Fantôme d'orient - Pierre Loti - E-Book

Fantôme d'orient E-Book

Pierre Loti

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Beschreibung

Extrait : "Minuit, après une fraîche soirée de fin septembre où déjà un peu d'automne s'annonce. Du silence partout. Dans ma maison familiale paisiblement endormie, je reste seul éveillé, l'esprit en grand trouble d'anxiété et d'attente."

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I

Septembre 188…

Minuit, après une fraîche soirée de fin septembre où déjà un peu d’automne s’annonce. Du silence partout. Dans ma maison familiale paisiblement endormie, je reste seul éveillé, l’esprit en grand trouble d’anxiété et d’attente. Depuis tantôt deux heures, je me suis retiré chez moi, disant que j’allais sagement me coucher, en prévision de mon départ matinal de demain. Mais le sommeil ne vient pas. Enfermé dans mon logis particulier, errant sans but d’une pièce dans une autre, je reste indéfiniment songeur, comme à la veille de mes grands départs de marin pour des campagnes longues et lointaines, et, en dedans de moi-même, je passe une lente revue sinistre de temps accomplis, de choses à jamais finies, de visages morts.

Cette fois pourtant, je ne pars que pour un mois et je ne vais pas plus loin que Constantinople, mais le voyage sera sombre…

Il faut bien qu’il se soit joué là-bas un acte inoubliable de cette féerie noire qui a été ma vie, pour que je m’inquiète ainsi de la pensée d’y retourner ; pour que tout ce qui en vient, un mot tartare qui me repasse en tête, une arme d’Orient, une étoffe turque, un parfum, aussitôt me plonge dans une rêverie d’exilé où réapparaît Stamboul ! Et ce n’est pas par simple fantaisie d’art non plus, qu’ici mon appartement est pareil à celui de quelque émir d’autrefois, ressemble à une demeure orientale qui, par sortilège, se serait incrustée au milieu de ma chère maison héréditaire, avec ses arceaux dentelés, ses broderies d’ors archaïques et ses chaux blanches. Un charme dont je ne me déprendrai jamais m’a été jeté par l’Islam, au temps où j’habitais la rive du Bosphore, et je subis de mille manières ce charme-là, même dans les choses, dans les dessins, dans les couleurs, jusque dans ces vieilles fleurs de rêve qui sont ici naïvement peintes sur les faïences de mes murs. Et surtout il m’attire, ce charme triste, il m’attire vers là-bas où je serai demain.

C’est donc vrai que je vais revoir Stamboul… C’est bien réel et prochain, ce pèlerinage auquel, depuis dix ans, je rêve…

Depuis dix ans que les hasards de mon métier de mer me promènent à tous les bouts du monde, jamais je n’ai pu revenir là, jamais ; on dirait qu’un sort, un châtiment sans merci m’en ait constamment éloigné. Jamais je n’ai pu tenir le solennel serment de retour qu’en partant j’avais fait à une petite fille circassienne, abîmée dans le suprême désespoir.

Et je ne sais plus rien d’elle, qui fut la bien-aimée à qui je croyais m’être donné jusqu’à l’âme, pour le temps et pour les au-delà infinis.

Mais, depuis que je l’ai quittée, constamment je suis poursuivi en sommeil par cette vision, toujours la même : mon navire fait à Stamboul une relâche inattendue, rapide, furtive ; ce Stamboul revu en songe est étrange, agrandi, déformé, sinistre ; en hâte, je descends à terre, avec la fièvre d’arriver jusqu’à elle, et mille choses m’en empêchent, et mon anxiété va croissant à mesure que passe l’heure ; puis tout de suite vient le moment de l’appareillage, et alors, de partir sans l’avoir revue et sans avoir seulement rien retrouvé de sa trace égarée, j’éprouve tant d’angoisse que je me réveille…

 

Pour le relire, pendant cette soirée d’attente, je vais chercher avec crainte un livre qu’autrefois j’ai publié, par besoin déjà de chanter mon mal, de le crier bien fort aux passants quelconques du chemin, et que, depuis le jour où il a paru, je n’ai plus jamais osé ouvrir. Pauvre petit livre, très gauchement composé, je pense, mais où j’avais mis toute mon âme d’alors, mon âme en déroute et prise des premiers vertiges mortels, ne pensant pas du reste que je continuerais d’écrire et qu’on saurait plus tard qui était l’auteur anonyme d’Aziyadé. (Aziyadé, un nom de femme turque inventé par moi pour remplacer le véritable qui était plus joli et plus doux, mais que je ne voulais pas dire.)

Avec recueillement, comme si je regardais dans une tombe en soulevant la dalle funéraire, je commence à tourner ces pages oubliées, étonnantes pour moi-même qui les ai jadis écrites.

Des enfantillages d’abord qui me font sourire. Un certain Loti de convention, auquel je m’imaginais ressembler. Et puis, çà et là, des bravades, des blasphèmes ; les uns banals et ressassés dont j’ai pitié ; les autres, si désespérés et si ardents, que c’étaient encore des prières. Oh ! le temps jeune, où je pouvais blasphémer et prier !…

Mais tout l’inexprimé qui dormait entre les lignes, entre les mots impuissants et sourds, s’éveille peu à peu, sort de la longue nuit où je l’avais laissé s’évanouir. Ils me réapparaissent, ces insondables dessous de ma vie, de mon amour d’alors, sans lesquels du reste il n’y aurait eu ni charme profond ni intime angoisse. De temps à autre, pour un souvenir, pour une souffrance que ce livre évoque, je sens cette sorte de secousse glacée, ou de frisson d’âme, qui vient des grands abîmes entrevus, des grands mystères effleurés. Mystères de préexistences, ou de je ne sais quoi d’autre ne pouvant même pas être vaguement formulé. Pourquoi l’impression, tout à coup retrouvée, d’un rayon de la lune de mai sur cette campagne pierreuse de Salonique où commença notre histoire, suffit-elle à me donner ce frisson-là. Ou bien la vision d’un soleil de soir d’hiver, entrant dans notre logis clandestin d’Eyoub ? Ou bien une phrase dite par elle, qui me revient, avec les intonations de la langue turque et le son de sa jeune voix grave ? Ou tout simplement encore l’ombre de tel grand mur désolé, jetant sur un coin de rue solitaire l’oppression d’une mosquée voisine ? Ces si petites choses, à peine saisissables, à peine existantes, à quoi donc sont-elles liées dans les tréfonds inconnus de l’âme humaine, à quoi d’antérieur vont-elles se rattacher, à quelles aventures mortes, à quelle poussière encore souffrante, pour faire ainsi frémir ? Et surtout pourquoi éprouve-t-on ces étranges chocs de rappel, uniquement lorsqu’il s’agit de pays, de lieux ou de temps, que l’amour a touchés avec sa baguette de délicieuse et mortelle magie ?

Beaucoup de feuillets que je tourne vite, sans même les parcourir : ceux où j’avais arrangé, changé les faits avec plus ou moins de maladresse, pour les besoins du livre ou pour mieux dérouter des recherches indiscrètes. Puis voici nos derniers jours d’Eyoub, avec le déchirement du départ, tandis que le printemps revenait une fois de plus sur le vieux Stamboul, semant par les rues tristes les fleurs blanches des amandiers. Et maintenant, la fin, tout ce passage imaginaire d’Azraël que j’avais ajouté, non pas seulement parce qu’il me semblait, avec mes idées d’alors sur les histoires écrites, qu’un dénouement était nécessaire, mais bien plutôt parce que j’avais ardemment rêvé, pour nous deux, de finir ainsi. Oh ! je me rappelle, je l’avais composé de mes larmes et de mon sang, ce dénouement-là, et, bien qu’il soit inventé, il a été si près d’être véritable, que je le relis ce soir, après tant d’années, avec un trouble que je n’attendais plus, un peu comme on relirait, outre tombe, la page suprême du journal de la vie.

 

Eh bien ! la vraie fin reste mystérieuse encore, et je tremble en songeant que je la connaîtrai bientôt, que je pars demain pour aller remuer là-bas toute cette cendre.

Quant à la vraie suite, tout simplement la voici :

Non, je ne sais plus rien d’elle. Je ne base sur rien cette conviction à la fois douce et infiniment désolée, que j’ai de sa mort. Peu à peu, notre histoire d’amour s’est arrêtée, mais sans solution précise ; notre histoire à deux s’est perdue, mais sans finir.

Les rares petites lettres qui, les premiers temps, malgré les farouches surveillances, à travers mille difficultés, m’arrivaient encore, ont cessé, depuis sept ans bientôt, de m’apporter leur plainte étouffée. Finies aussi, les lettres d’Achmet, et finies d’une façon inquiétante : devenues d’abord singulières, invraisemblables, avec des confusions de noms et de personnes que lui-même n’aurait jamais faites, avec une persistance à ne jamais me parler d’elle, – tellement que je n’ai plus osé questionner, ni même répondre, dans la crainte de pièges tendus, de mains étrangères interceptant nos secrets.

Et comment, à distance, déchiffrer cette énigme ; quel ami assez dévoué, assez habile et assez sûr charger de telles recherches, à Stamboul, derrière les grillages des harems… D’année en d’année, du reste, j’espérais revenir, – et au contraire les hasards de ma vie me conduisaient ailleurs, en Afrique, en Chine, toujours plus loin… Alors peu à peu une sorte d’apaisement de ces souvenirs se faisait en moi-même, sans que je fusse tout à fait coupable ; ils se décoloraient comme sous de la poussière, sous de la cendre de sépulcre.

Les nuits seulement, pendant les lucidités du rêve, je retrouvais, sous une forme continuellement la même, mes regrets inatténués ; toujours ces imaginaires retours dans un Stamboul aux dômes trop hauts et trop sombres profilés sur un grand ciel mort ; toujours ces courses anxieuses, arrêtées malgré moi par des inerties insurmontables et n’aboutissant pas ; et, pour finir, toujours ce réveil, à l’heure supposée de l’appareillage, avec l’angoisse et le remords d’avoir gaspillé les instants rares qui auraient dû me suffire pour arriver jusqu’à elle.

Oh ! l’étrange Stamboul, l’oppressante ville spectrale, que j’ai vue dans mes nuits ! Quelquefois elle restait lointaine, montrant seulement à l’horizon sa silhouette ; sur quelque plage déserte, je débarquais au crépuscule, apercevant, là-bas, les minarets et les dômes ; à travers des landes funèbres, semées de tombes, je prenais ma course, alourdie par le sommeil ; ou bien c’était dans des marécages, et les joncs, les iris, toutes les plantes de l’eau retardaient ma course, se nouaient autour de moi, m’enlaçaient d’entraves. Et l’heure passait, et je n’avançais pas.

D’autres fois, mon navire de rêve m’amenait jusqu’aux pieds de la ville sainte ; c’était dans les rues, alors, que j’endurais le supplice de ne pas arriver ; dans le dédale sombre et vide, je courais d’abord vers ce quartier haut de Méhmed-Fatih qu’habitait son vieux maître ; puis, en route, me rappelant tout à coup que je ne pouvais aller directement chez elle, j’hésitais, enfiévré, pendant que les minutes fuyaient, ne sachant plus quel parti prendre pour retrouver au moins quelqu’un de jadis connu qui me parlerait d’elle, qui saurait me dire si elle était vivante encore et ce qu’elle était devenue, – ou bien si elle était morte et dans quel cimetière on l’avait mise ; et mon temps se passait en indécisions, en rencontres de gens pareils à des spectres, qui me barraient le passage ; d’autres fois, je gaspillais à des bagatelles mes minutes précieuses, m’attardant, comme au cours de mes promenades de jadis, à des bazars d’armes, m’asseyant dans des cafés pour attendre des personnages que j’envoyais chercher et qui n’arrivaient pas ; ou encore je me perdais, avec une intime terreur, dans des quartiers inconnus et déserts, dans des rues de plus en plus étroites m’emprisonnant comme des pièges au milieu d’une nuit profonde ; – et, pour finir, arrivait tout à coup l’heure, l’heure inexorable de l’appareillage, avec l’excès d’inquiétude amenant le réveil. Dans ce rêve obsédant qui, depuis ces dix années, m’est revenu tant de fois, m’est revenu chaque semaine, jamais, jamais je n’ai revu, pas même défiguré ou mort, son jeune visage ; jamais je n’ai obtenu, même d’un fantôme, une indication, si confuse qu’elle fût, sur sa destinée…

Et maintenant le maléfice qui me tenait éloigné semble à la fin rompu ; en complète possession de mon activité d’esprit et de vie, je vais revoir en plein jour, en plein soleil, cette ville qui pour moi s’est peu à peu amalgamée à du sombre rêve au point de me paraître elle-même presque chimérique. À peine puis-je croire que rien ne m’entravera en chemin ; que j’arriverai au but ; que je marcherai dans ces rues sans être ralenti par des inerties de sommeil, que j’interrogerai des êtres vivants, et que peut-être je retrouverai la chère trace perdue.

Bien réellement je pars demain, et je pars d’une façon aussi banale et positive que pour un voyage quelconque ; mes malles sont en bas, prêtes à être enlevées dès le matin par la voiture qui m’emportera au chemin de fer. Empressé, comme toute ma vie, je traverserai l’Europe très vite, en trois jours, par le rapide de Paris à Bucarest. En route cependant, dans les Karpathes, je m’arrêterai une semaine, au palais d’une reine inconnue : une halte qui sans doute tiendra un peu du rêve et de l’enchantement, avant l’inquiétante étape finale. Et puis, de Varna, par la mer Noire, en vingt-quatre heures je gagnerai Constantinople.

 

Mes préparatifs de voyage étant par hasard terminés à l’avance, rien ne trouble la paix de cette veillée de départ, dans tout ce silence et ce sommeil d’alentour.

Maintenant, je rassemble ces menus objets plus précieux que j’emporterai sur moi, des lettres, des amulettes et certaine bague qu’elle m’avait donnée. Puis, avec recueillement, je vais ouvrir un tiroir mystérieux, caché sous de vieilles broderies orientales ; c’est le cercueil où dorment mille petites choses rapportées d’Eyoub, des feuillets sur lesquels des mots turcs sont gauchement tracés de son écriture enfantine, des morceaux coupés à l’étoffe de notre divan de Brousse, des fantômes de pauvres fleurs qui jadis poussèrent dans des jardins de Stamboul au printemps. Au plus profond de cette cachette, sous ces débris, je cherche une adresse en caractères arabes qui, le matin de mon départ, fut dictée par Achmet à l’écrivain public de la place d’Ieni-Djami : d’après lui, elle devait me servir de ressource suprême pour le retrouver si je ne revenais qu’après de longues années, ayant épuisé toutes les autres enveloppes à son propre nom, dictées l’avant-veille par Aziyadé, tous les moyens de correspondre avec eux.

La voici, cette adresse ; elle a cinq ou six lignes, elle n’en finit plus ; elle donne le nom et le gisement d’une vieille femme arménienne : « Anaktar-Chiraz, qui demeure au faubourg de Kassim-Pacha, dans une maison basse, sur la place d’Hadji-Ali ; à côté il y a un marchand de fruits, et en face il y a un vieux qui vend des tarbouchs. »

Achmet jugeait que cette femme ne quitterait certainement jamais sa maison, puisqu’elle en était propriétaire. Jadis elle l’avait recueilli et soigné pour je ne sais quelle maladie, pendant son enfance d’orphelin ; elle l’aimait beaucoup, disait-il, et saurait toujours où le prendre, eût-il même changé vingt fois de métier et de demeure. Pauvre petite adresse naïve, qui fut écrite, je me souviens, en plein air, au pied de la mosquée, sous les platanes, par un si clair soleil de printemps et de jeunesse, et qui a dormi près de dix années dans l’obscurité de ce tiroir, pendant que je courais le monde ! Elle a jauni, pâli, pris un air de document ancien concernant des personnes mortes. Elle me fait mal à revoir, si fanée. Il me paraît invraisemblable que je puisse la ramener à la grande lumière d’Orient, et que les mots écrits là me servent jamais à renouer un fil conducteur vers des êtres qui soient encore vivants et réels, qui ne soient pas des mythes de mon imagination, des spectres de mon souvenir. Cette vieille femme arménienne, ce marchand de fruits, ce marchand de tarbouchs, pauvres gens quelconques d’un faubourg perdu, et aussi ce petit quartier antique où je me rappelle vaguement être venu, une fois ou deux, m’asseoir au crépuscule avec Achmet sous des treilles centenaires, dans le jardinet triste d’un café turc, – qui sait ce que tout cela a pu devenir, qui sait ce que j’en retrouverai…

Dix années, c’est du reste un recul profond où toutes les images se noient dans une même brume. Aussi, au début, ma rêverie s’était-elle maintenue dans un sentiment d’anxiété encore assourdie, de mélancolie plutôt tranquille. Mais voici qu’un plus grand trouble me vient, à cette réflexion subite : pourtant il se peut qu’elle vive ! Depuis bien longtemps cette pensée-là ne s’était plus présentée à moi d’une manière aussi poignante. En effet, puisque je ne sais pas, puisque je ne suis sûr de rien, il n’est donc pas impossible que bientôt, dans si peu de jours que j’en frémis comme si ce devait être demain, je me retrouve en sa présence. Oh ! rencontrer de nouveau son regard, que je m’étais habitué à croire mort, son regard de douleur ou de sourire ; revoir, comme elle disait, ses « yeux face à face ! » oh ! l’angoisse, ou l’ivresse de ce moment-là !…