’il me renvoie n’est pas celui que j’avais espéré. J’éteins les lampes de la chambre.

– Je suis prête. On y va ?

Il me répond, mais le seul bruit que j’entends est le son de mes talons sur le carrelage dur et froid.

13 septembre 2017. Une nuit.

– Poussez, Madame ! Poussez, on voit sa tête !

Après quelques gémissements de douleur, mon petit garçon pointe le bout de son nez.

La sage-femme dépose Achille dans mes bras. Prise par l’émotion, je suis incapable de dire un mot. Mon bonheur est si grand, je serre mon fils contre moi. À partir d’aujourd’hui, Marie aura un frère sur qui elle pourra compter.

Il ne pleure pas encore. Comme il a l’air sage… on dirait qu’il esquisse un sourire. Je prends sa main minuscule.

– Madame ? Voulez-vous qu’on prévienne votre mari ? me dit la sage-femme, me tirant de mes pensées.

Une larme roule sur ma joue, je tiens fort mon petit bout de bonheur dans mes bras.

– Non, il a une urgence, il ne pourra pas venir.

J’aperçois de la pitié dans son regard. Je n’en veux pas. On est toutes passées par là, pas vrai ?

1er février 2020.

Je me réveille pour une nouvelle journée vide, monotone. Se lever, faire à manger, réveiller les enfants, les amener à l’école, revenir à la maison, nettoyer, lire, attendre qu’ils reviennent.

Ce matin est particulièrement pénible. Je me sens patraque, j’ai rêvé de ma sœur. On parlait à n’en plus finir dans notre cabane au fond du jardin.

En me réveillant, la réalité m’a rattrapée : cela fait plusieurs mois que Victoire ne m’adresse plus la parole. Cela ne nous était jamais arrivé. La dernière dispute familiale a tourné au vinaigre. Ils n’ont plus la même vision de la vie que moi, et cela nous a définitivement éloignés.

Raphaël dort à côté. La nuit était avancée lorsqu’il est rentré. Depuis quelques jours, il est calme.

J’inspecte mes bras. Les bleus commencent à disparaître, on ne voit presque plus rien. Je vais pouvoir remettre des t-shirts dans la maison.

Raphaël ne fait que travailler. Il rentre tard, part tôt et ne prend que peu de congés. Heureusement, car je ne sais pas ce que les enfants et moi ferions s’il était là plus souvent.

– Bien dormi ?

Il s’approche de moi. Cette semaine est celle de la douceur et de l’amour. Depuis la dernière crise, il s’est calmé et n’est que tendresse. Je profite de l’accalmie, car inévitablement, la tempête reviendra.

– Pas tellement. Le volet n’a cessé de claquer à cause du vent. Il faudra qu’on pense à le réparer.

Son regard change en une fraction de seconde.

– Tu n’es pas possible, putain ! Je viens de me réveiller et tu m’accables déjà de reproches. Je bosse 24 heures sur 24, je ne peux pas tout faire.

Il commence à s’énerver, je le vois s’agiter dans le lit, retirer la couette. L’agressivité monte. La pause enchantée vient de prendre fin.

– Non, je voulais dire que je m’en occuperais en temps voulu, mais tu n’y es évidemment pour rien. Calme-toi, tu vas réveiller les enfants.

Je l’embrasse pour le calmer, je pose mes mains sur sa poitrine et tente de le distraire. La pression diminue, il se calme et répond à mes baisers.

Il est 7 h 45. Je réveille doucement Marie, qui a toujours plus de mal à se lever et aime rester à la maison avec moi. C’est une marmotte. Elle ne parle pas beaucoup, mais elle est tellement câline… Elle veut toujours le bien des autres, et se montre exemplaire à tout point de vue. À cinq ans, elle ne paraît pourtant guère plus âgée que son frère, qui en a trois. Elle est menue, sa voix est fluette. Tous deux ont hérité des cheveux blonds et bouclés de Raphaël.

Je sais qu’elle ne laisse pas indifférente, on la trouve jolie. Les gens aiment parler de sa « beauté nordique ». Raphaël a des origines irlandaises, Marie affiche le même teint pâle que lui.

Après quelques gémissements et protestations, j’arrive à la sortir du lit et à la faire patienter dans la salle de bains pendant que je vais chercher son frère.

Pour Achille, tout est plus rapide : il se lève d’un bond et est aussitôt excité comme une puce. Autant sa sœur est calme et sage, autant lui est remuant.

On pourrait penser qu’ils sont jumeaux tant ils se ressemblent. Ils ont des yeux d’un bleu azur saisissant. Ses yeux.

Achille est en première maternelle et il adore l’école. Il parle déjà bien, n’est pas timide, et l’institutrice se réjouit de son entrain.

Pendant que leur père est occupé sur son téléphone, je m’occupe d’eux, je les lave, je les change.

La cuisine est agitée par la seule présence d’Achille qui crie à outrance que ce qu’il mange est trop chaud. Marie le regarde d’un air excédé.

– Marie, ma chérie, je t’ai déjà dit de ne plus mettre ton pouce en bouche. Tu vas avoir les dents en avant si tu continues.

Elle a pris l’habitude de vouloir une tétine ou de sucer son pouce à chaque moment de la journée. Cela fait des mois que j’essaie de la faire arrêter.

Je jette un coup d’œil à l’horloge de la cuisine. Il est temps de filer à l’école.

– On y va. Dites au revoir à votre papa.

Achille saute dans les bras de son père et Marie lui fait un délicat bisou.

– Au revoir, Papa. À tout à l’heure ! dit-elle en agitant la main

Raphaël leur sourit et les embrasse. Il est assez distant, mais affectueux. S’il y a une chose que je n’ai jamais eue à reprocher à Raphaël, c’est de ne pas être tendre avec les enfants. Il ne souhaite que leur bonheur, et cela se sent. Certes, il les voit peu, mais c’est pour leur bien. Et c’est grâce à son travail acharné que nous ne manquons de rien.

– Ne m’attends pas pour manger, je rentrerai tard.

Soulagée, j’acquiesce.

Les enfants sont déjà dehors et m’attendent devant la voiture. Je me dépêche de les rejoindre, mais ne peux m’empêcher d’être envahie par un sentiment de culpabilité. Je devrais être déçue que Raphaël ne soit pas à mes côtés ce soir encore. Il ne mérite pas ça. Je devrais le soutenir. Quelle ingrate. Pendant que je peste intérieurement, j’installe les enfants dans la voiture.

J’allume la radio, c’est l’heure du journal. Marie et Achille n’y comprennent pas grand-chose, mais au moins, ils sont calmes avant d’arriver à l’école.

J’entends les informations sans les écouter réellement : on nous rebat les oreilles depuis des semaines avec cette épidémie qui envahit la Chine et pourrait finir par débarquer chez nous. J’essaie de ne pas me laisser contaminer par ce sensationnalisme. Je diminue le volume. Ce n’était pas une bonne idée d’écouter les infos dès le matin.

Je rumine en me garant. Une journée morose m’attend.

– À tout à l’heure les loulous. Je vous aime.

Pendus à mon cou, ils me serrent une dernière fois avant de courir vers la grille de l’école. Je les regarde rejoindre, ravis, leurs amis. Je peux rentrer l’esprit tranquille.

Le chemin du retour n’est pas de tout repos. Après avoir croisé la maman d’un copain d’Achille qui voulait papoter avec moi, j’ai troué mes bas et griffé la voiture sur une bordure.

Je passe la matinée à nettoyer de fond en comble : Raphaël ne supporte pas de rentrer dans une maison négligée.

Avec mon plumeau, je prends les poussières sur les meubles, j’aspire, j’aère. Une vraie fée du logis.

Je passe un chiffon humide sur la panoplie de cadres éparpillés sur une table basse du salon. En voulant aller trop vite, l’un d’eux tombe et le verre éclate en morceaux.

Je soupire et m’abaisse pour ramasser la photo. Je suis vraiment maladroite et n’ai plus qu’à espérer que Raphaël ne le remarque pas.

Je prends garde à ne pas me blesser avec les débris et j’observe l’image de plus près. C’est un souvenir de notre mariage. Je me braque en regardant mes beaux-parents, côte à côte. Quand je repense à ce moment, tout me semble faux. Astrid et Paul me tiennent par la taille, affichant des sourires fiers. Raphaël fixe l’objectif avec un regard perçant et sûr de lui.

Je n’ai jamais apprécié mes beaux-parents, j’ai toujours senti leur arrogance. Ils m’ont toujours considérée comme indigne de leur fils. Mais à défaut d’être aimables, ils sont riches. Ayant fait fortune dans l’immobilier, ils coulent une retraite heureuse.

Paul est un homme charmant au premier abord, mais il cache une personnalité sadique. Il n’a jamais été là pour Raphaël et aujourd’hui encore, leur relation reste complexe. Il est grand et maigre. J’aime le comparer secrètement à Anton Ego dans Ratatouille. Cela en ferait rire plus d’un.

Astrid, elle, est froide comme de la glace, mais elle admire son fils de toute son âme. J’ai longtemps eu de la compassion pour cette femme, que je soupçonne de souffrir beaucoup dans son foyer, bien plus que ce qu’elle laisse paraître. Mais nous n’avons jamais réussi à avoir une conversation profonde. Elle évite tout sujet relevant de l’intimité.