Et s'il parlait - Michèle Buchot - E-Book

Et s'il parlait E-Book

Michèle Buchot

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Beschreibung

Si vous écoutez, vous entendrez…

Vous êtes-vous déjà imaginé ce que pourrait raconter cet élément, cet environnement, cette nature si précieuse si nous pouvions lui donner la parole ?

Un arbre, un parc, quoi de plus banal ? Et pourtant il va devenir le confident et ami d’un vieux monsieur et de deux adolescents. Des confidences sans fard, sans filtre, dans un récit rempli d’émotions.

Trois histoires, trois personnages qui ne se connaissent pas. Leurs vies se croisent, se rencontrent, s’éloignent, se retrouvent…

Des gens qui nous ressemblent.

Et si je vous racontais…

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Michèle Buchot

MOI

Je garde un souvenir très vivace du lieu de mes premières années. Des senteurs de bois humide après la pluie. La mousse tapissant le sol qui forme un matelas épais et douillet. Le soleil jouant à travers les feuilles projetant une ombre bienvenue quand la chaleur se fait trop lourde. Et le vent, mon grand ami le vent, qui m’a conté les plus belles histoires de l’univers. Le sentir souffler lors de gros orages, l’entendre murmurer et me raconter ses voyages.

C’est ici que j’ai appris la nature. Le cycle des saisons toutes plus fabuleuses les unes que les autres. Le printemps, le vert tendre des jeunes feuilles, les fleurs sauvages et les oiseaux qui reviennent peupler Ma forêt. L’été, son cortège d’amoureux et toutes ces longues soirées chaudes et joyeuses. L’automne et ses couleurs rouges et brunes chargées de larmes de nuages. Les champignons qui tentent une percée à travers la mousse. Et bien sûr l’hiver également, où tout semble dormir. Parfois figé sous le gel, parfois croulant sous la neige. J’ai regardé et appris toute cette beauté. Une famille de lapin qui gambade. Les oiseaux qui chantent de douces mélodies à ravir l’âme. J’entendais au loin le clapotis de la petite rivière qui alimentait tout ce petit univers. La vie s’écoulait doucement dans ma forêt au rythme des saisons dans une parfaite harmonie entre tous les genres.

Les nuits étaient magiques dans ma forêt. Loin des lumières de la ville, le ciel se parait d’une myriade d’étoiles qui enveloppait chacun d’un manteau d’une valeur inestimable. Les bruits de la nuit étaient différents. Le hululement de la chouette donnait froid dans le dos. Les grillons battaient la mesure les nuits d’été. De petites lucioles volaient, semblables à des elfes magiques dansant dans ma forêt enchantée. Une parfaite orchestration de Dame nature.

Il m’arrive, quand je repense à ces temps si doux, de me demander si je n’ai pas rêvé tous ces détails. Et si c’était mon ami le vent qui m’avait conté ce lieu de paix ?

Je suis vieux maintenant, ma Mort est programmée et même si ce n’est qu’un rêve, c’est là que j’ai ouvert les yeux sur le monde. C’est là que j’ai fait face à mes premières difficultés.

C’est là que j’ai eu mes premiers émerveillements aussi. Et là aussi que j’ai pris conscience qu’il me faudrait du temps et de la patience pour devenir grand et fort. La patience de l’araignée qui tisse sa toile pour subvenir à ses besoins même si son piège, qui est aussi sa maison, se voit détruit sans cesse. Je suis de nature contemplative alors j’apprends en regardant. J’aurais pu rester ma vie entière dans ma forêt, nul besoin d’un ailleurs. J’avais TOUT.

Quelques années se sont écoulées dans cette douceur où tout est à sa place et ces années ont un goût de miel. Ma forêt est en moi à jamais. Je n’ai plus jamais ressenti ce sentiment de communion avec mon environnement. J’ai grandi à l’abri des plus grands, des plus forts. Je me protégeais derrière eux. Et puis j’ai quitté Ma Forêt.

On m’a déraciné, enlevé à ce lieu, enlevé à ma terre. On m’a emmené dans une très grande ville. Mes yeux n’étaient pas assez grands pour tout voir. On aurait dit une fourmilière grouillante d’activité, mais là les fourmis étaient un peu plus grandes et bruyantes. Ce qui m’a le plus choqué à mon arrivée c’est le manque d’arbre. Oh bien sûr, il y en avait sur les trottoirs mais tellement seuls, tellement tristes et souvent malades. Personne ne les voit ??? Ils ne sont pas faits pour être mis au milieu du goudron.

Et puis on m’a mis dans un grand hangar et j’ai attendu longtemps, très longtemps. Je commençais à avoir très soif.

Après ces longs jours d’attente, on m’emmena dans ce lieu d’où je ne partirai plus jamais… Le Parc.

Il est beau ce parc, grand et plein de vie. De petits sentiers nous conduisent dans des aires de tranquillité.

Petit havre de paix dans cette ville tumultueuse. C’est ici que j’ai fait la connaissance d’Yvon. Un homme simple qui aime plonger ses mains dans la terre et sait attendre patiemment que les graines poussent. Il a fait de ses mains le trou dans lequel je serai planté. Il touche mon jeune tronc, mes feuilles, me jauge. Est-ce que je vais pouvoir m’acclimater ?

Suis-je assez fort ? J’ai la sensation très nette qu’un dialogue muet peut s’instaurer entre nous. J’entends son cœur parler. Avec l’aide d’un collègue, Yvon me met en place. Il en profite, avant de recouvrir mes racines, pour placer des tuteurs en biais qui vont aider mon enracinement. Et puis ils me recouvrent de terre. L’autre homme ne parle pas. En tout cas je ne l’entends pas. En fait, je découvre que je peux entendre seulement les personnes qui parlent avec leur cœur. Avec les autres, je suis sourd. Yvon a un cœur gros comme ça et étouffe presque autant que moi dans cette ville. Voilà, j’ai une nouvelle terre. Voyons quel goût, quelle odeur ?

J’essaie de me détendre pour mieux prendre racine mais tout est sec et j’ai soif. Comme s’il avait pu lire dans mes pensées, Yvon revient au volant d’un petit engin muni d’une citerne et déverse de l’eau. Ah ! Enfin de l’eau !!! Juste avant que les dégâts ne soient irréversibles. Quelques feuilles sont mortes, mais je m’en remettrais. Yvon soupire comme si lui aussi avait soif. La terre n’est pas mauvaise mais si pauvre, contrairement à celle de ma forêt. Il va falloir que je laisse mes racines aller le plus profondément possible sinon je ne survivrai pas. Allez, au travail, ma survie en dépend.

Et dans un élan du cœur, je m’enracine. Je veux vivre et voir si d’autres hommes parlent comme Yvon. Il plante maintenant un petit panneau avec mon nom dessus. ÉRABLEJAPONAIS (Eucalyptus arc-en-ciel). C’est le nom qu’on me donne ? Bien, alors pour les hommes je suis un Érable. Moi je sais qui je suis ! Je suis un jeune arbre. Voilà.

Les jours passent et les semaines, j’ai mal un peu partout, il me manque trop de nutriments. Yvon fait ce qu’il peut et passe chaque semaine, mais l’eau qu’il met à mes pieds ne suffit pas. Je perds de plus en plus de feuilles. Je sens la sève dans mon corps courir moins vite. Que se passe-t-il ? Je sens que je m’affaiblis de plus en plus… Je n’arrive pas à entendre mon ami le vent. J’aimerais tellement qu’il me raconte ma Forêt, transformée en kaléidoscope en cette fin d’été. Je pense que je vais dormir maintenant… Yvon s’inquiète pour moi. Il m’observe attentivement, surveille mon état. Ce n’est pas un grand bavard Yvon. Je sens que son cœur est lourd de chagrin. Il me dit sans prononcer une parole qu’il faut que je tienne l’hiver et qu’au printemps il m’amènera de l’engrais. Ça me tuerait s’il m’en donnait maintenant. Il les achètera avec ses propres deniers car son employeur ne veut pas en entendre parler. Cet homme est bon. Je ne peux rien lui donner en échange ? Si je peux rester en vie… Je m’endors sur cette pensée, rester en vie pour remercier Yvon avec mon plus beau feuillage au printemps prochain.

La nuit étend son voile sombre. Pendant mon sommeil, je crois qu’Yvon a recouvert la terre avec quelque chose pour protéger mes racines du froid. Mais est-ce la réalité ? Un rêve ?

Au loin j’entends un oiseau mais c’est loin comme dans un songe. C’est trop dur de se réveiller, juste encore un peu de sommeil… Tiens, est-ce aussi un rêve ? Il me semble sentir le soleil… Oui, c’est bien ça. Je vais y arriver… Yvon me parle mais je n’arrive pas à l’entendre, je suis encore trop faible. Je commence à sentir ma sève circuler doucement et la terre a un autre goût, elle est plus douce. Mes périodes de sommeil sont encore longues mais je sens la vie revenir comme si je sortais d’un long coma. Des picotements sur mes branches…

Voilà mes premiers bourgeons. Merci Yvon, la terre est bien meilleure comme cela. Alors chaque jour je prends des forces et je pense à cet homme. Je veux lui montrer que ses soins n’ont pas été vains. Mes feuilles se déplient délicatement au milieu de mon premier printemps dans ce parc, Yvon me regarde en souriant et son cœur se remplit de cette image. Un homme et un arbre peuvent-ils se lier d’amitié ? Il ne pourra jamais m’entendre, mais MERCI serait le premier mot que je lui dirais.

Presque une année depuis mon arrivée. Aucune autre personne ne m’a parlé. Les gens restent à distance car une petite barrière me protège. Je suis encore fragile. Il y a un banc juste devant moi et parfois j’entends murmurer le cœur des personnes qui s’asseyent. Mais ce ne sont que des murmures. Je ne saisis pas tous les mots. Et puis il y a le coin réservé aux enfants juste un peu plus loin sur ma gauche. Je ne connais rien de plus joyeux que des enfants. Ils me ressemblent un peu. Ils jouent et vivent sans se soucier d’autre chose. Si les humains pouvaient entendre leur enfant intérieur, peut-être auraient-ils le cœur moins lourd. Il y en a un que j’affectionne particulièrement. SAM.

Il a 4 ans et fait preuve d’un sacré caractère. C’est un petit homme qui laisse parler son cœur, comme Yvon. Je peux entendre beaucoup d’enfants, ils ne sont pas encore hermétiques au langage universel. Les adultes auraient peur de passer pour des fous, des originaux en se confiant à un arbre.

Plus tard, Sam veut être pompier, chercheur d’or, et construire de gros bateaux pour voyager dessus, comme il dit. Il affectionne particulièrement l’eau. Je le vois souvent avec une maquette. Il joue plus loin sur le bassin. C’est une petite tête brune avec deux fossettes quand il sourit. Et il sourit beaucoup, Sam. Il sourit. Il est pétillant. Son monde est aussi joli que ma forêt. Il l’a peuplé de mines à creuser, gardées par un dragon aux dents longues. Mais il sort vainqueur de chaque bataille et quand il revient de la mine, il ramène à sa maman de grosses pépites. « Elle est heureuse enfin comme ça, Maman. Elle pourra payer tout ce qu’elle doit et s’acheter des robes et des parfums. »

Sa maman travaille beaucoup et je n’entends pas parler de son papa. Le peu de temps qu’elle s’octroie, c’est quand elle s’assied sur le banc devant moi et regarde son bambin, les yeux parfois humides. Je n’entends pas son cœur. C’est Sam qui me parle d’elle avec ses mots d’enfant. J’apprendrai plus tard que son papa ne sait pas qu’il a un enfant. Une histoire d’un soir, bien peu romantique, a donné vie au petit Sam. Sa maman Marlène a hésité longtemps à garder cette petite graine qui commençait à grandir en elle. Sam le sait, le sent, et même s’il ne peut pas mettre des mots sur les émotions que cela fait naître en lui, il se fait très sage et cultive en lui cette envie de réussir dans la vie pour aider sa maman et lui prouver qu’elle a eu raison de garder cette petite graine. Sam a une petite fiancée. Elle s’appelle Angélique. Ce prénom lui va si bien.

C’est vrai qu’on dirait un petit ange, avec ses longues boucles blondes. Je les ai vus l’autre jour se cacher tous les deux pour se faire un bisou sur la joue, Sam est un véritable chevalier avec elle, comme avec sa maman. Il a un cœur qui déborde Sam. Il grandit ce petit bonhomme. Il reste parfois assis en face de moi et me regarde. Je lui plais, il me trouve beau. Il est même venu me toucher, bravant l’interdit de la barrière qui me protège, surtout des ballons de tous ces loustics. Sa caresse était douce et profonde pour un enfant. Pas de dialogue, pas de questions, juste un contact entre nous sans mots, avec nos cœurs. Je l’attire on dirait. Il ne peut pas toucher mes feuilles, mais la façon qu’il a de les regarder en dit long sur l’envie qui l’anime.

Au loin, parfois, j’entends une petite fille qui sourit intérieurement, elle est belle et douce. Son monde est peuplé d’animaux aux couleurs vives. Elle s’appelle HANNAH. Elle est tout le temps avec sa sœur que je n’entends pas. C’est la nounou qui les amène au parc. Une femme gentille et attentionnée, mais Hannah regrette que ce ne soit pas sa maman qui lui tienne compagnie plus souvent. Sa sœur est gentille, mais elle a toujours le nez dans un livre et elle semble l’ennuyer quand elle parle de fée ou de licorne. Alors elle s’est inventé une fée imaginaire qui partage toutes ses journées. Je la vois parfois en grande discussion avec la fée, et le président de la Nation n’a pas de conversation aussi sérieuse que celle d’Hannah. Croyez-moi, elle est animée d’un feu sacré qui la rend vibrante de vie. Sam et Hannah ne se connaissent pas. 

C’est dommage, ils s’amuseraient bien ensemble. Mais Hannah a vu ce que Sam a fait quand il est passé derrière la barrière et semble intriguée.

Quelques jours plus tard, alors que Sam n’est pas venu au parc, Hannah s’approche. Il n’y a pas beaucoup d’enfants aujourd’hui, les nuages sont menaçants. Elle se demande pourquoi le petit garçon me touchait. Elle s’assied face à moi et me regarde. Son cœur n’est qu’un gros point d’interrogation.

Puis elle semble convaincue que je ne pourrai pas nuire à son univers. Elle hésite encore un peu et se décide à venir me toucher. Elle a le même toucher que Sam. Ce doit être pareil pour tous les enfants. Elle ferme les yeux pour mieux sentir avec son cœur. Je me laisse approcher par l’innocence et la pureté qui définissent si bien cette enfant. Je lui plais, elle se demande si le petit garçon ressent les mêmes sensations qu’elle quand il me touche. Elle ne trouve pas de mot, ce sont des émotions de grands. Elle sait juste que c’est agréable et fort en même temps. De plus, il était temps de trouver un lieu où pourrait habiter son amie la fée quand elles n’étaient pas ensemble. Alors elle me dit tout bas, avec son cœur, que je serai la nouvelle maison de Dame la fée et que je suis son arbre magique. Pour preuve que je suis magique, me dit-elle : « Je n’avais jamais vu un arbre qui changeait de couleur, ils sont tous verts ou tout nus quand il fait froid. Mais toi, tu es tout rouge quand la chaleur s’en va. Tes feuilles sont toutes petites mais tu en as beaucoup. Tu seras idéal pour cacher mon amie la fée. Quand je ne serai pas là, tu prendras soin d’elle d’accord ? »

Mon cœur lui dit que je serai ravi d’être le gardien de son imagination. Et me voici avec ma première invitée. Une fée qui s’appelait Choupette. Eh bien, bonjour Dame Choupette et bienvenue dans mes branches. Hannah ne me parle pas de ses parents. Je ne sais rien de sa courte vie. Je sais juste qu’elle et Sam ont à peu près le même âge. Cette petite fille est un véritable rayon de soleil, même si derrière, tout au fond d’elle, je sens une faille, une blessure dont elle n’a pas encore conscience et qui va grandissante. Ne t’inquiète pas, petite demoiselle, je serai toujours là pour toi.

Et puis il y a Edmond.

EDMOND

C’est un Monsieur, Edmond. Il en impose quand on le voit.

Même s’il est âgé, on sent la prestance d’un homme sûr et qui impressionne juste par sa présence. Il est assis comme mes jeunes amis et je peux entendre son cœur. C’est un monsieur entre deux âges, nostalgique et surtout très seul, plein de regrets. Il s’est bâti une situation sociale et professionnelle, mais il s’est perdu pendant de longues années au milieu de tout ça. Sa profession le met à l’abri financièrement pour le reste de sa vie et pourra même suffire aux générations futures.

Aujourd’hui il me parle d’elle. Il ne lui donne pas de nom. Juste elle. Il devait avoir 21 ans quand il l’a rencontrée tout simplement dans le bus qui l’emmenait au cours du soir.

Edmond a commencé dans la vie en bas de l’échelle. Il était poussé par la soif de réussite. Il a cumulé les petits boulots pour se payer ses études. Elle avait souvent des partitions sur ses genoux et elle battait la mesure avec sa main. Quand il l’a vit la première fois, son regard ne fut pas attiré pas sa beauté physique mais par son naturel. Elle semblait dans sa bulle et battait la mesure d’une mélodie qu’elle seule entendait. Il eut envie d’entrer dans sa bulle et d’écouter cette symphonie qui semblait si envoûtante. Il a mis quelque temps avant de pouvoir l’aborder. Il était sûr de lui dans bien des domaines, mais les affaires de cœur lui étaient étrangères. Il a eu quelques aventures, mais seulement quand les demoiselles en question laissaient entrevoir que les sentiments n’étaient pas une priorité.

Chaque soir, il ne montait dans le bus que si elle y était, même s’il se retrouvait en retard au cours, il attendait le bus d’après, puis encore un autre si elle n’y était pas. Il se surprenait lui-même. Il ne lui avait jamais parlé, ne connaissait pas son nom et pourtant c’était son moment à lui. Il a attendu bien souvent sous la pluie, le vent, le bus tant espéré qui amènerait sa musicienne. Il l’a surnommé comme ça. SA MUSICIENNE.

Elle est peut-être chanteuse, cantatrice ? S’il avait su lire les partitions, il aurait peut-être eu des indices. Mais pour lui, c’était une langue totalement étrangère. Il n’était pas bercé par la musique. Il l’appréciait, oui, mais pour aller danser de temps en temps, ce qui lui arrivait rarement. Dans sa course à la réussite, il n’avait pas laissé de place aux futilités. Pour lui, ça n’apportait rien, alors pourquoi y accorder du temps ?

Ce soir il fait froid, les premiers flocons de neige tombent.

Il attend son bus. Il est très en retard pour le cours. Tant pis, il rattrapera demain. Il est trop tard maintenant. Il a attendu, attendu, elle n’est jamais passée aussi tard. Il se rassure en imaginant toutes les raisons de son absence. Peut-être a-t-elle la grippe ? Ou bien fait-elle des achats pour Noël ? Les soirs d’après non plus elle n’est pas passée. Puis la semaine entière…

Edmond s’en voulait de ne pas lui avoir parlé plus tôt. Il s’en voulait aussi de cet attachement à une inconnue. Il se sermonnait mais rien n’y faisait. Il était épris d’une musicienne dont il ne savait rien. Après cette semaine à traîner les pieds et désespérer, il se reprit doucement et retourna à l’heure, aux cours du soir, rattrapa son retard et commença à chasser ces nuages de sa mémoire. Et il y parvint. L’oublier n’était guère possible, mais la vie reprit le dessus et à la fin de l’année il fêta sa réussite aux examens avec quelques amis. Lors de cette soirée, il s’autorisa à lâcher toute la pression des derniers mois, des heures avec pour seuls compagnons des livres et des livres à apprendre pour être le meilleur. Cette soirée, il comptait bien en profiter un maximum. La fête battait son plein, la musique, l’alcool avaient eu raison de ce garçon si raisonnable. Il s’amusait enfin un peu. Une petite tête blonde lui faisait les yeux doux depuis le début de la soirée. Et pourquoi pas ? Ne pas rentrer seul ! L’alcool aidant, il fit connaissance avec ce joli minois. Une danse puis deux. Au bout d’une demi-heure, ils riaient ensemble aux éclats et il se risqua même à un baiser qui ne rencontra aucune résistance, bien au contraire. Il n’était pas du genre irrespectueux avec les filles. Edmond trouvait ces créatures fort belles et un brin mystérieuses. Il ne pensait pas à son avenir amoureux. Ne s’imaginait pas marié ou papa. Seul son avenir professionnel avait de l’importance. Un peu vieux jeu, il pensait que les femmes avaient un rôle de maman et d’épouse et les considérait comme des petites choses fragiles et très superficielles, dont les seules préoccupations étaient le dernier amour de leur acteur favori, ou les performances du dernier robot ménager. Quand brin de malice (c’est ainsi qu’il surnomma la blonde aux yeux pétillants) lui rendit son baiser, son sang commença à s’échauffer. Ça faisait longtemps qu’il n’avait pas eu de rapports physiques. Il lui glissa quelques mots qui eurent pour effet un regard planté droit dans ses yeux, comme si elle cherchait à le sonder. Puis le sourire qui se peignit sur ses lèvres laissa entrevoir le plus engageant des consentements. Bras-dessus bras-dessous, ils s’éclipsèrent de cette soirée. Edmond l’emmena dans son petit studio. Rien d’un palace, mais il y avait l’essentiel et surtout, il était indépendant. Ce qui valait tous les palais de la terre à ses yeux. Brin de malice n’avait pas froid aux yeux, son surnom lui allait à ravir. Elle se planta devant Edmond et, les yeux dans les yeux, elle retira sa robe lentement faisant grandir le désir. Edmond fut agréablement surpris par cette audace et en fit de même avec sa chemise et son pantalon. Il ne pouvait rien cacher de son désir qui sautait aux yeux et trouvait cette impudeur très troublante. Lorsqu’ils furent complètement nus, ils se rapprochèrent l’un de l’autre. Quand il plongea son visage dans le cou de brin de malice, il se surprit à se demander quel était le parfum, le goût de la peau de sa musicienne. Pourquoi revenait-elle à ce moment-là ? Edmond lutta pour chasser cette pensée, mais c’était trop tard.

Alors, toute cette colère qu’il avait envers lui-même parce qu’il n’avait pas osé l’aborder explosa. Les gestes étaient plus pressants. Brin de malice soupirait, murmurait de plus en plus fort répondant à l’ardeur d’Edmond. Le visage de sa musicienne se superposait à celui de Brin de malice. Quand ils s’unirent après avoir renversé quelques objets sur leur passage, ils n’étaient plus que deux souffles mêlés, peinant à trouver de l’oxygène tellement leurs sensations avaient été fortes. Chaque fibre, chaque nerf, chaque muscle faisaient l’amour. Pas seulement deux corps. Une passion teintée de colère pour lui, un amant formidable pour elle. Bien loin d’être assouvis après cette première étreinte, leur jeu d’amour dura toute la nuit.

Au petit matin, elle s’endormit dans ses bras. Lui n’avait pas sommeil. Des pensées défilaient à toute allure. Il se sentait coupable d’avoir pensé à sa musicienne alors qu’il avait Brin de malice dans ses bras. Mais c’était plus fort que lui. Comment faisait-elle l’amour ? Avait-elle des grains de beauté que lui seul pourrait voir ? Quel était son nom ? Le son de sa voix ? Pouvait-on aimer quelqu’un dont on ne savait rien ? Est-ce justement parce que je ne sais rien d’elle que j’ai devant moi tous les champs des possibles ?

Edmond se leva, s’habilla à la hâte, et sortit.

YVON

Au loin, je vis Yvon. Il s’approcha et me dit que l’eau n’était pas nécessaire, on prévoyait de la pluie. J’allais tout doucement glisser dans la torpeur hivernale. Quand je serai beaucoup plus grand, je pourrai rester éveillé même pendant l’hiver. Pour le moment ça me demandait trop d’énergie. Yvon me dit qu’il passera cet hiver surveiller si tout va bien. Il prend du temps pour moi. J’aimerais pouvoir lui raconter mes nouveaux amis. J’écoute son cœur et il me raconte les journées avec son grand-père dans les montagnes. La rudesse du climat et des hommes aussi. Les journées d’été à rassembler les bêtes. Le lait tout chaud qui sort à peine des pis de la chèvre. Le chalet de bois dans les alpages entouré par la nature à perte de vue. Pas de voisins, de voitures. Le rythme des grands espaces.

Il a touché une corde sensible en me racontant son enfance. Ma forêt me manque encore plus. Il est resté là-bas jusqu’à ses 12 ans. Avec son grand-père pour seule famille. Il avait bien ses parents, enfin son père, sa mère était morte alors qu’il n’avait qu’un an. Son grand-père lui parlait de son père quelquefois. Il travaillait sans cesse, lui disait-il, et chaque année il promettait de venir à Noël. Mais Yvon ne l’a jamais vu, jusqu’à l’année de ses 12 ans où il est enfin venu. Oui, il était vraiment là…

Et il l’a même emmené loin de son grand-père et de ses montagnes. Lui aussi avait été déraciné comme moi, voilà pourquoi nos cœurs pouvaient se parler. Il n’a jamais aimé cet étranger qu’il devait appeler Papa. Il ne s’est jamais gêné pour lui faire sentir que rien, même pas lui et sa nouvelle femme, ne pourrait remplacer sa vie d’avant. Sa nouvelle femme, bien qu’elle ne lui ait pas demandé de l’appeler maman, n’était pas un modèle de bonté.

— D’ailleurs, je n’ai jamais pu l’appeler autrement que par son prénom et je l’ai vouvoyée toute sa vie.

On ne l’achète pas, Yvon. Son père était très absent. C’est vrai qu’il travaillait beaucoup et quand il revenait après plusieurs semaines, il s’enfermait vite dans la chambre avec sa femme et montait le son de la radio.

— Je n’avais droit qu’à me faire ébouriffer les cheveux et un : « Ça va gamin ? » Comme si on s’était vu l’heure précédente. Alors j’ai commencé à passer de longues heures à la fenêtre de ma chambre, regardant les arbres au loin. Je voulais être garde-forestier et retourner dans ma montagne, me dit-il tout bas. Mais la vie en a décidé autrement. Bon, allez, assez d’apitoiement sur moi. On ne peut pas revenir sur le passé.

J’ai envie de lui dire : « Continue Yvon, raconte-TOI. »

Mais il se tait à nouveau. Il s’assied et s’adosse sur mon tronc. Je lui dis qu’il peut, que je suis fort maintenant et que j’ai bien ancré mes racines, que les rations d’engrais qu’il me donne me rendent chaque jour un peu plus robuste. Il est fatigué de sa journée, de son année, de sa vie entière. Il va pleurer ? Non, c’est un homme. Ça ne pleure pas un homme, ou seulement en compagnie d’un arbre. Je resterai silencieux, ne jugerai pas et emporterai tous les secrets qui m’ont été confiés.

Vas-y, Yvon, ça fait du bien. Libère ce cœur trop lourd. Si seulement je pouvais le réconforter comme il l’a fait pour moi. Il faudrait…

Je n’ai pas eu le temps de finir ma phrase. Et au moment où les premières larmes coulent sur sa joue, une ravissante petite boule de poils à quatre pattes sortie de nulle part lui saute sur les genoux. Elle lui lèche le visage et même s’il a gardé la rudesse de ses montagnes, son cœur sent ce petit corps chaud et ça le réchauffe. Merci à l’univers de prodiguer des petits miracles comme celui-ci.

— Alors, tu t’es perdu ? Mais tu es tout jeune.

Il regarde entre les pattes arrière et s’excuse en la regardant tout sourire.

— Pardon, tu es toute jeune, demoiselle. Tu aurais besoin d’un coup de brosse et d’un bain, on dirait que tu sors d’une mine de charbon. Viens, je vais m’occuper de te trouver à manger, et demain on verra si on peut retrouver tes maîtres.

Yvon se lève et tapote le tronc comme pour me remercier. Et il s’éloigne avec la petite boule de poils dans les bras.

Il se dirigea vers l’animalerie du quartier. Il rentra échanger quelques mots avec la vendeuse. Personne n’avait signalé la perte de la petite chienne. Il en profita pour remplir une petite annonce avec sa description et le lieu où il l’avait trouvée. Il acheta de quoi la nourrir et lui faire un toilettage dans les règles de l’art.

En reprenant le chemin de l’appartement, il s’arrêta chez le vétérinaire. Peut-être avait-il déjà soigné cette petite chienne ? Non, il ne la connaît pas. Elle n’a aucun tatouage permettant son identification. Il promet au vétérinaire de revenir faire les vaccins si personne ne se manifestait.

— Allez, à la maison.

La toilette ne fut pas une mince affaire. L’appartement d’Yvon ressemblait à un vrai champ de bataille. Elle devint plus docile quand il commença à démêler ses poils tout collés.

Après deux heures de travail acharné, la chienne était digne de participer à un concours de beauté. La gamelle engloutie, la chienne se calma et s’allongea, exténuée par toutes ces émotions. Yvon se prépara vite fait un morceau à grignoter et ils s’installèrent tous les deux au salon. Lui avec un café et elle avec une boule de chaussette qu’elle ne lâchait plus.

Cette présence changeait toute l’ambiance de l’appartement, et son humeur aussi. Il se surprenait à sourire en regardant cette petite tempête qui avait débarqué dans sa vie.

— Tempête ?

Elle dressa les oreilles. Son nom était tout trouvé, une vraie petite tempête venait d’arriver.

Il espérait secrètement que ses maîtres ne pointeraient pas leur nez pour la récupérer. Il lui installa une couverture par terre et alla se coucher. Mais Tempête en avait décidé autrement. Elle pleura tant qu’Yvon se leva plusieurs fois pour la sermonner. Rien à faire et de guerre lasse, la couverture de Tempête atterrit au pied du lit. Rassurée, elle s’endormit rapidement. C’est la seule comédie que la chienne fera de toute sa vie. Une réelle amitié venait de naître, comblant le vide de deux vies.

MOI

Cela fait quelques années que je suis ici. Saison après saison, j’ai pris de la hauteur. Mon tronc est bien plus fort, bien plus gros.

Je découvre et apprends les humains, enfin ceux que je peux entendre. Ils sont tellement compliqués. Leur fonctionnement est si inapproprié. Ils veulent tous l’amour, mais ils ne s’aiment pas eux-mêmes. Comment aimer sincèrement une personne alors qu’ils manquent cruellement d’honnêteté ? Ils sont entourés de technologies qui les éloignent les uns des autres. Ils cherchent à l’extérieur ce qu’ils ont à l’intérieur. La dernière voiture ou le dernier téléphone ne remplira pas ce vide qu’ils ressentent. Ils n’ont de rapports entre eux qu’avec leur corps. Leur cœur, leur âme ne sont que rarement sollicités, et leurs échanges en deviennent toujours plus superficiels. Ils cherchent à avoir, au lieu d’être. Avoir n’a jamais rendu heureux, être oui.

Être soi est la clé que beaucoup d’hommes ont omis de mettre à leur trousseau. S’ils pouvaient nous ressembler un peu. Je n’ai jamais vu une fleur batailler pour être plus grande, plus belle que sa voisine. Elle se contente de mettre sa vitalité dans sa survie. Elle lutte contre le climat ou un sol trop pauvre, mais seulement pour elle. Pas pour faire mieux que la fleur d’à côté.   

Si je pouvais leur parler, je leur dirais de gagner en sagesse, non en richesse. Que vivre avec son cœur pour commandant amène de grandes batailles pacifiques qui équilibreraient ce monde.

À mon arrivée ici, je les regardais en enviant les jambes, les bras et la parole dont ils sont dotés. Maintenant je préfère ma place. Je ne peux peut-être pas courir, mais mes racines sont ancrées pour un meilleur équilibre, et j’aime autant ça. À quoi me servirait de courir après des chimères. Je ne peux peut-être pas saisir quelque chose, sans mains, mais mes branches permettent le repos des oiseaux et font de l’ombre les jours de grand soleil. Je ne peux peut-être pas parler, mais cela me convient plutôt que proférer des mensonges ou blesser avec des mots. Je suis un arbre et tout est dit. Je remercie la terre, l’eau et le soleil de m’apporter ce dont j’ai besoin. Pourquoi est-ce plus compliqué pour les hommes ?

SAM

Sam a maintenant 14 ans, comme Hannah. Il ne vient presque plus, c’est un grand qui a rangé… non, oublié son enfant intérieur. Je le vois en compagnie d’une petite bande qui traîne dans le parc quand les enfants sont partis. Chaque fois il entraîne son petit groupe plus loin. Il ne s’assied plus en face de moi. Il me parle encore, me décrit sa vie, son monde qui a perdu ses couleurs. Il ne pouvait pas cultiver, entretenir cette beauté intérieure. Il faut faire comme les autres, pour ne pas être en marge de cette société. Alors il se fait un peu mener par ces caïds en herbe. Ils ont déjà quelques bêtises à leur actif.

Leur désœuvrement me peine. Ils le comblent en créant un climat d’insécurité dans leur voisinage. Ils ont commencé par sonner aux portes et puis s’enfuir, rien de bien méchant jusque-là. Et puis, ça faisait plus hommes de fumer, alors ils fument. Ils ont trouvé amusant ensuite de brûler des poubelles, puis des voitures. Sa première chute en enfer commença là. Il a toujours à l’esprit les difficultés financières de sa mère. Mais maintenant les boulots légaux qui ramèneraient assez d’argent pour qu’elle arrête de se tuer à faire des ménages lui paraissent bien peu accessibles. Cela lui demanderait des études bien trop longues pour le portefeuille de sa mère. Elle ne s’est jamais remise en ménage avec un homme. Il la voit parfois le soir, quand elle se croit seule. Elle se prend un verre de vin ou deux, parfois elle danse dans les bras d’un homme qu’elle seule peut voir. Parfois elle sourit à l’évocation d’un souvenir silencieux, et souvent elle pleure en serrant un coussin contre elle très fort.

Il aimerait pouvoir la prendre dans ses bras et la réconforter. Lui crier qu’il aimerait combler cette solitude. Qu’elle n’est pas seule et qu’il veillera toujours sur elle. Mais par pudeur, il se contente de la regarder derrière la porte entrebâillée et retourne se coucher avec cette furieuse envie de la combler de mille trésors pour qu’elle sourie encore et toujours. Elle est tellement belle, Maman, quand elle sourit.

Cette année, Sam a fait la connaissance de Jonathan. Tout le monde l’appelle Jo. Ça sonne mieux. Ça fait gros dur. Jo a trois ans de plus que Sam. Il est toujours bien habillé, les dernières baskets à la mode et le survêt à plus de 300 euros. Sam regardait ses atours avec envie. Et quand il lui demanda quels métiers faisaient ses parents, c’est avec un mépris non déguisé qu’il lui dit qu’il n’avait jamais connu son père et que sa mère devait se trouver dans un squat, une aiguille dans le bras.

— Alors comment fais-tu pour te payer tout ça ?

Sourire narquois en réponse.

— Faire des courses pour des gens bien placés, ça paye bien.

Sam entre de plein fouet dans un monde rempli d’argent facile, certes, mais si sombre. Il secoue la tête comme pour chasser ces images qui lui serrent la gorge. Elles sont si brutales. Non, ce n’est pas pour moi ça. La seule réponse qu’il donna à Jo fut :

— Ouais, je vois.

Simplement accompagné d’une moue qui ressemble plus à une grimace. Il ne faut pas faire l’étonné, même si ces révélations l’ont quelque peu choqué. Il est partagé entre prendre Jo pour exemple ou s’enfuir. Il se confie peu à sa mère, sinon il lui aurait parlé de sa rencontre avec Jo. Mais il sait que ce serait rajouter de l’inquiétude à des journées déjà assez pénibles. Il se dit que cet argent pourrait bien aider sa mère.

Oui, mais comment pourrais-je justifier que je gagne de l’argent ? Il faut réfléchir au sujet. En rentrant ce soir-là sur le chemin qui mène au petit appartement où il vit avec sa mère, il a trouvé le premier mensonge d’une longue liste. Il va dire à sa mère que le petit épicier du quartier du parc a besoin d’un coup de main pour remettre sa boutique en état et qu’il ira l’aider le soir après les cours. Il a de très bons résultats à l’école et veut continuer ses études, ça pourrait l’aider, pour entrer à l’université. Maman a préparé le dîner et ça sent son plat favori. Pâtes bolognaise maison. Un vrai cordon bleu, maman.

Il va se laver les mains après avoir embrassé sa mère et se jette à l’eau.

— Maman, le petit épicier qui se trouve près du parc a besoin d’un petit commis. Livrer quelques courses à ses clients âgés, passer un coup de balai et rentrer les cageots qui sont devenus trop lourds. Il commence à être âgé.

— Tu n’as pas besoin de travailler, Sam. Je préfère te voir le nez dans tes livres à réviser tes cours.

— Allez maman, s’il te plaît. Ça lui rendrait bien service.

— Sam, je veux bien que tu essaies quelque temps, mais si tes résultats chutent en cours tu arrêtes ! On est d’accord ?

— On est d’accord maman.

Il dépose un baiser sur la joue de sa mère et ils mangent tous les deux dans la cuisine comme chaque soir. Ce soir-là, Sam ne trouva le sommeil que très tard. Il pensait à ce qu’il allait faire avec cet argent. Et puis surtout, est-ce que Jo voudra bien lui faire rencontrer les personnes si bien placées qui l’embaucheraient ? Le lendemain et tous les jours de la semaine, il alla au parc avec l’espoir d’y trouver Jo. Il arriva en fin de semaine, encore vêtu de neuf. Sam lui fit un signe de tête lui signifiant qu’il voulait lui parler un peu à l’écart. Les mains dans les poches et l’air le plus adulte possible, il engagea la conversation.

— Dis, les gars bien placés qui ont recours à des coursiers, ils chercheraient pas quelqu’un par hasard ? J’aimerais bien gagner un peu de blé.

— Ouais, faut voir.

C’est la seule réponse qu’il donna. Puis il rejoint le groupe. Voilà, les dés sont jetés. On verra bien. Tous les soirs, sa mère lui demande comment s’est passée sa journée au collège puis avec Mr Duran, l’épicier. Sam raconte des histoires bien sûr.

Il est souvent assis en face de moi à attendre l’heure où il est censé rentrer. Il ne sait pas qu’il me parle malgré lui. Il me regarde entre deux exercices de maths ou de grammaire. Il n’est pas fier de ce qu’il s’apprête à faire mais croit que c’est une solution idéale. Et puis, ce n’est pas pour toute la vie, juste de quoi aider sa mère et mettre de côté pour ses études. Juste un temps, me crie son cœur.

— Ne prends pas ce chemin, petit homme !!! Tu vas te perdre dans une forêt si sombre que même moi je ne voudrais pas y mettre mes racines, je préfère encore ce parc. Viens, approche-toi. Touche mon tronc, que je communique avec toi, pour te donner la force de trouver le chemin qui mène à ton cœur.

Alors, comme s’il avait pu m’entendre, il s’est approché et a touché mon tronc. Je lui ai dit et même crié toutes les raisons qu’il avait de ne pas faire ce coursier de la mort. Je sais, je sens qu’il m’a compris. Qu’il a entendu. Il recula de quelques pas, regarda ma cime, écarta un peu les bras en signe d’impuissance et me dit :

— C’est comme ça.

Quel regret de ne pas avoir de jambes, de mains et de ne pouvoir parler dans son langage pour pouvoir l’atteindre. Ce soir-là dans sa chambre, allongé sur le lit les yeux grands ouverts, il repense à notre drôle de conversation silencieuse. Est-ce que j’ai rêvé tout éveillé ? Je ne suis pas normal. J’avais la très nette impression que l’arbre me parlait comme quand j’étais petit. On dirait qu’il a peur pour moi. Ce n’est qu’un arbre… Il finit par s’endormir et ses rêves sont peuplés de branches d’arbres qui tentent de le retenir parce qu’il s’apprête à monter dans une voiture couleur or. Jo est derrière un volant tout incrusté de pierres précieuses.

Le lendemain au parc, Jo n’est pas venu seul. Il y a un homme avec lui. Sa tenue fait penser à un mafieux, se dit Sam. Et une petite voix dans sa tête lui dit « Eh, bien sûr que c’est un mafieux. Qui vend de la drogue d’après toi ?? C’est le curé !!! » Un signe de tête en guise de bonjour et ils s’éloignent tous les trois.

— Jo m’a dit que tu voulais gagner un peu de fric !

— Ouais.

— Bon, tu peux pas aller en taule si tu te fais gauler, t’es trop jeune, mais t’es pas à l’abri de te faire pincer et envoyer dans les maisons de correction. La seule personne à qui tu auras affaire c’est moi. Alors tu pourras pas baver et balancer quelqu’un d’autre. Et s’il te prenait l’envie de me donner aux flics, je saurai te retrouver. Et disant cette phrase, il s’était arrêté de marcher.

Le Grand faisait face à Sam et écarta un pan de sa veste pour qu’il voie bien la lame et le manche du cran d’arrêt qu’il avait dans sa poche. Sam ne répondit rien et se contenta d’opiner de la tête. Il a la gorge sèche. Heureusement qu’il avait les mains dans ses poches parce que celles-ci tremblaient autant que ces vieilles personnes atteintes de Parkinson.

— OK ! dit le Grand. Mercredi 16 heures, tu frappes au 6 rue de la source, appartement C3 au 3e étage. On te remettra un petit paquet, tu le planques dans ton blouson et tu vas à l’hôtel juste à côté de la gare. Tu montes à la chambre 5 et tu remets le paquet à un mec qui t’ouvrira la porte.

— Comment est-ce que je saurai si c’est le bon type qui m’ouvre la porte ?

— Tu peux pas te tromper, il a un code-barre tatoué sur la main. T’as un scooter ?

— Non.

— Bon alors à pied c’est à l’autre bout de la ville, tu en as pour 1 heure de marche. À 17 h 05 je dois recevoir l’appel du tatoué, sinon je me mets à ta recherche. Il tapote la poche de sa veste en disant cela. Répète les indications !

Sam répète tout ce qu’il a enregistré sans rien oublier. Ils ont fini le tour du parc et se retrouvent devant les grilles de l’entrée. Ils se séparent, deux d’un côté et Sam tout seul.

Ça y est, la machine est lancée, et quelle machine. Il a peur et se demande s’il est encore temps de faire marche arrière. Puis son rêve avec la voiture aux pierres précieuses a raison de ses dernières résistances. « Juste un temps, se répète-t-il sans cesse. Juste un temps. »

Les jours qui le séparent de sa première course passent à une lenteur exaspérante ; même s’il est mort de peur, il voudrait se jeter à l’eau et ne plus y penser. À la télé, quand les films lui parlent de ce monde dans lequel il va travailler, drogue, mafia et tout le reste, il s’éloigne et ne veut pas regarder de trop près. De toute façon, dans la vraie vie, ça se passe pas comme ça.

Le mercredi arrive enfin et les cours n’en finissent plus…

Puis sa première livraison. Il se rend à l’adresse de la rue de la source. Il a pris soin de regarder le plan de la ville et connaît son itinéraire. Il monte les étages et son cœur va sortir de sa poitrine. Appartement C3. Il prend une grande inspiration et frappe. Un grognement se fait entendre, puis la porte s’ouvre sur un homme au gros ventre et tee-shirt sale.

— Qu’est-ce que tu veux ?

— Je viens chercher le paquet à livrer !

— Toujours des nouveaux !! Où il est passé l’autre ?

— Je ne sais pas, monsieur !

— Il a dû se faire attraper par les keufs. Au moins t’es mineur toi, tu risques moins ! Bon, attends.

Il referme la porte et l’ouvre 1 minute plus tard. Il lui remet un paquet un peu plus petit qu’une boîte de chaussure. Sam ouvre son blouson. Dommage qu’il n’ait pas une doudoune, on n’aurait vraiment rien vu. Mais bon. Il referme son blouson et en même temps gros bidon lui claque la porte au nez. Il descend les trois étages et commence son trajet, il aurait bien aimé avoir une montre à ce moment-là ou un téléphone portable. Plus tard il faudra qu’il s’achète tout ça si ces courses continuent. Il prend le risque de demander l’heure à une dame.

— 16 h 10.

— Merci madame.