Et la montagne devint violette - Gérald Fougerat - E-Book

Et la montagne devint violette E-Book

Gérald Fougerat

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Beschreibung

Dix histoires courtes où l’on croise un cyclope au destin tragique, une princesse aimant rire, un fleuve légendaire, un industriel malicieux, un montagnard amoureux, un cycliste contrarié, un train de nuit bulgare, un pêcheur sidéré, une correspondance toxique et une vieille dame bien trop vieille.
Et ainsi va la vie, pleine d’amour et de mort.


À PROPOS DE L'AUTEUR


Auteur de recueils de poésie, de récits historiques et biographiques, d’un essai où il nous a fait partager son goût des mots et de la littérature,  Gérald Fougerat, avec Et la montagne devint violettenous présente un ouvrage de fiction réunissant dix nouvelles.

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ET LA MONTAGNE DEVINT VIOLETTE

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Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour touspays

© MAPAGE ÉDITIONS2023

GÉRALD FOUGERAT

ET LA MONTAGNE DEVINT VIOLETTE

MAPAGE EDITIONS

LE CYCLOPE NE DORMAIT QUE D’UNŒIL

C’est ainsi qu’en son œil, nous tenions et tournions notre pointe de feu, et le sang bouillonnait autour du pieu brûlant.

(Homère — Odyssée)

Le cyclope ne dormait que d’unœil.

Couché en position fœtale sur un lit étroit, le corps à moitié couvert d’un drap bleu, Jean Ullard venait enfin de s’assoupir après une nuit agitée. Au huitième étage d’un immeuble bourgeois, il occupait depuis trois ans une chambre sans confort. Une table, deux chaises, un fauteuil et, dans une alcôve dissimulée derrière un drap beige, un cabinet de toilette doté d’une douche exiguë et d’un lavabo aux deux robinets encrassés de tartre jaunâtre. Des rayonnages en bois clair couvraient l’intégralité de la cloison qui faisait face à l’unique fenêtre du chien-assis ouvrant sur l’extérieur. Ils étaient remplis de livres dont les dos usés révélaient qu’ils avaient été lus et relus.

Une photo en noir et blanc montrant le visage d’une femme encore jeune à l’abondante chevelure noire ornait le mur au-dessus du lit de Jean. La luminosité transparente des yeux clairs donnait au regard une limpidité troublante. Il s’agissait du portrait de sa mère, Soizic Ullard, réalisé le jour de son vingt et unième anniversaire par Antoine Demilly.

Soizic était la fille unique d’Erwan Le Guennec et de son épouse Gaïa, de vingt-cinq ans sa cadette. Erwan, héritier d’une famille d’armateurs, avait vécu avec Gaïa dans une opulence discrète à l’abri des murs épais du manoir de Keregard, vieille demeure en lisière d’une forêt peu dense, à proximité du village de Plomeur en Bretagne.

On ignorait tout, dans le pays bigouden, des origines familiales de Gaïa. Diverses histoires étonnantes couraient sur sa provenance. La plus couramment partagée la désignait comme la fille d’un couple grec dont le yacht avait fait naufrage un jour de grande tempête dans le raz de Sein. Les deux parents et les quatre membres d’équipage avaient tous péri. Seule survivante, maintenue en surface par son gilet de sauvetage et portée par un fort courant, l’enfant âgée de cinq ans avait été poussée par une houle puissante jusqu’à la grève de la baie des Trépassés. Par quelle heureuse fortune, des années plus tard, Gaïa était-elle devenue Mme Le Guennec ? Personne ne le savait.

Chez les Le Guennec, la tradition familiale voulait que les femmes accouchassent au manoir. C’est donc à Keregard que, suivant la tradition, Gaïa, trois ans après son mariage, mit au monde Soizic. Elle eut à peine le temps d’entendre le premier cri du bébé avant de perdre connaissance. Elle mourut quelques heures plus tard, emportée par une hémorragie massive.

Erwan, veuf inconsolable, éleva seul sa fille. Enfant à l’intelligence précoce, Soizic sut lire dès l’âge de trois ans et écrire à quatre ans. De santé fragile, elle ne fréquenta pas l’école primaire, son père ayant préféré lui donner un précepteur en la personne de l’ancien recteur de la paroisse de Plomeur, l’abbé Denis Ouranos. Effet du hasard, ou signe du destin, l’ecclésiastique avait, comme Gaïa, la défunte mère de Soizic, une ascendance grecque. Sous la direction de ce prêtre érudit, la jeune élève progressa avec une rapidité stupéfiante dans l’apprentissage du français, du latin et du grec ancien. À son entrée au collège Saint-Gabriel de Pont-l’Abbé, Soizic savait lire dans le texte les grands auteurs latins, et était déjà très à l’aise pour traduire les Grecs classiques tels Euripide, Hérodote ou Aristote. Elle s’était prise d’une passion pour Homère et pouvait réciter de mémoire de longs passages de l’Iliade et de l’Odyssée, ouvrages dont la riche bibliothèque du manoir de Keregard abritait plus de vingt éditions différentes et notamment la très rare édition princeps de 1488, imprimée à Florence par Demetrius Damilas.

À dix-sept ans, son baccalauréat avec mention très bien en poche, Soizic s’était inscrite à la Sorbonne pour entreprendre des études de lettres classiques. Erwan Le Guennec avait autorisé sa fille à s’installer à Paris sous la condition qu’elle logeât chez son oncle Yvan Le Guennec, qui vivait de ses rentes avec sa femme et ses six filles dans un vaste appartement du boulevard Saint-Germain.

Comment décrire la beauté de Soizic en cet automne 1949 où elle s’apprêtait à quitter le pays bigouden ? Le corps de la fraîche adolescente avait déjà laissé la place à une silhouette tout en grâce et en souplesse qui annonçait l’épanouissement d’une féminité aux proportions proches de l’idéal de la sculpture grecque. Mais ce qui donnait au physique de Soizic un charme inégalable c’était la grâce magnétique de son regard. La teinte de ses yeux hésitant en permanence entre le bleu et le vert éclairait son visage d’une lueur fascinante.

La jeune fille ne put jamais réaliser son rêve d’aller étudier à Paris. À la veille de son départ, elle fut clouée au lit par une forte fièvre. Prise de convulsions, elle sombra dans un coma profond dont nul ne put définir l’origine. D’abord hospitalisée à Quimper, elle regagna ensuite le manoir familial où son père mit en place les moyens médicaux nécessaires aux soins que réclamait son état quasi végétatif.

Elle reprit connaissance un matin du mois de mars 1950. Ses facultés physiques se rétablirent très rapidement. En deux mois d’une rééducation intensive, elle retrouva la plénitude de sa complexion et, dès le mois de juin, on la vit courir à marée basse le long de la plage de Tronoën. Son visage, fouetté par les longues mèches sombres de ses cheveux flottant au vent, exprimait la joie de ce retour à la vie. Cependant devant ses yeux rieurs passait parfois comme un voile qui en éteignait brutalement l’éclat lumineux. Soizic tombait souvent dans une humeur d’extrême mélancolie. Elle passait des jours entiers isolée dans la bibliothèque de la grande demeure des Le Guennec, un livre ouvert devant elle, sans que l’on sache si elle lisait ou si son esprit vagabondait. Seul son père connaissait la cause de cette tristesse inhabituelle chez une enfant à la vitalité autrefois si joyeuse.

En effet, si le corps de Soizic ne gardait plus aucun signe tangible de sa mystérieuse maladie, il n’en allait pas de même de son entendement. L’intelligence était toujours la même, la parole aussi vive et les raisonnements aussi pertinents, mais la maladie avait effacé de sa mémoire la totalité de son savoir livresque. En d’autres termes, Soizic ne gardait aucun souvenir du contenu des milliers d’ouvrages qu’elle avait dévorés jusqu’à ce qu’elle tombe malade. Pire, elle était incapable de saisir un traître mot de ces suites de signes noirs qui s’étiraient sans fin sur le blanc des pages des volumes dont elle ne parvenait même pas à comprendre les titres.

Plus aucune mémoire des poèmes grecs qu’elle se récitait à mi-voix pour le simple plaisir de la scansion, plus de trace des récits de Thucydide, plus un seul reste des comédies d’Aristophane. La langue grecque ancienne lui était devenue aussi incompréhensible que le mandarin.

Une seule exception, vestige inexpliqué de son savoir perdu : elle pouvait encore dire de mémoire l’intégralité du Chant IX de l’Odyssée.

Erwan Le Guennec rappela le recteur Denis Ouranos. L’ancien précepteur, un vieil homme maintenant presque aveugle, avait conservé ses remarquables qualités de pédagogue et sous sa bienveillante direction Soizic réapprit àlire.

Elle fit de rapides progrès. Un an après sa sortie du coma, elle dévorait à nouveau les œuvres des grands auteurs.

C’est une Soizic souriante et poussée par une joie de vivre retrouvée qui se rendait en ce soir de juillet 1951 au fest-noz de Saint-Guénolé. Celle que les habitants de la presqu’île de Penmarch surnommaient « la sirène aux yeux pers » traversa le port d’une démarche souple. Le tardif soleil d’été n’en finissait pas de sombrer sous l’horizon. La température de l’air était étonnamment douce. L’océan avait renoncé pour quelques heures à agresser le granit des fameux rochers et la surface assagie des eaux reflétait toutes les nuances de bleu et de rose que seule la côte bretonne est capable d’inventer dans les crépuscules d’été.

Les regards de Soizic et d’Yves Ullard se croisèrent en cette soirée enchantée, et ce fut pour eux deux comme une évidence. Il lui prit la main pour l’inviter à danser et elle sut que jamais plus elle ne pourrait se passer de la présence de ce garçon aux yeux couleur d’océan en colère.

Yves Ullard, vingt et un ans, était le fils d’un marin-pêcheur originaire du Guilvinec. Le père travaillait dur comme matelot sur un palangrier côtier. Dans la longère familiale de Treffiagat aux murs de granit et aux volets bleus régnait une ambiance chaleureuse et Yves et ses cinq sœurs n’avaient jamais eu à souffrir de la faim, même pendant les dernières années de guerre où les sorties en mer se faisaient rares.

Yves naviguait comme équipier sur le chalutier Armen, un hauturier du Guilvinec armé par Erwan Le Guennec.

Ce dernier ne comprit jamais comment sa fille si délicate, toute entière portée vers les choses de l’esprit, sans autre expérience du monde que celle apprise à travers le prisme des livres, avait pu tomber amoureuse de ce marin qui avait quitté l’école à l’âge de quinze ans. Mais Erwan dont les colères légendaires faisaient autrefois trembler les murs de la criée avait pris de l’âge et son caractère autoritaire s’était émoussé. Il ne résista pas longtemps à la pression de sa fille adorée et à contrecœur il consentit au mariage.

Le couple s’installa dans une petite maison attenante au manoir, autrefois demeure du gardien et jardinier du domaine. Yves était absent de longues semaines pendant les campagnes de pêche en mer du Nord ou au large de l’Écosse. Soizic passait des journées entières à relire les récits mythologiques de la Grèce ancienne.

Au printemps 1953 elle était enceinte.

Le 18 février 1954, elle accoucha d’un enfant de sexe masculin prénomméJean.

Le matin du 4 mars de la même année, Yves Ullard, revenant de trois semaines de pêche autour des îles Féroé, courut à son domicile pour embrasser son premier né. Accroupie devant la porte de la chambre où reposait l’enfant, Soizic pleurait en silence. Yves la releva et la serra dans ses bras, ne sachant si par ces larmes elle exprimait sa joie de retrouver son époux ou si un malheur était arrivé au bébé. Puis il franchit le seuil de la pièce plongée dans la pénombre.

Comme cloué sur place, il réprima un cri. Car au creux du berceau, emmailloté d’un lange, gisait un nourrisson dont le front monstrueux s’ornait d’une paupière blanche recouvrant l’œil unique du cyclope que Soizic venait de mettre au monde.

Dans les jours qui suivirent la naissance de Jean, Keregard vit se succéder des gynécologues-obstétriciens venus de la France entière. Jamais encore un nouveau-né atteint de cyclopie, cette forme rare de l’holoprosencéphalie, n’avait survécu plus que quelques heures. Les différents examens auxquels le bébé avait été soumis ne révélaient aucun autre symptôme inquiétant. Pour la médecine, cette malformation mise à part, l’enfant était « normal ».

Le vieil Erwan ne se remit jamais du choc causé par la monstruosité de son petit-fils. Il avait fondé tant d’espoir sur cette descendance tardive. Or, jamais Jean ne pourrait poursuivre l’aventure industrielle des Le Guennec.

Foudroyé par une rupture d’anévrisme, Erwan Le Guennec s’effondra à la sortie de la messe dominicale célébrée en l’église de Penmarch le 14 mars 1954.

Pour Yves et Soizic, passés les premiers jours de stupéfaction devant la malformation de leur fils, la vie reprit son cours. Un sentiment s’apparentant à de la honte leur fit d’abord cacher l’enfant aux yeux de la famille et des proches voisins. Dans le pays on trouvait un peu étrange le silence qui entourait le domaine de Keregard et, bien plus, que l’enfant n’ait pas encore été baptisé. Mais on avait toujours respecté l’intimité des Le Guennec, aussi ne chercha-t-on pas à en apprendre davantage.

Le couple et le petit Jean avaient déménagé après la mort d’Erwan et s’étaient installés dans le manoir. Soizic allaitait Jean et bientôt le visage difforme de son bébé ne lui fit plus horreur. Un jour qu’elle sortait de son corsage un sein gonflé de lait, elle crut entrevoir dans l’œil du bébé comme un signe de reconnaissance. Elle poussa un cri de joie, car elle fut convaincue en cet instant que l’enfant n’était point aveugle. Elle serra Jean contre sa poitrine et l’embrassa, puis, le tenant à bout de bras, elle le contempla et, pour la première fois, se rendit compte que l’œil de Jean resplendissait des mêmes reflets d’un tendre bleu vert que celui de ses propresyeux.

Yves Ullard supportait de moins en moins l’éloignement que lui imposait son métier de marin. Il pressentait que le handicap de son fils allait nécessiter une présence plus régulière. Mais pouvait-on vraiment parler de handicap ? Jean se développait selon les canons habituels. À trois mois, il tenait déjà sa tête droite de longs moments, et il faisait de grands sourires. À cinq mois, il commençait à amorcer le déplacement à quatre pattes et aimait jouer avec ses orteils. Sans doute sa préhension des objets était encore un peu incertaine, car sa vision monoculaire le gênait dans son appréciation des distances et du relief, mais son acuité visuelle paraissait parfaite.

Ce que redoutaient Yves et Soizic c’était surtout le regard des autres. Autant ils s’étaient accoutumés à la configuration hors norme du visage de leur enfant, autant ils étaient conscients que Jean en grandissant allait devoir affronter un monde d’où il serait rejeté comme un être hideux. Pour le premier anniversaire de son fils, Soizic avait invité deux cousines Ullard, un peu plus âgées. Les petites filles, quand elles le virent, poussèrent des hurlements de terreur et s’enfuirent en criant. Jean sanglotait. De grosses larmes restaient accrochées à ses cils avant de couler droit sur l’arête de son nez et de s’écraser sur le gâteau au chocolat placé devant lui sur la tablette en bois de sa chaise haute.

Les parents décidèrent alors de quitter Keregard. Il leur fallait changer de vie et trouver pour leur fils un environnement plus propice à son épanouissement, loin des sombres murs du manoir ancestral. On leur avait parlé d’une toute nouvelle crèche, adossée à une école, à Quimper, où l’on pratiquait les principes pédagogiques mis au point au début du siècle par Maria Montessori. Convaincus par l’équipe enseignante que ces méthodes d’éducation et d’enseignement dans un climat bienveillant étaient particulièrement adaptées à la socialisation de Jean, ils l’inscrivirent à Ti Ar Bugel.

L’héritage d’Erwan Le Guennec leur permit de se rendre acquéreurs, à Quimper, d’un vaste appartement sur les quais de l’Odet où Soizic aménagea une grande bibliothèque bientôt remplie de ses ouvrages préférés. Ils achetèrent, place de la cathédrale, un très ancien fonds de commerce de crêperie arborant l’enseigne Men LannDu.

La conversion professionnelle d’Yves Ullard fut un modèle de réussite. Sa grand-mère Maëlia Ullard lui transmit les recettes et le savoir-faire des crêpes et galettes traditionnelles que bientôt tout Quimper se pressa de venir déguster. Yves était vite devenu célèbre en ville pour son remarquable tour de main lorsqu’il servait des crêpes flambées. Un mouvement vif du poignet, et le souffle du torchon abattu à quelques centimètres de l’assiette éteignait les petites flammes bleues. En salle, Soizic assurait parfois le service, gracieuse et efficace.

À la maison, Jean était gardé par une jeune femme irlandaise, Deirdre, qui s’occupait aussi du ménage et de l’entretien courant. Elle avait pour instruction de s’adresser au garçon uniquement en anglais. L’enfant se développait harmonieusement, manifestant chaque matin sa joie de rejoindre la crèche Ti Ar Bugel. Quand plus tard il rentra à l’école du même nom, il était parfaitement intégré à la petite communauté où la présence d’un enfant différent ne posait pas de problème. Ses camarades ne manifestaient pas de gêne particulière à l’inclure dans leurs jeux tant les enfants de cet âge voient le monde sans préjuger de ce qui est normal et de ce qui ne l’est pas. Tout juste remarquaient-ils que Jean avait une taille bien supérieure à la leur et que l’acquisition des connaissances scolaires élémentaires, hormis la lecture, était plutôt lente.

À Quimper, la famille Ullard menait donc une vie tranquille. Yves et Soizic firent fermement barrage aux curieux qui voulaient voir le cyclope. Les journalistes d’Ouest France renoncèrent à pondre des articles sur ce phénomène local qui avait fait l’objet en son temps d’une quantité considérable de publications dans la presse médicale.

Seuls les touristes estivaux, surveillant leur progéniture sur la plage des Sables Blancs à Lesconil, contemplaient avec un embarras évident cet enfant un peu maladroit qui portait sur le front une curieuse lunette de protection solaire faite d’un seul verre.

Jean avait hérité de la finesse de traits de sa mère. Ce n’était évidemment pas une beauté classique, mais l’étrangeté de ce visage où de hautes pommettes remplaçaient les deux orbites absentes lui conférait un charme certain. Son regard fascinait. L’iris, d’un diamètre bien supérieur à celui du commun des mortels, pouvait passer, selon l’heure du jour et l’angle d’éclairage, du bleu céruléen à un gris teinté de vert pâle. La pupille immense ouvrait sur des profondeurs au sein desquelles s’abritait, comme dans une vaste grotte, le mystère de sa naissance. Le nez droit et pointu était de ceux qu’on qualifie de grec. Il formait un support d’une rare élégance aux paupières ourlées de longs cils noirs. Des lèvres bien pleines révélaient lorsqu’il souriait une dentition parfaite.

Il grandissait. À dix ans, il mesurait un mètre quatre-vingt et à quinze ans, alors que sa croissance n’était pas terminée, il atteignait les deux mètres. Son corps parfaitement proportionné annonçait le géant de deux mètres quinze qu’il allait devenir. Ces dispositions physiques exceptionnelles auraient pu le conduire à une belle carrière de basketteur au club quimpérois de la Phalange d’Arvor qu’il avait intégré avec l’appui bienveillant du président Michel Gloaguen. Malheureusement, son absence de vision binoculaire constituait un handicap majeur à la précision de ses tirs au panier. Il renonça au basket et entretint sa forme physique en pratiquant, souvent en compagnie de sa mère, la course à pied sur le sable humide des grèves à marée basse.

Sa scolarité au collège Le Likès fut poussive. Le développement de son cerveau marqua le pas. Les difficultés rencontrées dans ses études conduisirent ses parents à interrompre son parcours scolaire avant son entrée au lycée. Ce n’était pas ce qu’on appelle un enfant « retardé », mais il avait beaucoup de mal à suivre un enseignement général dont il ne comprenait pas la finalité. Sa soif de connaissance était suffisamment étanchée par la lecture des encyclopédies que renfermait la bibliothèque de sa mère. Soizic lui avait transmis sa passion pour la lecture et avait commencé très tôt à lui enseigner les subtilités du grec ancien. À seize ans, Jean ne savait pas résoudre une simple équation à deux inconnues, mais il lisait dans le texte original les quatre Épinicies de Pindare. Il parlait couramment anglais et passait de longues soirées à converser avec Deirdre restée au service de la famille. Grand-mère Ullard lui avait inculqué les bases de la langue bretonne. Il aimait entendre sa voix, cassée par trop de souvenirs de deuils et de naufrages dramatiques, lui conter les vieilles légendes du pays bigouden.

Il prit alors naturellement sa place dans la petite entreprise familiale et l’on vit bientôt le grand corps de Jean derrière les plaques chauffantes de la crêperie, prompt à enregistrer les commandes de la salle : « Une complète, deux à l’andouille de Vire et une aux moules, pour suivre… » Il innova. La carte s’enrichit de plusieurs spécialités que seul le support de la galette de sarrasin rattachait encore à la Bretagne : « La Poséidon », « L’Athéna », « La Pénélope ».

Jean ne manquait pas de sens de l’humour. En cuisine avec son père et le jeune apprenti, il se plaisait à échanger quelques répliques de circonstance : « Le client de la table 9 fait du gringue à Soizic, il compte sans doute manger à l’œil ! », « Jean, viens donc jeter un coup d’œil sur cette sauce ! », « Oui, elle est mignonne la jeune fille de la table 12, mais arrête donc de te rincer l’œil ! »…

On riait beaucoup chez les Ullard. En contemplant l’Odet couler sous ses fenêtres, Soizic pensait que la vie allait comme la rivière, avec ses hauts et ses bas suivant les mouvements de la marée. Le courant descendant découvrait les sombres vases du lit puis le courant montant apportait l’espérance de la haute mer et de ses horizons infinis.

Malheureusement le mouvement de la vie n’est pas aussi bien régulé que celui des marées.

Un jour tout peut s’arrêter.

Le 6 juin 1972, à deux heures du matin, pour des raisons inconnues, la crêperie Men Lann Du prit feu. Alertés par des voisins, Yves et Soizic se précipitèrent sur les lieux. Arrivés avant les pompiers, ils forcèrent la porte pour essayer d’atteindre les extincteurs qui se trouvaient dans l’arrière-cuisine. Un brusque appel d’air projeta une flamme aveuglante sur Soizic. Ses vêtements en feu, à moitié asphyxiée par l’âcre fumée, elle tournait sur elle-même en hurlant. Yves ne put rien faire. En bondissant pour tenter de tirer sa femme hors du brasier, il perdit l’équilibre. À terre, il vit avec horreur que l’incendie avait déjà gagné le plafond de la salle de restaurant. Avant qu’il ait eu le temps de se relever, les poutres en bois enveloppées de flammèches bleues s’effondrèrent dans un fracas infernal.

À l’aube, une fois le brasier maîtrisé, on retrouva les deux corps à moitié calcinés sous les décombres fumants de ce qui avait été la meilleure crêperie de la ville.

Le chagrin de Jean fut immense. Quand Deirdre vint le réveiller pour lui annoncer la terrible nouvelle, son grand corps encore allongé eut comme un spasme de douleur. Il regarda longuement sa vieille amie irlandaise de son œil unique recouvert subitement d’un étrange voile grisé. Sa large paupière se ferma laissant couler des larmes à cadence régulière. On aurait dit des perles. Elles en avaient la forme et l’orient les plus purs. Il resta en cet état de prostration et de pleurs pendant plusieurs jours, refusant toute nourriture et toute autre compagnie que celle de Deirdre.

Le matin des funérailles de ses parents, il se leva, se frotta l’œil. La conjonctive était rougie par la dilatation d’un fin réseau apparent de vaisseaux sanguins, mais l’iris resplendissait, à nouveau paré de ses incomparables et subtiles nuances bleutées. Dans la chapelle Notre-Dame de la Joie, la cérémonie fut sobre et recueillie. Le vent d’ouest d’une violence inhabituelle en cette saison sifflait entre les pierres du clocher ajouré. Sous le porche, quelques femmes âgées, habillées de leurs amples robes traditionnelles, tentaient de maintenir en place leurs hautes coiffes bigoudènes que les bourrasques malmenaient sans répit. Les vagues frappaient avec force les rochers tout proches. À la sortie de la chapelle, dans un ciel gris, les nuages bas couraient vers on ne sait quel néant. Les cheveux trempés par les embruns, Jean fixait de son œil immobile les deux cercueils portés jusqu’au fourgon mortuaire pas des membres de la famille Ullard.

Soizic avait formulé le souhait d’être inhumée avec son époux dans le caveau Le Guennec au cimetière de Plomeur où reposaient déjà Erwan et Gaïa. Entouré de ses proches parents et amis, Jean s’avança au bord de la tombe ouverte et d’une voix profonde commença un long monologue, la tête légèrement renversée en arrière, l’œil mi-clos fixant les cieux. Le vent calmit soudain et un pâle soleil perçant la masse nuageuse vint éclairer la croix du monument funéraire. On ne comprenait pas le sens des mots prononcés par le cyclope géant. Cela ressemblait à une langue lointaine, sans aucune parenté avec le breton. La scansion marquant l’alternance de brèves et de longues ressemblait à la récitation d’un poème.

Une seule personne comprit le discours de Jean. Le vieux recteur Denis Ouranos approchait des cent ans. Aveugle, mais l’ouïe encore vaillante, il se tenait tassé sur un fauteuil roulant à quelques pas de la sépulture béante. Il avait immédiatement compris que Jean s’exprimait en grec et qu’il avait composé dans cette langue morte un chant funèbre à la mémoire de sa mère, et de sa grand-mère Gaïa. Il y était question de toute une théogonie, d’une quête sans fin autour de la Méditerranée, de dieux vengeurs et de combats héroïques. Le nom de Πολύφημος * revenait régulièrement, tel un motif musical répétitif cadençant le récit.

L’oraison funèbre dura plus d’une heure. Puis Jean se tut et l’œil fixe scrutant le fond de la tombe, il y déposa d’un geste lent un petit ouvrage in-quarto à la couverture de cuir. Denis Ouranos aurait été le seul capable de lire le titre s’il avait pu levoir.

Une fois les cercueils descendus dans le caveau, le géant quitta le cimetière, enveloppant délicatement de son bras massif les frêles épaules de Deirdre.

Le jeune homme était encore mineur aux yeux de la loi. Sur décision de justice, son grand-oncle parisien Yvan Le Guennec fut désigné comme tuteur. Jean héritait d’un patrimoine assez considérable. Les biens du grand-père Erwan transmis d’abord à sa fille Soizic lui revinrent en intégralité. Soizic, sur les conseils de l’oncle Yvan, avait confié l’entière gestion de ses affaires à un lointain parent, notaire à Rennes, Me Michel Bertrand. Il fut chargé d’établir la déclaration de succession après le décès des parents de Jean. Il lui expliqua à cette occasion comment il avait habilement placé les fonds du grand-père Erwan légués à Soizic. Un très beau portefeuille en Bourse et des investissements dans de nombreuses sociétés civiles immobilières, supports de magnifiques programmes de promotions en France et en outre-mer. Ces placements logés dans un réseau complexe de sociétés holdings ne produisaient pas de revenus dans l’immédiat, mais étaient porteurs d’une espérance de fortes plus-values.

Jean ne chercha pas à comprendre les arcanes de ces montages financiers. Le monde de l’argent ne l’intéressait pas. Son tuteur l’assura que maître Bertrand avait toute sa confiance. Son appartenance à la branche familiale rennaise des Le Guennec était un gage suffisant de sérieux et de probité.

Pendant deux ans, Jean mena une vie solitaire dans le grand appartement du quai de l’Odet. Deirdre, six mois après la mort du couple Ullard, était tombée sous le charme d’un navigateur anglais rencontré sur le port de plaisance de Sainte-Marine. Elle parcourait désormais les océans avec lui sur un élégant ketch en bois de quatre-vingts pieds, sorti en 1932 du chantier de Fairlie.

Chaque trimestre, son tuteur versait au jeune homme une somme d’argent suffisante pour sa nourriture, l’entretien de son logement et ses menues dépenses personnelles. Jean avait renoncé à trouver une occupation professionnelle. Privé de la protection aimante de ses parents, il perçut dans le regard des autres combien sa stature de géant et son œil frontal le ravalaient au rang d’un monstre repoussant. Il devint taciturne et insomniaque. La nuit, afin de tromper son ennui il partait pour de longues randonnées pédestres en suivant le cours de la rivière. À l’aube, on le voyait rentrer chez lui, les cheveux poisseux d’humidité, les chaussures boueuses et les vêtements en désordre, comme s’il sortait d’une rixe d’ivrognes. De vilaines rumeurs commencèrent à circuler autour de la place Saint-Corentin après la disparition inexpliquée de deux jeunes filles. Leurs corps furent retrouvés trois jours plus tard à marée basse devant Bénodet. Elles avaient été étranglées et sauvagement énucléées.

Rares étaient maintenant ceux qui appelaient Jean par son prénom. À Quimper, il n’était plus que le cyclope