Fils du Champa - Bruno Deniel-Laurent - E-Book

Fils du Champa E-Book

Bruno Deniel-Laurent

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Beschreibung

L'auteur nous raconte l'étrange destin de ce peuple maudit et apatride.

Disséminés entre le Cambodge et le Viêt Nam, les Chams sont les héritiers d’un empire disparu : le Champa. Les Khmers affirment que les Chams sont nés de l’union d’un chien et d’une truie, et leur prêtent de redoutables pouvoirs magiques. Quant à Pol Pot, le tyran rouge, il a bien failli les exterminer jusqu’au dernier. Cambodgiens sans être khmers, musulmans dans des pays majoritairement bouddhistes, les Chams balancent aujourd’hui entre une participation à l’Ummah islamique et leur fidélité à la terre de leurs ancêtres. Écrivain, reporter et réalisateur, Bruno Deniel-Laurent les fréquente depuis plus de quinze ans : évoquant l’étonnant destin de la diaspora chame et les péripéties de leur histoire mouvementée, il raconte le quotidien de ce peuple singulier où il est question de médiums, d’esprits et de sacrifices.

Un ouvrage ethnologique édifiant et richement documenté.

EXTRAIT

Ces paisibles moines avaient beau être cambodgiens, ils n’étaient ni khmers, ni chinois, ni vietnamiens : j’étais entré au pays des Chams, un pays sans frontière
ni drapeau, dont l’existence doit tout à la mémoire et à la fidélité de ses héritiers…

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

Pour peindre ce ravage, un pinceau, l’intelligence, une seule encre, l’encre d’humour. - Sarah Vajda, Mauvaise nouvelle

À PROPOS DE L'AUTEUR

Bruno Deniel-Laurent est un écrivain et réalisateur français né en 1972, à Château-Gontier (département de la Mayenne).

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Ce livre est dédié à la mémoire de Patrick de Sinety (1971-2017)

ILE CAMP DES SAINTS

En cette aube de septembre 2001, des pluies diluviennes chargées d’orage s’abattaient sur la vallée des Cent Pagodes. Réfugié sous l’auvent dérisoire d’un marchand itinérant, j’attendais patiemment le retour du soleil invaincu. Puis, un peu comme dans Madame Chrysanthème de Pierre Loti – mon compagnon d’alors –, le temps est redevenu calme, sans un nuage, avec cette limpidité particulière aux ciels que les typhons ont balayés, permettant de distinguer dans les lointains d’infimes détails qu’on n’avait encore jamais vus, comme si le grand souffle terrible avait emporté jusqu’aux plus légères brumes errantes, ne laissant partout qu’un vide profond et clair.

C’est alors que j’ai vu se dessiner à l’horizon les mamelons opulents de la cité royale d’Oudong. Les tombeaux des rois khmers, surplombant chacune de ces collines sacrées, semblaient défier le ciel soudain dégagé, tels des fusées supersoniques qu’on aurait fardées d’ornements rococo.

Trois jours plus tôt, j’avais débarqué à Sihanoukville, bien décidé à commencer ma prime exploration du Cambodge par l’ancienne capitale royale d’Oudong, impatient de m’inscrire sur les traces d’Henri Mouhot. À l’instar du jeune naturaliste, je commençai par présenter mes hommages au roi Preah Bat Ang Duong, à ceci près que si le Franc-Comtois avait eu en 1859 le privilège de converser avec le souverain khmer, je devais, moi, me contenter de ses cendres, déposées dans le stupa bâti dans les dernières années du XIXe siècle par son fils Norodom.

Ma journée à Oudong épousa les standards touristiques les plus banals, écartelée entre l’ascension des stupa royaux, un arrêt au pied de la grande statue de Bouddha – moins brisée par l’usure du temps que par les bombardements américains – et des intrusions plus ou moins discrètes dans les monastères bouddhistes.

Fourbu, je m’apprêtais à héler un motodoup quand j’aperçus un escalier étroit, encadré de tigres sculptés, grimpant à pic à l’assaut d’une colline luxuriante. Intrigué par la perspective, j’escaladai les marches avec lenteur jusqu’à ce que j’arrive au milieu de quelques cabanes rudimentaires faites de bois et de tôles. Et là, dans une cour ombragée, je vis une dizaine de vieillards assoupis, vautrés dans des hamacs. Tous étaient drapés de blanc et la plupart des hommes avaient les cheveux rasés. L’un d’eux s’est prestement levé, puis s’est approché de moi, me saluant les mains jointes, se perdant dans des amabilités dont je n’ai pas compris la moindre formule. Il portait un turban enroulé avec nonchalance et un tee-shirt épointé. Me prenant par le bras, il m’a conduit vers une cabane, continuant à me dérouler un discours ininterrompu entrecoupé de rires enfantins, et plus je lui disais, en français, que je ne comprenais rien, et plus il devenait éloquent. J’apprendrai plus tard que ce moine vibrionnant avait pour nom Ong Lep, qu’il était sourd comme un pot et à moitié aveugle, ce qui expliquait la prodigalité de son discours : dans sa demi-cécité il m’avait confondu avec un ethnologue canadien et, ne pouvant m’entendre, il était persuadé que je comprenais parfaitement tout ce qu’il me disait.

M’invitant à m’asseoir et m’offrant un thé brûlant, Ong Lep a étalé devant moi un étrange amoncèlement de grimoires, d’accordéons cartonnés et d’amulettes. L’un des cahiers présentait des écritures manuscrites qui faisaient penser à du sanskrit. La profusion de symboles, m’évoquant des sortes de sri yantra1, et les salutations successives des vieux moines – mains jointes et tête baissée – m’incitèrent à supposer que cette communauté devait sans doute communier dans une sorte de culte brahmaniste. Peut-être un reliquat des anciennes religions shivaïtes d’Angkor ? Oui, pensai-je, je dois être sur la colline des renonçants d’Oudong…

Puis, soudain, tournoyant au-dessus de la tête d’Ong Lep, j’aperçus un tout autre symbole : découpé grossièrement dans du carton argenté et suspendu à un fil, l’étoile et le croissant des musulmans dansaient doucement dans la brise. Alors, observant plus attentivement les amulettes, je reconnus quelques lettres arabes plus ou moins bien tracées, un alif tordu, un sin à quatre arêtes, un ayn malingre. Je jetais un œil vers les vieillardes : elles arboraient un foulard approximatif.

En Islam, j’étais en Islam !

Je pensais être tombé sur un yogi, mais non, Ong Lep était un faqîr, un « pauvre » de l’islam, un frère soufi ! Je ne le savais pas encore, mais je venais de rencontrer, au hasard d’une innocente promenade, l’unique communauté maraboutique du Royaume khmer. Ces paisibles moines avaient beau être cambodgiens, ils n’étaient ni khmers, ni chinois, ni vietnamiens : j’étais entré au pays des Chams, un pays sans frontière ni drapeau, dont l’existence doit tout à la mémoire et à la fidélité de ses héritiers.

Dès lors, je me passionnai pour un peuple dont je ne connaissais jusque-là que les homonymes : car « Cham », pour moi, c’était la Syrie, Bilad al-Cham2 ; ou c’était la Bible, Cham fils de Noë…

Et voilà que s’ouvraient à mon enthousiasme, quelques jours après le 11-septembre, l’histoire des royaumes disparus du Champa et l’épique épopée d’un peuple qui, tour à tour, a connu la gloire et l’exode, les dieux indiens et la révélation coranique, les persécutions polpotistes et la paix des braves.

1. Diagramme de méditation tantrique constitué de neuf triangles imbriqués autour d’un point central, le bindu. Les quatre triangles qui pointent vers le haut représentent Shiva avec son énergie qui monte. (N.d.É.)

2. Ou « Grande Syrie », avec l’équivalent des États actuels de Syrie, Jordanie, Liban et Palestine. Étymologiquement, le terme signifie « terre de la main gauche », par opposition au Yémen « terre de la main droite ». (N.d.É.)

IIISLAM OU CHAMPA ?

Le rival d’Angkor. – La poussée des fils d’Annam. – Adieu Vijayapura. – Des salafistes aux brahmanistes. – Le Champa aux mille visages.

« Le Champa est mort, sauf en nos cœurs », me dira, en substance, l’Ong Khnuur Kai Tam, chef spirituel de la communauté islamique de l’Imam San. Tout est dit: le Champa est une tragédie. Il est aussi une fidélité.

L’histoire du Champa s’écrit en spirale verticale : vers l’an 1000, c’est l’une des plus puissantes confédérations hindouistes de la péninsule Indochinoise. Étendu le long des côtes de la mer de Chine, ponctué de ports marchands où s’arrêtent commerçants malais, perses ou indiens, le Champa demeure avant tout un vaste État agricole que quadrillent des temples en brique dédiés à Shiva et aux divinités locales. Marco Polo ne manque pas de remarquer son existence : « Une contrée qui a nom Cyamba qui moult est riche terre et ont roi par eux et langage aussi. » Sur ses flancs occidentaux s’épanouit l’Empire khmer d’Angkor, frère jumeau et vrai rival, contre lequel les armées chames s’abattront souvent, allant jusqu’à occuper et piller sa capitale.

Mais la vraie menace ne viendra pas des Khmers, ni d’aucun autre peuple de l’« Asie brune ». Au-delà des frontières nordiques du Champa, une peuplade « blanche » exige bientôt son espace vital: fraîchement libérés de la suzeraineté chinoise, les Viêt entament dès le Xe siècle leur « Poussée vers le Sud ». Dès lors, l’histoire du Champa se résume à une lente et inexorable agonie. Les principautés chames, les unes après les autres, s’écroulent face aux assauts du Dai Viêt: la principauté d’Indrapura commence à s’étioler vers l’an 1000, Vijayapura est rasé en 1471, le Kauthara envahi au XVIIe siècle. À chaque défaite répond une fuite des populations chames, rois, princes, guerriers et paysans, vers les provinces du sud ou les territoires khmers. En 1832, l’ultime royaume cham, le Panduranga, est démantelé par un roi annamite : le Champa sort définitivement de l’Histoire. Mais un mythe naîtra: celui du paradis perdu, du royaume d’espérance, de la terre à jamais promise. Antoine Cabaton1, de l’École française d’Extrême-Orient, le notait sans ambages au début du XXe siècle : « De ce passé lointain et glorieux, les pauvres Chams ont gardé un souvenir puérilement merveilleux et sous forme de chroniques un verbeux radotage où les listes amphigouriques de rois s’accompagnent d’appréciations apocalyptiques. Ces chroniques font bonnement remonter l’empire des Chams, le Nögar Cham comme ils disent, sinon à la création du monde, du moins à des milliers de milliers d’années. »

Les Chams ne sont donc pas simplement un peuple sans État: ils ont perdu jusqu’au bénéfice de résider sur leurs terres ancestrales, désormais peuplées par les fils d’Annam. Certes quelques dizaines de milliers de Chams demeurent encore au Panduranga, noyés dans la masse innombrable des Viêt, mais c’est désormais au Cambodge que se trouve le cœur vivant de la diaspora chame, disséminée en îlots épars le long du Mékong ou du littoral, dans les faubourgs de Phnom Penh, sur les rives méridionales du Tonle Sap et dans l’arrière-pays de Pursat et Battambang.

Les Chams sont aussi un peuple de convertis : tandis que leurs royaumes se délitaient, comme abandonnés par leurs génies protecteurs et leurs divinités telluriques, les réfugiés chams ont bientôt choisi d’embrasser la religion coranique, probablement sous l’influence des Malais du Cambodge, leurs cousins linguistiques. Les conséquences de cette conversion, on l’imagine, sont gigantesques. Avant tout, c’est un changement fondamental de polarité: ce n’est plus vers Vijayapura, leur capitale perdue, que vont regarder les Chams, mais vers la cité sainte de La Mecque. En se faisant musulmans, les Chams resserrent encore les liens avec un univers en pleine expansion, le monde malais, et sa bourgeoisie commerçante, ses docteurs en religion, sa jurisprudence islamique. N’oublions pas que le malais, vers 1600, était alors la lingua franca des marchands d’Asie du Sud-Est, à la fois langue des affaires et vecteur du culte islamique. Fascinant paradoxe : c’est en renonçant à la religion de leurs ancêtres que les Chams du Cambodge, réfugiés au cœur d’un royaume bouddhiste, vont finalement sauvegarder leur singularité. Un jeune Cham de Phnom Penh, qui ne parle plus la langue de ses grands-parents mais pratique avec entrain les cinq prières quotidiennes, me fera un jour cet aveu : « Si je n’étais pas musulman, je serais un Cambodgien comme les autres. »

***

Deux astres brûlants se dessinent sur l’horizon mental des Chams : d’un coté l’islam, de l’autre le Champa. L’alternative est taraudante : participation loyale à l’Ummah ou fidélité envers la terre des ancêtres ? Cette dialectique est essentielle, et l’on verra bientôt qu’il faut la garder à l’esprit, quitte à la dépasser, quand on s’en va visiter un village cham. Elle offre par ailleurs un critère de première importance pour décrire les diverses communautés chames du Cambodge et du Viêt Nam.

On peut ainsi mentalement s’imaginer une abscisse dont les termes seraient « islam » à droite et « Champa » à gauche. À l’extrême-droite de cette ligne, si je puis dire, on placerait les Chams salafistes, nourris aux doctrines rigoristes de la péninsule Arabique. Ceux-là, fort nombreux au Cambodge, n’ont aucune appétence pour les traditions pré-islamiques du Champa, surtout lorsqu’elles s’animent sous le vernis musulman. Prompts à sermonner leurs coreligionnaires, les Chams salafistes ont fini par hériter de sobriquets significatifs : les « cinq fois par jour », les « Koweitiens » ou, parfois, les « Arabes ».

À la gauche des salafistes se tiendraient les Chams fondamentalistes du Tabligh: sortes de Témoins de Jéhovah de l’islam, les missionnaires du Tabligh revendiquent eux aussi un retour aux sources des écrits coraniques et incitent leurs coreligionnaires à imiter jusque dans ses détails les gestes et les vêtements du Prophète (ou de ses épouses). Mais s’ils affirment vouloir ramener les musulmans « égarés » dans le giron de la foi des origines, s’organisant en équipes itinérantes, les tablighi montrent une certaine indulgence envers les célébrations propres à l’islam cham, comme la fête du Mawlid ou la visite des tombes ancestrales, contrairement aux salafistes qui les considèrent comme de blâmables superstitions.

À l’autre extrémité de notre axe islam/Champa se trouveraient des communautés bien différentes : les Chams brahmanistes du centre-Viêt Nam offrent ainsi un visage singulier puisqu’ils sont les seuls à ne pas s’être convertis à l’islam, continuant de pratiquer un hindouisme hétérodoxe (« dégénéré », diraient certains) qui mêle religion des ancêtres et références shivaïtes. Ils sont aussi les seuls à prescrire l’incinération des cadavres, se livrant à l’étrange cérémonie de « transformation du corps mort ».

Légèrement à la droite de ces derniers, les Chams Banî du Panduranga s’affirment musulmans mais communient dans un culte syncrétiste teinté de références chamaniques qui, aux yeux de certains pieux croyants, passerait pour un échevelé associationnisme… On raconte même qu’il arriverait à des Chams Banî de s’adonner à la cochonnaille et à l’alcool de riz…

Progressons encore vers la droite et l’on rencontre les paisibles dévots de l’Imam San et les marabouts d’Oudong dont le centre spirituel se trouve dans le village cambodgien d’O’Russei. Les dignitaires de cette communauté font parfois le pèlerinage à La Mecque, mais ils refusent aussi les cinq prières quotidiennes, vénèrent des bréviaires ésotériques rédigés en alphabet cham et revendiquent fièrement l’héritage culturel du royaume perdu. Afin de se distinguer de leurs frères « orthodoxes » par trop influencés par les modèles arabo-malais, ils se nomment eux-mêmes Cham Champa ou Cham sot (« Chams purs »).

Enfin, campant entre ces groupes au caractère trempé, on trouve une sorte de « majorité silencieuse », constituée par les Chams sunnites qui revendiquent tranquillement leur « chamité » tout en s’abreuvant aux sources traditionnelles de la jurisprudence chaféite, prédominante en Asie du Sud-Est.

Dieu merci, la complexité du monde ne se résume pas à une figure linéaire et il est aussi beaucoup de Chams inclassables, tel ce salafiste versé dans l’étude de l’alphabet cham, ou ce musulman « orthodoxe » que l’on surprendra, la nuit tombée, au cœur d’une cérémonie de possession… À ces lignes de fracture religieuses s’ajoutent aussi les reliquats des anciennes castes : ainsi il est des Chams qui s’affirment Po, c’est-à-dire descendants des rois et princes du Champa ; d’autres seraient des Saeth, issus des castes guerrières, tandis que les Rih formeraient la classe laborieuse… On le voit, l’identité chame se tisse d’attributs pluriels, mouvants, enchevêtrés. Nouvelle rassurante, finalement: le Champa aux mille visages ne se laissera pas réifier, nous promettant à coup sûr d’inédits ravissements.

1. Antoine Cabaton (1863-1942), philologue, un des fondateurs des études insulindiennes. (N.d.É.)

IIINOS MEILLEURS ENNEMIS

Les Chams dévastent Angkor. – L’exode des rois. – Nés d’un chien et d’une truie ? – De redoutables magiciens. – Le 11-septembre.

Un souverain hiératique juché sur un éléphant musculeux ; des Khmers glabres armés de pieux aux lames effilées et ceints de trousses-couilles fanatiquement noués ; des Chams en tuniques, portant un lotus renversé en guise de coiffe, parant les coups ennemis derrière des boucliers à pointe ; puis des navires s’entrechoquant sur des eaux poissonneuses, des hommes déchiquetés par des crocodiles, des mercenaires chinois à barbichette, des danseuses célestes virevoltant au-dessus des flots, un Vishnu à quatre bras… On peut passer des journées entières à s’émerveiller face aux bas-reliefs du temple du Bayon, dont les quatre galeries, sculptées au XIIIe siècle, offrent de saisissants spectacles, à la fois épiques, émouvants et riches d’enseignement. C’est pourquoi il est bon, avant de se frotter aux Chams d’aujourd’hui, de retourner à Angkor pour y découvrir l’apparence des Chams d’antan, ces terribles guerriers qu’un ami khmer aime à nommer ainsi: « Nos meilleurs ennemis. »

Du temple du Bayon, trônant au milieu de la cité d’Angkor Thom, on connaît les mystérieuses tours-visages dévorés par les mousses et l’usure du temps, les statues d’apothéose affirmant l’omnipotence du Roi-Dieu bouddhiste sur les quatre orients de l’Empire khmer. On sait moins que le Bayon est né d’un traumatisme et d’une revanche. Le traumatisme, c’est l’invasion et la mise à sac de la capitale khmère par les armées du roi cham, à l’époque où celle-là s’ordonnait autour du temple vishnouiste d’Angkor Vat. L’Empire khmer, dans la seconde moitié du XIIe siècle, était entré dans une zone de turbulences, se convulsionnant sous le poids des rébellions, des fratricides et des usurpations. Le roi cham Jaya Indravarman IV décide de profiter de cette chienlit: une imposante armada, guidée par un mercenaire chinois, longe en 1177 les côtes de la mer de Chine, pénètre dans le delta, remonte le Mékong et traverse le grand lac de la plaine centrale jusqu’à l’embouchure de la rivière de Siem Reap dont les rives jouxtent la cité d’Angkor. L’effet de surprise est total: la ville tombe aux mains des Chams qui exécutent le souverain khmer avant de la piller et de s’y installer.

L’affront devait être lavé par le sang : un prince khmer organise la résistance, lève depuis les provinces une armée bigarrée qui se lance bientôt à la reconquête d’Angkor. Victorieux des Chams, poussant l’avantage jusqu’à porter l’assaut sur le territoire du Champa qu’il occupe pendant plusieurs années, le prince libérateur est sacré roi en 1181 sous le nom de Jayavarman (septième du nom, selon la numérotation historienne). La stèle du temple Phiméanakas célèbre ainsi ses faits d’armes : « Ayant par sa patience dans l’infortune vaincu dans le combat ce [roi des Chams] dont les guerriers étaient comme un océan sans limites, après avoir reçu le sacre royal, il posséda, par la conquête de Vijaya et des autres pays, la terre purifiée, qui pouvait être dite sa maison. » Le plus illustre des souverains khmers sera aussi un grand bâtisseur dont les œuvres seront autant d’occasions de célébrer le génie militaire : l’université bouddhique de Preah Khan sera ainsi bâtie sur le lieu même de la bataille finale contre les Chams. Une nouvelle capitale royale, Angkor Thom, est fondée, et s’entoure d’une enceinte dont la fonction cumule charge symbolique et impératif de défense, et au centre de laquelle s’élève le Bayon, temple d’État, dont les bas-reliefs relatent les grandes heures de la guerre contre les Chams.