Eros, Thanatos, Hypnos - Constantin Cavafy - E-Book

Eros, Thanatos, Hypnos E-Book

Constantin Cavafy

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Beschreibung

Constantin Cavafy, le grand poète d’Alexandrie de langue grecque (1863-1933), reste encore trop peu connu du public français malgré de nombreuses traductions et l’enthousiasme de Marguerite Yourcenar. Issu d’une famille aisée d’Alexandrie soudain ruinée, Cavafy, devenu humble fonctionnaire, fréquentera toujours l’élégante société mais également les quartiers interlopes où il vivra, en secret, d’homosexuelles amours. On évoque souvent la froideur de son style, son contrôle des émotions. Il laisse, en réalité, des poèmes érotiques parfois incandescents, parfois pleins d’un charme retenu. Mais comme toujours chez Cavafy, Eros, force de vie et de sensualité, est déjà condamné par Thanatos, la mort et son continuel cortège d’empêchements. Que sera le rôle d’Hypnos, le gardien de la nuit et troisième force symbolique en jeu dans cet étrange essai ? Une cinquantaine de poèmes présentés in extenso sont traduits et commentés par l’auteur.


À PROPOS DES AUTEURS

Nedim Gürsel est un écrivain turc, né à Gaziantep en 1951, installé à Paris. Il est l’auteur, en turc et en français, d’une quarantaine d’ouvrages traduits dans de nombreuses langues. Il a reçu le prix Méditerranée Étranger pour L’Ange rouge publié au Seuil en 2013.

Pierre Jacquemin a étudié le serbe et le grec moderne à l’Université de Bordeaux III, parcourant l’ex-Yougoslavie, la Grèce et l’Égypte sur les traces du grand poète alexandrin de langue grecque. Il est l’auteur chez Riveneuve de plusieurs recueils de nouvelles et de deux ouvrages sur Constantin Cavafy : De l’obscurité à la lumière ou l’art de l’évocation (2009) et la première édition de ce présent ouvrage (2011).

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Couverture

Page de titre

À Mireille et Pierre-LouisQui parlaient grec ou latin à table,Je leur dois la découverte de Cavafy,Il y a de nombreuses années, déjà.

Préface Le vieux poèteet le trio de la volupté

« Laissant de côté les poèmes historiques d’inspiration érotique, trop voisins des poèmes personnels, et à étudier avec ceux-ci, j’en viens enfin à ces belles pièces mi-gnomiques, mi-lyriques, que j’appellerais volontiers les poèmes de réflexion passionnée » écrit Marguerite Yourcenar dans Sous bénéfice d’inventaire1. Elle a certes le mérite d’avoir découvert la poésie énigmatique de Cavafy mais le tort de l’avoir traduite en prose, laissant justement de côté ce qu’elle appelle « les poèmes d’inspiration érotique », trop personnels à son goût. En fait elle en parle tout de même, à sa manière, tout en les condamnant non pas au nom de la morale mais au nom de la littérature : « Ceci dit, et d’un point de vue seulement littéraire, il reste néanmoins pour moi chez Cavafy quelques poèmes d’une fadeur (et donc d’une indécence) inacceptable ». Ainsi, la grande romancière occulte-t-elle en partie une dimension importante de l’œuvre du grand poète d’Alexandrie, à savoir l’érotisme. C’est ici que prend tout son sens le travail de Pierre Jacquemin qui traduit, avec grand soin, non seulement les poèmes exclus, voire condamnés par Yourcenar, mais les analyse de façon exhaustive et détaillée. Car comme le reconnaît par la suite Yourcenar, il s’agit là de la sensualité du poète qui constitue « la cheville ouvrière de son œuvre ».

Cet essai enrichi de nouvelles traductions faites à partir de l’original nous introduit de plain-pied dans l’univers érotique de Constantin Cavafy au travers des trois dieux de l’antiquité grecque, Eros, Thanatos et Hypnos qui forment un trio infernal pour évoquer l’amour homosexuel de manière quelque peu pudique mais avec tout son cortège de voluptés, d’interdits et de débauches. L’auteur dévoile chez le poète d’Alexandrie, ville cosmopolite par excellence vouée à la luxure, un érotisme discret qui flambe parfois et surprend le lecteur par sa « sensualité farouche ». Nous sommes certes face à une poésie « sèche » et « distante » pour reprendre les termes de Jacquemin mais ô combien suggestive. Les références à l’époque hellénistique sont en vérité un prétexte pour détourner nos regards de « l’inavouable », qui est le fondement même de la poésie de Cavafy. Il ne s’agit pas, loin de là, d’une tendance à la confession selon le rite orthodoxe, mais bien du désir rendu discret par le truchement du style même du poète : sec et presque sans aucune métaphore. Quelques adjectifs anodins suffisent à évoquer le désir, homosexuel de surcroît, condamné par les valeurs bourgeoises de l’époque mais vécu pleinement, souvent en cachette, par les petites frappes du port d’Alexandrie et le vieil homme solitaire.

« On ne sort pas indemne de la découverte d’un texte du vieux poète » écrit Pierre Jacquemin. En effet, les mots de Cavafy vacillant entre le grec parlé et la langue savante évoquent à la fois un souvenir lié à un état d’âme, le plus souvent mélancolique et un silence dû au refoulement du désir homosexuel. Celui-ci est parfois irréversible comme les mots qui l’évoquent. Quant à la traduction, elle diffère à plusieurs égards de celles de Yourcenar, de Grammont et de Volkovitch. On dirait qu’elle est plus fidèle et beaucoup moins embellie. Le ton si propre au poète, le vers qui ne se laisse jamais emporter par le sentiment ni la passion sont bien rendus dans la langue de Descartes qui supporte mal les envolées lyriques. Pierre Jacquemin rend l’érotisme de Cavafy dans toute sa nudité.

Cavafy, « poète inclassable » pour reprendre les termes de l’auteur, a fasciné l’imaginaire de plus d’une génération, y compris dans mon pays, la Turquie. Je me souviens encore de ma première rencontre avec la poésie de Cavafy au début des années 1980 grâce à la traduction de Cevat Capan qui m’avait dédicacé ainsi les Quarante poèmes : « À Nedim Gürsel : la ville te suivra ». Curieusement c’est à Paris, au réveil d’un songe, à la lumière de ma lampe qui s’abattait sur les feuilles blanches, ou ailleurs, pendant mes interminables voyages à travers le monde, que j’ai retrouvé Istanbul dont je n’ai cessé de parler dans mes livres. Il ne s’agissait pas d’un lancinant souvenir qui planait, ni d’un remords planté comme un fer rouge dans mon cœur, mais d’une ville réelle où j’avais « détruit ma vie » comme dit Cavafy :

« De nouveaux lieux

Tu n’en trouveras point

Ni d’autres mers

La ville te suivra »

Et la ville me suivit. Combien de fois ai-je cité ces vers pour exprimer mon attachement névrotique à Istanbul, ma ville bien-aimée dont était originaire le poète d’Alexandrie par sa famille maternelle et où il a vécu trois ans. Et c’est là qu’il écrivit ses premiers poèmes érotiques et connut, dans sa dix-neuvième année, les plaisirs charnels. Pour cette raison, je le considère comme un Stambouliote échoué sur la rive de Mare Nostrum à Alexandrie, où il a vécu en solitaire et « ruiné sa vie ». Et lorsque je suis allé lui rendre visite et que j’ai vu le petit appartement qu’il avait occupé, désormais un musée (le nom de la rue a changé, « Lepsius » est devenu « Charm el-Cheikh », puis « Cavafy » mais le vieux bâtiment est toujours là, face à deux eucalyptus trapus), je n’ai pas pu m’empêcher de l’imaginer en train de rentrer seul ou flanqué d’un marin dragué à l’arsenal comme je l’ai longuement écrit dans mon livre Les écrivains et leurs villes2.

Pierre Jacquemin procède à une analyse très méticuleuse des poèmes de Cavafy que l’on pourrait qualifier à juste titre d’ « érotiques » mais aussi de « mélancoliques ». Car souvent, c’est un homme vieilli, usé par la débauche et la solitude qui évoque le passé avec amertume et parfois avec nostalgie. En citant ces vers dits « érotiques », l’auteur met l’accent sur l’interdit, l’inavouable désir homosexuel à peine suggéré par le poète mais pleinement ressenti par le lecteur. Il nous donne en fait quelques détails sulfureux liés au « plaisir charnel » qui est l’un des thèmes récurrents dans l’œuvre du grand poète d’Alexandrie.

L’analyse de la dimension érotique de la poésie de Cavafy par Jacquemin est pertinente, notamment quand il souligne l’absence du corps et son évocation par la couleur. Dans ce livre, le lecteur découvrira l’un des aspects les plus émouvants de l’œuvre de Cavafy dans son rapport à la sexualité. « Constantin Cavafy est un poète de l’Amour et de l’érotisme » écrit l’auteur en mettant sur scène les trois figures inséparables du désir : Eros, Thanatos et Hypnos. Cette dernière dénote en quelque sorte le dialogue imaginaire avec les gisants à travers leurs épitaphes. Je dirai que le livre de Pierre Jacquemin traite d’un sujet universel en étudiant le cas particulier d’un grand poète et son univers où « tout n’est pas qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté » comme dirait un autre grand poète.

Nedim GÜRSEL, Paris, mars 2020

1. Marguerite Yourcenar, Folio-essais, p. 233

2. Nedim Gürsel, éd.du Seuil, 2014

Un de leurs dieux

À l’heure où s’avance la nuit,

Tandis que l’un d’entre eux traversait l’agora de Séleucie,

Tel un tout jeune homme, grand et d’une absolue beauté,

Avec cette joie d’éternité dans les yeux,

Ses cheveux noirs tout parfumés,

Les passants l’observaient.

Ils s’interrogeaient l’un l’autre afin de savoir

Qui le connaissait, si c’était un Grec de Syrie ou bien un étranger.

Mais certains, par une attention bien plus soutenue,

Comprenaient alors et se rangeaient devant lui.

Et tandis que, sous les portiques, parmi les

Ombres et les lumières du soir, il se dérobait à la vue,

Et marchait vers ce quartier qui, seulement la nuit,

S’anime, dans les orgies et dans les débauches,

Et dans toutes les formes d’ivresse et de luxure,

Ceux-là mêmes se laissaient à rêver et se demandaient

Qui,

Et pour quelles louches jouissances,

Ayant quitté les vénérables demeures célestes,

Descendait ainsi les rues de Séleucie…

Avant-propos

Une poésie isolée, inclassable.Un rapport étrange lie le poète à sa création

Certains auteurs ne pourront jamais sortir complètement de l’ombre, de grands auteurs pourtant, parfois même très célèbres, très souvent traduits dans d’autres langues pour d’autres cultures, très lus, très étudiés, très commentés. Pourtant, il se peut que cette ombre les protège encore bien longtemps après leur mort, les protège d’une trop grande popularité qu’ils n’auraient peut-être pas souhaitée. Constantin Cavafy fait partie de ce groupe-là. En effet, l’une des plus grandes figures de la littérature grecque du début du vingtième siècle, ce poète né en Égypte, ce poète d’Alexandrie, demeure toujours bien trop peu connu du grand public. Difficilement, il peut arriver que son œuvre forte puisse quitter enfin la conservation possessive des grandes universités qui se la sont appropriée pour le privilège volontaire de certains étudiants interpellés par la puissance jaillissante de son écriture inattendue. Comment cet écrivain que Laurence Durrell surnommait « le vieux poète de la ville » et que l’on découvre fréquentant les cafés de la vaporeuse Alexandrie, au tournant de certaines pages du sublime roman Justine1, comment aurait-il pu être apprécié, voire célébré alors qu’il ne chercha jamais à l’être ? Le grand poète entretenait un rapport à sa littérature plutôt original. On peut le dire, Cavafy gardait jalousement ses poèmes. Il les remaniait, même après les rares divulgations de certaines pièces qu’il réservait exclusivement à de distingués connaisseurs. Ceux-ci recevaient alors une ou deux feuilles détachées, imprimées. Feuilles tombées d’un arbre dont l’espèce était inconnue dans la littérature de l’époque, et qui, finement découpées, présentaient de bien déconcertantes couleurs ! Il est vrai qu’il autorisa aussi à l’occasion de très rares publications de minces feuillets ne comprenant que quelques pages. En effet, le résultat fut peu favorable. E. M. Forster, l’auteur de la Route des Indes, laissa cette étrange remarque très imagée et pertinente : « Un tel écrivain ne pourra jamais être populaire. Il vole à la fois trop lentement et trop haut2. » N’oublions pas l’accueil glacial, parfois accompagné de railleries que lui réservèrent ses contemporains, même si cette attitude plutôt hostile devait finir par évoluer alors qu’il atteignait le crépuscule de sa vie. Crépuscule baigné d’une lumière soudaine où il aura pu alors apprécier une apparente reconnaissance tardive mais sincère et qui fut parfois même, disons-le, un véritable plébiscite. Ce lien curieux qu’il entretenait avec sa littérature et auquel nous apporterons sans doute un éclaircissement, cette attirance pour l’obscurité et la discrétion, l’originalité de ce que furent son œuvre et sa vie, originalité et, parallèlement, l’extrême platitude de son quotidien, vont bien entendu entretenir un intérêt particulier à son égard, fascinant toujours le lecteur curieux.

La vie et l’œuvre de Constantin Cavafy sont marquées par l’expression d’une dualité inattendue

Que fut sa vie ? Sa vie de tous les jours. Il est bien vrai que l’on ne possède que très peu d’informations sur ce sujet : « La biographie de Constantin Cavafy tient en quelques lignes. », nous dit Marguerite Yourcenar3. En même temps, cet homme peu banal troublait l’esprit de ceux qui le rencontrèrent ou le côtoyaient. Ils furent un certain nombre, au contraire de ce que l’on croit souvent, à connaître ce privilège. Ainsi, Marina Risva relève qu’il « serait possible de multiplier les traits d’une personnalité aussi originale que fascinante…4 »

Nombreuses seront les études qui, de temps en temps, révéleront quelque nouveau détail biographique, souvent très simple et très émouvant et qui va marquer de son empreinte un nouveau pas dans la recherche de ce qu’il fut peut-être ou de ce qu’il ne fut pas. De temps à autre, d’étonnantes légendes vont circuler à son sujet. Des bribes de conversations récoltées par chance présenteront tel élément qui va surprendre ou souvent décevoir dans cette trop grande sobriété qu’on n’attend pas d’un tel personnage. Cette étrangeté, cette bizarrerie parfois, vient le plus souvent d’une forme curieuse de dualité, de contradictions dans la structure même de son existence. C’est un peu comme si le Destin avait voulu doubler chez lui les expériences. De la même façon, il sera possible de déterminer chez le poète, dans sa poésie, souvent très personnelle, bien que cela soit dissimulé, deux éclairages. Il y a un versant accessible, disons un versant bien posé dans la lumière, exposé à la vue et qui rassure. Cependant, il y en a un autre plus obscur, un autre qui contraste immédiatement avec le premier et qui étonne. Évidemment, c’est sûrement celui-là qui va s’imposer comme étant le plus intéressant car, c’est cela, il interroge. De cette difficulté à progresser sur le chemin des grands rêves charmants de la vie, de ces embarras qui l’encombrent sans fin de mille arrêts, de cette noirceur de la destinée naîtra alors la force de la survie ou de la création : la poésie. La poésie de Cavafy.

Une vie très aisée, puis, c’est le basculement

Cette opposition, cette dualité quasi symbolique marqueront sa biographie qui commence ainsi : il naquit à Alexandrie en 1863 au sein d’une famille très aisée d’origine phanariote qui s’installa dans cette ville vers 1850. Son grand-père maternel était diamantaire à Constantinople. Leur fortune personnelle s’est faite surtout à cette époque, comme cela fut le cas pour de nombreux Grecs de cette deuxième moitié du dix-neuvième siècle et qui continuèrent d’arriver, notons-le, jusqu’aux alentours des années vingt. L’origine de la réussite de cette immigration importante et productive fut la flambée des cours du coton à Alexandrie en 1863, suite à l’effondrement soudain de la production américaine, conséquence évidente de la guerre de Sécession aux États-Unis (1861-1865). Si la colonie grecque devint alors l’une des composantes majeures de la population alexandrine, la ville connut à cette époque un exceptionnel brassage fertile de peuples divers, de toutes conditions sociales qui vivaient en communautés tolérantes et organisées, composée d’Égyptiens, de Grecs, nous l’avons dit, mais aussi de Syriens, de Juifs, d’Arméniens, d’Italiens, de Français, de Turcs, etc. La facilité avec laquelle tous les Alexandrins de l’époque savaient s’exprimer en plusieurs langues, souvent trois, parfois davantage, n’était pas forcément uniquement l’apanage des couches sociales les plus aisées. Alexandrie, qui pouvait, à cette époque, se mesurer à de nombreuses cités élégantes et riches d’Europe, connut un âge d’or économique et, par voie de conséquence, un âge d’or culturel qui se poursuivit jusqu’à la fin des années cinquante. Le rayonnement de la cité était alors extraordinaire ! En voici un simple exemple révélateur : Paul Balta, spécialiste du monde arabe, nous surprend, déclarant qu’il y avait cinquante-trois salles de cinéma à Alexandrie en 1905, alors qu’il n’y en avait que cinq au Caire… La cohabitation de tous ces peuples étrangers a porté la réputation culturelle de la ville au plus haut : « Lieu de toutes les rencontres, elle fut, dès l’origine, la cité cosmopolite par excellence. La ville. Et son cosmopolitisme a toujours été un humanisme5 ». Si les théâtres, les clubs mondains sont nombreux, Alexandrie est aussi une cité balnéaire où les plages élégantes sont ponctuées par les arrêts du tram aux noms les plus évocateurs : Chatby, Camp César, Cléopâtra, San Stefano et bien d’autres. Notons le Sporting Club et l’hippodrome, les casinos où se retrouvait la bonne société à la fois joyeuse, puritaine, élitiste, riche, cultivée, impliquée dans le destin de la cité, dans ses œuvres. Un bouillonnement…

Une culture !

Voici donc un élégant décor planté pour une vie sans histoire, faite de plaisirs et de projets qui auraient pu être ambitieux pour un jeune homme prometteur qui a eu la chance de naître dans une famille en vue, riche et… à Alexandrie !

Mais la roue du destin va tourner : en 1870, Constantin a sept ans lorsque son père meurt à cinquante-six ans et c’est le début d’un déclin constant du statut social de la famille. La veuve, Chariclée qui a vingt ans de moins que son mari, doit continuer le chemin avec sept fils à élever et c’est elle qui reprendra la gestion des biens financiers. Deux ans plus tard, la famille va s’installer en Angleterre, à Liverpool où ils ont encore des affaires, un comptoir de leur maison de commerce. La vie sociale demeurera néanmoins aisée et plutôt agréable durant quelques années encore. Pendant six ans, le jeune garçon connaîtra une scolarité anglaise. Le poète gardera toute sa vie un léger accent anglais… encore un trait d’originalité ! En 1874, ils s’installent à Londres, dans le quartier élégant de Hyde Park dans une vaste maison, au 15 de la Queenborough Terrace… Deux ans plus tard, c’est la faillite. Il y eut ce fameux krak économique, cela est vrai, mais aussi la douloureuse et inévitable conséquence d’une mauvaise gestion de leurs possessions. Cavafy a alors treize ans, c’est le retour à Alexandrie. C’est le basculement majeur de sa vie.

Ce véritable intellectuel, particulièrement cultivé, n’a pas excellé dans les études

C’était un homme très instruit, féru d’histoire, d’histoire grecque, surtout l’époque hellénistique et byzantine ; il aurait rêvé d’être historien, il l’a écrit. Il parlait couramment le français et l’anglais. Par contre, il a fait moins d’études que nous aurions pu le supposer, compte tenu de son extraordinaire érudition. Marina Risva résume parfaitement ses grands centres d’intérêt : « Autodidacte, il connaissait à fond ses auteurs depuis Homère qu’il utilise souvent jusqu’au plus modeste commentateur des périodes décadentes. Poètes, historiens, chroniqueurs ayant relaté les événements ou situations que le poète évoque dans son œuvre, lui sont familiers »6. Il lisait beaucoup, cela est connu et sa bibliothèque qui fut ramenée à Athènes à sa mort était fort nourrie. Cavafy était surtout autodidacte. Un autodidacte brillant et passionné.

Un poète…

Portrait de Cavafy, l’étonnant visage d’un Janus

Un portrait de Cavafy ? Là encore l’image sera en double face… Nous possédons quelques rares photographies correspondant à plusieurs époques de sa vie. Nous observons alors un visage sérieux, plutôt triste, parfois austère, souvent inquiet, plein de sagesse. Un visage qui retient l’attention, qui interroge pourvu que l’on soit un peu attentif et sensible. Un regard douloureux et que l’on sent perdu vers la fin de sa vie… Dans de nombreux ouvrages, comme dans son propre appartement à Alexandrie (transformé depuis en musée), on peut découvrir de nombreux croquis de son visage, parfois réussis, des caricatures parfois amusantes et révélant encore une fois deux aspects quelque peu opposés de sa personnalité. L’incroyable discrétion qui marqua toute son existence, ce repli sage sur lui-même, tant dans son œuvre que dans la réalité de son quotidien, impressionne. Et puis, il y a cette obsession de l’âge qui court de plus en plus vite, de la vieillesse qui s’approche inexorablement avec son cortège de souffrances qu’il redoute et des régressions incontournables qui vont avec. Cette hantise de la mort qu’il associe toujours au Destin dans sa poésie et cette fuite sans fin vers le passé, qu’il suppose libératrice7, cette fuite éperdue, angoissée, afin de pouvoir échapper à un avenir qui semble le terrifier. Lorsque Constantin Cavafy écrivait son premier poème sur la vieillesse, c’était en 1897, le poème intitulé Un Vieillard. Il était âgé de trente-quatre ans ! À trente-cinq ans, il composait Prière (poème sur la mort) et Les Funérailles de Sarpédon. À 36 ans, Cierges et à 38 ans Les Âmes des Vieillards. « La poésie de Cavafy est une poésie de vieillard…8 » Lui-même disait de sa personne : « Moi, je suis un poète de la vieillesse ».

Des portraits… Nous en trouvons également dans la littérature. Dans le très célèbre Quatuor d’Alexandrie de Lawrence Durrell déjà cité, Constantin Cavafy surprend lors de plusieurs apparitions que l’on n’attendait pas et toujours presque surnaturelles. Ainsi dans le premier roman, Justine : « et je sentais le vieillard tout près de moi, hantant pour ainsi dire les ruelles obscures autour de la salle de conférence et les imprégnant du parfum de ses vers inspirés par les amours de misère et cependant enrichissantes dont il avait fait l’expérience – des amours qu’il s’était peut-être procurées avec de l’argent, amours fugaces auxquelles ses vers rendaient la vie et qu’ils éternisaient – et avec quelle lente patience et quelle tendresse il avait saisi la minute de hasard et en avait fixé toutes les nuances !9 ». Voilà que tout ce qui a peut-être généré la poésie érotique du poète s’exhale soudain ici, où l’étrangeté de l’atmosphère se diffuse comme un brouillard. Rarement le nom de Cavafy apparaît, l’auteur utilise plutôt divers qualificatifs et, remarquons-le, toujours correspondant à la vieillesse. Ainsi, page 25, il évoque : « le vieux poète de la ville ». « Le vieillard » revient plusieurs fois, p. 25, p. 39 et page 164. Page 93, nous aurons « le vieux poète », puis plus loin, « le vieux barde » etc.

Ce portrait froid, triste et sévère contraste soudain avec celui que nous fait E. M. Forster, très souvent cité par de nombreux essayistes, Marguerite Yourcenar nous rapporte le document dans son intégralité, dans sa Présentation Critique de Constantin Cavafy10, portrait amusant, charmant et profond en même temps. Il nous est difficile de ne pas en citer un extrait nous-même, le plaisir en est trop évident. L’auteur de Pharos et Pharillon, une Évocation d’Alexandrie, consacre en effet un chapitre entier, le dernier, à Cavafy. Ce portrait11, c’est celui brossé lors d’une conversation née du hasard d’une rencontre. C’est un portrait en mouvement, c’est un portrait qui se regarde et que notre imaginaire réveille dans toute sa légèreté surprise. C’est donc au détour d’une rue (on évoque souvent le poète errant dans son quartier ou devisant à la terrasse d’un café…) que se passera la rencontre et ce sera comme toujours le fait d’une amusante coïncidence. C’est « une charmante aventure » qui ne laisse sûrement pas indifférent, et ainsi certains passants « entendent leur propre nom proclamé d’une voix ferme et pourtant méditative […] “Oh, Cavafy… !” Oui, c’est M. Cavafy et il se rend de son appartement à son bureau, ou alors de son bureau à son appartement. Dans le premier cas, il disparaît aussitôt qu’aperçu, avec un petit geste de désespoir. Dans le second, il se peut qu’il accepte de commencer une phrase – une immense phrase compliquée, encore que bien structurée, riche de parenthèses qui ne se mêlent jamais […] La phrase se termine parfois dans la rue, parfois elle meurt victime de la circulation, et parfois se prolonge jusque dans son appartement ». Une conversation qui ne débouche sur rien. Un plaisir ! Un privilège.

Une double vie et deux quartiers d’Alexandrie

Si la famille du poète fut, comme nous l’avons dit, ruinée et Cavafy obligé de travailler comme humble fonctionnaire, il n’en menait pas moins une vie élégante et mondaine ce qui lui coûtait de bien nombreux sacrifices comme il savait l’expliquer lui-même. En effet, devant la stupéfaction d’un jeune poète pauvre considérant son train de vie en apparence facile, il déclare : « Je lui ai expliqué en quelques mots quel prix je payais mes petits luxes. Pour les avoir, j’ai quitté ma Voie, je suis devenu – quel ridicule ! – fonctionnaire et je continue, en perdant mon temps. Combien de fois au bureau, une belle idée m’est-elle venue, une image rare. De retour à la maison, j’essaie de m’en souvenir, mais trop tard, disparue et c’est normal. Un peu comme si la poésie me disait : je ne suis pas une esclave que tu peux chasser quand elle arrive et faire venir quand tu le veux : je suis la plus grande dame du monde12 ».