Ever Lightwess - Partie 1 - Alexane Guth - E-Book

Ever Lightwess - Partie 1 E-Book

Alexane Guth

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Beschreibung

Un détective est chargé d'enquêter sur une disparition mystérieuse...

 « Les miroirs ne mentent jamais... »
Ever Lightwess vous invite à un voyage encore inédit... L'enquête que vous vous apprêtez à découvrir ne se limite pas aux pages de ce livre. En interaction active avec ses personnages, elle vous emmènera bien plus loin que vous ne le soupçonnez...

Plongez sans attendre dans l'univers d'Alexane Guth, l'auteure de la série l'Odyssée des deux Mondes, qui vous propose une expérience hors du commun avec ce livre qui dépasse les frontières de la littérature...

EXTRAIT

Ever prit soudain conscience de sa nouvelle liberté et se retourna vivement. La silhouette s'éloignait à une vitesse folle. Avant même qu'il ait amorcé un premier mouvement vers elle, la présence était déjà hors de portée. Ever détestait le contact physique, mais il avait l'intuition qu'il n'apprendrait réellement à la connaître qu'à travers ce contact. Il lui avait été impossible de la sonder, de la jauger. S'il la touchait, s'il la ressentait, alors il pourrait savoir qui elle était.
Il avait envie de hurler, mais aucun son ne sortit de sa gorge. Sa main restait obstinément tendue vers l'étrangère. Une déflagration lui arracha cette vision. La clarté que dégageait la pyramide était aveuglante, insupportable. L'espace et le temps se disloquèrent et le sol se déroba sous ses pieds.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

"Je vous conseille ce livre. La passion d'écrire de l'auteur se ressent à travers les lignes. Une bon moment à ne pas rater !" Mathilde 166 sur Booknode

À PROPOS DE L'AUTEUR

Née en 1996 à Dijon, Alexane Guth passera son enfance en Asie, notamment au Cambodge, en Malaisie, et à Dubaï. Revenue en France, elle y termine sa scolarité. Titulaire d'un baccalauréat littéraire, elle s'est d'abord orientée vers l'infographie 3D, qu'elle a étudiée pendant 3 ans. Elle travaille en tant qu'étalonneuse en région parisienne et continue d'écrire en parallèle de son activité. Elle s'est plongée très tôt dans l'écriture, avec l'envie innée de créer des univers, des mondes et des intrigues. C'est à quatorze ans qu'elle commence l'écriture du premier tome d'une trilogie, saga intitulée L'Odyssée des deux Mondes. À 23 ans, elle termine l'écriture d'une duologie intitulée Ever Lightwess et explore ainsi l'univers du thriller psychologique.
Son inspiration peut aussi bien venir d'un livre, d'un film ou d'un jeu vidéo, que d'une musique ou d'un rêve. Alexane se passionne également pour la lecture, le montage vidéo, la photographie, les voyages, les animaux, la musique, la culture japonaise.

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EveR

LIGHTWESS

Partie I : Ophania

Alexane GUTH

Préface

Vous ne savez pas encore qui je suis mais vous me reconnaîtrez aisément. Je n'ai pas beaucoup de temps... Avant toute chose, j'ai un message à vous délivrer. Voudriez-vous l'entendre  ?

«  On dit qu'il ne faut jamais juger un livre à sa couverture... et si je vous disais qu'un récit ne s'arrêtait pas à de simples mots  ? Qu'il était parfois nécessaire de voir la forêt plutôt que les arbres qui la composent indépendamment ?

Ouvrez l’œil... considérez toutes les perspectives... Les fragments du mystère ne prendront leur sens qu'à la fin de votre voyage...  »

Prologue

Dans la pénombre de sa cage, un enfant attendait. C'était une pièce froide, humide et sans vie, au plafond démesurément haut. Il n'existait pas d'ailes assez grandes pour le porter là-haut, pourtant, il rêvait encore de liberté. La même promesse intérieure le tenait vivant. Un jour, il se construirait ses propres ailes. Et un jour, il transcenderait l'air.

Son ennemie de toujours le toisait de son voile d'argent. À travers ses yeux à demi clos, elle en ressortissait plus écrasante que jamais, dans sa prestance nébuleuse. Il pouvait deviner le sourire étiré à l'extrême qui déformait sa face disproportionnée.

La lune écarlate se dressait là. Son estomac se tordit. Dans sa terreur, il n'échappa un mot. Pas même un son. Il se contentait de la fixer comme si c'eût été la seule chose à faire. Ses rêves venaient constamment s'échouer contre cette sphère infernale. Combien de temps encore devrait-il attendre dans l'obscurité ?

Brusquement, l'image de la lune, de l'endroit tout entier grésilla, comme devant un vieux film à la pellicule abîmée. Quelque chose s'agita d'instinct au fond de lui. Son corps fut parcouru de frissons. L'air lui-même avait une sensation différente. Il bascula en avant, sonné. Un fil intérieur venait de se briser et il basculait... basculait...

Basculait.

Jusqu'où ?

Il l'ignorait lui-même.

Une toux compulsive fragmenta sa respiration déjà difficile, tandis qu'une douleur lancinante lui lacérait l'estomac. Il s'attrapa la gorge, les yeux révulsés. Ça ne servait à rien de lutter. Il le savait, pourtant.

Il connaissait le voyage qui l'attendait. Il ne voulait pas y retourner.

Le mal grandissait comme une bête à l'intérieur de lui. Sa conscience était sur le point de l'abandonner. C'était la première fois qu'il résistait ainsi. Il n'était pas certain de pouvoir continuer à le faire bien longtemps. À ce stade, il ne maîtrisait plus rien.

Les branches nues des arbres, semblables à de longs doigts crochus, prenaient une dimension effrayante. Un vent sans fin les agitait. L'ombre franchissait sa prison sans difficulté, mais lui était incapable d'en sortir.

Pourtant, il y avait une feuille. Une dernière feuille résolument accrochée à cette branche. Pouvait-elle survivre ? La tempête semblait impitoyable... mais s'il y avait de la place pour cette petite chose, alors il y avait aussi sûrement une place pour lui, au-dehors...

Et puis, le fil se brisa de nouveau. Tout s'accéléra. Dans la violence du temps qui piétinait ses rêves et prenait un malsain plaisir à le détruire, morceau après morceau, un cri s'éleva.

Une volée d'oiseaux quitta la branche sur laquelle elle avait trouvé refuge. Dehors, un éclair flasha, imprimant dans sa rétine l'image rémanente de leur vol. Le beffroi chanta de nouveau, recouvrant le timbre éraillé de son agonie.

La douleur s'évapora d'elle-même. L'enfant tremblait de la tête aux pieds. Les yeux exorbités, il se frictionna les bras. Sans même en prendre conscience, son crâne rencontra le sol glacé et parfaitement régulier. Son souffle se dissipa dans l'air.

Les cloches avaient une résonance différente, ce jour-là. Un rire amer, froid et distant se propagea.

Il s'évanouit, accompagné d'une seule pensée, aussi étrange qu'utopiste.

Il ne voulait pas mourir…

Chapitre premier

2031 – Pays d'Erun

Connaissez-vous le secret des oiseaux ?

Au milieu de l'agitation générale, découpée par le contre-jour des stores, une silhouette, maigre et androgyne, terminait son œuvre. Ever déposa l'origami en forme d'oiseau sur l'étrange surface de bois encombrée qui lui servait de bureau. C'était son quinzième de la journée, mais le tout formait un tel amoncellement que la moitié avait fini par terre sans que cela le préoccupât réellement. Cela n'étonnait plus personne, désormais. Rien n'était jamais ordonné avec lui. Rien, hormis son esprit, selon lui. Ses raisonnements étaient toujours restés obscurs aux yeux des autres. Difformes, incomplets, ils ne trouvaient de sens qu'auprès d'Ever.

Il rejoignit la fenêtre d'un pas traînant. Dehors, la tempête se déchaînait. Les arbres ployaient sous la force du vent. La pluie battante masquait son timbre, qui se réduisait dans ces moments-là à un simple murmure, comme si, involontairement, lui-même se pliait aux caprices du temps. C'était une voix extrêmement délicate, pour un homme d'une telle apparence, mais Ever aimait les paradoxes. Cheveux noirs en bataille, teint blafard, yeux sombres et jean trop large contrastaient avec l'étincelle dans son regard. Il avait l’œil vif et intelligent. Ever avait cette façon de vous regarder qui vous transperce l'âme en une fraction de seconde, pour en retirer une mine scandaleuse d'informations. C'en était presque effrayant. Un monstre d'analyse à lui tout seul, et le monde entier se posait la question de savoir si, derrière cet étrange accoutrement, ne se cachait pas en réalité une machine.

Sa main se porta délicatement sur le verre froid et translucide de la fenêtre. Ses doigts, longs et fins, jouèrent un instant, courant sur la surface pour tracer des sillons, avant de s'immobiliser en un geste imperceptible. Quelque chose avait attiré son attention.

Son crâne n'était plus qu'à quelques centimètres de la fenêtre. Son soupir fit naître un souffle brumeux dans la pièce.

– Quand les oiseaux voleront-ils ?

Son timbre était doux et chantant, chuchoté ; pourtant, quelque chose d'infiniment grave s'en dégageait. Dans l'atmosphère orageuse imposant un silence absolu dans la pièce, ses paroles semblaient presque prophétiques. Les quelques personnes affairées autour de lui ne lui tenaient plus rigueur de ses discours étranges et insensés. Ils estimaient que tant qu'il accomplissait son devoir et résolvait des affaires pour le compte du gouvernement, peu importaient son état mental ou psychologique.

Mais voilà. Ever était détective indépendant et aucun des dossiers empilés depuis maintes lunes sur son bureau n'avait trouvé d'attention auprès de lui. Les avis de disparition, les cas de meurtres ou de vol s'accumulaient sans jamais piquer sa curiosité. Le dernier dossier sur laquelle il s'était penché datait de plusieurs mois et il n'y avait accordé qu'un intérêt modéré. Son éternelle tendance à n'accepter que les enquêtes qui le captivaient faisait enrager ses supérieurs, qui voyaient leurs requêtes continuellement ignorées par cet homme dont la renommée dépassait pourtant les frontières. Ever vivait en Erun, une terre longtemps demeurée un emplacement stratégique, entre l'Angleterre et l’Écosse, par la suite revendiquée par le Japon. Après des années de guerre civile, le pays avait obtenu son indépendance, mais une partie de ses terres restait sous contrôle anglais – une condition nécessaire à l'établissement d'un traité de paix avec le gouvernement nippon.

Le passé d'Ever demeurait toutefois un mystère pour son entourage. On racontait qu'il avait été placé en orphelinat, puis adopté par un certain Hope, dont on ignorait tout autant l'identité que les motivations qui le poussèrent à prendre sous son aile cet enfant « turbulent », un mot qu'ils employaient souvent pour éviter le terme « différent ».

La seule chose que l'on savait de son passé, et qui perdurait, c'était qu'il s'était mis à fabriquer des origamis en forme d'oiseaux, à sa sortie de l'orphelinat. Aujourd'hui, ces mêmes figurines de papier décoraient son bureau, mais personne n'en sut jamais la signification. Sous la pile de dossiers en attente, de lettres jamais ouvertes et de restes de biscuits, on distinguait encore quelques casse-têtes chinois et un Rubik's cube. En dehors des origamis, c'était, semblait-il, l'occupation préférée d'Ever.

Le jeune homme, dans la vingtaine, ne parlait presque jamais. Ses pas étaient si discrets qu'on aurait pu le confondre avec un fantôme. Pourtant, Ever dégageait une sorte d'aura, de présence qui forçait, selon les points de vue, l'admiration ou l'agacement. Quelle que fût l'idée que l'on ait de lui, tous lui accordaient néanmoins un certain respect. Après tout, il avait résolu les affaires les plus épineuses de la décennie. C'était un détective de renom, du moins, quelques années en arrière. Aujourd'hui, seule la notoriété le maintenait en vie. Ne restait désormais plus de lui qu'une enveloppe vide qui semblait attendre sa fin, avec pour unique compagnie les quelques phrases qu'il se répétait obstinément...

Ever n'avait pas toujours été ainsi. Subsistait une époque où toute enquête était prétexte à devenir un défi à relever. Il n'aimait guère laisser une énigme à l'abandon, et, même dans les situations les plus désespérées, s'entêtait à chercher des réponses, à explorer tous les angles et envisager chaque possibilité. Il avait toujours brillamment réussi... jusqu'à ce jour.

Pour quelqu'un qui n'avait jamais connu l'échec, admettre sa défaite avait été un véritable choc. Depuis, quelque chose semblait mourir doucement à l'intérieur. Derrière ses yeux distants, ceux qui le côtoyaient voulaient croire que l'étincelle renaîtrait.

Ever se perdit dans la contemplation du morne panorama qu'offrait la fenêtre couverte de buée. Dehors, pluie et éclairs se déchaînaient. Un coup de tonnerre figea le détective, mais ce n'était pas l'orage qui l'avait crispé : c'était l'impact qui venait de résonner, au même instant, sur le bois de la porte. Il plissa les yeux, échappa un bref clic, les lèvres pincées.

– Il arrive.

Comme toujours, les mots d'Ever n'étaient qu'un simple chuchotement noyé dans la cohue ambiante. Les papiers volaient, les talons claquaient, les coups de téléphone s'enchaînaient, les ordres se confondaient, mais au milieu du chaos, il était parfaitement immobile.

Encore un bref moment et la porte s'ouvrit, stoppant instantanément l'agitation générale. Tout le monde semblait s'être figé, les yeux rivés sur l'étranger à la silhouette inquiétante. Le jeune homme n'eut besoin de se retourner pour savoir de qui il s'agissait. L'écho de ses pas dansant sur le parquet venait de lui apporter la réponse.

Le simple son de sa voix fit resurgir le souvenir de son visage. Ever tressaillit imperceptiblement.

– Bonjour, Ever. Je suis-

– Taisez-vous.

Mains dans les poches, comme une ultime provocation, le détective ne tourna que très légèrement le regard. De dépit, il balança doucement sa tête en arrière. Son corps entier faisait dos à l'étranger. L'étincelle de dureté qui passa dans les yeux du jeune homme suffit à mettre en garde l'intrus, mais ne l'impressionna pas pour autant. La rudesse de son attitude était toutefois équivoque.

– Qu'êtes-vous venu faire ici, M. Wright ? Ou... était-ce Yumë ?

Le dénommé M. Wright eut un rire contenu qui ne sut duper Ever quant à l'impertinence de ses propos. Ce rire avait quelque chose d'éteint, de presque... dissonant.

– Je vois que vos mots sont toujours aussi acérés que vos manières.

– Mais ce n'est pas de mes manières que vous êtes venu me parler.

– Non, en effet.

Yumë marqua une pause théâtrale, comme pour amorcer l'importance de l'annonce qui suivrait.

– J'ai besoin de votre aide. Je suis venu vous avertir d'un cas de disparition inquiétante. Une affaire qui ne peut être résolue par des moyens conventionnels.

Face à la vitre qui reflétait le spectre des lumières citadines, le regard d'Ever se durcit. Yumë savait trouver les mots justes pour piquer sa curiosité. Pourtant, ce dernier n'avait nul désir de lui en fournir la preuve. C'était cependant indéniable : cette affaire l'interpellait. Il se força à rester immobile, même si l'envie le brûlait de faire face à cet homme. C'était inutile : l'étranger avait remarqué l'infime mouvement de ses mains qui s'étaient crispées dans ses poches à l'énonciation du mot « conventionnels ». Ils savaient tous deux ce que cela signifiait... mais c'était tabou. Jamais Yumë ne se risquerait à pareille proposition dans un lieu aussi peu protégé des oreilles indiscrètes.

« Êtes-vous idiot au point d'expliciter vos ambitions devant tout le monde ? Non... Vous devez avoir un plan en tête. »

Le cerveau d'Ever fonctionnait à plein régime, mais l'étrange pressentiment qui l'envahissait l'empêchait de réfléchir. Quelque chose de déterminant était sur le point de se produire. Il le sentait dans chaque fibre de son être. C'était ainsi, chaque fois qu'il se confrontait à Yumë. Une vaste partie d'échecs dont ils étaient à la fois maîtres et pions. Un duel grandeur nature. Et il ne pouvait le nier... cette perspective l'excitait.

Du coin de l'oreille, Ever l'entendit extirper quelque chose de sa poche. Tout ce que Yumë entreprenait était toujours parfaitement mesuré, comme une cadence définie dont il était impossible d'entraver les rouages. Si la tension générale était palpable, celle provoquée par l'aura des deux hommes se confrontant dépassait l'entendement.

« Intéressant... » sourit intérieurement Ever.

Le détective conserva une attitude neutre. Dans son cerveau se tramaient mille scénarios sur la succession des événements. Rien, cependant, n'aurait pu le préparer à ce qui allait se produire.

Un bruissement suivi d'un choc contre la surface du bureau d'Ever l'incita à tourner la tête. Il découvrit à la fois l'expression satisfaite de l'homme... et l'objet qu'il venait de poser devant lui. Quelque chose bourdonna dans les oreilles du détective et il pâlit encore.

Le rictus de Yumë s'étrécit lentement. Ever devina qu'il était particulièrement divertissant pour lui de le voir dans un tel état. C'était d'ailleurs l'une de ses grandes forces, et celle qui effrayait le plus : son aptitude à prendre du recul face à n'importe quelle situation. Mais à ce moment précis, Ever fut incapable de dissimuler son choc devant l'objet qui, en dépit de sa petite taille, semblait envahir tout son champ de vision. Il déploya des efforts surhumains pour contrôler le flot d'émotions que cet artefact provoquait dans son esprit et se contraignit à chasser l'incrédulité marquée sur son visage.

– Je suppose que ceci vous est familier, déclara M. Wright, et Ever crut discerner, l'espace d'un instant, une lueur triomphante passer dans son regard aussi noir que le sien.

– Où... avez-vous...

– Cela n'a aucune importance. Je vous le confie volontiers... à une condition.

– Laquelle ?

Le ton d'Ever était trop empressé – il le savait – et s'aperçut qu'il n'avait cessé de dévisager l'objet sans même se préoccuper de son interlocuteur.

Lentement, ses yeux dérivèrent vers l'homme. Il le détailla pour la première fois depuis son arrivée – autrement que par son aura ou le son de sa voix. Yumë portait les mêmes vêtements qu'autrefois. Veste noire qui lui descendait jusqu'aux mollets, chaussures de cuir à talon, écharpe gris clair dissimulant partiellement son menton et ce chapeau, ample et sombre, qui ne semblait doté d'aucune couleur particulière et recouvrait de son ombre malsaine ses yeux. Une peau hâlée, presque trop brune, dépourvue de barbe, un front allongé, un nez busqué, des sourcils très fins, mais sinistres qui durcissaient son regard. Une figure antipathique ancrée sur une silhouette sèche. Une démarche ferme, assurée. Et toujours ces traits marqués, ce visage mal proportionné qui venaient rencontrer une expression plate, désintéressée, aux frontières du nonchalant. Derrière cette esquisse de rictus, deux cristaux froids et indécents.

Le parfait portrait de Yumë Wright.

Sa ressemblance avec le Yumë d'autrefois était saisissante. D'une certaine façon, cela effraya Ever. Il avait l'impression de se confronter aux démons de son passé. Derrière cette apparence frêle et squelettique, presque fantomatique, le détective avait vieilli. En dépit des dix ans qui séparaient leur rencontre, Yumë n'avait pas changé.

Tout en guettant les réactions de l'homme, Ever prit place sur le siège qui côtoyait son bureau. Son regard descendit lentement sur l'objet. Il s'agissait d'une pyramide recouverte d'inscriptions qui représentaient un mystère pour les deux individus. Elles s'apparentaient à des hiéroglyphes, mais aucun d'eux n'avait pu en déchiffrer les secrets.

Instinctivement, la main du détective se porta vers l'artefact, mais celle de Yumë l'intercepta. En une fraction de seconde, l'objet disparut jalousement entre les doigts de l'étranger, qui semblaient se complaire à en caresser les courbes, cernant par la même occasion la réaction d'Ever. Ce dernier réprima son impatience et serra les dents. Il se contenta de lever un regard noir sur Yumë, sans même chercher à cacher son mépris. Tout le défi que l'homme y lut parut le ravir. Derrière ce masque de stoïcisme, uniquement brisé par ce fragment de sourire qui flottait constamment sur ses lèvres, Yumë appréciait leur petit jeu.

– Pas si vite, cher Ever. Comme je l'ai spécifié, il y a certaines... conditions.

Ever l'observa mettre à mal sa patience, testant ses limites sans jamais lui offrir de répit. Il était habitué : c'était ainsi que se déroulait la partie avec lui. C'était un cache-cache mortel basé sur l'épuisement. Poussé dans ses retranchements, le jeune homme n'avait pourtant pas l'intention de le laisser gagner. Ce n'était pas uniquement une question de fierté. Il devait faire en sorte de mettre la main sur cette pyramide. C'était capital.

Une fois qu'il se fut assuré d'obtenir l'entière attention du détective, Yumë poursuivit.

– Nous savons que vos... dépendances envers cet objet vous ont beaucoup coûté, autrefois.

– Oh, c'est « nous », maintenant ? rétorqua Ever, cynique, avec une moue désabusée.

– Allons, ne faites pas l'enfant. Ce jeu a suffisamment duré, ne croyez-vous pas ?

« C'est bien ce que je pensais. » songea le détective.

Intérieurement, ses yeux se plissaient pour mieux cerner son adversaire. L'homme au chapeau se racla la gorge, mais cela s'apparentait presque à un rire contenu. Ever n'aimait pas la façon dont Yumë le jugeait. Il se sentait observé, décortiqué, testé de toutes parts ; un flot d'informations directement relié au cerveau de son interlocuteur. Cette pensée fit naître une démangeaison. Il réprima l'envie de se gratter alors même que rien de concret n'agressait sa peau. Il croisa les bras, comme chaque fois qu'il ressentait le besoin de se protéger du monde extérieur. C'était idiot, mais c'était sa façon de se préserver. Bien évidemment, Yumë comprit qu'il venait d'adopter une position défensive. Il n'en fut que plus satisfait. Ever ne lâcha pas son visage. Il se contenta de le défier, tête baissée, mais regard oblique rivé sur lui, tout en guettant la suite des événements. Lorsque l'homme reprit la parole, le détective en fut presque soulagé. Le son de sa voix allégea quelque peu le poids de ses yeux.

– C'est pourquoi nous avons choisi de lui apporter quelques modifications. Ne vous inquiétez pas, rien de bien méchant. Juste une petite précaution.

Yumë laissa le dernier mot résonner, suspendu dans le temps. L'écho qu'il eut dans l'esprit d'Ever lui était parfaitement désagréable. Les paroles de son interlocuteur s'immisçaient malgré lui dans sa tête, l'envahissaient, réduisant à néant ses efforts pour les ignorer. Plus il essayait de les chasser, plus ils retentissaient avec force. En dépit de la pression manifeste qu'exerçait Yumë sur lui, Ever tenait bon. Il devait lui faire croire qu'il était vaincu, pour abattre sa carte maîtresse à l'instant final. Patienter... et attendre le dernier acte.

Ever l'avait compris depuis longtemps : le seul moyen d'évoluer dans ce jeu, c'était de ne pas tenter d'étouffer ce qui ne pouvait l'être. Il savait qu'il fallait d'abord se livrer à son instinct... avant de renaître avec plus de force encore.

Alors il laissa le doute, la morsure du passé et ses démons enchaînés émerger pour le consumer. Les images d'autrefois refirent surface sans qu'il cherche à les entraver. Cet état d'esprit demandait un certain courage : celui d'accepter de se laisser aller, funambule, sur le mince fil qui reliait lucidité et folie. Accepter de s'abandonner à l'autre côté pour se retrouver, de prendre consciemment le pas qui nous précipitait dans l'abîme. Ce n'était pas un aveu de faiblesse : c'était la clé.

Un bref instant, son visage sembla se crisper, jusqu'à ce que ses mèches sombres révèlent un regard flambant d'une nouvelle détermination. Il venait de renaître.

Avant qu'il puisse s'en apercevoir, la pyramide était de nouveau là, devant ses yeux.

Ce n'étaient ni la présence, ni la voix de Yumë qui le mettaient au défi, ni même l'étrange instinct qui l'avait poussé à écouter le discours de cet homme. Non... c'était le chant muet de l'artefact.

Pourtant, cette fois, il avait tenu bon. Il refusait de laisser son regard se faire une fois de plus happer par l'objet. Chacun de ses muscles était tendu et ses yeux noirs sondaient son adversaire, qui semblait continuellement le juger. Yumë eut un léger sourire, mais Ever n'y décela aucune chaleur ; uniquement la sensation qu'il venait de surmonter un test qu'il lui avait imposé.

Mais peu importait, il avait gagné cette manche. L'homme réajusta son chapeau, et à la faveur d'un jeu de lumière, ses prunelles étincelèrent d'un éclat mauvais.

Lorsque la voix de Yumë résonna une nouvelle fois, son timbre inflexible arracha au détective un semblant de frisson.

– La question est : êtes-vous prêt à affronter votre passé ?

Sur ces mots, il se retourna d'un geste svelte et mesuré, faisant danser les pans de son ample manteau, qui claqua comme un vent sec et sans appel. Quelque chose d'infiniment puissant se dégageait de lui. L'aura qu'il propageait était saisissante et sa présence avait figé l'ensemble des employés dans un silence presque morbide. Oui... en cet instant précis, Yumë ressemblait à s'y méprendre à la faucheuse. En dépit du fait qu'il lui tournait désormais le dos, Ever devinait un sourire sur son visage. Pas ce rictus désobligeant... Non. Un véritable sourire.

Le temps fut suspendu pendant quelques secondes encore, pendant lesquelles l'homme marcha d'une allure mesurée, faisant claquer ses talons sur le sol. Leur écho se démultiplia dans l'esprit d'Ever. Il marqua un semblant de pause au pas de l'entrée et le détective crut qu'il allait se retourner de nouveau.

Au lieu de cela, il se contenta de lui livrer son dernier message – l'aveu de sa victoire.

Seul son regard se darda sur lui, empreint d'une supériorité presque indiscernable dans ces deux puits sombres et froids.

– Vous semblez hésiter... Qui sait, peut-être trouverez-vous votre cher Hope, de l'autre côté ?

Yumë Wright disparut dans l'ombre et la porte se referma.

Ever s'était figé. Sa respiration devint irrégulière en dépit de ses efforts pour la contrôler. Ses yeux demeuraient obstinément fixés sur l'endroit où la silhouette de l'étranger venait de s'évanouir.

À la mention de Hope, le personnel, jusqu'alors resté parfaitement silencieux pendant leur échange, se mit à parler à voix basse. Ever, lui, était incapable de prononcer un seul mot.

Il y avait bien longtemps qu'il avait enterré ce nom. Cela ne se pouvait... son professeur était mort. Après toutes ces années, il était impossible qu'il ait survécu. Pourtant, le détective ne pouvait se résoudre à remettre en question les propos de Yumë. Il le savait manipulateur et implacable, mais évoquer ce nom en sa présence... il ne l'aurait jamais fait s'il n'avait pas un objectif précis en tête.

Comme chaque fois qu'il avait besoin d'être seul, Ever congédia le bureau entier. En un clin d’œil, la pièce se vida, laissant le jeune homme avec ses doutes et ses tourments. Et... cette maudite pyramide posée en face de lui, accompagnée d'une carte sur laquelle figurait, imprimé blanc sur noir, un numéro de téléphone.

Un orage éclata et l'endroit fut nimbé, l'espace d'un bref instant, d'un halo aveuglant. Ever se frictionna les bras. Par réflexe, il avait sursauté et ses pieds reposant sur le bord de son bureau perdirent leur appui. Dans un élan incontrôlé, sa chaise vrilla et il se retrouva par terre, faisant voler une flopée de documents. Ses yeux ne quittaient plus la pyramide.

– Non... se reprit-il, sans pour autant cesser de dévisager l'artefact comme si c’eût été la seule chose à laquelle se raccrocher. Dix ans se sont écoulés. C'est impossible. Hope...

« ...est mort. »

Cela faisait dix ans et il n'avait jamais complètement fait le deuil de sa disparition. Aucune preuve concrète n'avait été apportée, jamais son corps n'avait été retrouvé, et pourtant, cela sonnait comme une évidence : il avait péri.

L'orage semblait faire écho à ses doutes. Au-delà du deuil, Ever n'avait jamais abandonné l'idée que son professeur bien-aimé lui soit rendu. Aujourd'hui, plus que jamais, il avait l'intime conviction que la réponse se trouvait dans l'objet que venait de lui confier Yumë Wright. L'air électrique le mettait au défi et les démons de son passé s'immisçaient dans son présent.

Seul, Ever déambula tel un fantôme dans les bureaux jusqu'à ce que la luminosité ambiante le ramène à la réalité. La nuit était tombée. Le détective se prépara une tasse de thé noir, qu'il mélangeait systématiquement à du lait concentré sucré et saupoudrait d'un brin de cannelle. La boisson l'aidait à réfléchir... à moins que ce ne fût une habitude transmise par Hope ?

« Professeur... »

Il but à gorgées lentes le liquide sucré, avachi sur sa chaise, pieds croisés reposant nonchalamment sur le bord de son bureau entre deux piles de documents ; le tout dans un équilibre parfaitement précaire. Ses épaules étaient rentrées, les coudes en appui sur ses côtes, et cette même tasse de thé fumante entre les mains, dont la vapeur déposait un voile sur son regard. Il aimait observer le monde derrière ce filtre dansant. Cela offrait une nouvelle perspective. Ever détestait examiner les choses d'une seule façon. Considérer toutes les possibilités, envisager tous les angles... voilà qui était bien plus intéressant.

D'un œil extérieur, cette attitude pouvait laisser entendre un certain relâchement, mais c'était ainsi qu'il se concentrait. Ever réfléchissait souvent dans cette position. Parfois, son inertie était telle qu'on pouvait le croire endormi sur place. Il lui arrivait aussi de se passer le bout des ongles dans les cheveux ou sur l'avant-bras. Elle s'immobilisait systématiquement lorsqu'il avait trouvé la réponse qu'il cherchait. C'était à cela que ses collègues reconnaissaient que sa réflexion avait progressé d'un pas.

À travers la fine couche de brume que produisait la chaleur du thé s'évaporant de sa tasse, il observa d'un œil incisif la pyramide qu'il faisait tourner entre ses doigts depuis plus longtemps qu'il ne voulait l'admettre. Il ne pouvait nier avoir été profondément dérouté par le retour de Yumë Wright et contrarié qu'il fasse ainsi appel à lui... pourtant...

Brusquement, Ever sortit de sa léthargie et décrocha le combiné du téléphone posé sur son bureau. À la deuxième sonnerie, la communication fut interceptée. La voix de l'inspecteur ne mit qu'une fraction de seconde à résonner.

–Ever. Je savais que vous accepteriez ma requête, sourit l'homme au bout du fil.

– Yumë...

Ever plissa les yeux. Le téléphone vacillait entre ses doigts. Sans préambule, le bâtonnet en plastique que le détective mordillait se brisa dans un « clic » brutal. Ses dents s'entrechoquèrent au même moment, lorsque l'objet cessa de résister, mais Ever demeura parfaitement immobile. Dans le vide, son regard s'était perdu dans les ténèbres de son bureau, mais c'était la silhouette de son adversaire qu'il projetait au bout de la pièce. Un sourire fendit son visage. En dépit du fait qu'il n'y avait personne sur les lieux et que seule leur discussion téléphonique les reliait à cet instant précis, les yeux d'Ever s'emplirent de défi.

« Tu es ma proie, et je t'aurai. »

Il crut capter le rire contenu de l'inspecteur et l'entendit raccrocher. Le détective resta de longues secondes suspendu au téléphone, en pleine réflexion sur ses prochaines actions. Il savait que, d'une façon ou d'une autre, Yumë épiait ses moindres faits et gestes. Il lui fallait se montrer prudent et faire attention aux informations qu'il divulguerait. Il se redressa sur sa chaise, jambes croisées, mains jointes sous son menton. Un nouveau feu dévorait son regard.

La partie était lancée.

Au même moment, bien loin des locaux d'Ever, une autre voix venait de résonner. Au milieu d'une dense brume ondoyante, teintée de bleue et nimbée d'un rayon rouge vif, une silhouette se tenait là, assise, mais bien droite, dans l'exacte position qu'adoptait Ever.

Un sourire étira les lèvres de la présence.

« Tu es ma proie, et je t'aurai ! »

Chapitre 2

Il était presque trois heures du matin lorsqu'Ever quitta son bureau. Il enfila un bonnet noir et une écharpe bleu nuit et passa la porte d'entrée. Il traversa mécaniquement les couloirs qu'il empruntait chaque jour pour se rendre dans les locaux où il exerçait –même si, désormais, exercer était un grand mot– sa profession. Il longea un premier corridor puis bifurqua à gauche, avant de franchir une seconde porte, puis de descendre les escaliers. Deux étages plus bas, il parvint finalement à la sortie.

Dehors, il continuait de pleuvoir. Les éclairs striaient le ciel de zébrures flamboyantes et disparaissaient aussitôt. Ever n'y prêta guère attention et prit le chemin du retour sous l'averse. Les rues étaient désertes à cette heure tardive, mais peu lui importait. Il aimait le calme électrique qui régnait, les temps d'orage. Pour toute lumière, les néons de quelques enseignes crépitaient, faisant danser leur reflet sur le sol humide. L'odeur du goudron se mêlait aux parfums familiers d'une pluie d'automne.

Un vélo passa un peu trop près et manqua de l'éclabousser complètement, mais le détective ne se retourna pas. Une longue écharpe rouge le frôla avant d'être emportée par la course de sa propriétaire et il entendit vaguement une femme lui crier des excuses. Il poursuivit son chemin d'un pas traînant, alors qu'autour de lui, les rares passants se précipitaient, parapluie à la main, pour se mettre à l'abri. Ever dénotait, dans cette ambiance.

Tandis que machinalement, ses doigts cernaient les contours de la pyramide fourrée dans la sacoche qu'il portait en bandoulière, une forme volatile attira son attention. Un merle venait de se poser à quelques mètres de lui. Sous la pluie battante, Ever avança pas à pas pour ne pas l'effrayer. Il parvint enfin à s'en approcher. Il s'agenouilla et risqua une main vers l'animal, quand brusquement, un éclair stria le ciel, suivi du grondement menaçant du tonnerre. Le détective s'immobilisa, momentanément aveuglé. Apeuré, le merle s'envola, abandonnant derrière lui une volée de plumes humides qui envahirent le champ de vision du jeune homme.

Soudain, les gouttes cessèrent de s'abattre sur son crâne. L'ombre d'un parapluie recouvrit le sol à ses pieds. Le souffle d'Ever se coupa et son cœur vibra douloureusement dans sa poitrine.

– Il n'est guère raisonnable de se promener par ce temps, Ever.

Les yeux du détective s'écarquillèrent et il s'aperçut qu'il avait arrêté de respirer. Seules les gouttes glissant sur ses cheveux de jais et tombant à un rythme régulier créaient un semblant de mouvement dans son champ de vision. Le reste s'était figé dès lors que la voix avait résonné.

Il se retourna et fit face à l'expression bienveillante d'un individu d'âge mûr, dont la silhouette solidement ancrée au sol s'étirait en contre-plongée, gigantesque, mais apaisante. Il était vêtu d'une ample veste noire et de son éternel haut-de-forme. L'écharpe orange qu'il portait frôlait les mèches trempées d'Ever. L'homme, penché vers lui, avait la main tendue dans sa direction et un sourire engageant. À quoi devait-il bien ressembler, de son point de vue ? Abrité sous son parapluie, observant d'en-haut la silhouette recroquevillée d'un être squelettique qui levait sur lui un regard écarquillé... Ever devait paraître bien risible.

« Non... Ce n'est... pas possible. »

Le détective le dévisagea comme s'il venait de croiser un fantôme. La main du Professeur s'avança un peu plus. Son sourire s'élargit.

– Rentrons.

La tentation était si grande, de saisir cette main avenante, partir avec lui et poursuivre cette vie qu'ils avaient abandonnée derrière eux, dix ans auparavant... mais ce n'était qu'une pâle utopie. La gorge du détective se comprima à cette pensée. Il s'efforça de lui adresser un semblant de sourire, mais il s'évapora. Ever ne pouvait décidément pas tricher avec ses émotions. Pas avec lui.

– Vous n'êtes pas réellement là... Professeur.

Le dernier mot mourut presque sur ses lèvres.

L'homme eut un sourire mystérieux, à la fois chaleureux et distant. Son parfum – un mélange subtil de fragrances de jasmin et de fleur d'oranger – vint effleurer ses narines. Cela fit naître en lui une vague de nostalgie, brutale et incontrôlable.

Il cilla. La vision se dissipa aussi vite qu'elle était apparue. Ever demeura un long moment immobile sous la pluie, l’œil vide et hagard. Ce fut la morsure du froid qui le ramena à la réalité. Il s'apprêtait à se relever lorsqu'une ombre attira son attention. Le même oiseau se tenait là, le guettant de son regard insondable.

Ever l'ignora et entreprit de regagner la chaleur de sa maison, l'esprit parcouru de mille pensées vagabondes. Bientôt, les contours familiers de sa demeure se dessinèrent à travers la brume qui se levait peu à peu. Ainsi, elle était réellement impressionnante. Il s'agissait du seul héritage de ses parents : un domaine d'environ deux-cents mètres carrés, cerclés du nord au sud de trois hectares de jardins et de friche, continuellement entretenus par le majordome qui tenait les lieux.

À peine eut-il gravi les escaliers qui menaient à la porte que cette dernière s'ouvrit dans un crissement de vieux bois. La carrure dégagée du gardien se découpait dans les ténèbres de l'entrée, uniquement éclairée par un lustre de taille modeste. C'était un septuagénaire, au service des parents d'Ever depuis qu'il était enfant. De hauteur respectable, il arborait une silhouette rassurante. Son visage ovale encadrait des traits volontaires, quoique légèrement marqués par l'âge. Il possédait une peau claire et des yeux noisette, toujours dissimulés derrière des lunettes aux verres ronds. Ses lèvres rosies contrastaient avec son teint pâle. Ses cheveux courts, autrefois châtains, prenaient désormais une couleur poivre et sel. Le haut de son crâne était un peu dégarni. Il portait, comme toujours, son éternel uniforme, constitué d'un trois-pièces. Une chemise rouge dont la matière ressemblait à du satin, manches retenues par deux boutons ivoire de chaque côté, par-dessus laquelle il avait enfilé un veston noir décoré de petits motifs discrets qui se répétaient sur le tissu. Un sobre pantalon et des chaussures impeccablement cirées venaient compléter l'ensemble. Le tout était rehaussé par un nœud papillon violet d'une matière similaire à sa veste. Sans nul doute, Randall possédait un sens de la mode particulièrement raffiné. Même sans cet accoutrement, sa stature et ce qu'il dégageait renvoyaient l'image d'un personnage qui forçait la sympathie et le respect.

– Monsieur Ever, je vous en prie, entrez.

Un timbre profond, une voix posée, digne de celle des conteurs d'autrefois. Ever appréciait plus que tout le son de sa voix. Aujourd'hui comme jadis, elle apportait chaleur et stabilité dans un monde qui en devenait dépourvu.

Mais à cet instant précis, ce n'était pas son ton qui immobilisait le détective au pas de la porte. C'était le parapluie que Randall tenait au-dessus de lui. Une ombre passa dans les yeux d'Ever.

– Rangez ceci, je vous prie...

Le majordome s'exécuta, quelque peu surpris. Il avait appris à entendre, même à travers la pluie battante et le tonnerre, les mots à peine murmurés de son protégé. Entre eux, il y avait rarement besoin de paroles. Randall anticipait toujours parfaitement ses attentes. Pourtant, cette fois, il ne sut ce qui motiva la demande d'Ever. Il ne pouvait pas savoir.

Trempé jusqu'aux os, le jeune homme entra tandis que Randall refermait précautionneusement la porte derrière lui.

– Prenez au moins le temps de vous changer, recommanda-t-il.

Ever, qui l'avait déjà dépassé d'une bonne dizaine de mètres et entreprenait l'ascension des escaliers, s’immobilisa. La main qui s'était posée sur le bois lustré de la rambarde se crispa imperceptiblement et il déglutit. Très lentement, comme si cela lui eût demandé un effort surhumain, Ever tourna la tête vers le vieil homme. Ses yeux sombres passèrent sans distinction du majordome à ses vêtements.

– Merci, Randall, j'y veillerai.

Et il reprit son ascension sans plus de façons, de sa démarche traînante et particulière.

L'un comme l'autre savait que ce ton monocorde était la preuve irréfutable qu'Ever ignorerait le conseil. Quelque chose tour-mentait sa conscience; Randall le pressentait, mais choisit de ne rien ajouter. Son protégé viendrait se confier en temps voulu... s'il décidait d'en faire ainsi. C'était un être particulièrement secret, qui intériorisait continuellement ses émotions et ses pensées. Il était difficile de deviner son état d'esprit d'un simple coup d’œil, même en l'observant attentivement. Hope ne s'en était jamais vanté, et pourtant, c'était le seul qui le connaissait vraiment. Cela avait d'abord effrayé Ever. Et puis, l'un et l'autre s'étaient patiemment apprivoisés. Perdu dans les méandres de son passé, il en oublia la notion du temps.

Sans même s'en rendre compte, le jeune homme était dans sa chambre. Le chemin pour y accéder était devenu un automatisme : les trente-et-une marches pour y parvenir, la traversée du long couloir éclairé à intervalles parfaitement réguliers par de petits chandeliers fixés au mur, et, finalement, sur sa gauche, la porte peinte de bleu pâle. Si le reste de la maison était continuellement entretenu par Randall, ce n'était guère le cas de sa chambre. Il avait insisté pour la laisser intacte. Combien d'années cela faisait-il désormais... ? Ever fut incapable de le définir avec certitude.

Il poussa lentement la porte, qui révéla son royaume dans un crissement de vieux bois qui exige d'être huilé. Un petit couinement suivit, et immédiatement, l'odeur de cèdre, de poussière et de draps imbibés de soleil vint s'immiscer. Ever aimait ce mélange de senteurs ; il s'en dégageait quelque chose de profondément nostalgique, mais aussi, d’authentique. Il ferma les yeux un instant. Ses paupières frémirent.

L'arôme familier de son enfance imprégnait chaque parcelle de cette chambre, délaissée depuis la disparition de Hope. Rien n'avait été déplacé. La pièce n'était pas très grande, mais c'était amplement suffisant pour l'enfant qu'était Ever. Les murs respiraient le parfum figé de l'innocence, comme si la structure essayait de conserver ce qui ne pouvait l'être. Il s'en dégageait une sensation apaisante. Le plafond de poutres apparentes s'affaissait quelque peu, déposant au fil des lunes une fine pellicule de poussière au sol. Le parquet dessinait des motifs réguliers qui couraient le long de la pièce. Le regard d'Ever se porta instinctivement sur le lit de chêne clair lustré, recouvert des mêmes draps à carreaux, parés de blanc et d'un bleu profond décliné en plusieurs teintes. L'oreiller aux décors assortis reposait encore contre la tête de lit. Deux petits meubles carrés, hauts d'environ un mètre, encadraient le sommier. Leur bois peint d'un gris perle semblait appuyer l'ambiance générale de la pièce. Sur l'une des deux tables de nuit était disposée une lampe qui avait subi les affres du temps, mais qu'Ever avait toujours tenu à conserver. Son petit chapeau beige reposait en équilibre précaire sur sa base, ployant sous un poids invisible. Une fine couche de poussière s'était déposée sur la partie supérieure de l'éclairage d'appoint.

À l'opposé de la pièce, une imposante commode trônait aux côtés d'une armoire de bois massif, projetant leur ombre feutrée sur le seul mur de pierres apparentes. Jaillissant du ciment, elles ponctuaient la chambre d'un aspect rustique incomparable. Ever en inspira l'odeur. La roche embaumait l'air d'un hiver passé, sans pour autant avoir le parfum d'une saison fanée, comme si elles étaient dotées du pouvoir de préserver son essence. Après tout, il était dit que la pierre était gardienne des mémoires. Elle respirait, se souvenait. Elle vivait.

Bien que d'esprit particulièrement cartésien, force était de constater qu'Ever était capable de ressentir les choses au-delà de leur simple existence matérielle : un instinct unique qui l'avait de nombreuses fois aidé à résoudre d' épineuses énigmes.

Il poursuivit son exploration et s'autorisa un premier pas à l'intérieur de la pièce. Cet acte lui arracha un frisson glacé. Se retrouver là, au milieu de cette chambre où s'étaient joués tant de drames...

Cela lui provoquait toujours la même émotion. Il se rendait pourtant ici chaque jour, mais c'était la première fois qu'il par-venait à rentrer, réellement, dans l'endroit délaissé depuis dix ans. Pourquoi aujourd'hui... ? Ever ne le savait pas bien lui-même.

Ses doigts frôlèrent d'eux-mêmes la surface lisse du bois dont les murs étaient faits. Ses yeux se perdaient dans le vide, fixant la silhouette d'un fantôme inexistant. Dans la brume de ses divagations, venaient se succéder les contours de Randall, de Hope, pour finir par ceux, détestables, de Yumë. Il défia un instant ce mirage, laissant les secondes s’égrainer, puis cilla pour s'éclaircir les idées. Devant lui, il n'y avait personne. Personne, hormis les souvenirs fanés de son passé, embaumant la pièce, embrassant chaque particule d'air comme s'ils ne voulaient jamais en sortir.

En vérité, Ever ne savait quel curieux instinct l'amenait chaque jour dans cette partie délaissée du manoir. Les lieux étaient immenses. Il avait depuis longtemps installé ses effets personnels dans l'une des chambres du deuxième et dernier étage et malgré cela, s'obstinait à passer la nuit sur le canapé du salon ou sur le siège de son bureau. Randall venait d'ailleurs souvent rabattre une couverture sur lui lorsqu'il s'endormait ainsi (mais ça, c'était une autre histoire).

Cependant jamais, Ever n'avait remis les pieds dans sa chambre d'enfant. Aujourd'hui, il y était retourné avec l'espoir secret et insensé que sa pyramide change quelque chose à ce rituel quotidien. Sa rencontre avec Yumë, dix ans plus tard, l'artefact légendaire qui venait de lui être restitué, une affaire de disparition et le mirage de Hope...

Ever ne croyait pas au destin, mais estima qu'il s'agissait là d'un curieux enchevêtrement de signes. Trop curieux pour être ignoré.

– Tss, des signes... Depuis quand... ?

Rivés sur un point d'intérêt imaginaire, ses iris se durcirent. C'était davantage une remarque pour lui-même qu'un véritable commentaire – de toute façon, il n'y avait personne pour l'entendre. Il avait pour habitude de parler seul, perdu dans ses réflexions. Son cerveau était constamment sollicité. Pour cette raison, même pendant ses courtes heures de sommeil, il ne se reposait pas. Ever ne dormait jamais vraiment.

Le terme « signes » le dérangeait un peu sans qu'il puisse émettre une réelle explication à ce désagrément. Peut-être était-ce parce qu'il avait si souvent été plongé dans le milieu rationnel et logique des enquêtes ? On préférait alors parler de façon scientifique et faire appel à un raisonnement basé sur l'esprit plutôt que sur l'instinct. Mettre de côté ses sentiments pour mener à bien une mission... Ever était passé maître dans cet art, très jeune. Un guerrier que l'on déployait dans une division, un vulgaire pion que l'on promenait sur le vaste échiquier d'une bataille où d'autres forces se disputaient le pouvoir. On lui donnait des ordres et il les exécutait. Un éternel cycle de recommencement, où les maîtres se succédaient, mais lui demeurait ce même objet. Passé de main en main sans retenue, sans une once d'humanité, depuis que l'on avait diagnostiqué en lui un potentiel hors normes et des capacités intellectuelles dépassant l'entendement, Ever était devenu l'outil du gouvernement. Ils ne pouvaient pas le tuer : ils avaient besoin de lui. Ils ne pouvaient pas non plus le laisser partir : ce serait abandonner un élément crucial. Le menacer ? Cela n'atteignait plus Ever, pour qui la torture ne représentait rien. Son rôle était tout trouvé : un détective à la solde d'Erun.

En contrepartie, Ever avait accès au moindre document officiel de l'Armée et du gouvernement – ou c'était ce qu'on lui faisait croire. Le détective n'était pas dupe. Quelqu'un de haut placé manipulait l'information dans le but de retarder ses recherches, mais Ever n'abandonnait pas facilement. Il n'avait certes presque aucune considération pour sa propre vie, alors il s'était tourné vers la seule chose qui le maintenait encore : l'espoir infime de retrouver Hope, ou à défaut, de comprendre ce qui s'était produit.

Pourquoi, depuis qu'il avait cette pyramide entre les mains, se surprenait-il, pour la première fois en dix ans, à rêver de liberté ?

Ses doigts n'avaient pas quitté le pan de bois à sa gauche. Il en ressentait chaque nuance. La moindre de ses variations, de ses imperfections, courait sous sa peau, défilant tel un décor capricieux. Il connaissait les murs de cette chambre par cœur, et cependant, il avait l'impression qu'elle lui devenait désormais totalement étrangère.

Ses doigts abandonnèrent la paroi dans un frémissement. Sa main retomba mollement le long de son corps. L'air se chargea d'une tension électrique. Une silhouette venait de se dessiner à l'autre bout de la pièce, juste devant son unique fenêtre.

Ever tressaillit. Il cligna des paupières plusieurs fois, mais l'illusion refusait de s'estomper. Elle en ressortait plus réelle que jamais. Inconsciemment, sa main plongea lentement dans sa poche pour cerner les contours familiers de la pyramide qu'il dissimulait depuis son arrivée. Le contact du curieux métal lui procura un mélange de réconfort et de tristesse. Ce dernier sentiment lui étreignit le cœur d'une telle force qu'il se sentit passablement démuni. Bien vite cependant, la lueur troublée dans ses yeux disparut et ses iris redevinrent aussi froids et insondables qu'à l'accoutumée.

La silhouette prit des contours humains, sans pourtant se dessiner entièrement, conservant jalousement le secret de son identité. Elle avait la taille d'un enfant... remarqua Ever.

Auréolée d'une clarté oscillant entre le turquoise et le bleu roi, la présence elle-même était si lumineuse qu'il était impossible de la regarder en face, et son intensité continuait de croître. Le détective dut se couvrir les yeux d'une main pour ne pas se laisser aveugler. Les perles d’énergie qui semblaient la cerner se déployaient et se contractaient, mues par une brise invisible qui faisait danser l'aura de la silhouette. Ce ne fut pas tant la présence qui contraria Ever, mais la soudaine odeur de jasmin, subtile et incisive, qui embauma la pièce.

Le détective recula d'un pas, méfiant.

– Qui êtes-vous ?

L'étrangère leva un bras et pointa un doigt dans sa direction.

« Tu sais. »

Ses yeux s'écarquillèrent, noyant ses pupilles dans un océan de blanc. Ses lèvres se pincèrent avant de s'entrouvrir. Un instant, son sang se figea dans ses veines et son cœur eut un battement douloureux, comme si son organisme entier cherchait à réfuter l'invraisemblable phénomène qui venait de se produire. La présence n'avait pas parlé. Pas réellement. Les mots paraissaient provenir de partout, ricochant contre les murs et se déployant en échos qui se fondirent peu à peu dans le silence de la pièce. Le timbre si particulier de l'étrangère continua de résonner longtemps après dans son esprit. Elle semblait omnisciente, multiple, comme si plusieurs individus avaient entremêlé leur voix. En dépit de sa petite taille, il fut incapable de définir l'âge de la personne qui s'adressait à lui.

L'entité était toujours là, muette, guettant la réaction d'Ever, mais il ne remua pas. Il se contenta de l'observer placidement.

« Tu sembles perdu. »

– Non, indécis, répondit-il du tac au tac. En fait, je me demandais ce qui me dérangeait le plus chez vous : le fait que vous apparaissiez dans la chambre de mon enfance ou l'odeur de jasmin. Je n'arrive pas à me décider.

Les mots d'Ever n'étaient qu'un murmure, mais ils retentissaient avec une force éloquente. Son regard était aussi incisif que des cristaux sombres. Deux puits sans fond qui scrutaient leur proie, à la recherche de réponses.

« Tu as la clé, mais tu as peur. Pourquoi ? »

Les doigts du détective trouvèrent d'eux-mêmes les arêtes de la pyramide qui reposait au fond de sa poche. Elle lui sembla tout à coup prendre une proportion énorme. Ce n'était pourtant qu'un objet de moins d'une dizaine de centimètres de hauteur.

Sa respiration faillit défaillir, mais il inspira lentement, très lentement. Elle avait raison. Cet artefact était sa seule faiblesse. Malheureusement pour lui, il était également l'inestimable clé qui allait lui ouvrir les portes d'un monde dont il voulait s'éloigner, autant que faire se pouvait.

Le ballet de ses doigts remuant dans sa poche cessa. Ce brusque arrêt parut piquer l'intérêt de la présence, qui leva sur lui un regard neuf.

Sans plus de cérémonie, Ever fit glisser la petite pyramide beige, dans un bruissement de tissu qui prenait toute son amplitude dramatique dans ce silence ambiant. Lorsqu'il déploya ses doigts sur l'artefact, qui reposait désormais sur sa paume offerte, la silhouette nimbée de lumière amorça un premier pas.

« Pourquoi me la dévoiler ? C'est dangereux. »

Ever fut incapable de dire si, de dangerosité, elle faisait référence à son acte ou à l'objet en lui-même.

– Vous le saviez de toute façon. N'est-ce pas ?

Il leva brutalement les yeux, basculant son attention de l'artefact à la jeune femme. Sur ce visage impersonnel et solennel, jusqu'alors dépourvu d'expression, il crut discerner l'ombre d'un sourire.

« C'est vrai. Rien ne sert de mentir, alors. »

Les iris d'Ever luisirent d'avertissement. Quelque chose dans l'intonation de la présence l'avait dérangé. Il eut l'intime conviction que ce commentaire lui était adressé. Son timbre se durcit instinctivement.

– Je ne mens jamais.

Un rire contenu, presque cristallin, résonna. Son interlocutrice plaça l'une de ses mains sur son visage pour l'étouffer. Elle était visiblement amusée de sa réaction, si spontanée, si prévisible. Elle dirigea un doigt accusateur sur lui et poursuivit d'une voix assurée qui laissait pourtant transparaître toute la candeur d'un enfant.

« Faux. Tu te mens à toi-même. Ça compte pour un mensonge, non ? »

Alors qu'Ever s'apprêtait à lui demander ce qu'elle lui voulait, il vit la présence disparaître sous ses yeux pour réapparaître instantanément... juste derrière lui. Son premier réflexe fut de se dégager. Le contact physique lui faisait horreur.

Il se figea en constatant qu'elle exerçait sur lui une pression telle qu'il fut incapable de s'extirper. Ce n'était pas douloureux, c'était simplement... déstabilisant. Il avait la sensation d'être enveloppé dans une douce chaleur... et ça ne faisait pas mal ? Son cœur s'emballa malgré lui. Il se sentait dépossédé, privé de toute énergie, de toute volonté. La simple perspective qu'elle pût l'effleurer, éprouver cette réaction si puérile de son corps, le dégoûtait. Ses mains étaient entrelacées autour de sa poitrine.

Des électrodes pulsèrent comme un flash dans son esprit. Il eut un soupir fébrile. Il retrouva enfin l'usage de la parole, mais les mots butèrent. Le timbre était maladroit.

– Lâ... Lâchez-moi.

Il manqua de défaillir lorsqu'elle posa son menton sur son épaule droite. Les battements de son cœur s'intensifièrent. Il crut que sa poitrine allait exploser. Sa présence était à peine palpable, et pourtant, il lui semblait qu'elle l'enveloppait de toute sa grâce, propageant une force qui dépassait l'entendement. Il se sentit plus vulnérable qu'il ne l'avait jamais été. Alors qu'il luttait contre les méprisables sensations qui trahissaient son trouble, la pyramide lui glissa des doigts, lentement, sinueusement. Non... Il ne voulait pas la lâcher. C'était son secret, sa clé. Il ne l'imaginait pas entre les mains de quelqu'un d'autre. Elle était le portail vers le monde de son enfance. Elle était porteuse des espoirs de Hope. Elle était une partie de lui.

En dépit de tous ses efforts pour le conserver dans sa paume, la transpiration moite de sa main libéra l'objet de son joug.

« Non... »

Alors qu'il employait ses dernières forces à tenter de l'empêcher de tomber, des doigts lumineux, fins et élancés, se joignirent à sa main tremblante. Tout naturellement, elle vint s'enlacer autour de la sienne et cueillir l'artefact. Pour autant, la présence ne chercha pas à la lui retirer. On aurait dit qu'elle le soutenait, portant ce poids qu'il ne pouvait plus assumer seul.

Contre toute attente, l'objet réagit au contact de l'entité. Les doigts de la silhouette se refermèrent un peu plus sur les siens. Elle ne pouvait pas réellement interagir avec lui, pourtant il ressentait parfaitement son contact. Sa présence irradiait toute la pièce.

Sa voix résonna une fois de plus, captivante, transcendante.

« Tu as le Code. Tu as le pouvoir. Ta force est là. Elle est simplement prisonnière de l'oubli. »

Ce n'étaient que quelques mots, mais ils eurent l'impact d'un électrochoc pour Ever. Il ne comprenait pas très bien ce qui lui arrivait ; encore moins la portée des paroles de l'étrangère. Il n'eut le temps de tergiverser. La pyramide émit un tintement cristallin qui se répercutait en échos sur les murs, dans sa tête... partout.

« Regarde. »

Ever risqua un œil sur l'objet, qui parut se métamorphoser. Son revêtement clair se décomposa petit à petit, comme une combinaison qui masquait jusqu'alors son apparence réelle, jalousement conservée derrière ce beige opalescent qui avait toujours fasciné leur porteur. La pyramide était en réalité aussi noire que la nuit. Piqué de fragments d'étoiles qui semblaient danser comme du sable à l'intérieur, prisonniers de leur cage de verre, l'artefact révélait sur sa pointe supérieure un petit triangle emboîté, doré. Les deux autres extrémités étaient constituées d'une matière similaire, mais leur couleur différait. Elles étaient d'un bleu nuit captivant, aussi profond que le firmament d'un soir d'été. De minuscules éclairs paraissaient vibrer au sein même du corps de l'objet. La pyramide venait de perdre son allure quelconque. Elle révélait désormais sa véritable splendeur... et son pouvoir enfoui, se fit remarquer Ever.

« Tout comme toi. »

Un frisson parcourut son échine à ces mots. Avant même qu'il ait pu la questionner sur l'origine de ses mots, une lumière aveuglante se propagea dans toute la pièce. Un vent glacial l'étreignit alors que la présence le libéra dans un souffle solennel.

Ever sentit quelque chose l'aspirer à toute vitesse. Le décor autour de lui changea, divaguant au rythme de ses pensées confuses. Son cœur battait fort dans sa poitrine et sa gorge se serra. Cette sensation... il la connaissait.

Chapitre 3

Ever prit soudain conscience de sa nouvelle liberté et se retourna vivement. La silhouette s'éloignait à une vitesse folle. Avant même qu'il ait amorcé un premier mouvement vers elle, la présence était déjà hors de portée. Ever détestait le contact physique, mais il avait l'intuition qu'il n'apprendrait réellement à la connaître qu'à travers ce contact. Il lui avait été impossible de la sonder, de la jauger. S'il la touchait, s'il la ressentait, alors il pourrait savoir qui elle était.

Il avait envie de hurler, mais aucun son ne sortit de sa gorge. Sa main restait obstinément tendue vers l'étrangère. Une déflagration lui arracha cette vision. La clarté que dégageait la pyramide était aveuglante, insupportable. L'espace et le temps se disloquèrent et le sol se déroba sous ses pieds.

Lorsqu'il reprit conscience de son environnement, la faible luminosité l'obligea à marquer une pause pour s'y accoutumer. L'air était empli de la même brume mouvante, teintée de bleue et mouchetée de petites particules à la lumière variable. Sur sa gauche, une lueur rougeoyante transcendait ce décor obscur. Dix ans avaient passé et cela n'avait pas changé.

Il n'eut cependant pas le loisir d'analyser les lieux. Une ombre immense se dessinait à travers le brouillard, grandissant un peu plus à chacun instant, nimbant l'atmosphère d'un sombre présage.

Alors, il la vit. Une pendule gigantesque, tout d'or et de noir, venait de s'échouer dans un fracas assourdissant sur le carrelage, qui vola en éclats. Ce désolant spectacle le cloua sur place.

« Je vais mourir. » réalisa-t-il. « Je suis revenu de l'autre côté et je vais mourir. »

Ses yeux ne quittaient plus la course effrénée de la pendule qui allait le faucher dans un futur relativement proche. Ironie du sort, c'étaient les mots d'un disparu qui venaient le hanter à cet instant précis.

« La mort, Ever, fait partie de la vie. L'existence de chaque être vivant et l'heure de son trépas sont écrites. Lorsque viendra la tienne, ne cherche pas à empêcher ce qui ne peut l'être. Cela pourra te paraître injuste, mais tu devras être courageux et l'accepter. »

Alors qu'il pensait sa dernière heure arrivée, une voix surgit de nulle part.

–Attention !!!

Cette injonction fut suivie de l'apparition inespérée d'une silhouette qui se déplaçait à une vitesse impressionnante. Des cheveux blonds flashèrent devant ses yeux. Avant même qu'il puisse anticiper son geste, l'homme fondit sur lui et l'emprisonna fermement dans ses bras, l'entraînant dans sa course. Ils roulèrent sur le côté et se plaquèrent au sol, juste à temps pour éviter de se faire faucher par l'objet possédé. La pendule fracassa l'espace sans résistance d'aucune sorte. Une fois à l'autre bout de la pièce, elle s'arrêta net. Le silence reprit ses droits.

Ever se sentit étrange dans les bras de l'inconnu, mais décida que sauver sa vie était une excuse suffisamment valable pour ne pas l'accabler. Ses yeux noirs croisèrent pour la première fois les prunelles noisette de l'homme, qui s'avéra être un garçon plutôt jeune. Un peu gêné, il se passa une main derrière la tête. Un sourire invraisemblable fendit son visage. Ever lui prêta, en dépit de ses traits innocents, une intelligence cachée.

– Eh ben, celle-là a bien failli t'emporter ! Fais attention la prochaine fois, lança-t-il gaiement avec un clin d’œil.

Il lui parlait d'un ton si calme que cette expérience semblait être une banalité pour lui. Ever ne trouva que le sarcasme pour dissimuler son trouble.

– Ça t'arrive souvent de sauver des vies comme ça ?

L'étranger le considéra un instant, comme si sa question le surprenait. Son expression changea, mais cela ne dura qu'un infime moment.

– Bah... C'est mon métier ! s'exclama-t-il avec bonne humeur.

Avant même qu'Ever ait pu l'interroger, une autre voix, féminine cette fois, retentit, un poil agacée. Elle paraissait lointaine.

– Hé, Meryll, tu t'ramènes ?!

– Ouais, j'arrive ! cria l'intéressé par-dessus son épaule, sans se départir de son sourire ingénieux.

Le dénommé Meryll se passa de nouveau une main derrière la nuque et se redressa. Une paume ouverte s'immisça dans le champ de vision d'Ever, dont le regard bascula de celle-ci à son propriétaire.

– J'm'appelle Meryll ! Enchanté !

– Ever, répondit-il, renfrogné.

Meryll ne s'attarda pas sur son humeur et fit comme si de rien n'était. Il agrippa sa main et l'entraîna vers le monticule de débris qu'avait laissé le passage de l'horloge infernale. Ils l'escaladèrent sans trop d'efforts.

Trois silhouettes se découpèrent dans le décor désolé : une fille et deux garçons.

« Des compagnons ? »

En s'approchant d'un peu plus près, Ever constata que son analyse était erronée : il y avait bien quatre personnes. Une frêle silhouette, à peine plus haute qu'un enfant de dix ans, se tenait en retrait derrière l'un des garçons. Elle semblait terrifiée.

– 'solé du retard ! s'excusa Meryll en reprenant son souffle, mains en appui sur ses cuisses.

– Un nouveau ?

La question, ni enthousiasmée ni contrariée, venait de la fille la plus âgée. Elle était plutôt grande, élancée et ses muscles se dessinaient finement sur son corps d'athlète. Sa peau pâle se mariait à merveille avec ses cheveux d'un blond très clair. Elle les portait à la façon des guerrières vikings, tressés sur les côtés et ramenés en une natte élégante qui reposait sur sa clavicule droite. Elle était habillée d'une tunique bleu roi, nouée en croix autour de son cou, laissant ses épaules nues, et un pantalon sombre dont l'extrémité dissimulait des bottines de cuir. Une série de signes tatoués courait le long de son bras gauche, révélés par le tressage distingué de son vêtement, dont les manches s'ouvraient au niveau de son coude. D'une certaine manière, elle avait un charme presque masculin, avec sa stature imposante, ses iris gris-bleu et sa voix légèrement rauque.

– Lunmeï, Shieldmaiden, se présenta sommairement cette dernière en le toisant de toute sa hauteur. Comment t'es arrivé ici ?

Voyant que l'étranger ne réagissait pas, le garçon de droite, qui semblait l'aîné des quatre, passa une main fraternelle sur les épaules de Lunmeï et amorça un geste taquin vers elle. Elle l'intercepta aisément et croisa les bras sur sa poitrine en détournant la tête, mais son regard restait obstinément braqué sur lui. Sa présence la mettait manifestement mal à l'aise.

Ever, lui, ne quittait plus des yeux la jeune fille précédemment dissimulée derrière l'aîné, qui venait d'anéantir sa cachette d'un simple mouvement. La voix de Meryll brisa le fil de ses pensées.

– Je te présente Lunmeï, Winiviel, Kaelan, et Wynrie.