Et la pluie sans cesse - Philippe Dewailly - E-Book

Et la pluie sans cesse E-Book

Philippe Dewailly

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Beschreibung

Philip Cortez a décroché. Planqué au fond de sa tanière, il n’attend plus rien ni personne et l’hiver pourrait ainsi s’installer durablement si son ami Samuel n’était pas venu frapper à sa fenêtre. Il est hagard, incohérent, bouleversé par l’accident de sa fille. Mais, lorsque Philip s’immisce dans l’enquête, voilà que les regards se détournent et que très vite les menaces se précisent.
Que se passe-t-il donc à Luxembourg ? Que trafiquent ces ingénieurs et ces traders à l’ombre des grandes tours ? Et puis qui est vraiment Samuel Jacowski ? De Montréal à Saint-Pétersbourg, des rives de la Moselle jusqu’aux déserts d’Arabie, les destinées se frôlent, les solitudes s’évitent, et puis voilà qu’au confluant de toutes les bourrasques, elles viennent à se percuter, comme les particules libres d’un même corps malade. C’est que depuis trop longtemps l’industrie de la finance fait tourner le monde à l’envers. Traqué par cette folle mécanique et par un passé qu’il sait en embuscade, Philip Cortez tente de redessiner un décor fantasque dans lequel tout pourrait être à nouveau possible, mais au dehors déjà ferraillent une étrange rumeur, Et la pluie sans cesse.

À PROPOS DE L'AUTEUR

« Moi, au départ, j’aurais plutôt voulu être maître-nageur. On me l’a déconseillé vu que dans la piscine, je suis comme un pavé. La pluie, la mer, les gens, tout me bouleverse et me rentre dedans. Je suis tous les personnages et tous les décors qui me traversent, toujours plongé dans des histoires tellement invraisemblables qu’elles finissent forcément un jour par arriver. »

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Philippe Dewailly

Et la pluie

sans cesse

 

 

Au Soleil

et à la Lune

qui se reconnaîtront

 

« Grâce à Internet vous pouvez connaitre le temps qu’il fait

sans même avoir à tourner la tête vers la fenêtre »

 

Didier Hallepee

Une sale histoire

 

C’est étrange comme les histoires commencent souvent là où on ne les attend pas. Moi, je n’attendais plus rien, je m’étais mis à l’abri, j’avais décroché, et ça m’allait bien de vivre comme ça, en déshérence et un peu loin de tout. Planqué dans une longère isolée au bout d’un chemin en lisière des forêts de Fontainebleau, je passais l’essentiel de mes journées à bricoler dans la remise ou à guetter par la fenêtre les caprices du ciel et puis la tournée de la camionnette jaune du postier. S’il m’arrivait encore de sortir la voiture, c’était pour m’approvisionner au village, ou pour rouler droit devant, sans destination et sans plus même faire le plein. Loin des contraintes et des turbulences, je m’étais résolu à laisser ainsi filer le cours du temps pour enfin me caler sur le seul rythme des saisons, pour en apprivoiser doucement les nuances et les fines plissures, et m’y glisser comme sous des draps, tranquille, peinard, et sans plus d’appréhension.

 

J’avais négocié la maisonnée et son terrain deux ans plus tôt auprès d’un agent immobilier à la fois bègue et bavard. Si le professionnel m’avait paru douteux, l’endroit m’avait immédiatement plu et compte tenu de son état et de son isolement, j’étais parvenu à conclure l’affaire à bon prix. J’avais fait vérifier la charpente, installer une cuisine et une salle de bains et aménager les combles, mais il m’était vite apparu que la bâtisse prenait l’humidité. J’avais bien tenté les premiers temps de calfeutrer, de colmater, je cherchais les fuites, les fissures, les gouttières et les tuiles déplacées, et puis j’ai compris que cette demeure était là avant moi et que je ne parviendrai pas à la domestiquer. Ce n’était pas une défaite, pas même une retraite stratégique, plutôt une sorte de compromis enfin apaisé entre mes humeurs brouillonnes et l’ordre naturel des choses. Il avait fallu que je m’accommode des courants d’air, des craquements et des mystères qui m’entouraient, et à compter de ce jour-là, je me suis senti mieux, un peu mieux, presque chez moi. J’avais atteint sans doute cette forme dégénérée de la sagesse qui fait renoncer à toute recherche d’explications, à toute quête de béatitude ou d’absolution, et qui permet d’accepter enfin le quotidien pour ce qu’il est, une succession d’instants plus ou moins praticables, plus ou moins confortables et, somme toute, extraordinairement ordinaires. Les vieux radiateurs en fonte n’en pouvaient plus, la tuyauterie couinait, toussait, râlait, je m’étais mis à faire de même, mais la fraîcheur des lieux m’obligeait finalement à m’activer pour vérifier l’étanchéité des chambranles et des portes, entretenir le feu et veiller au fonctionnement toujours incertain de la chaudière. Aux premiers frissons de l’automne, le froid piquait les reins et la chaleur des flammes dans la cheminée caressait la paume de mes mains, j’avais alors l’impression de sentir un peu mon corps, en latence, en sommeil, mais vivant encore.

 

J’avais pour seuls voisins un couple de retraités retranchés derrière une palissade en amont du chemin, qui surveillait mes allées et venues d’un œil inquiet et puis, un peu plus loin, en contrebas de la départementale, Rémi, un homme des bois sans dents et sans âge.

« Rémi Le Coubanec ! » avait-il articulé fièrement sans lâcher sa cigarette au coin des lèvres.

Engoncé dans une veste trop large, le regard doux et les mains toutes craquelées, il était venu me proposer ses services. Il faisait tout Rémi, le rempaillage, la soudure, et le débroussaillage aussi. Il ne voulait pas d’ennuis, il voulait pas déranger, il habitait un peu plus loin, là-bas, au milieu de la forêt, dans une caravane calée sur des parpaings tout au fond d’un sentier. Rémi semblait posé là, comme un jaune d’œuf dans sa coquille, entre les fougères et les chênes, et se satisfaire du statu quo qu’il était parvenu à négocier avec la maréchaussée. Voilà, Rémi et moi, on était voisins, et même si cela ne nous servait à rien, ça m’avait plu qu’il soit venu me saluer.

 

J’occupais les quatre pièces du rez-de-chaussée et une chambre à l’étage, avec des livres, de vieux meubles, des piles de cartons, et la senteur âcre des bois alentour. C’est là que ma dernière compagne m’avait laissé, et là où j’avais moi-même laissé mes dernières illusions sur la vie de couple. Les seules à avoir tenté encore l’aventure en lisière de ces terres reculées et jusqu’entre mes draps étaient reparties au petit matin, consternées, dépitées, troublées, parfois émues, elles me laissaient à chaque fois plus fatigué et vide encore. Je ne les retenais pas, je ne retenais plus rien, ni les mots, ni les silences, je les laissais se défiler, s’interroger, et je ne rappelais pas. Je n’avais depuis longtemps plus rien à dire, plus rien à promettre ni à négocier, j’étais d’une compagnie pitoyable et rien n’était plus envisageable. J’entretenais des liens distants avec ma famille et avec mon activité professionnelle, j’avais peu d’amis, des besoins limités et suffisamment d’économies pour ne pas trouver nécessaire de m’agiter. À cinquante-six ans, j’avais l’avenir à mes trousses, et le passé droit devant moi, en embuscade. Les semaines et puis les mois filaient. Je ne faisais rien. Plus rien de vraisemblable.

 

C’est un 2 janvier précisément que les événements ont pourtant commencé à prendre une étrange inclinaison. Il pleuvait depuis des semaines déjà. C’était épuisant et même inquiétant ces averses qui noyaient sans discontinuer les champs, submergeaient régulièrement les routes et les trottoirs, inondaient les caves et emportaient parfois les ponts. La pluie partout gorgeait les sols et les âmes. Avec l’arrivée de l’hiver, les terres s’étaient mises à geler, puis à craquer, et à la première douceur, c’était une mélasse insupportable qui collait aux chaussures et aux roues des voitures, qui salissait tout jusque dans le centre des villes. Le pays entier était sous la pluie. Les paysans râlaient en scrutant le ciel, les commerçants râlaient en regardant leurs chiffres, les experts rivalisaient en conjectures savantes, les ménagères pestaient en rinçant la boue, tandis que les enfants et les vieillards restaient calfeutrés derrière les fenêtres à guetter désespérément le sec et la lumière.

J’avais passé cet après-midi-là à l’abri, à classer des albums de peinture tandis que l’obscurité glissait à l’ombre des bois. J’étais en train d’activer les braises au fond de la cheminée, lorsque j’ai entendu frapper contre le volet. J’ai sursauté. Le volet a grincé et derrière le vitrage embué, j’ai reconnu alors le visage hagard et trempé de Samuel.

 

Il est resté un moment devant le seuil, interloqué, à l’arrêt, les bras ballants, dégoulinant et muet.

– Qu’est-ce qui se passe ?… Ça va Sam ?

Il s’est retourné, il a regardé tout autour, comme pour chercher l’endroit où il allait pouvoir se poser. J’ai vu qu’il avait laissé sa voiture un peu plus haut sur le chemin. Je l’ai invité à entrer. Je lui ai proposé de retirer son blouson, j’ai allumé les chevets et baissé la musique. Il s’est avancé et puis s’est effondré au fond du fauteuil. Cela faisait des mois que nous ne nous étions ni vus, ni parlés, et il débarquait sans prévenir, sans téléphoner. Non que cela me dérangeât, il était évidemment le bienvenu, mais cela lui ressemblait si peu. Il sembla hésiter, me fixa enfin, les yeux brillants et rougis par la fatigue.

– Je te dérange, je suis désolé… Tout ça n’est pas normal, lâcha-t-il enfin.

Il s’est frotté longuement la tête entre les deux mains, et puis il n’a rien dit, rien de plus. Nous sommes restés alors un moment tous les deux, silencieux, à écouter le bois craquer dans la cheminée. Samuel était un ami, je le connaissais bien, je ne l’avais jamais vu dans un tel état.

– Tu veux un café, quelque chose de chaud ?

Je me suis absenté dans la cuisine pour réchauffer de l’eau en l’observant à l’autre bout du salon, de dos, le corps cassé devant la cheminée. Je lui connaissais une adresse du côté de Créteil. Que s’était-il donc passé ? Que faisait-il par ici ? Pourquoi n’avait-il pas appelé ? Il se réchauffait doucement, il a semblé se détendre un peu. La voix grave et cassée, il s’est alors mis à parler et à raconter sans plus s’arrêter. Je l’écoutais, j’essayais de comprendre, de retrouver une ligne cohérente dans ce récit effarant et embrouillé. Il se reprenait, il cherchait mon regard. Il retrouvait peu à peu son souffle. Il serra des deux mains sa tasse de café, comme un calice, comme s’il voulait que ses paroles soient une prière.

– Je voudrais me tromper, revenir en arrière, me souvenir du moment où tout a commencé à basculer, ajouta-t-il enfin comme pour se justifier.

Dehors, la pluie s’était remise à ferrailler contre les volets.

– Il y a des jours où je me dis que c’est moi qui délire… Tu comprends ? C’est tellement énorme. Mais tu me connais Philip, je suis quelqu’un de raisonnable, je ne suis pas fou.

J’observais Samuel. Il avait le regard perdu dans les flammes de la cheminée… Je me suis levé.

– Que dit le médecin ?

Il se retourna vers moi et me fixa comme s’il voulait se souvenir de ce qu’il faisait là, le cheveu encore mouillé, mal rasé, le regard embrumé, il n’avait pas même entendu ma question.

– Si je n’avais pas reçu ces menaces, tu comprends ? Si je n’avais pas reçu ces menaces, répéta-t-il en écho, je pourrais encore penser qu’il s’agit d’un accident, que je me suis trompé. Si tu savais comme j’aimerais m’être trompé.

Et puis il a planté son regard dans le sol, bien profond, une main cramponnée au coude du fauteuil, le dos courbé, les épaules affaissées. J’entendais tout son corps craquer. Je me suis rapproché, j’ai posé une main sur son épaule.

– Elle va s’en sortir…, j’ai murmuré.

Je n’en savais rien. Je ne comprenais absolument rien à son histoire, et je m’en suis voulu de n’avoir que cette réponse retenue du bout des lèvres. J’en voulais à ces années de solitude qui étouffaient ma voix et paralysaient mes gestes. J’aurais voulu le rassurer, le réconforter, trouver les mots. J’ai serré son épaule. J’ai senti alors tout son corps trembler, et le sol aussi, et puis son souffle coupé et une larme brulante rouler sur ma main.

Perdu au milieu de l’hiver, Samuel n’était plus que l’ombre de celui que j’avais connu et qui était devenu au fil des années, un ami. Ce soir-là, Samuel Jacowski revenait de trois jours de veille à l’hôpital de Chartres où Marie, sa fille ainée, restait plongée dans un coma profond. Ce soir-là, il n’était plus qu’une vieille branche de bois sec prête à céder. Ce soir-là, la maisonnée entière n’était plus qu’un navire en chavire ballotté par les courants et la bourrasque de l’hiver. Ce soir-là, Samuel était au tapis, totalement sonné. Il avait pris mille ans dans la tronche.

Il n’était de toute évidence pas en état de reprendre la route. Il me répondit du bout des yeux, absent déjà. J’ai garé sa voiture le long de la remise et préparé un lit dans le bureau qui jouxtait le salon. J’ai placé une buche dans la cheminée tandis que Samuel s’était remis à parler, sans plus s’arrêter, la voix fatiguée, éraillée, il recoupait les détails, les noms, les coïncidences, les interrogations, il cherchait son agenda tout au fond de sa veste fripée, misérable, encore trempée, il avait pris des notes et rassemblé des documents, des numéros, il tournait fébrilement les pages de son petit carnet tout écorné, il avait croisé les données et réuni des preuves. Il ne terminait plus ses phrases, mélangeait les dates et les lieux, il se reprenait, se répétait, se calmait doucement, il s’épuisait. Et puis nous nous sommes couchés, il était très tard.

 

Cette nuit-là, je ne suis pas parvenu à trouver le sommeil. J’essayais de comprendre, de remettre un peu d’ordre dans le cours de cette soirée et dans ce récit effrayant et disloqué. L’accident de Marie sur la départementale 277.

Il était près de trois heures quand je suis redescendu au salon. Les braises dans la cheminée brulaient encore à petit feu, j’entendais Samuel respirer profondément dans la pièce à côté. Il semblait s’être finalement écroulé de sommeil. Ce qu’il venait de me raconter était invraisemblable. J’ai rangé sans bruit la vaisselle et rincé au goulot un fond de bouteille dans la cuisine. La lune était pleine, partiellement voilée derrière des branches sans feuilles et d’épais nuages sombres. Dehors, une neige affolée s’était mise à danser à gros flocons dans la lumière orangée des fenêtres.

Le verdict

La propriété de Jean-Christophe Daillencourt se dressait au milieu d’un hectare de pins et d’oliviers soigneusement taillés en surplomb de la baie de Monaco. Sur le côté gauche de la grille d’entrée, en contrebas d’une allée bordée de lauriers et d’une haute clôture surmontée de caméras, il y avait une plaque en cuivre doré, sans nom.

Jean-Christophe Daillencourt possédait aussi un appartement dans un hôtel particulier près des Invalides, et une résidence sur l’eau avec un hors-bord à Miami. Jean-Christophe Daillencourt était un homme nanti qui évoluait avec succès dans les affaires. Il avait débuté comme courtier dans une banque anglaise, et dirigeait maintenant plusieurs officines spécialisées dans le montage de produits financiers. Au fil des années, il s’était constitué un impressionnant portefeuille d’actifs et de relations qui l’amenait à côtoyer des fortunes plus florissantes encore que la sienne.

Depuis un an, peut-être plus, la femme de Jean-Christophe le trompait. Il ne lui en voulait pas. Il ne lui en avait pas même parlé. Il avait provoqué et certainement mille fois mérité cette trahison. Ils se croisaient encore le soir dans la chambre et le plus souvent elle dormait déjà, ou faisait semblant. Parfois, elle l’appelait pourtant encore sur son portable pour s’informer de ses déplacements, pour lui demander s’il avait pu s’entretenir avec le jardinier, s’il avait pu parler à Hugo, l’ainé, lui expliquer qu’elle aurait un peu de retard alors même qu’il ne l’attendait pas… Il se surprenait à admirer son audace et sa désinvolture, à lui reconnaitre même du talent dans l’organisation de sa forfaiture et à se demander si elle ne le devinait pas implicitement complice de cette trahison.

La bâtisse était imposante. Quatre cents mètres carrés de verre et de béton profilé entièrement climatisés et sécurisés, de toutes parts cernés par les pins, les caméras et les cyprès. Il y résidait peu, accaparé qu’il était par ses affaires, et cela faisait bien un an, deux peut-être, que les ainés avaient quitté le toit familial pour poursuivre leurs études à Londres. La petite dernière devait encore trainer quelque part à l’étage, mais la plupart des pièces s’étaient vidées de leurs occupants et elles étaient devenues inutiles. Jean-Christophe s’était résolu à accepter que cela n’ait en définitive que peu d’importance, sa vie privée avait inexorablement glissé sur une triste pente et cette demeure n’était plus rien qu’un sinistre mausolée, un caveau garnit de marbre et capitonné d’étoffes rares.

C’est elle qui avait sélectionné avec un soin méticuleux chaque miroir, chaque bibelot. Ça sentait le bois rare pillé sous les tropiques, l’exotisme ethnique et chaleureux, les tableaux étaient signés et la patine des meubles répertoriée dans les meilleurs catalogues. Elle avait récemment entrepris de donner à certaines pièces un style plus contemporain, et le commissaire-priseur, décorateur à ses heures, qui fréquentait assidument la demeure depuis un an pour assister son épouse dans ce chantier permanent, était un vieux beau teigneux à la mèche argentée et au chic sportif qui fleurait fort le bois de santal. Jean-Christophe le soupçonnait de se faire sucer par sa femme en échange de ses expertises avisées. En somme, songeait-il, ils l’avaient décorée, à deux. De cette complicité et de cette désinvolture, il ne trouvait en définitive rien à redire, la marqueterie était d’époque et les tableaux sérieusement référencés. Il n’y relevait aucune faute de goût. Tout ici était payé, rangé, classé, les enfants eux-mêmes avaient fini par ressembler au décor dans lequel ils avaient grandi : prévisibles, lisses et surfaits, insupportables de conformisme et de suffisance. S’il arrivait qu’il les croise au détour d’un couloir, surpris de les voir encore trainer entre ces murs, surpris plus encore par leur impudente indifférence, il avait fini par s’en accommoder, et il arriva même qu’il confonde les deux ainés, tant il s’en foutait. Les congélateurs des entresols étaient pleins, et les trois voitures alignées un étage plus bas offraient tous les plaisirs d’une conduite sportive. Les amis étaient devenus rares, ils l’ennuyaient tout autant que sa femme et sa progéniture, et plus personne ne semblait même s’émouvoir du vide vertigineux qui s’était peu à peu installé entre ces murs.

 

Il était une heure du matin ce 4 janvier. Jean-Christophe Daillencourt avait cinquante-trois ans, et il se tenait nu dans l’espace immense de la baie vitrée qui surplombait la piscine à débordements et, au loin sur la ligne d’horizon, les lumières de la principauté de Monaco. Jean-Christophe perdait un à un ses cheveux et sentait son corps peser lourdement sur ses jambes. Il aurait tant aimé avoir l’énergie encore de culbuter une fille facile dans le fond d’un parking, retrouver le désir de contempler la couleur de la mer le soir lorsque la lumière hésite encore à tremper les pieds dans la nuit. Il aurait voulu tout dire enfin, tout lâcher, tout cracher, courir loin et hurler fort.

Jean-Christophe avait passé une partie de la journée au téléphone avec le bureau à Luxembourg. Il retrouvait dans les désordres de l’actualité matière à aiguiser son instinct carnassier, cette faculté qu’il avait à décrypter les moindres mouvements, le moindre bruissement, à saisir l’odeur d’une proie et l’inclinaison d’un marché. Il voyait juste, toujours, il savait anticiper et plus que jamais ces derniers mois, il avait su prendre les bonnes positions, devancer les tendances, il était même parvenu à retourner les situations les plus tendues à son avantage. Il officiait en maître sur les ordres de bourse et on venait de loin solliciter ses confidences avisées. Ces derniers mois, il avait discrètement assuré ses propres positions sur une chute prochaine des marchés, il pariait à la baisse et anticipait sur un immense et joli feu d’artifice. Ce serait sans doute le dernier grand bal, l’érection finale, une belle et ultime giclée d’adrénaline sur la courbe des marchés avant la grande débandade. Et puis on liquiderait tout, et même les billets, plus que du solide, du dur et du concret, de la terre, du minerai, tout ce qui peut encore s’échanger, se troquer contre tout quand il ne reste plus rien de tangible ni de raisonnable, plus rien que du papier et des dettes, juste le chaos monstrueux et tant redouté, le trou noir immense, le hold-up du millénaire… Et tous ces pauvres cons qui n’avaient rien vu venir, rien compris. Jean-Christophe avait toujours pensé que les pauvres étaient cons, et sales et encombrants, et puis ils étaient partout, en vacances ou en migrations, toujours dans d’inutiles mouvements, flanqués de sacs et de marmots braillards, sur les routes, dans les gares et les aéroports, dans les queues et les embouteillages, jusque sur des embarcations en dérives, à gémir, à se plaindre toujours, en trop c’était évident, depuis trop longtemps. Sept milliards, c’était intenable, insupportable ! La planète étouffait, suffoquait, débordait, il y fallait une épidémie, un cataclysme ou une guerre. Bien sûr c’était terrible, effrayant et désolant, l’évidence était pourtant là et tous les experts du monde n’y pouvaient rien changer, ils étaient juste payés à la pige pour s’émouvoir de la déforestation, de la misère humaine, de l’infestation des rivières et des mille et une souillures de la planète, tous salariés des médias et de l’édition, bardés de diplômes, de naïveté, de suppositions invérifiables et de bonnes intentions, prêts à jurer en dépit du bon sens que tous auraient un nouvel écran plat à la fin de l’année, l’accès gratuit à la santé et le diesel à crédit. Jean-Christophe ne supportait plus les jérémiades de ces vendeurs d’illusions, de ces végétariens de la dernière heure, tous ces culs bénis du cathodique à la botte des églises et des politiques. On avait trop oublié que le monde était une jungle dans laquelle il ne pourrait jamais y avoir de la place pour tous. La nature reprendrait enfin ses droits, et seuls les plus forts survivraient.

– Tu ne dors pas ?

Il ne se retourna pas, ne sursauta pas. La question glissa le long de son dos pour venir se perdre comme un écho inutile dans la pénombre du salon. Qu’est-ce qu’elle lui voulait ? D’ailleurs, oui, certainement, il dormait, là debout, les organes à l’air devant la grande baie vitrée. Jean-Christophe ne supportait plus cette terrible hypocrisie de la vie de couple. La question était stupide. Il savait qu’elle n’attendait pas même une réponse, elle ne faisait que lui signifier son passage entre le salon et la cuisine. C’était un déplacement d’air et une information inutile. Oui, il dormait, à tout jamais, raide et froid et nu, au milieu du salon, comme une statue pitoyable, un marbre taillé, figé à tout jamais dans l’encoignure de la baie vitrée. Il ne supportait plus cette présence ni cette voix qui ne parvenait plus même à le surprendre au creux le plus perdu de la nuit. Il aurait voulu lui crier que la partie était finie, les jouets rangés, les dés pipés, la vie pliée, lui mettre une claque magistrale jusqu’à lui éclater la gencive. Je vais mourir Judith, qu’est-ce que tu peux comprendre de cela ? Tu l’ignores, mais tu es dépassée, je pars lentement sans que tu le saches, ce sera ma façon de te tromper à mon tour, une dernière fois. Tu seras parfaite dans ton drapé noir, et le commissaire-priseur saura te consoler et te conseiller sur les combines à tricoter avec le notaire. Je vois mon foie malade, deux ridicules kilos de viande et tous les millions de dollars qui n’y pourront rien changer. Je pars Judith, et je ne sais pas ce que j’ai fait de tout ce temps, je l’entends s’écouler à chaque battement dans les veines de mon corps comme un goutte-à-goutte aussi précieux qu’infernal. J’ai peur du noir, peur de mourir, peur tellement de m’être moi-même trompé.

 

Le professeur avait ôté ses lunettes, refermé son dossier et il s’exprimait maintenant dans un français à peu près parfait :

– Le pancréas et le foie sont touchés. Il y a peu de chance, mais il faut se battre.

Les mots étaient tombés, glacés, le verdict impensable, effroyable : peu de chance, tellement, que Jean-Christophe avait deviné n’en avoir plus aucune. Il avait consulté un autre spécialiste, et puis un autre encore, et puis palpé son ventre, pianoté fébrilement sur les touches de son ordinateur, juré et pleuré beaucoup dans la salle de bains. Il savait maintenant avoir rendez-vous avec un dernier jour, une dernière heure, une dernière goutte de ce temps qui s’était écoulé en dehors de toute mesure raisonnable, dans un immense gâchis. Et voilà que toutes les certitudes se défilaient, intimement enlacées avec lui dans une ultime danse macabre.

Il entendit du verre se fracasser et Judith jurer dans la cuisine. Elle venait de renverser une bouteille.

– J’ai renversé la bouteille ! hurla-t-elle.

Il fit glisser la grande baie vitrée. La nuit était étrangement immobile, juste fraîche. Il sentait la plante de ses pieds s’écraser doucement sur le palissandre de la terrasse et c’était doux et soyeux comme une présence, et puis cette odeur de bruyère et de thym, et toute cette nuit partout à l’entour.

– Il est tard. Tu n’as pas froid ?

Judith s’était avancée derrière lui, et cette sollicitude lui ressemblait peu… Était-ce une invitation ? Aurait-elle deviné ? Ils s’étaient tellement éloignés ces dernières années. S’étaient-ils un jour seulement aimés ? Elle portait un peignoir épais doublé de soie. Elle sortit de sa poche un paquet de cigarette.

– Je me demande comment tu fais pour ne pas être gelé. Une flamme illumina un instant son regard clair et fragile caché derrière de grandes mèches dorées. Elle était jolie encore, refaite un peu, comme la maison, et ses seins siliconés gonflaient le peignoir à chaque aspiration de la fumée.

– J’ai renversé le jus d’ananas, il y en a partout…

Elle sortit pour aller s’appuyer contre la balustrade et fixer l’horizon. Jean-Christophe la rejoignit pour lui prendre sa cigarette. Elle ne se retourna pas. Il aspira une longue et précieuse bouffée. La nuit était calme, on apercevait au loin derrière la lisière des arbres la baie scintillante de mille lumières. Elle remonta le col de son peignoir en fixant l’horizon.

– Tout ce silence, c’est presque étrange.

Jean-Christophe se rendit compte soudain qu’il avait froid, très froid, et puis qu’il bandait. Alors, et sans qu’il puisse seulement contrôler l’exacte synchronisation de ses gestes, il jeta la cigarette. Il agrippa les cheveux de Judith. Il tira sur la ceinture et leva le peignoir au-dessus de ses cuisses. Il écarta ses jambes d’un coup de genou. Elle allait se retourner. Il la prit à la gorge et enfonça son dard tendu entre ses fesses.

Elle se débattit un peu, mais ne dit rien, ne cria pas, pas tout de suite. Ils roulèrent ensuite sur le plancher de la terrasse. Il haletait d’une rage animale, il la retourna d’un coup, elle avait les yeux baissés. Il s’enfonça à nouveau entre ses jambes et puis ils s’agrippèrent. Il sentait ses ongles limés lui déchirer le dos et puis dans la nuque son souffle éperdu et saccadé. Il pensa à tout ce temps gâché, à ce parfum de bruyère mouillée par la rosée, au goût qu’avaient les premières figues à la fin de l’été, et puis à tout cela qui était si bon et qui était passé si vite, et puis il sentit tout son corps éructer et couler, couler en elle. Il ne bougea plus, immobile de tout son poids sur ce corps menu et chaud. Le visage enfoui dans les cheveux de Judith, il serra alors très fort les dents pour ne pas pleurer.

Ils restèrent ainsi, un long moment, enserrés, enlacés, silencieux, immobiles, à reprendre leurs souffles. Par la porte du salon un téléphone sonnait, et puis sonnait à nouveau et encore, sans discontinuer. Il était bientôt deux heures du matin. C’était le premier dimanche de janvier.

La casse

Le type était bourru. Je l’embêtais avec mes histoires, il avait bien autre chose à faire, et deux embrayages à terminer, et puis un dépannage encore sur la route de Rouen.

– Là-bas, la voiture blanche, derrière le camion-benne, lança-t-il du menton. Mais vous êtes qui pour vous intéresser à ça ?

Il articulait mal, le mégot noirci au coin de la lèvre.

– La gendarmerie est encore passée avant-hier.

– Je suis un ami de la famille. J’ai besoin de comprendre.

Il s’épongea le front d’un revers de manche, et me dévisagea un moment comme pour soupeser la douleur qui pouvait me relier au drame. Son regard clair tranchait avec une silhouette épaisse et graisseuse. Il y eut un silence.

– C’est un accident. La Police a fait tous les relevés, il n’y avait aucune trace de frein. Il referma sans ménagement le capot de la dépanneuse avant de lâcher dans ma direction :

– Je sais pas ce qu’elle a foutu la gamine. C’est un sacré gâchis.

Une sonnerie de téléphone s’est mise à résonner dans le hangar. Il se retourna, hésita un instant.

– Pouvez jeter un œil dans la cour là-bas, vous claquerez la grille en sortant.

 

La 207 blanche était complètement défoncée sur l’avant, le pare-brise éclaté, l’essieu posé à même le sol et la roue droite encastrée dans un enchevêtrement de tôles. Je me suis approché. Le volant était plié et l’airbag déployé, la violence du choc avait dû être effroyable… Des taches de sang brunes maculaient les sièges. Marie avait vingt-trois ans, elle était étudiante à Dauphine. Je l’avais connue alors qu’elle n’était qu’une très jeune fille radieuse et espiègle. Les années avaient filé si vite. Samuel et moi, nous étions un peu perdus de vue. Je voyageais beaucoup, il avait souvent déménagé. Nous voir n’était pas nécessaire, nous échangions par messageries nos petits bouts de vie et nos commentaires acides sur le fil de l’actualité.

Qu’est-ce qui pouvait relier cet accident aux menaces dont Samuel se disait être la cible ? Tout cela était invraisemblable. Sam était un mathématicien de haut vol, un homme d’une rare intelligence, extravagant et sensible. Je le devinais maladroit, fragile aussi, et en proie à un questionnement permanent. S’il était capable de croiser avec talent les théories les plus abstraites, il s’emballait trop vite, argumentait sans mesure et il était alors difficile de le suivre dans ses démonstrations alambiquées.

Il s’était installé avec son épouse et ses deux filles au Luxembourg, et il m’avait à l’époque fait part de ses doutes tandis qu’il travaillait sur des systèmes complexes de compensations bancaires. Et puis il m’avait rappelé un dimanche tard dans la soirée, ses doutes s’étaient transformés en soupçons, il pensait avoir tracé des fraudes et il se sentait surveillé, manipulé, traqué même. Il avait fini par démissionner et par quitter le Luxembourg pour reprendre un poste d’ingénieur-conseil en région parisienne. Était-il devenu un témoin gênant ? Était-il simplement fatigué, en proie à des phobies ? Ses explications étaient confuses. Il n’avait plus donné signe de vie pendant plusieurs mois, et puis j’ai appris qu’il avait quitté Créteil, et qu’il avait divorcé.

 

Le garagiste s’éloignait dans son véhicule de dépannage sale et pétaradant. Tout cela était insupportable. Ce sang noirci sur le velours des sièges, les éclats de verre éparpillés, les cheveux collés sur le tableau de bord… Je me suis retourné. C’était épouvantable. Tout me revenait d’un coup, comme une bouffée immonde, les souvenirs, les images, le crissement des pneus et le fracas des tôles, et puis cette odeur d’essence. J’ai senti mon estomac se tordre. Le passé me rattrapait et me prenait là, au dépourvu, face à terre, les yeux piquants et la gorge encombrée de salive et de rage. Et j’en voulais à la terre entière, j’en voulais aux rayons du soleil qui se frayait un passage entre les nuages pour éclabousser les carrosseries de lumière, aux secondes qui persistaient à s’écouler, à ce garagiste sale et indifférent. Je m’en voulais de ne pas comprendre, de ne pas trouver les mots pour combler le silence de cette voix devenue muette.

 

Je fis l’après-midi même un détour par la gendarmerie de Forges-les-Eaux. J’étais parvenu l’avant-veille à joindre le lieutenant Vermeersch. Il ne pouvait pas refuser de me rencontrer, mais me confirmait n’avoir rien de plus à me dire que ce qui figurait dans son rapport.

Le gendarme Vermeersch afficha d’emblée une posture froide et résolue.

– Je n’ai rien à ajouter à ce que je vous ai dit au téléphone, glissa-t-il en forme de préalable. Le médecin légiste a confirmé qu’elle s’est vraisemblablement endormie au volant. Il referma la porte et m’invita de la main à m’assoir face à son bureau.

– En l’état, nous n’avons aucune autre explication, insista-t-il. Maintenant, si vous-même avez une déclaration à faire…

Le silence fut interrompu par le son d’une sirène qui sortait du parking.

– Le choc a eu lieu à 21 h 15 sur la départementale 277 à hauteur du kilomètre 12, après la sortie de Forges-les-Eaux.

Il parcourait du regard les feuillets du dossier ouvert devant lui :

– Nous avons été appelés par un jeune couple qui circulait en sens inverse. Ils n’ont rien vu, hormis le véhicule fumant encastré contre le mur de soutènement du viaduc.

Il releva le regard, puis il laissa passer un long silence, comme pour évaluer ma capacité à entendre la suite :

– Les pompiers sont arrivés les premiers, ils ont immédiatement procédé à la désincarcération du corps inconscient de la jeune femme. Nous sommes arrivés sur place dans les vingt minutes qui ont suivi le premier appel. Le médecin a entrepris une intubation et une injection d’adrénaline afin de stimuler l’activité cardiaque. Elle a ensuite été évacuée sur Rouen puis transférée par hélicoptère sur l’hôpital de Chartres où ils ont relevé une fracture latérale gauche de la boîte crânienne, et un enfoncement de la cage thoracique avec un polytraumatisme affectant principalement le rein gauche. Elle a été opérée dans les heures qui ont suivi.

Il avait le regard plongé dans son dossier.

– Sur place nous n’avons relevé aucune trace de freinage. L’expertise du véhicule n’a pas permis de mettre à jour une quelconque disjonction mécanique. La caisse et le châssis étaient enfoncés sur la latérale droite et encastrés dans le pilier du viaduc. La chaussée était humide et légèrement courbe mais elle ne présente pas de réelle particularité à cet endroit. Elle roulait à une vitesse estimée de 80 kilomètres-heure. L’airbag s’est normalement déployé, mais la ceinture n’était pas bouclée ce qui explique l’importance des blessures. L’analyse du sang et des urines ne révèle rien en dehors d’une présence de résidus d’aspirine et de caféine.

Il prit une longue inspiration avant de poursuivre :

– Elle venait d’Amiens et se dirigeait vers Rouen où elle devait retrouver une amie. L’enquête préliminaire est bouclée, elle a été adjointe au rapport des pompiers et du médecin, et transmise au parquet qui doit maintenant se prononcer sur la clôture du dossier.

Tout cela était sordide. Le jeune brigadier ne releva pas le regard immédiatement. Il repoussa légèrement le dossier sur le côté comme s’il voulait l’éloigner, et puis il ravala sa salive. La violence des images lui revenait, ce corps inerte, croqué contre le tableau de bord. Il allait se marier dans deux mois, et le sang et la mort, il ne pouvait pas les regarder en face. Il avait bien essayé, tenté de se persuader mais, mal dissimulé sous l’uniforme, il y avait cette fissure, comme un doute dont il ne parvenait pas à se débarrasser. Il releva la tête, un peu gêné, puis baissa à nouveau le regard comme s’il voulait se faire pardonner l’indignité des mots qu’il venait d’articuler.

– Vous avez des nouvelles ? glissa-t-il enfin sur le ton de la confidence.

– Elle est toujours dans le coma, et pour le moment les médecins ne se prononcent pas.

On entendit les portes d’une fourgonnette claquer dans la cour. Je plantai mon regard dans le sien.

– Elle n’était pas attendue à Rouen ce soir-là…

Le jeune gendarme se frotta le visage des deux mains.

– Je sais, mais elle a pu vouloir surprendre son amie.

– Et son téléphone ?

Il desserra le col de sa chemise.

– Monsieur… On nous a bien évidemment déjà posé la question. Nous ne l’avons pas retrouvé. Que voulez-vous que je vous dise ? Nous enquêtons sur un accident, pas sur la disparition d’un portable.

 

Je me suis retrouvé dehors. Je n’avais rien avalé depuis le matin. Un vent glacé soufflait dans les rues désertes du village tandis que le ciel s’était à nouveau chargé de nuages sombres. Il me fallait rentrer sur Fontainebleau le soir même. Je n’avais rien. Rien qui puisse me permettre d’accrocher le début d’une explication rationnelle à l’accident de Marie. J’avais promis à Samuel de le rappeler dans la soirée. J’allais m’installer au volant de la vieille Volvo quand mon téléphone sonna, c’était lui, il n’allait pas bien.

– Il faut que je te parle Philip. J’ai des nouvelles preuves. Il n’y a plus que toi qui puisses m’aider…

L’Opéra Garnier

Il réprima une grimace. Il glissa sa main dans sa poche et finit par sentir sous ses doigts la petite tablette. Il libéra un comprimé et le plaça discrètement entre ses lèvres. Il croisa les jambes et son pied heurta alors légèrement l’escarpin de Judith. Elle se tourna vers lui et puis, distraitement, posa sa main sur son genou. Le contact de cette main au travers de l’étoffe du pantalon glaça Jean-Christophe. Ce geste lui sembla incongru, si peu naturel… Pourrait-elle seulement jamais deviner combien il la détestait ? Il la haïssait pour mille raisons dont il n’était pas même capable de se souvenir. Cette main, ce geste et ce qu’il disait, et qu’il avait renoncé à comprendre, c’était déplacé, obscène même, et pourtant, il ne retira pas son genou, il n’en avait pas la force, il n’avait plus de force. Il ne se serait pas même trainé jusqu’ici, si cette soirée n’avait été l’occasion inespérée de croiser Malik Abramski.

Judith était rayonnante, comme à chaque fois qu’elle devait se mettre en représentation, elle aimait ce défilé de toilettes, ce jeu de scènes et de regards, elle affichait un sourire charmeur et officiait aux rituels mondains avec une aisance parfaitement naturelle.

Il sentit une crampe sourde lui tordre le ventre. Il cala le comprimé sous sa langue et serra fort les dents…

– Ça va Jean-Christophe ? Tu es tout pâle.

Le corps central de l’orchestre entamait le premier mouvement du concerto numéro 2 de Sergueï Rachmaninov.