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Comment la mémoire d’une blessure vieille de trente ans qui, jusqu’à preuve du contraire, ne le regardait pas, s’était frayé un chemin jusque dans la caboche de ce môme ? Le temps de l’analyse viendrait.
"Forever Young" est un livre sur les séquelles impensées.
Un village de Provence, août 2023. Sur la colline, les ruelles historiques ne comptent plus une ruine. C’est l’œuvre de Suzanne et Serge. Longtemps, on les a pris pour des fous. Aujourd’hui, le vieux couple a le succès modeste : ce joyau, c’est d’abord aux bénévoles venus du monde entier qu’on le doit. Alors pas question que l’îlot de la Salamandre, le quatre étoiles des chantiers de restauration, devienne le trophée d’un millionnaire !
Polo Etxebarria, vingt ans, entend bien profiter de la dernière saison à sa manière. Son oncle Jean-Phi, un ancien plongeur-démineur reconverti en patron de restaurant prospère, vient de le flanquer dehors. C’est dans son dos que Polo ruse pour infiltrer la petite troupe éclectique et un peu casse pied des pensionnaires de la Salamandre. Quand Bettina, pétulante bénévole, comprend que ce glandeur au sourire ravageur est venu rôder autour d’un silence qui pèse lourd, il est trop tard : le passé de trois familles désunies par un deuil s’écroule déjà, et Bettina, en plein dilemme amoureux, se retrouve aspirée par les événements. Sur ce terrain de mémoires en ruines, le vrai chantier peut commencer.
Tout cela à cause d’un scandale raté pour deux plats de farfalle…
À PROPOS DE L'AUTRICE
Sonia Sehil est franco-américaine et vit actuellement aux États-Unis.
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Seitenzahl: 333
Veröffentlichungsjahr: 2024
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SoniaSehil
FOREVERYOUNGHistoire d’unlieuroman
À Simone
–Il y a un problème technique avec les farfalle.
Bettina leva les yeux vers le serveur, perplexe : le môme, cheveux décolorés et bermuda flottant, lui souriait, pas gêné. Elle saisit la carte qui traînait sur la table pour s’éventer, et sentit le regard de Dan posé sur elle. Dan n’avait sans doute pas compris. Ce n’était pas une affaire de mots : problème, technique, farfalle, le message était à la portée de tout Américain moins dégourdi que Dan avec le français. Là, c’était une affaire de contexte, et Bettina n’avait pas le courage d’expliquer à Dan qu’un surfeur échoué dans l’arrière-pays les prenait pour des imbéciles. Ça sentait le dernier service avant le retour sur la côte. Autrement, pour justifier la lenteur, il n’aurait eu qu’à dégainer une de ces raisons qu’on accepte avec résignation, c’est le banquet à l’intérieur, c’est votre plat que le chef prépare uniquement sur commande, et puis regardez tout ce monde qu’on doit encore placer… Le problème, c’est que tout autour on dînait, satisfait. Un serveur virevoltait entre les tables voisines avec dans son sillon une odeur tenace de rougets grillés, le plat du jour, déposé par dizaines. Pendant ce temps, Bettina et Dan domptaient leur faim avec des ballons de rosé et des coupelles d’olives. Un ciel suintant comme une cloison de hammam emprisonnait la place aux Herbes et une foule amollie s’attardait aux terrasses des arcades, unie par le même vœu, que ça pète un boncoup.
Bettina considérait la fraîche blondeur de son interlocuteur, étrangement altérée par les ampoules multicolores qui couraient au-dessus de sa tête. Il n’était pas de ces serveurs qui bredouillent des excuses et s’enfuient avec les dernières syllabes, et elle tint à saluer son panache :
–Passez donc aux penne, on dit la récolte meilleure, suggéra-t-elle d’une voix forte qui contenait son envie derire.
Elle aurait pu dans la foulée recracher le noyau d’olive qui dansait sous sa langue depuis un bon quart d’heure, Dieu sait où il aurait atterri, mais c’était pousser un peu loin son penchant pour les scandales devant son nouvel amoureux.
Le garçon fut désarçonné. Un pauvre sourire s’accrochait à ses lèvres, sauvé par ses dents éclatantes. Bettina retira son noyau de la bouche, le déposa sagement au sommet d’un empilement qui attestait l’attente.
–Bon, on va avoir du mal à se comprendre, dit-elle en soupirant devant ce glandeur en herbe qui avait déjà perdu le goût du jeu, je vais me charger de conseiller directement votre patron.
Elle se leva, vaguement intriguée par l’expression de condamné heureux qui campait sur le visage du serveur. « Je reviens », souffla-t-elle à Dan en réponse à sa mine embêtée, puis elle se dirigea vers un homme qui était occupé à rassembler des bons de commande derrière le comptoir de la terrasse. Un léger vertige l’obligeait à mesurer ses pas. Elle s’en voulut d’avoir tant bu, car les mots lui échappèrent :
–Ils sont très forts en salle pour couvrir leurs collègues en cuisine, dit-elle en désignant le môme qui, l’ayant suivie, gardait un air imbécile, les mains enfoncées dans les poches de son bermuda, mais on aimerait manger un jour. C’est vous le patron ?
L’homme releva la tête. Deux billes bleues éclairaient son visage tanné et raviné par le soleil. Bettina lui trouva un air d’aventurier devenu prospère. Du genre assumé, qui passe six mois par an dans les eaux turquoise de l’océan Indien.
–Nos deux farfalle aux écrevisses, poursuivit-elle en pointant du menton les papiers griffonnés qui s’empilaient sur le comptoir, apparemment, les pâtes font des simagrées pour cuire cesoir.
L’homme réprima un sourire et balaya machinalement les commandes, sans conviction.
–Pas la peine, je m’en souviendrais. Des farfalle par cette chaleur…
Son regard fila vers le serveur.
–T’as fait quoi de cette commande ?
Bettina se tourna vers l’intéressé qui se donnait beaucoup de mal pour conserver un air innocent.
–Ben… j’ai transmis en cuisine…
–Semblerait que non. Approche.
Le coupable obtempéra.
–T’as fumé ?
–Attends, Jean-Phi…
–T’asfumé.
–J’ai fait une pause, c’est tout ! protesta le serveur. Je sais pas, c’est là que peut-être, si vraiment, dit-il avec toute l’indignation dont il était capable, les yeux et les bras levés vers leciel.
Jean-Phi abandonna ses piles. Il se redressa, posa ses paumes bien à plat sur le comptoir, et prit une longue inspiration qui déploya sa carrure massive. Les fibres de sa chemise hawaïenne subissaient une tension maximale.
–Disparais, dit-il avec calme.
L’autre le regardait sans comprendre. Jean-Phi se fit plus clair :
–Prends tes affaires et barre-toi. Je préviens ta mère. Toi, je te retrouve là-haut plustard.
Ses doigts pianotaient sur le petitzinc.
–Attends, Jean-Phi… Zaze vame…
–Barre-toi.
Bettina sentit un frisson parcourir sondos.
–Mes affaires sont à l’intérieur, risqua le garçon en opérant un léger retrait, le pouce pointé vers l’arrière.
–C’est ça, l’encouragea Jean-Phi sans un regard, déjà occupé à redistribuer les tables en quelques signes de lamain.
Le malheureux se résolut à partir, visiblement accablé. Mais à peine avait-il tourné les talons qu’un rictus victorieux illumina son visage. Témoin de cette transformation, Bettina réalisa alors qu’elle avait sûrement servi d’ultime prétexte pour en finir avec, à l’évidence, un arrangement familial mal embarqué. Difficile au demeurant, au vu de cet échange peu empreint d’amour inconditionnel, de croire les deux protagonistes père et fils. Elle n’avait fait au fond que leur faciliter la tâche, et cette pensée la soulagea. Rien de mieux qu’un peu de théâtre, se dit-elle tout en regardant le garçon disparaître à l’arrière du restaurant, une bonne scène en plein service pour parachever des décisions ralenties par les promesses et le sens du devoir. Bettina n’écartait pas non plus que le patron s’était autorisé ce coup d’éclat excessivement viril pour l’impressionner elle, dans le cas où le bleu de ses yeux ne suffirait pas. Elle n’avait jamais su quoi faire avec les yeux bleus des hommes. Elle se disait parfois qu’à force de fuir ces regards-là, arrivée à quarante-cinq ans, elle n’était peut-être encore jamais allée à la rencontre de son désir.
–J’avais pourtant réduit son service à cinq tables ce soir, entendit-elle dans sondos.
Elle se retourna et constata que l’homme s’était détendu.
–Et moi qui soulignais son excès de zèle il y a deux minutes.
Jean-Phi sourit et prit une gorgée de vin d’un verre posé derrière le comptoir. Il avait repéré Dan resté seul sur la terrasse et lui trouvait un côté Spielberg avec ses lunettes rondes et sa casquette de baseball enfoncée sur des boucles grisonnantes. Il le voyait patron de start-up, à en juger par son tee-shirt au graphisme impénétrable.
–Vous êtes pressés ?
Bettina apprécia qu’on se préoccupe enfin de son estomac. Près d’elle, un petit ventilateur produisait un courant d’air délicieux.
–On attend depuis au moins une heure, rappela-t-elle pour le principe pendant que, d’une main énergique, elle invitait Dan à la rejoindre.
–C’est le fils de ma sœur, dit Jean-Phi sans prêter attention à la remarque.
Il avait saisi deux verres à vin d’un rail suspendu au-dessus de lui. Il fallait bien faire avec l’autre qui avançait verseux.
–Un petit AOP des Cévennes, ça vousva ?
–Je vais d’abord me retaper avec un peu d’eau, si tu veuxbien.
Jean-Phi tira une carafe d’un mini-réfrigérateur et remplit un verre, amusé par cette soudaine familiarité.
–Le plus triste, en vrai, c’est que je lui ai donné ce qu’il voulait.
Bettina planta son regard dans celui de Jean-Phi.
–Ça en avait tout l’air. Unproblème techniqueavec les écrevisses, à la rigueur, avec ça on aurait pu tuer le temps avec des hypothèses, suicide collectif chez les crustacés, vol du bac par un commando végane, bref, alors qu’avec des farfalle… on reste au ras des pâquerettes, dur de penser à autre chose qu’une rupture de stock, et puis pardon, mais des coquillettes auraient fait l’affaire, qui n’en a pas dans son placard, personne ne va croire que le choix des farfalle…
Elle sut s’arrêter à temps. Il allait de soi que ce traquenard à touristes ne faisait pas dans la cuisine moléculaire.
Jean-Phi perçut la pointe de malice dans le sourire de Bettina et en profita pour la regarder franchement : des mèches brunes échappées d’un chignon caressaient sa nuque, ses sourcils fournis gardaient des yeux noirs immenses et son nez droit surplombait des lèvres charnues. Une fine pellicule de sueur satinait sa peau caramel et perlait à la naissance des seins qu’on devinait lourds sous son bustier beige. Elle entreprit de réarranger sa coiffure, et pour ce faire engagea son épaule dans des courbes et des volutes infinies, révélant un tapis de poils ras sous son aisselle, que Jean-Phi intercepta avec gourmandise.
–C’était casse-gueule son truc, conclut-il en riant, désireux de ne pas gâcher cet instant de complicité.
Dan les rejoignit.
–Ça s’arrange, résuma Bettina pour dissiper le malaise qu’elle percevait chezlui.
–Je peux vous préparer deux assiettes en express, enchaîna Jean-Phi, fromage et charcuterie de pays. Offerts par la maison, évidemment… Céleste, cria-t-il sans attendre leur réponse, tu me lances une duo en express s’il te plaît et tu me la sersici !
Céleste, son chef de salle, long et léger comme une libellule, vola en cuisine. Bettina scruta l’heure au poignet deDan.
–On nous invite… lui dit-elle à voix basse, mais on doit bientôt retrouver Sam et les autres…
–We’ll make it, la rassura Dan, guidé par la faim et l’orgueil.
Il s’était bien demandé quelle mouche avait piqué leur serveur qu’il avait vu partir en affichant un grand sourire, mais, ne pouvant compter sur son français qui se désintégrait dans les conversations à plusieurs, il avait préféré suivre de loin les pourparlers avec le maître des lieux. À présent, il faisait de son mieux pour contenir le sentiment de jalousie qui montait.
–Vous êtes avec un groupe ? s’étonna Jean-Phi qui prêtait plus volontiers à ses hôtes des allures de couple illégitime en escapade que de touristes échappés d’uncar.
Dan et Bettina se mirent à rire. Alors Bettina expliqua qu’ils participaient bénévolement à un chantier de valorisation du patrimoine.
–Mais ce soir on a quartier libre.
Jean-Phi l’invita du regard à poursuivre.
–On restaure un bâtiment viticole, sur le site du domaine de Tringal, tu connais peut-être.
Jean-Phi termina son verre d’un trait et le reposa bruyamment sur le comptoir, le visage sombre.
–C’est chez les Tardieu. Vous bossez gratos pour des nababs, on vous l’a dit, ça ? Vous êtes zinzin…
Ce brusque changement d’humeur ne démonta pas Bettina.
–Pas du tout, on est bénévoles pour une association qui intervient à Tringal avec l’aide des pouvoirs publics parce que le bâtiment en question est classé. Et puis, entre nous, on n’a encore jamais vu un seul Tardieu sur le site, à se demander si on sera invités un jour à déguster leurs grands crus, termina-t-elle en portant son verre à ses lèvres.
Jean-Phi préféra sourire à ce trait d’humour. Au fond de lui, il était atterré. La nouvelle route des vins faisait fructifier ses ruines aux frais du contribuable et avec la complicité aveugle d’une ribambelle de bobos qui s’essayaient à la truelle pendant leurs vacances !
–Alors, le vieux Serge, il trimballe toujours ses seaux de mortier dans la région, lâcha-t-il sur un ton neutre tout en plaçant sur le comptoir deux assiettes apportées par Céleste. J’avais cru entendre qu’il fermait.
–Tu connais la Salamandre ?! s’écrièrent ensemble Dan et Bettina.
Il avait visé juste. Les années passant, la Salamandre demeurait le quatre-étoiles des chantiers associatifs. Cuisine locale et bio, maisonnettes perchées abritant des chambres au charme rustique et après-midi libres, tout était réuni pour plaire à des quadragénaires comme ces deux-là, qui avaient perdu le goût des dortoirs, des feux de camp et des spaghetti bolognaise. Ce qui lui échappait en revanche, et il contenait péniblement sa rage, c’est comment Serge s’était laissé entraîner dans les magouilles de Tardieu et de sa clique qui ne juraient que par la Napa Valley.
–Qui ne connaît pas Serge par ici ? répondit-il, le regard absent.
–Tu dois en voir du monde, concéda platement Bettina, sentant le sujet sensible.
–J’ai grandi là. Mais je me suis taillé vitefait.
Vingt ans plus tard, il revenait. À ses invités impromptus installés au comptoir, Jean-Phi raconta comment Zaze, sa sœur, kinésithérapeute à Nîmes, l’avait convaincu de reprendre ensemble Les Deux Tambourins, le bar de leurs parents, ici même, précisa-t-il l’index dirigé vers le sol. Il fallait voir, un établissement à l’agonie dans une petite ville cernée par les causses, engluée dans le chômage et l’ennui. Mais un jour, des subventions se mirent à pleuvoir et on retapa les façades, on planta des commerces dans le centre historique devenu piéton, on balaya sous le tapis l’héritage occitan, cap sur le tout provençal, lavande, poteries et compagnie. Dans la foulée, on rebaptisa les places et les ponts à tour de bras, et voilà comment les habitués de la place de la République, le quartier général des paumés, s’étaient réveillés un beau matin sur la place aux Herbes. Le bar de la famille Tambourin, mal en point, n’avait plus qu’à se laisser porter. Zaze avait insisté, Jean-Phi s’était laissé convaincre pour tenter lecoup.
–Quinze ans déjà, termina-t-il tout en balayant du regard le succès devant lui. Aujourd’hui, l’affaire tourne d’elle-même, ma sœur suit ça de loin, je m’embête pas l’hiver, je ferme. J’ai des parts dans un bar à Val d’Isère et j’y envoie Céleste quand il en a envie.
Il se tut. Il sentait qu’il avait retrouvé la vigueur des commencements, quand il déroulait au tout-venant cette histoire rodée comme une légende locale, au point de se mettre à dos les autres commerçants des arcades qui préféraient étouffer sous les voûtes de leurs caves les raisons de leur réussite. Ces riverains, que des vieilles connaissances, propriétaires depuis des générations. Tous vivotaient sans se plaindre lorsque les façades colorées et les magasins de souvenirs s’étaient mis à progresser dans leur direction. Ils avaient fait bloc contre les offres de rachat qui pleuvaient sur eux après des décennies de décrépitude, particulièrement alertés par les surenchères des investisseurs parisiens, tant et si bien que pas une seule enseigne ne changea de main. Mais quoi d’autre que des fanfaronnades pouvait-on espérer du fils Tambourin, persiflait-on dans son dos aujourd’hui, il nous revient vingt ans plus tard, n’allez pas croire que l’âge l’a bonifié ! Sans l’entremise de sa sœur pour apaiser des rancœurs réciproques dont certaines remontaient à l’école primaire, Jean-Phi n’aurait pas tenu une saison.
–Et en hiver, tu fais quoi ? lui demanda Bettina, le regard fixé sur les fleurs de tiaré qui s’étalaient sur sa chemise.
Les yeux de Jean-Phi se mirent à briller.
–Je vis sur mon onze mètres, et je plonge avec mes vieux potes de la Marine.
Bettina savoura l’information silencieusement.
–Un ancien militaire, se contenta-t-elle de dire dans un souffle, la bouche enflammée par le chorizo.
–Quelque chose comme ça, acquiesça Jean-Phi avec mystère, tourmenté par les lèvres rousses de sa cliente… Je faisais des missions.
Il s’empara d’un chiffon et se mit à astiquer énergiquement le comptoir. Dan tapotait deux doigts contre son verre. Ce mercenaire recyclé en bellâtre des tropiques commençait à l’agacer. Il regarda sa montre.
–On doit partir, Bettina.
–C’estvrai…
Bettina rassembla ses affaires.
–Désolée, c’est un peu rapide, mais on est attendus, dit-elle confuse.
Porte Saint-Gilles, se remémora Jean-Phi tout en saisissant la main que Bettina lui tendait. Le camion, les bénévoles entassés à l’arrière qui chantent Cabrel ou Supertramp, mais sans doute plus Serge au volant.
–Jean-Philippe, dit-il. J’espère avoir rattrapé votre soirée. Bettina, c’estça ?
–Et Dan, dit Bettina, la tête tournée vers son compagnon.
–Enchanté, dit celui-ci, et bonne chance avec le garçon.
–Plutôt avec ma sœur, rectifia Jean-Phi dans un sourire, sa main serrant celle de Dan avec poigne.
Ils traversèrent ensemble la terrasse.
–Je me rends compte que j’ai été très bavard, je ne sais rien devous.
Ils prirent quelques minutes pour remédier à ce déséquilibre. Jean-Phi apprit que Bettina était consultante à Paris en végétalisation de toitures urbaines, comment un métier pareil pouvait-il exister, et que Dan, avocat à Los Angeles, aidait son fils à créer une agence de protection de data, ou quelque chose comme ça, bref, on n’était pas loin de la start-up, voilà. Leur rencontre datait de quelques jours. Ces maigres détails le contentèrent largement, car sur les amours de chantier, son idée était faite : une fois dans le train ou l’avion retour, la vie et la distance faisaient leur travail, et ces deux-là, il ne leur donnait pas deux semaines pour revenir à la raison.
Main dans la main, Dan et Bettina traversaient les rues endormies à pas pressés, préférant la chaussée aux trottoirs étroits obstrués par les voitures. La chaleur ne cédait pas encore à la nuit. Ils avaient beaucoup ri des événements de la soirée, l’énigme des farfalle, l’embrouille avec le tonton adjudant, sa vie tirée d’une télénovela, « avec son allure de barbouze sous couverture » s’était moquée Bettina, ce qui n’avait pas manqué de rassurer Dan, à présent ils parlaient peu. Par ici, les ruelles portaient les stigmates du passé avec leurs façades pelées, jaunies par un éclairage public avare. Les rares commerces actifs avaient tiré leur rideau de fer, d’autres vilaines devantures semblaient cadenassées à jamais.
Une voiture roulait lentement derrière eux. Pour la laisser passer, ils durent s’adosser au flanc d’une camionnette. Bettina chercha un possible accès au trottoir et c’est alors qu’elle surprit une silhouette assise sur le perron d’un immeuble, à quelques mètres d’eux. Un gros sac de sport était posé à ses pieds, sa tête était baissée et ses cheveux jaunes brillaient sous la lueur d’un réverbère.
–Regarde, murmura-t-elle, c’est notre serveur.
Le garçon les avait déjà repérés. Il les interpella, un sourire immense aux lèvres.
–Alors, on s’est bien occupé de vous finalement ?
Il était en train de se préparer un joint.
–C’est ici que tu habites ? lui demanda Bettina sans plus de manières, une fois arrivée à sa hauteur.
Il fit non de la tête. Il alluma son joint puis le tendit à Bettina qui se contenta d’une bouffée légère. Elle avait assezbu.
–Ma mère va metuer.
Bettina contemplait la calotte peroxydée qui couronnait son crâne, un peu déconcertée par le tracé parfait des contours. Dan lui prit le joint des mains avec un regard complice. À la Salamandre, ces choses-là n’arrivaient jamais jusqu’à eux. On les croyait trop vieux. Bettina montra de l’index le sac qui gisait par terre.
–Tu as des projets ?
Leur ancien serveur haussa les épaules.
–Ça va… J’ai de la ressource, se reprit-il en dévoilant la splendeur de ses dents. Et vous, vous faites quoi ?
Bettina scrutait la rue de droite à gauche, désorientée.
–On a rendez-vous à la porte Saint-Gilles…
–Génial.
–On retourne sur le chantier où on est bénévoles, précisa-t-elle avec une pointe d’irritation. Jean-Philippe semblait connaître d’ailleurs, la Salamandre.
Le regard du garçon se fit intense. Pendant quelques secondes, Bettina le sentit perdu dans des pensées. Elle regrettait d’avoir évoqué son oncle. C’était assez maladroit de sa part. Elle s’apprêtait à dire quelque chose qui les tirerait de l’embarras quand il la devança, l’air moqueur :
–Nan, mais la porte Saint-Gilles, c’est juste carrément pas parlà.
Dan confirma l’information dans un juron, le visage éclairé par son téléphone.
–Je vous accompagne si vous voulez, continua le garçon en se levant, le joint calé au coin des lèvres, les yeux rivés sur l’iPhone dernier cri de Dan. Je connais la ville par cœur, on y sera en cinq minutes.
–Ce n’est pas nécessaire, dit Dan qui serrait fort l’appareil dans sa main, méfiant.
Mais leur compagnon avait déjà jeté son sac sur son dos et se mettait en route avec cette façon curieuse de faire avancer ses longues jambes, comme celles d’un pantin. Bettina s’en amusa. Quelque chose dans son attitude, cette désinvolture affichée qui rendait ses pensées inaccessibles, lui rappelait son fils. Alors Dan enfonça son téléphone dans la poche de son jean et le trio fila vers la portesud.
La porte Saint-Gilles se profilait enfin. En chemin, Dan et Bettina avaient eu à répondre à toutes sortes de questions sur les activités du chantier, sur les tâches dévolues aux bénévoles, aux encadrants, et même sur Serge et Suzanne, qui dirigeaient le programme. Bettina décela chez leur guide un caractère vif et une faculté d’analyse surprenante. Encouragée par la jovialité de l’échange, elle voulut percer le mystère de sa coiffure à l’éclat presque mystique, et l’explication l’avait pour le moins sidérée : « Cadeau de rupture, claironna-t-il, une mèche blonde tendue entre deux doigts. Mon ex était apprentie dans un salon. Elle a cru bousiller mon été avec cette coupe de moine punk, mais en fait, c’est le meilleur serre-meufs de ma life ! » C’était d’une crétinerie irrattrapable, mais cela dénotait dans le même temps d’une évidente hardiesse à se sortir du pétrin, et à l’occasion d’en tirer un quelconque avantage.
Au loin, Dan reconnut Sam postée près de l’arche qui délimitait la vieille ville.
–Here they are ! s’écria-t-il en regardant Bettina.
–Vous êtes cool, pour des vieux, lâcha leur jeune compagnon, le visage grave.
Bettina sourit à ce « pour des vieux » bombardé avec naturel.
–Sam ! cria Dan, indifférent à la remarque.
Sam semblait furax. Derrière elle, feux de détresse allumés, la camionnette de Serge stationnait sur un passage piéton. Invariablement en avance aux points de ramassage, Sam n’avait aucune tolérance pour les retardataires, et gare à ceux qui croyaient échapper à son courroux en arrivant juste à l’heure. Cette irascibilité pouvait déconcerter les bénévoles lors du premier convoi, mais très vite le pli était pris, chacun faisant de son mieux pour être ponctuel à la manière de Sam. Elle était par ailleurs d’une telle sollicitude pour tous les autres domaines touchant à la vie du chantier qu’il ne venait à l’esprit de personne de se plaindre de ses accès d’humeur au volant. Dans ces moments-là, elle semblait habitée par le diable. Dan ressentait de l’affection pour elle, à la faveur de leurs origines écossaises communes, mais pas seulement. Il s’était mis en tête d’aborder un jour avec elle cette saillie dans son tempérament serein, et attendait l’occasion.
Sam les repéra. Elle fit trois pas dans leur direction et leur hurla une colère inaudible. Dans son dos, des bénévoles restés sur le trottoir leur faisaient de grands gestes faussement catastrophés. Sam revint vers eux et les expédia dans le fourgon.
–On y va, dit Dan en se retournant vers le gamin, merci encoreet…
Il le trouva tête baissée sur son téléphone, l’air agacé.
–Ta famille s’inquiète pour toi, risqua doucement Bettina.
–OK, ouais, ciao alors, répondit-il machinalement sans relever latête.
Bettina fronça les sourcils. Elle chercha un mot de conclusion à lui dire, mais rien ne luivint.
–Ben oui, ciao alors. Merci de tonaide…
Leur guide ne mettant pas plus de cœur à les saluer, Bettina et Dan tournèrent les talons en échangeant un regard perplexe. Mais alors qu’ils traversaient la dernière rue qui les séparait du groupe, le garçon surgit à leur niveau et les dépassa à grandes enjambées. Il se mit à marcher à reculons pour leur faireface.
–Je peux aider au chantier, dit-il le visage rayonnant, parfaitement sûr delui.
–Hein ? fit Bettina stupéfaite.
Le trio s’était arrêté au milieu de la route, mais Sam qui roulait vers eux les rappela à l’ordre à grands coups de klaxon.
–Je sais faire plein de trucs.
Bettina lâcha un petit rire. Inutile de s’étendre sur sa récente performance de serveur.
–Tu as bien cogité pendant le trajet…
Elle se tourna vers Dan pour sonder sa réaction. Lui aussi s’était pris de sympathie pour ce garçon qui avait l’air d’avoir claqué la porte de chez son oncle et cherchait à retomber sur ses pattes. Et puis cette scène de famille au restaurant avait au fond quelque chose de pathétique et, sans en être responsables, lui et Bettina y étaient pour quelque chose. Enfin, Bettina surtout.
–Il faut parler à Sam, dit-il avec assurance, alors que le fourgon freinait à leur hauteur.
Il regarda Bettina. Ils étaient sur la même longueur d’onde.
–Il y a bien quelques jeunes qui viennent aider ponctuellement, abonda-t-elle...
Elle dut s’interrompre. La portière s’ouvrait. Les deux places avant étaient libres.
–Ben alors les tourtereaux, vous faisiez quoi ? entendit-on depuis l’arrière du véhicule où le reste de la troupe était installé à même lesol.
–Sorry, we got lost ! répondit Dan tout en jetant à Sam un regard qui intimait la clémence.
–C’était moins une ! God Bless you ! réagit-on dans de gros rires.
–Montez ! gronda Sam sans prêter attention au jeune qui les accompagnait, adossé à la portière.
–T’es qui ? aboya-t-elle enfin, l’œil furibond, l’index tournoyant.
–Je rapporte les deux moutons échappés du troupeau et c’est comme ça qu’on me remercie ?
Sam se pencha vers lui, les mains posées sur le volant. Bettina intercepta un échange de regards pétri de sous-entendus.
–Et donc, t’attends une médaille ?
–C’est une longue histoire, intervint Bettina craignant une réplique suicidaire de la part de son protégé, mais pour faire simple, il propose d’aider quelques jours au chantier en échange d’un hébergement. Ça s’est déjà fait,non ?
–Vous vous connaissez d’où ?
–Du restaurant.
Le ton de Bettina était parfaitement serein.
Sam réfléchit un moment. Bettina n’était pas du genre à dérailler, Dan encore moins. Le sourire ravageur que lui offrit le garçon à cet instant acheva de la convaincre.
–We are suffocating here ! hurla-t-on derrièreelle.
–J’en parlerai à Suzanne demain, annonça-t-elle sobrement. On te trouvera un lit pour cette nuit. Au pire, tu feras la vaisselle du p’tit dej avant de partir, au mieux Suzanne t’affectera quelque part pour quelques jours. On y va. It’s fuckinglate.
–Trop cool ! s’écria sa nouvelle recrue qui s’installa à côté d’elle, déposa son sac à ses pieds et fit signe de monter à ses deux bienfaiteurs.
–On va se serrer, t’es pas encore trop grosse.
Pour toute réplique, Bettina lui envoya un grand coup de hanche au moment de s’asseoir.
–Tu vas quand même prévenir Jean-Philippe, dit-elle fermement.
–Hé, je suis majeur.
Sous l’œil inquisiteur de Bettina, il s’exécuta sans autre protestation.
–Voilà, c’est fait, dit-il en rangeant son téléphone dans sa poche.
Dan claqua la portière. On fut enfin prêt à partir. Derrière, ça jacassait. Les plus jeunes entonnèrent une chanson des Beatles, et c’était un massacre.
Sam avalait consciencieusement les lacets de la route départementale qui traversait le causse. Près d’elle, les trois passagers s’absorbaient en silence dans la nuit noire. Une fois engagée dans la ligne droite de la plaine viticole, elle se détendit.
–Au fait, moi c’estSam.
Son voisin resta curieusement muet. Bettina l’interrogea du regard. Il sembla hésiter encore un instant, puis déclara avec un sourire triomphant :
–Appelez-moi Farfalle.
Sur le parking désert qui bordait le hameau de la Salamandre, Polo n’avait rien eu à faire pour se retrouver dans le lit de Sam. Il connaissait ce genre de fille par cœur. La trentaine, une allure délavée, un visage quelconque secouru par un trait délicat – en l’occurrence, les yeux de Sam qui pétillaient d’un bleu lavande inouï –, un sex-appeal condamné au silence comme un acte politique malgré les tétons qui pointent sous un tee-shirt sans âge. À l’intérieur, le feu. Entre elles et lui, ça prenait toujours. Quand il en croisait une, il savait d’avance que toute portion de conversation ne se rapportant pas à leur future partie de jambes en l’air tombait vite dans un désintérêt réciproque. Et on se quittait bons amis à l’aube. Polo médita encore quelques secondes sur cette loi empirique tout en regardant Samantha (qui préférait qu’on l’appelle Sam) dormir sur le ventre, sa joue écrasée contre l’avant-bras. Alors la scène du restaurant lui revint en mémoire. Il se retrouvait là, à la Salamandre, lieu maudit chez les Tambourin, à cause d’une commande oubliée dans sa poche. Sa pause au mauvais moment, son joint sans doute, et surtout ce prétexte pourri autour des farfalle.
–Ce soir, madame, déclama-t-il hilare, elles ne réagissent pas comme d’habitude.
Sam remua en grognant. Du bout des doigts, il effleura ses seins, puis la laissa repartir dans son sommeil. Au loin, le tonnerre grondait. La pluie finit par arriver, giflant sporadiquement la fenêtre par grappes épaisses. À demi allongé sur le lit, Polo observait la course erratique des gouttes qui dégoulinaient sur les carreaux, en choisissait une, puis une autre, pariait sur des fusions de trajectoires, puis le calme revint. Il égrena à nouveau les événements de la soirée, répartis entre chance et calcul, puis s’allongea complètement, content de son sort. « T’as le cul bordé de nouilles, se désespérait Jean-Phi, ça te rend fainéant. » La Salamandre, il y mettait les pieds pour la première fois et c’était bien le dernier endroit où ce lourdingue pouvait l’imaginer.
Au matin, il découvrit par la fenêtre les ruines du château qui coiffait la colline. Le ciel était net, décapé par levent.
Wassila s’essuya les mains, minuscule devant le double évier dont un bac débordait de feuilles de batavia. Par la fenêtre, elle reconnut la voiture de Stéphane Tardieu.
–Suzanne ! cria-t-elle à travers la cuisine, en direction du parvis extérieur.
Sa voix résonna longtemps dans le silence. On avait exceptionnellement fermé les portes à cause du vent. Dans la salle d’hiver, des tartes prévues pour le soir refroidissaient sur le buffet, chacune sous sa cloche de mousseline. Un escadron de mouches s’entortillait au-dessus des cagettes de tomates et d’abricots posées à même le sol. Wassila les chassa d’un coup de torchon et avança vers le recoin depuis lequel on accédait à la réserve. Suzanne y était peut-être descendue pour faire de la place.
–Suzanne ! dit-elle plus fort, le monsieur du vin estlà !
« Je reviens », avait sans doute soufflé Suzanne avant de disparaître pour diverses affaires, mais avec l’habitude, Wassila ne prêtait plus attention à ce refrain matinal qui se mêlait aux sons routiniers du vieux frigidaire, des cocottes et de la chaudière. Autrefois, Suzanne avait dû être un chat. Elle s’effaçait sans bruit et réapparaissait dans des postures immobiles, observant son monde de ses grands yeux verts, comme si au fond, même absente, elle était toujourslà.
Wassila sortit à contrecœur sur le parvis pour accueillir le visiteur. Le mistral lui tapait sur les nerfs. Il soufflait violemment depuis quatre jours. Les dalles de pierres étaient couvertes de prunes écrasées et de feuillages qui crissaient sous les pieds. Les deux bénévoles qui étaient d’astreinte ce matin-là avaient retourné les assiettes et les verres comme demandé, avant de se retirer dans leurs chambres jusqu’à l’heure du repas. Une atmosphère de fin d’été régnait sur l’espace désert que le soleil commençait tout juste à chauffer à travers les ruines du Château. À l’heure du déjeuner, il cognerait plus fort sur les crânes découverts des imprudents dupés par la fraîcheur du vent. Les vieilles canisses que l’on déroulait habituellement au-dessus des tables devraient rester au sol. La veille, une violente bourrasque avait emporté deux morceaux, les envoyant plus bas dans l’ancien enclos des chèvres, d’où d’ailleurs ils provenaient et où prospéraient désormais millepertuis, mélisse et valériane. On n’avait déploré aucun blessé, mais l’incident avait sonné l’alarme. « Retour à l’enclos de départ », avait conclu Suzanne, provoquant l’hilarité générale. Mais depuis ce matin, le vent ne faisait plus rire. Le désespoir avait gagné la table du petit-déjeuner. Certains venaient de découvrir la règle des trois-six-neuf qui dictait la longévité du mistral dans toute la Provence.
–Du coup, on est bons pour trois jours deplus.
–Et si on se réveille avec au septièmejour…
–Balivernes ! avait rugi Serge, ce mythe empoisonne les repas depuis cinquanteans !
C’était la saison de trop, Serge se le répétait chaque matin, et cette lucidité le rendait grincheux par moments. Suzanne tempérait. Depuis le morne été 2020 où la pandémie de covid-19 les avait contraints à garder porte close, tous les deux cogitaient. La réouverture du chantier l’année suivante avait marqué le début d’un sursis qu’ils avaient fixé à deux saisons, cela sans faire part de leurs intentions à leur entourage, afin de ne pas sombrer dans des débats à n’en plus finir. Au terme de cette période, ils avaient attendu le cœur de l’hiver pour annoncer leur décision, mais face à l’immense désarroi de leurs habitués, ils avaient consenti à un ultime effort, par égard pour tous les bénévoles attachés au lieu et navrés de le voir s’éteindre faute de relève. Wassila était de ceux-là, et sur la question du mistral, elle maintenait une position très ferme : en dix ans, tous les épisodes venteux lui avaient paru interminables, à quoi bon compter ?
Tardieu s’était garé à l’entrée du site et montait d’un pas lent vers le bâtiment. Wassila avait peu de sympathie pour ce vigneron qui débarquait sans prévenir pour un oui ou pour un non, et qui se donnait de grands airs avec son SUV bleu pétrole et ses derbies à trous qui claquetaient sur les pavés. On riait un peu de lui dans le village depuis qu’il avait fait main basse sur le domaine de Tringal grâce à l’héritage de sa femme. Son obsession de ramener le succès de Roc d’Anglade, son nouveau rival sur le marché des exportations, à un emballement médiatique, se discutait jusqu’au conseil municipal. Tardieu avait même envoyé son fils espionner les Américains ! On entendait aussi que la conversion vers le bio du coteau où serait le futur Visitor Center, tout comme le projet d’agrotourisme qu’il avait vendu aux élus, n’était qu’une manière de se faire bien voir. Pour Suzanne, Stéphane Tardieu demeurait le petit du voisin qui leur livrait le vin depuis le premier jour, et elle levait les yeux au ciel face à tous ces commérages. Wassila, en revanche, les avalait sans aucune clémence envers le personnage. Elle se dit que Serge pourrait s’occuper de lui. De toute façon, elle ne serait pas d’un grand secours pour réceptionner la livraison que ce monsieur ne remontait d’ailleurs jamais lui-même, à croire qu’il avait quelque chose à se reprocher avec le liquide qu’il réservait au chantier. Et puis personne n’attendait qu’elle se charge de l’intendance. Elle avait proposé son aide pour faire face au départ tonitruant du cuisinier engagé pour la saison, un ancien commis de l’armée fraîchement retraité, mais toujours très sourcilleux, venu avec sa propre balance à aiguilles pour mieux rationner les denrées, sous le regard catastrophé de Suzanne. Après un doux ultimatum de sa patronne, « De grâce, Bertrand, oubliez cette balance ! », Bertrand s’en était allé à l’aube du sixième jour avec son engin de malheur et Wassila avait pris la relève le temps de trouver un remplaçant. L’arrangement s’étendait de fait pour tout l’été, et cela se passait de parole.
–Serge, on vous demande en bas ! Seeeeeeeeeeeeerge ! héla Wassila, les yeux levés vers la colline qui s’érigeait, raide et couverte d’une végétation griffue, depuis une aile du bâtiment.
Là-haut, Serge et son équipe, alignés sur ce pan de garrigue qui chauffait déjà sous le soleil, restaient sourds à son appel. C’était peine perdue, le vent déroutait sa voix. Lounès était avec eux, mais elle avait laissé son téléphone dans leur chambre, quant à grimper par le sentier glissant, avec sa patte folle, c’était impensable. Elle insista d’une autre manière. Par chance, Polo finit par la remarquer : la grand-mère aux cheveux rouges leur criait quelque chose et faisait tournoyer un torchon de cuisine au-dessus d’elle comme les pales d’un hélicoptère.
–Loun, ta femme t’appelle en bas, on dirait.
Polo entamait son quatrième jour à la Salamandre, mais à dire vrai, il ne lui avait pas fallu plus de quarante-huit heures pour faire son trou. Au premier matin, on l’avait accueilli sans chercher à savoir qui se cachait derrière le surnom ridicule de Farfalle, ce qu’il prit pour un très bon signe. Sam l’avait présenté à Suzanne comme une connaissance de Bettina et Dan, gage de moralité dont elle s’était elle-même largement contentée au moment d’empoigner cet amant tombé du ciel, et comme attendu, Suzanne n’avait rien demandé de plus. Bettina qui, attablée devant son café, avait confirmé d’un mouvement de la tête, comprit au regard résolu de Suzanne que le reste de l’histoire lui était complètement égal, c’était fait, Farfalle était pris à l’essai pour le potager, les petits travaux, pourquoi pas là où Serge aurait un besoin, on verrait bien. Cela n’avait pas surpris Dan. C’était son second séjour, il avait tout juste vingt ans la première fois et, à l’époque déjà, Suzanne accueillait des individus arrivés on ne savait d’où ni comment, qui déposaient là pour un temps un fardeau qui était leur affaire. Elle n’exigeait qu’une chose en retour : faire de la relation qu’elle tissait avec chacun une expérience sincère. Sensible à la turbulence qui scintillait au fond des yeux de ce garçon, elle ne dérogea pas à ses principes. Bettina et Dan soutinrent sa posture en éludant les questions des rares curieux sur les circonstances de leur rencontre. Une intuition portait Bettina à croire que cette discrétion devait bien arranger Farfalle, intuition que le zèle qu’il manifesta par la suite vint renforcer. « Il prendra la chambre libérée par le cuisinier », décréta Suzanne en jetant un regard oblique vers une Sam impassible. Détendu comme s’il ne doutait jamais de son étoile, Polo s’était mis immédiatement au travail, saisissant les cagettes de légumes que Serge lui tendait et les empilant à l’entrée de la réserve. Serge n’avait pas vraiment prêté attention à ce nouveau venu qu’il rangeait dans sa tête parmi les bénévoles. À vrai dire, il perdait la mémoire des visages. Il en avait trop vu. S’emparant de la dernière cagette, il remercia Polo, « Tu peux rejoindre les autres, c’est dimanche ». Sur le moment, Suzanne n’avait pas jugé nécessaire de rectifier. Plus tard, Polo avait fait la connaissance de Mo, un petit nerveux enrubanné de dreadlocks, qui assistait Serge et Sam pour la saison. Il l’avait suivi à la carrière, traînant son mètre quatre-vingt-dix et sa calotte peroxydée, et tous les deux se jaugèrent, l’air de rien, pendant qu’ils défonçaient la roche à la masse et enchaînaient des joints. Au retour, déjà inséparables, ils s’étaient arrêtés au bar et avaient passé le reste du dimanche à aligner des demis et des parties de baby-foot avec d’autres jeunes du village. Le matin suivant, pour son premier jour de chantier, Polo accompagna l’équipe des murets sur la colline. La magie opéra sous l’œil vibrant de Serge qui lui confia très vite le rôle d’assistant technique auprès des cas désespérés. Arrivé au soir, seul dans sa chambre, Polo, qui depuis la fin du lycée élevait la glande au rang d’art entre Nîmes et la côte basque où vivait son père, s’était couché fourbu, mais heureux.
Posté accroupi pour mieux sélectionner les pierres plates qui couronneraient son segment de muret, Lounès se redressa et regarda par-dessus son œuvre, vaguement inquiet de ce que Wassila avait à luidire.
–Non, c’est juste une livraison, le rassura Serge qui voyait Tardieu s’approcher du parvis.