Être, infiniment - Alain Dumas - E-Book

Être, infiniment E-Book

Alain Dumas

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Beschreibung

Alcide, employé dans un laboratoire de paléogénétique, se voit chargé d’effectuer l’analyse d’un doigt momifié âgé de 3 800 ans. Il découvre alors que celui-ci possède exactement le même génome que lui. Or, seuls les « vrais » jumeaux sont dotés de cette singularité. Comment cela est-il possible alors que près de quatre millénaires le séparent de son « double » ? Un formidable saut dans l’infini de l’espace-temps va le projeter dans un monde ressemblant singulièrement à la terre, mais telle qu’était celle-ci quarante siècles plus tôt. Que se passera-t-il lorsque Alcide le scientifique pétri de rationalité y retrouvera son frère devenu cacique d’un peuple dont la vie est régentée par l’omniprésence des esprits ?


À PROPOS DE L'AUTEUR


Alain Dumas a vécu de nombreuses années au Pérou. Il partage son temps entre l’écriture, la réalisation de films et la fabrication d’objets mêlant réel et virtuel. « Être, infiniment » est son quatrième roman.

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Alain Dumas

Être, infiniment

Du même auteur

– Les replis du monde, roman

5 Sens Editions, 2019

 

 

Nous sommes plus liés

avec l’invisible qu’avec

ce que nous voyons.

 

Novalis

QUELQUE PART SUR TERRE

Le jeudi 23 juillet 2015, vers 15 heures, Alcide fut précipité dans le vide.

Malgré la pluie battante, un besoin irrépressible l’avait amené au pied de la paroi. La nécessité d’entreprendre cette escalade s’était imposée à lui après qu’il ait décidé de laisser au labo le doigt momifié, ratatiné, noirâtre et qui était comme une part de lui-même car, possédant le même ADN que lui. Les résultats de l’analyse ne laissaient aucun doute : ces quelques phalanges avaient appartenu à un homme qui avait été son exacte réplique, mais qui avait vécu il y a près de quatre mille ans. Ce n’est pas l’impossibilité matérielle d’une telle conjoncture qui bouleversait le plus Alcide, mais l’inconcevable sensation que celle-ci avait suscitée. La confrontation à ce morceau de corps qui fut un autre lui dans un autre temps, l’avait ébranlé jusqu’à la nausée. C’est poussé par un besoin incoercible d’air pur, de hauteur, de montagne, qu’il avait fui l’austérité de l’institut pour rejoindre, derrière la morne oscillation des essuie-glaces, ce bout du monde où l’attendait la paroi de granite.

Il se changea dans la voiture car la pluie tombait toujours. Il savait qu’entamer une escalade dans ces conditions comportait des risques, mais cela importait peu. Il attaqua l’à-pic avec une détermination inaccoutumée. Il grimpait en aveugle et les meilleures prises s’offraient miraculeusement à lui. Affranchi de la pesanteur, c’était comme si une force invisible le portait vers le sommet. Il était sur le point d’y parvenir lorsqu’il lâcha prise et l’interminable chute commença. À cet instant, son corps perdit toute densité et il se vit flotter comme un fétu. Il fut pris de panique, mais elle fut immédiatement dissipée par l’impression très fugace qu’une présence invisible l’accompagnait et le rassurait. Toute angoisse avait disparu. Il savait qu’il allait s’écraser, mais cela n’avait pas d’importance. La peur de la mort s’était écartée de lui. Il voyait très nettement défiler la paroi rocheuse et humide, le moindre brin d’herbe, le lichen accroché aux interstices, les minuscules insectes rupicoles, les variations de texture du minéral, au loin, par intermittence, le ciel porteur de lourds nuages et en bas, l’eau du torrent qui allait l’emporter. La pluie tombait toujours, et lui avec. Il ferma les yeux et, tel un film passé à l’envers, sa vie tout entière défila devant lui.

C’est ainsi qu’il revit l’instant où la prise lui échappa, l’ascension de la paroi sous la pluie, son arrivée au pied de la montagne, la courte marche le long du torrent, l’orage qui grondait, le trajet en voiture depuis la ville, le moment où il abandonna le doigt, la tristesse qui s’empara de lui, il revit l’écran affichant les résultats de l’analyse. Il revint vers cet épisode.

 

Envoyé par le musée d’ethnologie, l’échantillon était arrivé quelques jours plus tôt dans sa boite en plastique afin qu’Alcide en analyse le génome. La fiche qui accompagnait l’objet mentionnait : « Doigt appartenant à des restes momifiés vieux d’environ 3 800 ans. Provenance inconnue ». Il mesura l’objet, le pesa : huit grammes. L’analyse ne présenta aucune difficulté, car l’ADN était bien conservé. Mais en observant le résultat, il fut pris d’une étrange impression. Il ignorait encore pourquoi, mais il lui semblait que les signes qui s’affichaient sur l’écran ne lui étaient pas inconnus. Il avait vu des centaines de séquençages d’ADN, mais il émanait de celui-ci quelque chose de particulier, étrange et familier à la fois.

 

Il rentra chez lui, dîna rapidement et se mit au lit, mais le sommeil ne vint pas. Pourquoi le résultat de l’analyse s’imposait-il à lui ? Il finit par s’endormir et au matin, les données le hantaient toujours. C’est sur la route du laboratoire que l’idée surgit. Il crut comprendre d’où venait cette impression de déjà-vu. À peine arrivé, il alluma l’ordinateur et ouvrit un fichier qu’il connaissait bien, puisqu’il contenait le code génétique de son propre ADN. Il le compara avec celui de l’individu et dut se rendre à l’évidence : les deux codes correspondaient exactement. L’ADN de l’individu à qui appartenait le doigt était exactement semblable au sien ! Le personnage qui avait vécu 3 800 ans plus tôt ne pouvait être que son clone exact. Or, la chose était parfaitement impossible, sachant que seuls les « vrais » jumeaux, issus d’embryons monozygotes, c’est-à-dire de la division d’un ovule fécondé par un seul spermatozoïde, possèdent le même patrimoine génétique. Il se dit qu’il avait peut-être commis une erreur de manipulation et que l’échantillon avait pu être pollué. Il relança le protocole et le résultat fut le même. Il refit l’analyse plusieurs fois et chaque fois, elle se confirma. Le doigt qu’il tenait entre ses mains, vieux de près de quatre millénaires, appartenait bien à un homme qui avait été son jumeau ! « Vrai » jumeau, donc mêmes parents ! La découverte était si extraordinaire qu’il décida de garder ce secret pour lui.

 

Cette découverte venait de faire germer dans les replis de sa conscience le souvenir caché d’un drame qu’il vivait depuis toujours, un manque que rien ni personne n’avait pu combler.

 

Ses parents adoptifs ne lui avaient rien caché de ses origines. Il savait qu’il était rescapé de la catastrophe qui avait déferlé sur la vallée un certain mois d’octobre 1977 et que sa mère biologique était une certaine Alba, enceinte de plus de huit mois lorsqu’elle débarqua dans la « communauté », groupe d’une douzaine de jeunes plus ou moins hippies qui occupait un ancien moulin près de la rivière. On y rêvait d’un monde régi par le peace and love, on y fumait des joints, jouait de la musique, s’adonnait au jardinage ou à l’artisanat, on rêvait de liberté et couchait beaucoup les uns avec les autres. Peu diserte sur son passé, on savait seulement qu’Alba la blonde avait vécu dans plusieurs communautés avant de rejoindre celle de la vallée. Elle avait décliné son patronyme, mais il était si étrange que personne ne l’avait mémorisé. Elle affirmait parler quatre langues. Lorsqu’on lui demandait où et comment elle les avait apprises, elle se contentait de répondre qu’elle avait beaucoup voyagé. Cet après-midi d’octobre, tous les membres du groupe étaient partis en balade, sauf Alba. La journée avait été belle, mais le soir, le ciel se couvrit, la pluie se mit à tomber et en quelques secondes, elle se transforma en un véritable déluge. L’herbe se couchait sous les assauts d’un vent tempétueux, les branches tombaient et la rivière se mua en torrent. Le toit de la maison fut emporté et l’eau envahit tout. De mémoire d’homme, ce fut la pire catastrophe que connut la région.

 

Lorsque, trempés jusqu’aux os, les autres revinrent de promenade, ils trouvèrent la maison dévastée. Les meubles étaient défoncés, leur contenu éparpillé. Tels des fantômes, des lambeaux de vêtements s’accrochaient à des branches apportées par les flots. On cria le nom d’Alba, on fouilla partout, en vain. Les recherches se poursuivirent toute la soirée. C’est à la tombée du jour que, provenant d’un embâcle, des pleurs d’enfant se firent entendre. On découvrit, au milieu d’un enchevêtrement de branchages, un nouveau-né vivant, un reste de cordon ombilical encore accroché au ventre. On le dégagea avec mille précautions, on le sécha, on l’enveloppa dans un linge. On lui donna du lait et il finit par s’endormir. La tribu récupéra ce qu’elle put et cet épisode marqua la fin de l’expérience communautaire. Le bébé fut adopté par un couple, Janine et Antoine. Il fut déclaré de parents inconnus et prénommé Alcide. Quant au corps d’Alba, il ne fut jamais retrouvé.

 

Antoine reprit son ancien métier d’ingénieur et Janine devint paysagiste. Alcide grandit choyé par ses parents adoptifs. Il se montra bon élève, mais avait du mal à s’intégrer à la classe, car il se sentait différent des autres. À son insu, un sentiment d’incomplétude couvait en lui comme un feu mal éteint. La seule issue qu’il crut trouver à ce manque fut de développer un puéril sentiment de supériorité. Il voyait ses camarades sous les traits d’êtres grossiers, à la limite de la stupidité. Toute tentative d’intégrer leurs jeux triviaux lui coutait un effort auquel il finissait toujours par renoncer.

Antoine et Janine ne lui avaient rien caché de ses origines. Ils répondaient à ses questions concernant sa mère biologique, mais n’avaient que peu d’informations à lui donner. La seule image qu’ils avaient d’elle se trouvait sur un film super 8 tourné par Antoine lors d’une partie de baignade dans la rivière. On l’apercevait brièvement sortant de l’eau toute nue, arborant son ventre rebondi. Alcide demandait souvent à Antoine de visionner ce film, fasciné qu’il était par l’image de cette mère mythifiée. La séquence où elle apparaissait ne devait pas durer plus de trois secondes, mais pour Alcide, c’était comme une éternité. Antoine et Janine mirent toute leur énergie pour que leur fils effectue de brillantes études et, après l’université, il obtint un poste dans un laboratoire de paléogénétique. Grâce à un travail acharné, à ses compétences et au prix d’une dure compétition, il grimpa les échelons et devint spécialiste de l’analyse des génomes anciens.

La ville qui accueillait l’institut se trouvait près de la montagne. C’est ainsi qu’Alcide se prit de passion pour l’escalade. Il était passionné par son travail et trouvait une échappatoire dans la pratique de la grimpe. Il ne pouvait néanmoins se défaire d’une sourde mélancolie, une insatisfaction chronique que les relations amoureuses ne parvenaient pas à combler. Les femmes qu’il avait connues lui reprochaient son impossibilité à s’engager dans une relation stable. Il éprouvait pourtant un besoin impérieux de compagnie qu’il pensa avoir trouvé en la personne de Véronique. Au début, tout fut merveilleux, mais au bout de quelques mois, une ombre morose se mit à planer au-dessus du couple. Aux yeux d’Alcide, Véronique se sentait inexistante : « J’ai l’impression que tu es toujours ailleurs, que tu n’es pas avec moi. » Il répondait qu’il ne comprenait pas ce qu’elle voulait dire, parce que c’était justement quand il se trouvait près d’elle qu’il se sentait le mieux. « Peut-être que tu te sens bien, mais moi je me sens mal. Je ne sais pas comment expliquer ça. C’est comme si je vivais avec un fantôme. » Cela le désolait, car il avait l’impression de faire de son mieux pour que tout se passe bien entre eux. Peut-être voulait-il trop bien faire, être trop aimable, mais en réalité, cette gentillesse masquait un manque, une tristesse secrète, cachée au plus profond de lui et qui s’exprimait parfois par des pleurs enfantins qui avaient le don d’agacer Véronique. Elle lui reprochait ce qu’elle appelait son manque de caractère, sa difficulté à s’affirmer, son immaturité. Quelle différence avec l’habit qu’il endossait dans son travail ! Il cachait ses faiblesses derrière l’image d’un scientifique d’une compétence à toute épreuve. Véronique finit par le quitter et ce fut un véritable déchirement. Ce fut comme une amputation, comme si un colossal morceau de lui-même venait de lui être arraché. Rongé par la culpabilité, il souffrit le martyre, sombra dans une dépression qui dura plusieurs mois. Ce drame eut pour effet de le vacciner contre la vie à deux. Il lui était impensable de connaître à nouveau un tel supplice. Il mit ce malaise sur le compte de sa situation d’orphelin et entama une thérapie qui ne fit que confirmer ce qu’il savait déjà, à savoir qu’il en voulait à sa mère biologique de l’avoir abandonné, bien que ce fût par accident. Cela n’eut aucun effet sur son symptôme et son marasme persista. Il tenta de retrouver certains membres de la communauté dans le but d’obtenir des informations sur ses « vrais » parents, mais elles se soldèrent par un échec, car la fameuse Alba avait disparu. Elle était déjà enceinte lorsqu’elle l’intégra. À la mort de son père adoptif, Alcide récupéra le fameux film super 8. Il l’avait fait numériser et en possédait une copie sur son téléphone portable, mais le visionnage de ces images fugaces ne lui apportait aucun réconfort. Quant à Janine, elle affirmait n’avoir aucune information sur un père biologique.

Pensant découvrir des éléments de réponse dans son ADN, il effectua lui-même l’analyse de son génome, mais le résultat ne révéla qu’un simple cocktail de nordique et de Méditerranéen.

C’est dans la pratique des sports extrêmes qu’il trouvait un semblant de compensation à sa mélancolie, ce qui l’amenait parfois à flirter avec la mort. Plusieurs fois, il avait été victime d’accidents de montagne. C’est dans l’ascension des parois rocheuses qu’il expérimentait un semblant de liberté. Entièrement absorbé par la bonne prise à trouver, l’équilibre à conserver, il oubliait pour un temps le poids qui l’accablait.

 

Ayant abandonné toute velléité de vie de couple, il s’était résolu au célibat, se contentant d’aventures aussi frustrantes qu’éphémères, partageant son temps entre la montagne et son travail. Disposant d’un salaire confortable, il succombait souvent au chant des sirènes de la consommation, s’entourait de gadgets vite oubliés, de téléviseurs toujours plus grands, de téléphones portables dernier cri, de voitures toujours plus confortables. En bon scientifique, il se passionnait pour les plus récentes découvertes de la physique, en particulier la mécanique quantique. N’en étant pas spécialiste, les arcanes de cette science lui échappaient en grande partie, mais les paradoxes spatio-temporels qu’ils impliquaient exerçaient sur lui une réelle fascination.