Erinae Valendar - Alexane Guth - E-Book

Erinae Valendar E-Book

Alexane Guth

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Beschreibung

Seuls les plus braves survivront à la guerre qui s'annonce...

« Pourquoi était-ce si difficile de le combattre ? Sans doute parce qu'en dépit de tout ce qui nous opposait, son regard était le parfait reflet du mien, et qu'il n'y a rien de pire que d'affronter son propre écho. »
La révolte gronde au sein du Nord. À l'aube de la guerre dont les échos résonnent déjà, le courage d'Héra et de ses guerriers sera mis à rude épreuve. L'émissaire d'Aelna devra unir les peuples scindés par les alliances brisées d'autrefois. Tandis que les royaumes se déchirent et que les Hommes se tournent vers les ténèbres, les Protecteurs d'Helia font face à des choix déchirants. Dans la guerre qui s'annonce, seuls les plus braves - ou ceux capables de tous les sacrifices - survivront.
Les masques se brisent, les illusions se consument, les visages se révèlent...
Deux mondes. Une destinée. Une devise.

Découvrez le troisième tome d'une saga fantasy passionnante et replongez dans les aventures de la Princesse Héra !

EXTRAIT

« Où es-tu réellement ? » La sensation d'avoir froid, d'être seule, différente... elle souhaitait tant la fuir qu'elle s'était bernée d'illusions. La réalité était tout autre, mais elle avait toujours refusé de la regarder en face. Jusqu'à ce qu'elle s'impose à elle et la force à l'affronter. Elle observait son monde s'écrouler, le miroir qui lui renvoyait une image faussée d'elle-même se fissurer, petit à petit, jusqu'à ce que tout se brise en morceaux épars. Et dans l'encadrement vide de ce miroir, elle se voyait telle qu'elle était réellement : immobile, paralysée, les jambes ramenées sur sa poitrine et le regard baissé, entourée d'épaisses ténèbres. Quoi qu'elle ait voulu prétendre, elle n'avait pas avancé. Les silhouettes diffuses de ses compagnons se profilaient devant elle mais elle avait cessé de courir pour les atteindre. Cessé d'essayer. Simplement abandonné. S'abandonner à ces ombres, laisser le froid l'engourdir jusqu'à ce que son être se fige. Laisser tout cela l'emporter... loin d'eux. Loin de tout. Seule. Désespérément seule.

A PROPOS DE L'AUTEUR

Alexane Guth est une jeune auteure née en 1996, titulaire d'un baccalauréat littéraire. Après trois années d'études à Montpellier dans l'infographie 3D, elle a choisi de se réorienter vers une formation de Réalisateur/Monteur à l'ACFA Multimédia. Elle est passionnée d'écriture, de lecture, de montage vidéo, de musique et, plus généralement, de tout ce qui touche à l'audiovisuel. Elle écrit depuis l'âge de dix ans, avec l'envie innée de créer des histoires, des univers, des personnages. Le goût de lire lui est venu plus tard, mais elle s'inspire énormément de ses lectures pour écrire. Pour elle, l'inspiration est universelle : elle peut aussi bien venir d'un livre, d'un film ou d'un jeu vidéo, que d'une musique ou d'un rêve.

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Chapitre 1 : Sombre cœur

Vestigem ~ Helia

Fuir. Fuir avant que l’appel de la folie l’invite à une danse à laquelle il n’avait envie de prendre part. Après le meurtre d’Isidore, Vestigem avait trouvé refuge aux confins du royaume d’Helia, son butin précieusement dissimulé sous sa cape. Bien qu’il ait longtemps convoité cet artefact, il ne s’était pas encore résolu à en consulter l’entier contenu. Le trouble l’empêchait de raisonner de façon claire depuis qu’il avait pris la vie de son frère. Il ne comprenait pas pourquoi son geste lui pesait tant. Ce n’était pas la première vie qu’il prenait. Son enfance avait été bercée par le sang et le désir de vengeance. Il ne comptait même plus les âmes qu’il avait dépourvues de leur vie. Le sentiment de malaise qui ne le quittait plus depuis qu’il avait tué son demi-frère commençait sérieusement à l’agacer.

S’assurant d’être seul, il descendit de cheval et fit quelques pas dans la forêt. Les arbres aux cimes écorchées par l’hiver rude et glacial semblaient figés dans le temps. Leurs branches nues frémissaient avec d’étranges crissements au rythme de la brise amenée par un vent du nord, mais cela n’inquiéta guère le guerrier, qui était habitué à ces murmures étranges. Le silence régnait dans la forêt. Seuls se faisaient entendre le souffle du vent malmenant les branches des arbres, ainsi que ses propres pas foulant la terre glacée aussi furtivement qu’un fantôme. Cette harmonie fut brisée par un bruit sourd ; le choc de sa botte contre un petit rocher qu’il délogea sans peine et envoya valser quelques mètres plus loin. Sa colère toujours inassouvie, il concentra son énergie dans le creux de son poing et l’abattit contre une écorce qui se brisa sous sa pression. Le sang fit surface sur sa peau écorchée, mais il n’y prêta pas attention. Haletant, il demeura immobile contre l’un des troncs afin de reprendre ses esprits. Un bruit sec de branche cassée l’incita à ouvrir les yeux. Instinctivement, il porta sa main à sa ceinture, mais se souvint qu’il ne portait plus son épée sur lui. La dernière fois qu’il en avait saisi la garde, c’était pour loger sa lame dans le cœur de son propre frère. Quelle ironie que l’arme ait servi à ôter la vie de son créateur...

« Il faudra que je songe à m’en trouver une autre. »

Il avait cependant toujours son poignard sur lui. Suffisant pour se défendre, mais pas pour se battre. Le guerrier tendit l’oreille, mais la seule présence qu’il décela fut celle de son étalon.

– Emeres.

L’animal s’approcha au petit trot, les oreilles rabattues en arrière. Aussi borné que son propriétaire, il n’aimait pas être dérangé et le faisait savoir. Vestigem ignora son courroux et jeta un dernier coup d’œil alentour pour s’assurer que nul ne l’épiait, avant de se hisser sur sa selle. De son passage ne restaient que quelques traces de sang, bien vite camouflées par la neige qui tombait abondamment.

Il n’avait aucune idée de sa prochaine destination. Tout ce qu’il désirait, c’était partir. Une idée lui traversa l’esprit : s’aventurer au-delà des trois royaumes, dans l’Autre Monde. Le chemin serait long, il en avait expérimenté la fatigue lors de leur odyssée, mais Vestigem savait se montrer patient. Il manquait simplement de provisions. D’ordinaire, il parvenait à se nourrir à partir de ce que la nature offrait, mais l’hiver n’était pas prêt de cesser et hormis quelques herbes et rares proies, il ne trouverait rien. Il devrait donc se réapprovisionner avant d’entreprendre tout voyage. Plutôt que d’employer les méthodes communes, c’est-à-dire payer pour un bien ou un service, il préférait dérober ce dont il avait besoin. Néanmoins, il se refusait à voler à la manière d’un brigand. Il avait plutôt pour habitude d’attendre que sa cible ait le dos tourné pour récupérer ce qu’il lui fallait. Discret et plus efficace qu’un face à face.

Il chevaucha jusqu’à ce qu’une petite auberge se profile. Située à la frontière entre Helia et Zephiria, elle permettait aux voyageurs de se désaltérer ou se sustenter avant de poursuivre leur chevauchée. Le cavalier d’Emeres rabattit son capuchon sur ses cheveux. Leur couleur particulière et leur allure négligée le rendaient facilement reconnaissable. Le guerrier resta à l’affût, juste à l’extérieur du bâtiment. Il y avait tellement de monde qu’il lui serait aisé de dérober de la nourriture. Il repéra son butin et profita de l’instant d’inattention de son propriétaire pour s’en emparer. C’était peu, mais cela ferait l’affaire. Il fit glisser les fruits, la petite miche de pain et les restes de viande dans un pli de sa cape. Le regard furieux de l’homme brûla son dos. Vestigem s’empressa de rejoindre sa monture, déposer le contenu dans sa besace et déguerpir. Les protestations outrées de sa victime résonnèrent à ses oreilles, mais il ne les écoutait pas. Il commanda à Emeres d’accélérer le pas et s’élança à travers les plaines jusqu’à franchir la limite entre les deux royaumes. Une fois hors de portée de quiconque, il s’autorisa une halte. Les terres zephiriennes riches en végétation lui permirent de se camoufler parmi les grands pins et sapins sans crainte d’être surpris.

Une brusque effusion de lumière le força à stopper sa course. L’étalon tenta de se cabrer, mais son maître le retint juste à temps. Poignard en main, il attendit que les contours de l’apparition se précisent.

« Ne distingues-tu plus tes amis de tes ennemis ? »

Pour toute réponse, le guerrier émit un grondement de frustration non-dissimulée.

La lumière diminua en intensité, jusqu’à ce que Vestigem puisse discerner une jeune femme aux longs cheveux dont l’expression des yeux était cachée par un masque orné de perles.

– Qui êtes-vous ? Ôtez-vous de mon chemin.

L’intéressée leva une main vers lui et l’homme sentit la cicatrice qui courait le long de son torse le brûler. Il se raidit sans toutefois montrer sa souffrance.

– Pourquoi as-tu choisi de servir les ténèbres ?

– Vous n’êtes pas la première à me poser cette question et vous n’obtiendrez pas plus de réponses que le précédent.

– Tu t’es longtemps battu pour devenir meilleur. Il n’y a pas si longtemps, j’ai vu un homme s’abandonner corps et âme dans les bras d’une femme. Pourtant, sitôt tes blessures révélées, tu les as dissimulées. Pourquoi les dévoiler t’est-il si difficile ?

Alors qu’il s’apprêtait à lancer une réplique cinglante, son visage toujours baigné d’une lueur blanche sembla changer. Il aurait parié distinguer sur son visage les traits d’Héra. L’illusion ne dura qu’un instant ; suffisamment longtemps pour le troubler. Il ne comprenait d’ailleurs pas pourquoi cela le perturbait. La jeune femme n’était plus qu’un lointain souvenir, ainsi que le bonheur qui y était associé. L’avait-il un jour vraiment aimée ? Il n’aurait su l’affirmer ou le renier de façon sûre.

Tout était incertain. En lui, en dehors de lui. Sa vision se troubla et il s’aperçut qu’il pleurait. L’apparition sembla se réjouir de sa faiblesse. Agacé par ce sourire qui s’apparentait bien trop à celui du Conteur, Vestigem chassa ses larmes d’un geste vif et sec.

– Ayez l’obligeance de vous écarter de mon chemin, ou je me permettrai de le faire de force, déclara-t-il finalement, l’ironie perçant dans sa voix.

Cette fois, la prophétesse choisit de prendre l’apparence de sa fille, toujours sans aucune réaction du guerrier.

« Insensible, même à sa propre famille. » déplora-t-elle.

En dernier recours, elle décida de métamorphoser son visage pour qu’il devienne celui d’Isidore. Elle perçut aussitôt la lueur de détresse dans les yeux de Vestigem.

« Mais pas à celui qu’il a tué de ses mains. »

– Qui êtes-vous ? gronda l’intéressé. Pourquoi refusez-vous de vous montrer sous votre vrai visage ?

– Tu n’es pas le seul à porter un masque pour dissimuler ta véritable nature. N’importe qui peut participer à ce petit jeu s’il le souhaite.

L’ancien prisonnier choisit le silence. La prudence serait sa meilleure alliée en cette situation plus qu’épineuse.

– Je suis venue te mettre en garde, poursuivit l’apparition. D’anciennes forces se sont éveillées. Tu es le fils des ombres, Vestigem. Cependant, tu n’es pas comme elles. Quelque chose en toi, malgré ta descendance, appartient et appartiendra toujours à l’humanité. Ne cherche pas à tout prix le pouvoir ; c’est un combat que tu perdras. Tu auras pour désir de dominer cette force, mais ce sera elle qui te consumera.

Ces révélations firent l’effet d’un ouragan sur le guerrier. Néanmoins, il tenta de paraître le moins surpris possible. Donner satisfaction à cette sorcière l’horripilait. Il ne pouvait toutefois nier qu’elle l’avait surpris.

Sans un mot de plus, la femme lumineuse s’évapora sous ses yeux. Vestigem échappa un juron et demeura longtemps immobile à méditer sur ses dernières paroles.

– Le fils des ombres... murmura-t-il pour lui-même.

Il songea longuement à chaque révélation qui lui avait été faite depuis qu’il avait retrouvé son frère. Soudain, une supposition lui vint à l’esprit : si ses souvenirs étaient si imprécis concernant son enfance, était-ce réellement parce que ses parents célestes avaient effacé sa mémoire ? C’était la vérité qu’on lui avait toujours répétée, mais il n’y avait jamais vraiment cru. Quelque chose ne tournait pas rond.

Le fils des ombres. Le Créateur d’Ombre. L’appellation semblait étrangement ressemblante. Il se concentra pour tenter de se souvenir, en vain. La frustration le gagna, se mêlant à l’agacement d’avoir reçu une visite inattendue. D’autant plus que l’apparition semblait tout connaître de lui. Elle savait des choses que lui-même ignorait, et cela le révoltait profondément. Pire encore, elle avait réussi à briser en quelques paroles le masque derrière lequel il se cachait depuis si longtemps. Il se sentait mis à nu et vulnérable. Vestigem fit de son mieux pour regagner son stoïcisme habituel, sans pour autant y parvenir complètement. L’idée qu’il ait pu ne jamais être issu des Créateurs comme ses frères et sœurs le soulageait et, curieusement, l’effrayait. Le soulageait car son mépris pour sa famille s’était mué en haine, il ne supportait pas de partager un quelconque lien de sang avec ces idiots. L’effrayait car s’il n’était pas le fils de Croma et Ryenn, il n’était celui de personne. Nul n’avait cherché à le retrouver, ce qui signifiait que ses véritables parents avaient choisi d’oublier son existence. Ce qui faisait de lui un bâtard.

Vestigem, le bâtard, l’incompris, le méprisé. Voilà tout ce qu’il était. Et désormais, le meurtrier. Il ne restait définitivement plus rien de bon en lui, pas même une once de compassion ou de regret. Pourquoi la femme avait-elle parlé d’humanité en lui ? Il n’y en avait plus aucune.

Du moins, c’était ce dont il voulait se persuader.

Chapitre 2 : Intarissable rancune

Héra ~ Helia

Héra manqua de perdre connaissance lorsqu’elle comprit qu’ils n’étaient pas seulement une poignée à s’être présentés à sa porte. Presque toute la population du Nord était là. Comment était-ce possible ? Comment une seule personne pouvait-elle engendrer une telle révolte ? Ses doutes se dissipèrent lorsqu’elle remarqua les corps maigres et décharnés, les mines féroces derrière lesquelles on distinguait la lassitude. Ils étaient fatigués et affamés. Le rude hiver ne leur avait laissé aucun répit. Elle se rendit compte à quel point elle s’était montrée égoïste. Son destin avait beau être difficile, ce n’était rien en comparaison de leur sort. Elle ne souffrait ni de la faim, ni du froid. Eux en mouraient.

D’ordinaire, les hivers étaient bien moins froids que celui qui dévastait maintenant le continent. C’était comme un écho aux sombres temps qui se profilaient.

– Que faisons-nous ?

La question de Sacha la tira de ses pensées. Elle se tourna avec lassitude vers lui, puis lança un coup d’œil vers Stemm.

– Il n’y a rien que nous puissions faire pour éviter cela, répondit-elle à sa question silencieuse.

Même son pouvoir temporel ne fonctionnerait pas. Toute force, quelle qu’elle fût, avait ses propres limites. La Gardienne du Temps ne pouvait influencer le sort de plusieurs personnes à la fois.

« Si je n’étais pas intervenue, si la sœur de Senra n’avait pas été témoin de la mort de sa mère, tout ceci ne serait jamais arrivé... », songea Héra, désespérée.

– Erwana a raison, cela serait de toute façon arrivé, murmura Arca en se remémorant l’expression du vieillard qu’elle avait croisé peu de temps auparavant.

– Allez chercher vos armes.

Le ton sec d’Aralgann les surprit tous. Sacha le dévisagea d’un air désapprobateur.

– Je refuse de combattre des innocents.

– Ils n’attendront pas pour vous tuer. Nous n’avons pas le choix.

– Kirun et Prisha étaient déjà des morts de trop, siffla-t-il en passant devant lui pour récupérer son épée.

Résigné, il revêtit à la hâte ses équipements de guerrier. Son armure prête, il se tourna vers ses compagnons. Il les avait souvent vu dans cet accoutrement, mais en les regardant cette fois, il n’éprouva aucune fierté. Ils avaient fondé les Protecteurs d’Helia dans une volonté de paix ; ce qu’ils s’apprêtaient à faire défiait tous leurs principes. Il reporta son attention sur les plus jeunes. Si les anciens apprentis étaient maintenant des adolescents au bras puissant et à la conviction inaltérée, Arya n’était encore qu’une enfant. Pourtant, il ne décela dans son regard aucune trace de peur.

Les grondements de protestation des habitants se firent plus distincts. Ils n’étaient qu’à quelques foulées de cheval de la maison. Ils n’avaient pour la plupart que des bâtons de bois ou de vieux outils en guise d’arme. Sacha se sentit encore plus mal à l’aise en songeant qu’eux possédaient de vraies armes, forgées dans des métaux nobles et infiniment plus dangereuses que les leurs.

– Mawen, va mettre ton fils en sécurité, recommanda Esode. Elle opina de la tête, trop choquée pour parler. Elle ne savait même pas où se cacher, persuadée qu’il n’y avait plus un recoin de la demeure qui soit sûr. Finalement, elle décida de se camoufler dans un recoin sombre et abandonné de la bibliothèque en priant pour que Lunviaël ne fasse pas de bruit. Heureusement, il était endormi. L’elfe observa longuement son visage paisible. Elle lui envia son calme. Il ne semblait pouvoir être atteint par nulle peur, nulle colère. Elle se surprit à espérer qu’il ne connaisse jamais ces émotions. Comment lui expliquerait-elle qu’il n’avait plus de père, lorsque viendrait l’heure de lui révéler la vérité ? Bien que le temps ne soit pas arrivé, elle redoutait déjà cet instant.

– Une famille... C’était aussi ton rêve, murmura-t-elle.

Pendant ce temps, les guerriers se préparaient à l’assaut. Il n’avaient pas le cœur à se battre, encore moins face à des gens démunis qui ne cherchaient à travers les combats qu’un moyen de délivrance. Leur acte de rébellion était seulement motivé par la lassitude des conditions de vie du peuple. La rancune de Senra n’avait fait qu’embraser cette révolte. Ils s’alliaient à elle sans réelle conviction. Tant qu’ils se battaient, ils se sentiraient utiles. Ce serait toujours moins vain que de rester chez eux à regarder leurs proches mourir de faim ou être vaincus par le froid d’un impitoyable hiver.

– Ne les tuez qu’en cas d’extrême nécessité, ordonna Aralgann. Trop de sang a déjà été versé.

– Nous sommes des protecteurs du peuple, pas des assassins, lui rappela froidement Sacha.

Ce à quoi le guerrier nomade choisit de ne pas répondre. Son amertume et sa colère étaient trop vives.

Les premiers chocs d’arme contre arme arrivèrent plus vite qu’ils ne l’avaient prévu. L’acharnement que certains mettaient dans leur offensive prit de court les guerriers. Malgré leur fragilité et l’odeur de maladie qui se dégageait de la plupart d’entre eux, ils n’hésitaient pas à combattre comme si leur vie en dépendait.

« Si j’avais accepté le trône de Zephiria, ces gens auraient dû se trouver sous ma protection. », songea Sacha en contrant les attaques de plusieurs paysans munis de haches et de bâtons de bois. Malgré l’air glacé, la sueur imprégnait son front et une ardente chaleur envahissait tout son corps. Il suffoquait. Même inspirer dans ce froid ne lui procurait aucun soulagement. Il jeta un coup d’œil vers ses compagnons et fut surpris de voir les plus jeunes se battre avec une férocité qui ne leur ressemblait pas. Jamais dans leurs entraînements ils n’avaient mis autant de hargne qu’à l’instant présent. Son cœur s’alourdit lorsqu’il observa Arya combattre. Ses yeux lançaient des éclairs et son visage était déformé par la vengeance. Elle, plus que n’importe qui, avait des raisons de leur en vouloir. Ils lui avaient pris sa mère, son frère, et avec eux, tout espoir de bonheur. La sœur de Kirun n’avait plus rien de la petite fille démunie qu’ils avaient recueillie après la mise à mort de Prisha.

« Qu’ai-je fait d’eux... ? »

Son esprit s’embrumait et son bras faiblissait à mesure qu’il portait ses coups. Il sentait en lui une force réprimée et comprit que ses principes l’empêchaient de combattre aussi aisément qu’il l’avait toujours fait. Tout en ce conflit le dégoûtait. Lorsqu’il reçut un coup de hache dans le dos -son assaillant l’avait pris par surprise- il n’eut même pas la volonté de répliquer. Une plainte grave s’échappa de sa gorge et mourut sur ses lèvres tandis qu’il basculait en avant sous l’effet de l’attaque. Si son armure ne l’avait pas protégé, plusieurs de ses os auraient été brisés. Sacha mit quelques temps à reprendre ses esprits. Il entendit son nom hélé et vit du coin de l’œil Héra qui faisait fuir les paysans qui s’acharnaient sur lui.

– Relève-toi !

La vue de l’élue de son cœur lui redonna du courage. Rien n’effacerait jamais sa répulsion face à la situation, mais au moins, il avait quelqu’un qu’il pouvait se promettre de protéger. Son épée commença à porter ses coups de façon plus engagée. Les imaginer blesser ne serait-ce qu’une parcelle de sa peau à elle fit naître une nouvelle colère en lui. L’indignation brûlait dans son regard. Les mêmes étranges flammes dansaient dans ses prunelles noisette, comme à chaque fois qu’il était courroucé. Discrètes, mais bien présentes.

Il fut saisi d’horreur lorsque sa première victime tomba au sol. Il n’avait pas réalisé à quel point son coup était puissant. L’homme gémissait faiblement, ses yeux écarquillés cherchant désespérément un moyen de mettre fin à son supplice. Sacha se pencha vers lui, les yeux brouillés de larmes. À la pitié se mêla un irrépressible sentiment d’injustice. Le tumulte des combats, le bruit sec et métallique des armes entrechoquées, les cris de douleur ou de désespoir ; tout s’effaça. Il ne voyait plus que l’homme à qui il venait d’ôter la vie. Il n’était pas beaucoup plus âgé que lui ; une trentaine d’années tout au plus, bien que ses traits tirés lui en fassent paraître davantage. Sa poitrine se soulevait si faiblement que sa respiration en devenait presque imperceptible. Le guerrier déglutit avec difficulté en avisant la blessure au bras qu’il lui avait infligée. L’entaille était profonde et son sang se répandait trop vite pour qu’il puisse être sauvé. L’esprit de Sacha était dans une telle ébullition qu’il ne parvenait plus à réfléchir clairement. Il cherchait une façon de détourner l’attention du pauvre homme de sa souffrance. Il posa sa main libre sur la poitrine du blessé en se forçant à affronter son regard suppliant.

– Là-haut, indiqua-t-il en pointant le ciel.

Sa victime obéit et dirigea son regard vers le haut malgré ses forces qui le quittaient.

– Lorsqu’arrive le crépuscule, le ciel se teinte d’ambre et de rose. L’éclat du soleil n’est jamais aussi splendide qu’à ce moment-là. C’est... une des plus belles choses qui m’ait été donné de voir. C’est un souvenir auquel je me raccroche quand toute beauté a disparu. Gardez-le précieusement. Si un jour je l’oublie... souvenez-vous en pour moi.

La voix du guerrier se brisa. Il ramena discrètement son poignard vers lui et son regard désolé croisa celui de l’homme, lequel se teinta de détresse.

– Le ciel, ordonna Sacha d’un ton plus brusque qu’il ne l’aurait voulu.

Effrayé, l’homme obtempéra une fois de plus. N’y tenant plus, l’héritier du feu le poignarda d’un coup sec. Était-ce pour achever sa souffrance ou mettre un terme aux siennes ? Il n’aurait su le dire. Certains s’habituaient à prendre des vies, lui n’y parvenait pas..., et espérait ne jamais s’y accoutumer.

Un râle s’éleva dans sa gorge tandis que le sang giclait sur son visage et ses mains. La fureur avait remplacé toute tristesse. Incapable de poser un seul regard de plus sur le cadavre de l’homme, il replaça son poignard à sa ceinture, se releva et se précipita dans la masse compacte d’assaillants. Son épée rencontra beaucoup d’ennemis ; il ne comptait même plus le nombre de personnes qu’il blessait -et tuait. Sa colère était telle que son pouvoir s’éveilla de lui-même. Des ailes de feu se déployèrent dans son dos. Le regard des habitants passa de l’acharnement à la crainte. Ceux qui se trouvaient autour de lui reculèrent, terrorisés. Alors, une idée lui vint à l’esprit.

« Montrez votre magie ! », ordonna-t-il mentalement à ses amis. « Ils la craignent. »

« Mes mains ne savent que guérir. », protesta Liasséra.

Le regard de Sacha se posa imperceptiblement sur Héra. La jeune femme baissa les yeux sur le bracelet qui scellait sa force, puis dévisagea son ami.

« Je ne sais pas si je serai capable de la contrôler. »

« Tu n’es pas seule. Si les choses tournent mal, nous serons là. » Puisqu’elle hésitait, il se rapprocha d’elle en esquivant les quelques coups qui osaient lui être portés malgré la manifestation de sa magie.

– Je te le promets, murmura-t-il à son oreille.

Malgré la dérangeante sensation qu’elle ne soit qu’un outil utilisé pour les protéger, elle obtempéra. Elle ne voulait pas non plus d’une guerre aussi absurde que celle-ci. Ses compagnons comprirent ses intentions et formèrent une barrière humaine devant elle. Le cœur battant, elle retira le joyau de son poignet. Aussitôt, un vent invisible secoua ses cheveux et sembla s’étendre sur toute la lande. Elle ne voulait cependant pas vaincre par la force. Si elle était réellement l’émissaire d’Aelna, le témoignage des erreurs passées pourrait peut-être les faire changer d’avis.

– Écoutez-moi.

Sa voix résonnait tel un écho, de sorte à pouvoir être entendue de tous. Les plus téméraires n’étaient cependant pas disposés à entendre ce qu’elle avait à dire et continuaient de se rapprocher dangereusement d’elle en frappant le sol de leurs armes. En signe d’avertissement, elle leva une main devant elle. Son esprit s’embruma, comme plongé dans un profond sommeil. En parallèle, la personnalité et les souvenirs de la Princesse du Monde Perdu renaissaient. Elwinn -car c’était désormais elle qui parlait- dirigea son regard dans le lointain. Elle aperçut enfin le visage de celle qui était à l’origine de tout cela. Senra la dévisageait d’un air mauvais, le défi se mêlant au courroux dans ses yeux sombres. En s’adressant au peuple, c’était surtout elle que ses mots souhaitaient atteindre.

– Ce conflit n’a pas lieu d’être. Vous désirez la même chose que nous : la paix et la prospérité de notre continent. Vous vous êtes unis contre nous en nous jugeant responsables de votre sort, mais si vous cherchez vos véritables ennemis, ce n’est pas vers nous qu’il faut vous tourner. D’autres forces grandissent et seront bientôt à nos frontières. Elles s’épanouissent de l’autre côté du continent, sur les terres inconnues.

Senra brisa les rangs avant même qu’elle ait terminé son discours. Elle ôta son heaume de fortune et se planta devant elle, le regard chargé d’indignation. Sa maigreur l’aurait choquée si c’était Héra qui se tenait face à elle, néanmoins, si Elwinn avait connu des sentiments dans un lointain passé, les siècles écoulés les avaient tous effacés.

– N’est-ce pas toi qui a éveillé ces ténèbres, si je ne m’abuse ? lança-t-elle d’un ton glacial.

– Les erreurs du passé ne doivent être répétées, poursuivit la Princesse en ignorant son commentaire. Mon peuple est à l’origine de la création de cette malédiction. Ma mission est de vous mettre en garde.

– Je n’ai aucun conseil à recevoir d’une sorcière qui ne sait que répandre le mal autour d’elle ! Combien de gens as-tu rendus heureux depuis que tu existes ? Et combien en as-tu blessé ? Combien de vies as-tu brisées ? Dis-le moi, combien ? !

La voix de Senra était aussi tranchante que la plus dangereuse des épées. Même à travers la personnalité d’Elwinn, Héra ressentait sa haine. Elle embrassait son cœur et l’étreignait, tel un serpent à l’affût de sa proie.

– Ces gens n’ont rien à voir avec ta rancœur. Ce n’est qu’entre toi et moi. Tu les entraînes dans un combat qui n’est pas le leur.

Cette fois, sa voix se fit moins stoïque et dans son regard, la détermination laissait entrevoir une supplication à peine dissimulée.

– Te voir te vider de ton sang ne suffira pas à apaiser ma colère. Rien ne le pourra.

Son regard se para de reflets haineux à ces paroles. Héra frissonna intérieurement. Elle garda le silence en réfléchissant à une solution pour cesser cette guerre inutile. Trop de vies avaient été prises.

– Que dirais-tu d’un marché ?

– Quel genre de marché pourrait expier tes fautes ? rétorqua Senra en la toisant avec mépris.

– Ma capture contre leur sécurité.

Tous ses compagnons se tournèrent d’un bloc vers elle, les yeux écarquillés de stupeur.

– Non !

Sacha la dévisageait, incapable de réagir à cette annonce. Elle était réellement prête à se sacrifier pour épargner la vie de ses amis. Senra, quant à elle, parut intéressée par cette proposition.

– Tu seras libre de faire ce que tu veux de moi. En échange, je veux que tu promettes de cesser ce conflit.

Satisfaite des expressions déchirées sur le visage de ses compagnons, l’habitante d’Helia hocha sèchement la tête. Héra replaça la Pierre d’Etnaleth à son poignet. Ses yeux et ses cheveux reprirent leur teinte ordinaire. Senra saisit sèchement son bras et la ramena vers elle.

– Libère-la, gronda Sacha en brisant les rangs, épée au poing.

La jeune Princesse secoua la tête pour lui intimer de ne pas intervenir.

– Héra, ne fais pas ça...

Senra l’observa avec un intérêt nouveau. Son regard se promena tour à tour sur les deux amants. Un sourire moqueur étira ses lèvres abîmées par le froid.

– Tiens donc.

Pour toute réponse, sa prisonnière lui jeta un coup d’œil désapprobateur.

Ce fut au tour d’Arca de se rebeller contre la décision de sa mère. Malgré la peur qui la paralysait, elle s’avança et défia Senra du regard.

– Vous pourrez lui faire subir toutes les tortures du monde, cela ne rendra pas votre cœur plus léger. Rien ne pourra vous faire revenir en arrière, ce jour où vous avez appris la façon dont est morte votre mère.

– Tais-toi. Tu ne pourras jamais comprendre.

– Je connais la mort, la douleur, le regret. Sachez cependant que seul le temps pourra apaiser votre cœur. Lui faire du mal ne changera rien.

– Qu’en sais-tu ?

Sans attendre de réponse, elle entraîna Héra avec elle. Les peuples du Nord la suivirent en silence.

– Héra...

La plainte déchirée de Sacha lui brisa le cœur. Elle savait que d’entre tous, il serait le plus affecté par cette situation. Elle savait combien il l’aimait, elle l’avait réalisé lorsqu’elle s’était offerte à lui et lui avait avoué ses sentiments cachés.

« Je peux la tuer, ici et maintenant. Esode, Sylvess et moi avons nos flèches prêtes à être lancées. Un seul mot et elle tombera. »

La voix de sa sœur résonna dans son esprit.

« Non. Ses sentiments sont légitimes. Elle ne mérite pas de perdre la vie. Et cela ne changerait rien. »

Résignée, Stemm baissa son arc et ordonna aux deux autres de faire de même.

Face à cette situation inattendue, le mutisme s’imposa. Lourd, insoutenable, éternel.

Héra se tourna une dernière fois vers ses compagnons. Son regard se porta sur chacun d’entre eux avant de s’attarder sur Sacha. Elle se força à soutenir son expression brisée et esquissa un léger sourire. Aucun son ne s’échappa de sa bouche, pourtant il put lire sur ses lèvres les dernières paroles qui lui étaient adressées.

« Protège-les. »

Puis, plus discrètement :

« Je t’aime. »

Chapitre 3 : De l’autre côté du miroir

Héra ~ Village d’Helia

Héra fut brusquement entraînée par Senra loin des combats. Malgré sa maigreur, elle avait une poigne d’acier et sa prise sur son bras lui faisait mal. Mais ce n’était rien comparé à la déchirure de sa séparation. Elle n’avait aucune idée de la façon dont elle pouvait régler pacifiquement ce conflit. La seule solution qui lui était venue à l’esprit était un échange. Ses compagnons trouveraient forcément le moyen de mener leur quête à bien. Elle en était convaincue. Elle avait confiance en eux. Et ils pouvaient encore communiquer par la pensée, si sa geôlière ne l’emmenait pas trop loin de l’endroit où ils se trouvaient.

Même si sa décision lui brisait le cœur, elle souhaitait voir à quoi ressemblait la vie au-delà de sa propre existence. Une vie d’habitants qui devaient perpétuellement lutter contre la pauvreté, les dévastations de l’hiver et les rudes étés qui asséchaient parfois les récoltes. La vie du Nord.

Depuis son enfance, elle n’avait jamais souffert d’un quelconque manque, hormis l’affection de véritables parents. Isidore avait toujours été là pour la protéger et lui avait appris à se débrouiller par elle-même lorsqu’elle serait confrontée à la nécessité de faire face seule à certains événements. Elle n’avait jamais eu à travailler pour gagner sa vie, puisque son statut de Protecteur d’Helia lui valait une rémunération du royaume. C’était une récompense pour le service qu’ils offraient au peuple.

Un brusque arrêt brisa le fil de ses pensées. Héra ouvrit des yeux surpris lorsqu’elle constata qu’ils étaient arrivés dans un petit village d’une pauvreté déconcertante. Elle n’avait pas réalisé qu’ils étaient déjà parvenus à destination. Son cœur se serra en remarquant les maisons délabrées, les toitures parfois à-demi manquantes, les vêtements abîmés séchant dans le vent glacé. Elle était consciente de cette réalité mais n’avait jamais accepté d’y faire face. Elle se retint de plaquer une main contre sa bouche en voyant un enfant émerger de l’une des habitations en riant. Ses côtes étaient visibles et même ses vêtements ne parvenaient pas à camoufler sa maigreur. La beauté de son sourire la subjugua. Jamais elle n’avait vu un tel paradoxe en une seule personne : une expression joyeuse dans une enveloppe de laideur.

– Zaran, dépêche-toi de rentrer, tu vas encore attraper froid, ordonna Senra.

Malgré son ton autoritaire, Héra y décela une tendresse qu’elle ne lui connaissait pas, bien qu’elle ne puisse se vanter de la connaître réellement.

– N’avez-vous pas de paille ou de terre pour protéger vos maisons du froid ? s’étonna la Princesse.

– Nous n’avons pas le luxe de disposer d’autant de ressources que vous, se justifia sa geôlière d’un ton cinglant.

Héra jugea plus prudent de ne pas répliquer. Senra la poussa sans ménagement dans l’une des habitations. Chose inutile car elle aurait de toute façon respecté ses volontés, comme conclu dans l’accord qu’elle avait proposé. Elle se retrouva dans une pièce exiguë dans laquelle flottait une odeur de maladie qui lui souleva le cœur. L’endroit était si sombre qu’elle ne distinguait pas clairement les murs ni le mobilier -bien qu’elle se doutât qu’il n’était pas abondant d’après les faibles richesses du peuple.

– J’espère que c’est à la hauteur de tes attentes. Princesse. L’ironie perçait dans sa voix. Elle n’avait plus rien d’une « Princesse » désormais. Senra se pencha vers elle pour attacher ses liens.

– Je suppose qu’il est trop tard pour des excuses.

– Tu supposes bien.

L’Heliane la dévisagea avec mépris, puis se détourna.

– Tâche de te reposer. Demain sera une longue journée..., pour toi, du moins.

Sur ces mots, elle quitta les lieux. Héra prit place dans un coin de la pièce -aussi loin que ses chaînes le lui permettaient- et cala sa tête contre ses genoux pour réfléchir à sa situation. Tout s’était passé si vite que son esprit était embrumé. Cependant, une image continuait de la hanter : celle du garçon courant dehors. Son rire cristallin résonnait à ses oreilles comme s’il s’était trouvé près d’elle en ce moment-même. Elle fondit brusquement en larmes en regrettant son impuissance.

Le temps lui parut interminable. La pièce devint peu à peu ténébreuse, signe que la nuit s’était installée. Alors qu’elle sombrait dans le sommeil, une voix dans son esprit la fit sursauter. Sacha.

« Tu m’entends ? »

« Oui. Je vais bien. »

« Je sais que ce n’est pas le cas. Où es-tu ? »

« Je sais ce que tu as l’intention de faire mais tu ne viendras pas. Je te l’interdis. »

« Héra... »

« S’il te plaît, fais ce que je te dis. Prends le commandement et veille sur nos compagnons, plus particulièrement sur Arca. »

« Seras-tu bientôt de retour ? »

« Cela ne dépend pas de moi. »

« Une dernière chose. »

« Quoi ? »

« Promets-moi de ne pas mourir. »

La nuit s’écoula aussi lentement que si le temps lui-même ralentissait. Au petit matin, alors que la jeune femme, épuisée, avait sombré dans un sommeil agité, le bruit d’une porte ouverte d’un coup sec acheva de la réveiller. Senra était venue la chercher. Ce ne fut que lorsqu’elle lui tendit un bol d’eau qu’elle s’aperçut que sa gorge était sèche et douloureuse. Elle esquiva son regard en vidant le liquide d’une traite, puis inspira l’air frais de l’aube tandis qu’il s’infiltrait à l’intérieur.

– Merci.

Senra parut, l’espace d’un instant, gênée. Elle jeta un coup d’œil à ses poignets et Héra décela de la surprise dans son regard lorsqu’elle constata qu’ils n’étaient pas blessés.

– Tu n’as même pas essayé de forcer tes liens.

– Pour quoi faire ?

L’Heliane dirigea son regard vers l’extérieur, comme si observer l’horizon lui permettait de mieux réfléchir.

– Aujourd’hui, tu m’accompagneras.

Elle se retint de lui demander où. La prudence serait sa meilleure alliée. Elle se contenta de hocher la tête en attendant qu’elle la libère de ses liens. Le contact de l’air froid lui fit l’effet d’une tempête, qui acheva de la réveiller.

Senra la conduisit à une habitation qui ne ressemblait d’ailleurs en rien à un abri. Les murs étaient presque en ruine et le toit menaçait de s’écrouler à tout moment. Malgré la dangerosité des lieux, la maison était habitée. Héra se raidit lorsque sa geôlière annonça sa présence.

– Grand-mère, je suis rentrée.

– Oh, Senra, viens donc te réchauffer. Je t’ai fait du thé.

Elle se tut en s’apercevant qu’elle n’était pas venue seule. Son regard était si troublant que la jeune Princesse ne put le soutenir. Elle avait tué sa fille. Pourquoi Senra l’emmenait-elle ici ? Puis, la raison lui apparut comme une évidence. Une cruelle évidence.

« Pour me punir. Elle sait que ce souvenir ne me quittera pas. »

– Venez vous asseoir, mademoiselle, l’invita la vieille femme.

Cette proposition la mit mal à l’aise, néanmoins, elle décida de s’exécuter. Elle risqua un œil vers elle afin de détailler son visage... et se retint de montrer son choc. La moitié de son visage était abîmé, strié de cicatrices de brûlure. Lorsqu’elle souriait, c’était toujours à moitié, l’autre partie de sa bouche à jamais marquée par ses blessures. Ses cheveux blancs descendaient en courbes raides et disgracieuses jusqu’à ses épaules. Elle n’osait pas imaginer depuis combien de temps ils n’avaient pas été entretenus. Même ses yeux semblaient morts. Seule subsistait une lueur de sagesse et une bonté dont Héra ne comprenait la présence. Quant à son corps, c’était comme si elle n’avait jamais été nourrie de sa vie. Héra n’avait jamais vu quelqu’un d’aussi maigre. Elle était même étonnée qu’elle soit capable de soulever la théière. Cette rencontre lui donna la nausée. Senra perçut son trouble et lui adressa un sourire moqueur.

– Je suis...

– Je sais qui vous êtes, l’interrompit la vieille femme en lui tendant une tasse de thé.

Elle détourna les yeux, profondément bouleversée.

– Dans ce cas, vous savez que je suis responsable de la mort de votre fille, s’étrangla Héra.

– Ce n’est pas ce que je crois, répondit-elle calmement.

– Alors que croyez-vous ?

– Que vous avez essayé de la sauver.

– Grand-mère, gronda Senra en toisant sa prisonnière du regard. Cesse de lui trouver des excuses.

– C’est toi qui vois le mal partout, ma chérie.

– C’est le seul moyen pour se protéger de la souffrance. La vie au Nord exige que nous nous endurcissions. Tu le sais parfaitement.

– Pourtant, lorsque je la regarde... Je ne vois pas en elle une meurtrière.

– Elle l’a tuée de ses propres mains !

– Ce n’était qu’un accident, Senra.

– S’il vous plaît...

La plainte de la jeune Princesse n’était qu’un murmure au milieu de la dispute des deux femmes.

– Arrêtez, je vous en conjure !

Son éclat de voix eut pour effet de faire cesser le désaccord. Elles l’observaient fixement, l’une avec mépris, l’autre avec approbation. Héra ne comprenait néanmoins pas pourquoi la grand-mère de Senra cherchait à prendre sa défense. Ses intentions avaient beau avoir été honnêtes, elle avait tout de même précipité la mort de sa fille. Sa geôlière tira sur ses chaînes avec une telle force que le choc la ramena brusquement à la réalité. Elle l’entraîna à l’extérieur, la traînant telle une vulgaire proie. Mais après tout, c’est tout ce qu’elle méritait. Une fois de plus, Héra croisa le garçon à la maigreur désolante. Ce dernier la salua poliment. Il ne parut pas surpris par ses chaînes, ni par la rage avec laquelle Senra l’entraînait.

– Bonjour, murmura-t-elle avec un sourire forcé.

Elle n’eut pas le temps d’en dire plus. Senra l’emmenait d’un pas vif vers sa cellule. La jeune Princesse comprit ses intentions et profita pleinement de ses derniers instants de liberté dans le froid glacial de l’hiver. Même au milieu de cette désolation, même avec ces chaînes, elle se sentait... libre. Cela paraissait insensé. Pourtant, c’était vrai. Loin de toute responsabilité, du destin de ce monde, de son rôle de Princesse du Monde Perdu et de protectrice des Hommes. Simplement comme une femme ordinaire qui avait vécu l’extraordinaire et qui tentait de reprendre le cours d’une vie normale. Cependant, ce n’était qu’une illusion. Même captive, sa quête n’était pas terminée. Elle devait penser à un moyen de s’échapper, de rejoindre ses compagnons. Sans son pouvoir, la prophétie ne pouvait pas se réaliser. Une autre partie d’elle souhaitait simplement s’abandonner à ce monde insoupçonné, celui qui était juste sous ses yeux, au sein de son propre royaume, et qu’elle avait tout ce temps ignoré. Un monde de pauvreté et de misère, mais où les plaisirs simples contribuaient au bonheur. Le seul sourire de Zaran avait suffi à lui faire réaliser tout cela. Elle regagna à contrecœur la sombre pièce qui lui servait de cellule. Héra crut discerner dans la pénombre du lieu une lueur d’hésitation dans les yeux de Senra lorsqu’elle attacha ses liens. Quelque chose d’indéfinissable venait de voiler son regard, une chose à laquelle elle souhaitait se raccrocher. Suspendue à ses prunelles, elle attendit qu’elle se livre... mais sa geôlière n’en fit rien. Elle détourna le regard et quitta les lieux sans un mot, abandonnant la captive à ses doutes et ses tourments.

Lorsqu’elle fut bien certaine de ne pas être entendue, Héra libéra le chaos d’émotions qu’elle avait longtemps réprimé, et que sa fierté empêchait de révéler aux yeux de Senra. Des sanglots étouffés résonnèrent dans la pièce. Trop de sentiments contradictoires se bousculaient en elle. Ses pleurs lui brûlèrent les yeux. Cette nuit-là, seul le silence répondit à sa complainte. Épuisée, elle s’endormit sans savoir s’il faisait encore nuit ou si l’aube approchait.

De faibles bruits répétés la tirèrent du sommeil. Elle se sentait aussi fatiguée que lorsqu’elle avait fermé les yeux. Elle se crispa, puis la porte s’ouvrit sans bruit. À sa grande surprise, Héra ne reconnut pas la silhouette de Senra. Elle ne s’apaisa que lorsqu’elle distingua mieux la personne qui se tenait devant elle. Sa démarche chancelante et son corps voûté suffirent à révéler son identité.

– Que...

La vieille femme porta un doigt à ses lèvres pour lui intimer de se taire. Elle posa devant la prisonnière un bol d’eau et une portion de ragoût accompagnée d’une petite miche de pain. Héra la remercia d’un regard et lutta pour ne pas en dévorer le contenu.

– Pourquoi m’aidez-vous ? murmura finalement la jeune femme.

– Parce que vous n’êtes pas une mauvaise personne comme semble le penser ma petite-fille. Je connais votre identité et votre destin. Beaucoup pensent qu’être l’élue est chose facile. Ce n’est pas ce que je crois.

N’y tenant plus, Héra alla chercher du réconfort dans ses bras - l’étreinte de cette femme qu’elle connaissait à peine, la chaleur de la personne à qui elle avait volé la vie de sa fille. Elle pleura toutes les larmes de son corps jusqu’à ce que ses yeux la brûlent tant qu’elle dût lutter pour les garder ouverts. Contre toute attente, la vieille femme l’accueillit, la soutint du mieux que ses frêles épaules le pouvaient. Puis, elle l’éloigna lentement pour ancrer son regard dans le sien.

– Je ne sais plus quoi faire... À cause de mon égoïsme, des personnes que j’aimais ont péri. Mon frère...

– Le passé appartient au passé, l’interrompit la femme avant qu’elle ne sombre davantage dans le désespoir. Ne regardez pas en arrière si cela ne vous apporte pas la force nécessaire pour faire face au futur. Continuez d’avancer. Lorsque le besoin est grand, il y a toujours une solution.

– Que dois-je faire ? Je vous en conjure, que dois-je faire pour que tout cela cesse ?

Si la détresse dans ses yeux avait eu une voix, elle n’aurait pas parlé. Elle aurait hurlé.

Des bruits de pas se firent entendre. Héra se crispa instinctivement. La grand-mère de Senra s’empressa de se camoufler dans un recoin de la pièce, heureusement trop sombre pour qu’on la distingue clairement, même la porte ouverte. Lorsque sa geôlière entra, la Princesse eut tout juste le temps de pousser les bols d’eau et de nourriture derrière elle. Elle ne voulait pour rien au monde risquer que sa protectrice ait des ennuis. Elle coula vers elle un bref regard de remerciement puis tenta d’ignorer sa présence.

– Bonjour, Princesse. J’espère que la nuit n’a pas été trop rude. L’intéressée choisit de ne pas répondre à sa provocation. Elle se contenta de lui lancer un coup d’œil désapprobateur.

– Eh bien quoi, tu as perdu ta langue ? Ou bien t’es-tu enfin décidée à te repentir ?

– Je n’ai jamais voulu que cela se produise. Ta mère ne méritait pas de mourir. Je voulais simplement la sauver.

– Le plus incapable des guérisseurs aurait fait mieux, jeta Senra en faisant glisser une dague sur son cou.

Héra fut surprise de la voir porter une telle arme au vu de la pauvreté d’Helia. Ce genre de lames était réservé à de riches ou nobles habitants. Elle soutint néanmoins le regard chargé de colère de la femme.

– Je serais tentée de te tuer, mais j’ai le sentiment... que tu as encore des choses à accomplir en ce monde. D’après la prophétie, tu es l’élue des étoiles, la Princesse qui détruira la menace qui plane sur notre univers. Si je t’achève, nous mourrons tous. Ni Zaran, ni Aaliah ne méritent de connaître un tel destin.

La prisonnière comprit qu’elle parlait du petit garçon qu’elle avait aperçu et de la grand-mère de Senra.

Aaliah. Voilà un prénom et une personne dont elle se souviendrait sans nul doute.

Elle jeta un discret coup d’œil derrière elle, espérant que son geste ne trahisse pas la présence de la vieille femme, mais son regard rencontra le vide. Sa bouche s’entrouvrit de stupéfaction. Incapable de s’expliquer cette soudaine disparition, Héra reporta son attention sur sa geôlière, qui s’éloignait déjà.

La porte se referma et les ténèbres se répandirent de nouveau dans la pièce.

Chapitre 4 : Confusion

Stemm ~ Helia

Au sein du foyer où étaient réunis les guerriers, l’incompréhension régnait. Sacha était demeuré abasourdi devant la décision de l’élue de son cœur. Les esclaves s’étaient retirés sous les ordres de leur dirigeante, mais lui ne bougeait pas. Il se sentait figé, prisonnier d’un choix qu’il n’avait pu influencer. Sa sœur le tira par le bras pour le ramener à la réalité. Il posa sur elle un regard infiniment malheureux. Cela ne fit que confirmer ses soupçons quant aux sentiments qu’ils partageaient.

« Pourquoi son bonheur est-il toujours éphémère ? »

Brusquement, il se tourna vers Stemm. Rien n’aurait pu préparer la jeune femme aux mots qui sortirent de sa bouche -et aux accusations qu’ils portaient.

– Pourquoi n’as-tu rien fait pour empêcher ça ? Tu aurais pu utiliser ton pouvoir !

– Rien n’aurait pu changer sa décision, répliqua-t-elle d’un ton sec mais calme.

– Tu l’as toujours protégée jusqu’à maintenant. Pourquoi l’avoir laissée faire ?

– Certaines choses doivent se produire. J’ai le sentiment qu’elle apprendra beaucoup de ce sacrifice.

– Tu parles d’elle comme si sa mission était aisée. Tu n’as pas une seule idée de ce qu’elle vit ! Sa destinée, son rôle d’émissaire, son statut d’élue sont maudits ! Elle n’a jamais été confrontée à autre chose qu’à la peur, au deuil et à la mort. Même la personne au cœur le plus sombre ne mérite pas cela.

– Pas même les assassins de tes parents ?

Sacha se raidit. D’anciens souvenirs émergèrent en lui, trop douloureux pour qu’il puisse mettre des mots dessus. Il ne souhaitait pas repenser aux révélations qui lui avaient été faites sur les Terres de Feu. Pourtant, il ne pouvait nier désirer qu’un tel sort s’abatte sur ceux qui avaient eu l’audace d’ôter leur vie à deux honorables parents et gouverneurs de Zephiria. La justice... Elle n’existait pas. Pas de son avis. Le destin semblait prendre un cruel plaisir à se jouer d’eux, leur ôtant toute once d’espoir. Et lorsque tout était perdu... il n’y avait aucun retour en arrière possible. Ô combien il avait souhaité que ce jour n’arrive jamais. Combien il avait maudit la vie de lui avoir pris son innocence et son insouciance. Mais, Sacha le savait, il aurait beau désirer plus que toute autre chose leur retour, ses parents lui étaient perdus à jamais. Personne ne lui rendrait leur présence, leur chaleur. Ni son bonheur perdu. Mais s’il y avait bien une chose qu’il pouvait encore faire, c’était punir ceux qui avaient injustement volé la vie de Dayen et Killan. Et le guerrier en avait bien l’intention. Il savait que telle n’était pas la voie sur laquelle il s’était engagée, lui préférant celle de la paix, mais il n’y avait qu’ainsi qu’il pourrait trouver une forme de sérénité. Son cœur ne serait pas apaisé tant qu’il n’aurait pas tué de ses mains les assassins du couple royal. Toutefois, il n’était pas certain que même morts, même leurs corps pendant au bout de son épée, il soit entièrement satisfait. Car il le savait au fond de lui-même, c’était une blessure qui ne guérirait jamais vraiment... Leur perte avait tracé à l’encre indélébile un profond sillage dans son cœur, et certains maux ne pouvaient être apaisés par de simple mots. L’amertume lui noua la gorge, et il dut se maîtriser pour se retenir de laisser déferler sa colère sur sa... compagne. Non, ce mot sonnait égoïstement faux. Elle n’était plus celle qu’il avait un jour aimé, si tel avait vraiment été le cas. Il se sentait confus de devoir lui avouer qu’elle n’avait été qu’un pantin, un simple masque pour dissimuler son désespoir face au refus récurrent de son âme-sœur de lui laisser une chance. Toutefois, il s’était trop longtemps menti à lui-même et ne voulait pas la laisser plus longtemps dans l’illusion en continuant de nourrir de vains espoirs. Stemm devait savoir la vérité.

Sans un mot, il l’entraîna -plus brusquement qu’il ne l’aurait souhaité- à l’écart de ses compagnons et se força à lui faire face lorsqu’ils se retrouvèrent enfin seuls.

– Ne te fatigue pas, je sais très bien ce que tu vas me dire, lança-t-elle sèchement, ses yeux reflétant son courroux mais aussi une profonde déception. Je ne suis pas idiote, Sacha.

– Erwana... Je suis...

– Désolé, je sais. La prochaine fois, sois plus honnête avec toi-même. Tu épargneras le sort de bien des personnes.

– Ah oui ? C’est curieux, il ne me semblait pas que tu étais capable d’éprouver de quelconques émotions, aussi tu me parais bien mal placée pour parler de... sentiments.

Les paroles étaient sorties d’elles-mêmes, sèches et tranchantes, et il les regretta immédiatement mais c’était trop tard. Il se mordit la lèvre inférieure lorsque la Gardienne du Temps se détourna pour dissimuler les larmes qui naissaient dans ses yeux. Sans savoir pourquoi, la voir dans un tel état le bouleversait. Ce qui n’aurait pas dû arriver puisqu’il était persuadé de n’avoir jamais vraiment ressenti d’amour pour elle. Dans un dernier geste d’espoir, il tenta de poser une main rassurante sur son épaule mais elle le repoussa violemment.

– Erwana...

– Va-t-en !

Sa voix était entrecoupée de sanglots mais elle fit de son mieux pour se maîtriser. Les dernières paroles qu’elle prononça eurent l’effet d’un coup de poignard dans le cœur du guerrier. Murmurées sans une once d’émotion. Son ton était aussi froid qu’un éternel hiver.

– Je crois qu’il y a une personne qui requiert toute ton attention en ce moment. Hâte-toi de la rejoindre, je suis sûre qu’elle t’attend avec impatience. Vous avez sans doute beaucoup à vous dire tous les deux.

Sacha n’eut aucun mal à discerner la pointe de sarcasme dans sa voix et l’amertume dans ses yeux ambrés. Sa main demeura à demi tendue quelques instants, avant de retomber avec lassitude le long de sa hanche. Désireux de ne pas la contrarier davantage, il choisit de respecter son souhait et la laissa seule. Seule avec ses regrets, son amertume et ses tourments.

Stemm demeura silencieuse un long moment à méditer sur ce qui venait de se produire. Les insinuations de son ancien compagnon -s’il en avait vraiment été un- l’avaient profondément blessée, et même si elle se doutait qu’il ne pensait pas un mot de ce qu’il disait, le mal était fait. Alors qu’elle se pensait suffisamment endurcie pour être capable de les réprimer, les larmes affluèrent et perlèrent sans interruption sur ses joues. Sa gorge lui brûlait tant qu’elle eut l’impression d’avoir hurlé à pleins poumons pendant d’interminables secondes et bientôt, elle s’aperçut que ses mains tremblaient. Ses lèvres s’entrouvrirent dans l’espoir de reprendre son souffle mais rien n’y faisait. Bientôt, tout autour d’elle se réduisit à des formes floues et incertaines. Même les bruits alentours n’étaient que de faibles murmures. Elle sentit son esprit s’embrumer et se laissa mollement tomber au sol, anéantie. Tout ce pour quoi elle avait lutté... réduit en poussière. Quelle ironie que l’homme qui l’ait aidé à croire en son humanité soit celui qui finisse par lui rappeler qu’elle n’était qu’une création des dieux sans sentiments... Comment avait-elle pu se montrer aussi naïve ? Ses parents l’avaient pourtant mise en garde, mais elle n’avait rien voulu entendre. Peut-être parce qu’au fond, une partie d’elle-même voulait y croire. Croire qu’elle était comme eux tous, ces humains qu’elle enviait tant.

« C’est curieux, il ne me semblait pas que tu étais capable d’éprouver de quelconques émotions. »

Les paroles de Sacha lui revinrent en mémoire, achevant de la plonger dans un profond désespoir. C’était pourtant évident. Il l’avait toujours aimé, elle, sa sœur cadette. Plus belle. Plus douce. Plus admirable. Plus parfaite. Elle était le centre d’une prophétie concernant l’avenir du monde ; elle n’était qu’un pion dans ce vaste échiquier. Elle avait le destin de tous les Hommes entre ses mains ; Stemm n’était rien. Rien de plus qu’une protectrice vouée à servir sa sœur, condamnée à vivre dans son ombre. Alors, elle se surprit à mépriser celle qu’elle avait pourtant aimé plus que tout. Celle pour qui elle avait jadis sacrifié sa vie. Elle était tout ce qu’elle n’était pas. Elle avait tout ce que sa sœur désirait. Elle lui avait tout volé. Sa place dans la famille, l’attention de ses parents, et maintenant... son unique amour. Sacha avait été le premier à voir en elle plus qu’une simple Gardienne du Temps. Plus que simplement... la sœur d’Héra. Il lui avait tendu une main qu’elle n’avait jamais osé espérer, même dans ses rêves les plus interdits. Il l’avait aidée à croire en elle, et peu à peu, elle s’était mise à se considérer comme leur égale. Une humaine parmi tant d’autres, même si son apparence charnelle ne trahissait rien de ses origines célestes ou de sa véritable nature. Et ce geste l’avait touchée car parmi eux, c’est comme si elle avait retrouvé cette petite fille d’autrefois. Capable de sourire, de pleurer, d’éprouver de la joie ou de la peine. Avant que le destin choisisse de lui dérober son bonheur, et celui de toute une famille. Sacha avait réussi à ramener Erwana en elle alors que Stemm la croyait définitivement perdue. Comme tout espoir de bonheur...

Mais par quelques mots, il venait de briser chacune de ses certitudes. Alors qu’elle se lamentait silencieusement sur son sort, elle se sentit lentement aspirée et comprit que ses parents avaient entendu ses supplications. Pour autant, elle n’espérait pas qu’ils cherchent à la consoler. Ils n’avaient jamais vu en elle que le serviteur dévoué qu’elle était devenu après son sacrifice. Et de toute manière, il n’y avait aucun moyen d’apaiser ses tourments. Une fois encore, seul le temps pourrait guérir ses blessures, bien qu’elle doutât que celle-ci disparaisse complètement. Erwana était morte. Définitivement.

– Père, mère, s’inclina-t-elle lorsqu’elle se retrouva devant eux.

– Le Conteur a péri, annonça Ryenn sans détour. Il était le protecteur des artefacts, désormais, c’est à toi que revient cette tâche. Ces objets ne doivent sous aucun prétexte tomber entre de mauvaises mains.

– Que voulez-vous que je fasse ?

Le ton de la jeune femme était plus sec et tranchant qu’à l’accoutumée, mais ses parents ne parurent pas le remarquer. Elle ravala son amertume tout en s’efforçant de garder son calme.

– Le Créateur d’Ombre cherche avidement son fils. Il sait qu’il est ici, et il recherche ces artefacts. Cependant, il ne prendra pas le risque de le faire lui-même.

– Son... fils ?

Ses parents échangèrent un regard grave avant de hocher la tête d’un air entendu.

– Vestigem n’est pas notre enfant. Il n’est lié à aucun de vous par un quelconque lien de parenté. Il l’ignore lui-même, mais... il n’est pas celui qu’il croit être.

L’amertume couvrit le choc des révélations et, alors que ses parents s’attendaient à être assaillis d’une multitude de questions à propos du traître, sa réponse fut tout autre.

– Et cela lui donne la légitimité de tuer votre fils ? Il a assassiné... notre frère... De ses propres mains !

À la mention d’Isidore, son cœur se serra. Son frère s’était sacrifié pour défendre la vie de sa sœur. Tout comme Stemm... des années auparavant.

– Il n’était pas entièrement conscient de ses actes. Les ténèbres grandissent et plus les jours passent, plus le Créateur d’Ombre s’éveille. Il connaît l’existence de ces artefacts. Il sait que ce sont des atouts majeurs pour gagner une guerre.

– Une guerre... murmura leur fille, la voix brisée.

– Cela a déjà commencé, Stemm. Au-delà des trois royaumes. L’ennemi n’attendra pas que l’on vienne à ses portes. Il sait qu’il a l’avantage sur nous et cherche à briser les liens qui vous unissent. Tu connais pourtant la devise. « Diviser pour mieux régner. »

– Bien, père.

– Tu dois te rendre à Undiël au plus vite. La carte d’Elwë doit être protégée. Il s’agit de l’un des sept objets de pouvoir. Une tablette de pierre, neutre et ordinaire en apparence, mais qui dévoile sa véritable nature une fois l’incantation prononcée. Vestigem a déjà un artefact en sa possession, et bientôt, son père le réclamera. Tout comme ceux qui suivront. Tu dois empêcher cela.

– Où dois-je les rapporter ? demanda stoïquement la Gardienne du Temps.

– Pas les rapporter, ma fille. Les détruire.

Chapitre 5 : Désillusion

Sacha ~ Helia

Alors que Stemm réintégrait le monde terrestre, Sacha s’était isolé à la suite de leur dispute. Il regrettait déjà ses paroles car il savait qu’elles n’étaient fondées que sur sa colère. Toutefois, sa fierté l’empêchait de revenir auprès d’elle pour lui adresser des excuses. Et il ne pouvait se mentir plus longtemps : la seule pensée qui occupait son esprit était le souvenir d’Héra emportée par Senra. Il ressentait plus de tristesse et de compassion envers elle qu’à l’égard de sa sœur. De son avis, la cadette avait toujours porté sur elle un lourd fardeau dont tous semblaient ignorer la portée. Si beaucoup considéraient son rôle de Princesse du Monde Perdu comme un privilège, le guerrier savait que détenir le destin du monde entre ses mains n’avait rien de particulièrement extraordinaire. Nombre de ses compagnons et d’inconnus l’avaient trouvée égoïste lorsqu’elle se refusait à accepter ce destin mais Sacha savait quelle peur l’habitait. Une crainte que seul un futur dirigeant pouvait comprendre. C’était aussi pour cela qu’il avait refusé le trône de Zephiria. Chaque jour, il voyait le peuple se déchirer, ses parents tenter de répondre vainement à des requêtes toujours plus nombreuses, écouter les plaintes des plus démunis sans être capable de leur venir en aide. Bien qu’il trouvât ses parents admirables, il avait toujours refusé de porter le poids de la responsabilité de tant de vies sur ses épaules. Il voulait se mêler au peuple pour comprendre ses problèmes, et tenter d’y remédier activement. S’asseoir sur un trône et gouverner par le biais de conseillers et d’autres dirigeants ne suffisait à amener une paix durable. Pendant des années, il avait réfléchi au moyen d’aider ces pauvres gens qui se mouraient sous leurs yeux impuissants. Jusqu’à ce que naisse dans son esprit l’idée d’un ordre de chevalerie au service du peuple.

Peu à peu, ses ambitions devinrent réalité et il s’était mis en quête de trouver des personnes qui partageraient le même idéal. Ainsi, Héra, Liasséra, Ida et même Amélyss avaient soutenu son vœu. Sa sœur fut la première personne à qui il confia ses projets. Tout aussi lasse que lui de voir le peuple se mourir et se diviser, aux prémisses d’une rébellion, elle choisit de marcher dans ses pas. Un chemin bien différent de celui qui leur était destiné. Leurs parents morts pendant leur enfance, ils n’avaient plus aucune raison de demeurer à Zephiria. Alors, ils parcoururent ensemble le Nord, d’Atemu à Zephiria lorsque vint pour eux l’âge de décider de leur destin, rejetant la place de dirigeants qui leur revenait de droit.

« Je veux que les gens arrêtent de mourir, de pleurer, de se lamenter, Lyss... Ce n’est pas ce que père et mère auraient voulu. » avait protesté le jeune garçon qu’il était autrefois.

« Beaucoup de choses ne se sont pas déroulées comme ils l’auraient voulu. Sacha, bientôt tu devras prendre la relève, gouverner ce royaume comme l’ont fait nos parents. Tu comprends ? Plus de « Lyss », plus de caprices, plus de larmes, tu dois te comporter comme un grand garçon maintenant. Un garçon responsable. Bientôt, tu seras roi de Zephiria. »

Elle avait prononcé ces mots comme si c’étaient les derniers qu’elle avait pu dire, avec un empressement et un agacement que son frère ne lui connaissait pas. Malgré son geste tendre lorsqu’elle avait replacé une mèche rebelle derrière son oreille, ses yeux plantés dans les siens et ses mains maintenant fermement ses avant-bras trahissaient son sérieux.

« Non. Je ne veux pas gouverner. Pas de cette façon. »

« Alors comment ? »

Le ton de sa sœur avait beau être neutre, ses yeux trahissaient son ironie. Elle s’était beaucoup endurcie depuis la mort de Dayen et Killan, leur meurtre l’ayant marquée à tout jamais. Depuis lors, elle n’avait jamais vraiment accepté leur disparition et était devenue une toute autre personne. Froide, stoïque, indifférente. Parfois cynique, au grand désespoir de son frère, qui détestait cette nouvelle facette de sa sœur bien-aimée.

Sacha avait longtemps gardé le silence avant de répondre d’un ton plus assuré qu’il s’en serait cru capable.

« Je veux devenir un protecteur des royaumes. Un défenseur de nos terres. Être roi... ça ne résoudra pas les problèmes du peuple. Les condamnés continueront de mourir. Les conflits empireront, ils deviendront guerre et le peuple poussière. Je veux changer ça, Lyss. »

Elle lui avait d’abord ri au nez, un rire glacé et sans joie, avant de comprendre qu’il ne plaisantait pas. Depuis ce jour, il avait eu l’impression de retrouver la sœur de son enfance. Ses sourires étaient devenus aussi rares qu’un oasis en plein désert, mais à ses côtés, elle retrouvait une nouvelle raison de vivre. Justice. C’est ce qu’elle avait longtemps désiré après le meurtre de ses parents. Avec un tel rôle, elle pourrait agir activement plutôt que de se contenter de gouverner un peuple déchiré. Son frère avait raison : être roi n’aiderait pas le peuple du Nord.