Funiculaire pour l'infini - Georges Schwartz - E-Book

Funiculaire pour l'infini E-Book

Georges Schwartz

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Beschreibung

Alliant guerre, art et une pincée de surnaturel, ce roman vous expose la Ville Lumière dans ses heures les plus sombres.

Si vous appréciez l’intrusion du surnaturel dans un contexte réaliste, un sympathique spectre venu de la nuit des temps, Gábor, hante bon nombre de pages. Que vous aimiez ou non le football, plusieurs descriptions hilarantes vous gagneront à sa cause. La joaillerie et l’École des beaux-arts de Paris y donnent une large place aux femmes dominantes, mais laissent entrevoir qu’avec les jeunes filles c’est plus compliqué. L’occupation allemande de la Ville Lumière situe l’action de ce premier roman d’autofiction, et rappelle les tragédies vécues durant cette sombre période.
Venez découvrir Paris comme vous ne l'avez jamais imaginée ! 

À PROPOS DE L'AUTEUR

Né, éduqué et formé en France, Georges Schwartz émigre à 21 ans au Canada.

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GEORGES SCHWARTZ

FUNICULAIRE POUR L’INFINI

Funiculi FuniculàChanson populaire napolitaine composée pour l’inauguration du funiculaire du Vésuve, 1880

Prologue

Paris, septembre1943

Pour une fois qu’il assiste seul à un match de football au Parc des Princes, Alain connaît un retour difficile. La cohue est telle sur le quai du métro qu’il n’a pu se faufiler jusqu’aux wagons et deux rames bondées viennent déjà de lui passer sous le nez. Les adultes forment un mur si compact devant l’adolescent qu’il décide de contourner l’obstacle et ramasse par terre un billet usagé de première classe. Une seule rangée de personnes occupe le milieu du quai, là où doit s’arrêter le wagon rouge. Lorsque la rame suivante arrive, il monte sans bousculade avec les privilégiés. Quelques stations plus loin des places assises se libèrent et il s’assied en face d’une dame. Elle a les jambes croisées, laissant voir ses cuisses suffisamment haut pour entrevoir une jarretelle. Alain se délecte du spectacle auquel il réagit par une vigoureuse érection. Aussi plaisante que soit la sensation, il baisse néanmoins les yeux pour s’assurer que son raidissement n’est pas trop apparent. Horreur, l’extrémité de son pénis dépasse de la jambe de sa culotte courte. Il fait aussitôt écran de ses mains, lève les yeux et ses joues le brûlent de honte quand il s’aperçoit que la dame assise en face l’observe en souriant. Sûre d’être la cause de l’émoi du garçon, par taquinerie ou coquetterie, elle remonte encore un peu sa jupe pour entretenir l’embarrassante érection.

Hélas, à la station suivante un contrôleur fait irruption dans le wagon. Après avoir vérifié les tickets de quelques personnes, il demande à Alain de montrer le sien, puis constate que, daté du jour précédent, il est périmé :

–Ce ticket n’est pas valide. Il va falloir payer une amende. Tu descends avec moi à la prochaine station.

À Paris en 1943, durant l’occupation allemande, ce n’est vraiment pas le moment de se faire remarquer pour un jeune Juif qui omet de porter l’étoile jaune.

–Laissez-le tranquille, réplique la dame d’un ton sévère, il est avec moi. Elle fouille dans son sac à main et en sort un ticket inutilisé qu’elle tend au contrôleur dépité. Il descend seul à l’arrêt suivant.

–Oh merci beaucoup madame, chuchote Alain en se penchant verselle.

–Quel âge as-tu ?

–Treizeans.

–Tu es plein de vigueur pour ton âge. Continue à exposer tes… sentiments, ça pourra te servir à nouveau dans lavie.

I

Paris, juin1946

Peut-on devenir le produit de son imagination ? Peut-on être à la fois soi-même et quelqu’un d’autre ? Victime d’étranges expériences au plus intime de soi ou l’on ne se reconnaît pas soi-même, n’avait rien pour le rassurer. Ce questionnement existentiel ne cessait de le tarauder. Se sachant incapable de résister au besoin irrépressible d’analyser chaque événement sortant un peu de la routine quotidienne pour tenter de déterminer s’il s’agissait d’un rêve éveillé ou de la réalité, il avait décidé d’espacer autant que possible ces périodes aussi troublantes qu’envoutantes et d’en strictement limiter la durée.

Mettez-vous un instant à sa place : il sortait de chez le tailleur italien qui venait de l’arpenter des épaules aux chevilles avec un centimètre hors d’âge pour son premier costume sur mesure, et voilà que rue Vieille-du-Temple, entre la rue du Roi de Sicile et la rue de Rivoli, troublé par une grosse et appétissante jeune femme, tout droit sortie d’un film de Fellini, Alain se sent littéralement transporté de Paris à Rome, ville qu’il n’a pas encore visitée. Il s’imagine vêtu du complet au veston croisé all’ultima moda choisi à la page 17 du magazine Uomo. Il détaille la jeune femme, avec ses mollets ronds aux attaches étonnamment fines pour la corpulence, s’émeut devant l’énorme fessier et perd la tête face à l’opulente poitrine, deux seins culminants, braqués sur lui comme des missiles atomiques conçus par Enrico Fermi.

À tout hasard Alain esquisse un sourire en demi-teinte, façon Joconde dans un jour sans, et se demande aussitôt comment ses frères l’accueilleraient avec cette bombe napolitaine à ses côtés.

–Tu déconnes ou quoi ? Tu l’as pêchée dans un film porno sur les obèses ?

Et puis ses parents, honnêtes croyants, chez qui il se pointe avec elle en clamant d’entrée :

–Je l’aime, je l’adore, je vais l’épouser et même me convertir s’il le faut !

Ragaillardi par cette charge sacrificielle, Alain élargit son sourire, se brillantine le regard… hélas la belle convoitée est déjà passée et c’est une sexagénaire avancée, engoncée dans une robe-sac noire style sac de charbon revu et corrigé par Dior durant une panne d’électricité, avec un châle tricoté grisâtre sur les épaules, chaussée de vieilles savates et de bas noirs usés cachant mal ses varices, genre concierge de retour du marché, qui lui rend son sourire. Soudain coquette, elle vérifie l’homogénéité de son chignon poivre et sel maintenu par deux aiguilles à tricoter, déplie son châle pour laisser entrevoir le galbe déprimé de sa poitrine, qu’elle flatte d’un geste racoleur de vendeur à la sauvette.

Alain, dégrisé, penaud, baisse la tête et accélère le pas. Mais il est aussitôt pénétré par l’image de l’intruse, qui le replonge illico devant le tribunal de ses frères :

–La mémère toute souriante à qui tu parlais, c’est ta dernière conquête ? Elle te paye ou quoi ? Curiosité oblige, il pressent qu’on le suivrait jusque chez elle et imagine le compte rendu :

–Quand Alain vient la voir, elle le fait poireauter devant sa porte pour que les locataires le voient et, dès qu’il entre, elle affiche dans sa vitre « La concierge est occupée ».

Mais non, c’est insensé ! D’ailleurs Alain n’a pas répondu à l’invite. Peut-être a-t-il rêvé toute cette séquence. Pour en avoir le cœur net il s’arrête, se retourne. La pipelette émoustillée en a fait autant et regarde avec toujours autant de concupiscence ce jeunot de seize ans qui lui a fait de l’œil. Plus bas sur la rue il distingue encore au loin la silhouette corpulente, bulbeuse, pour laquelle il aurait d’autant moins hésité à changer de religion qu’il n’est pas croyant.

Un autobus vert démarre en trombe à côté, un couple de touristes très British, carte de Paris déployée en main, l’aborde :

–If you please monsieurr, le Eiffel tower.

Rome vient de foutre le camp, bonjour Paris et la réalité. Il est deux heures moins vingt, faut aller travailler, prendre le métro à Saint-Paul. Le patron fait la tête quand il est en retard.

***

Alain est apprenti bijoutier depuis six mois et comme, après avoir surnagé cahin-caha aux études collégiales, il semble se complaire dans ce choix de carrière, ses parents ont décidé de lui offrir un costume. Bonne occasion de mettre à l’épreuve le tailleur qui leur a été chaudement recommandé, excellent, pas cher, il débute à son compte.et tente de se créer une clientèle. Son nom Martini, aucun lien avec le vermouth, rappela en revanche à Alain sa connexion italienne avec Corradini, le voisin du devant au collège. Il avait entretenu avec lui d’étroits liens de camaraderie, scellés en quelque sorte par le cadeau de grec qu’un jour il lui avait fait. Tiens, lui avait-il dit, je t’offre un livre lu en cachette, duquel je n’ai à peu près rien compris, mais dont je sais que si mon père me surprend avec, il me fichera la volée du siècle. Fils de famille bourgeoise très catholique, Corradini avait parfois agacé Alain par ses affirmations religieuses, auxquelles il répondit tout aussi fermement que les religions avaient toujours été et demeuraient la principale source de conflit entre les hommes. Les Croisades, le massacre de la Saint-Barthélemy et celui des millions de Juifs par le régime hitlérien, constituaient les arguments massue qui avaient fini par ébranler la foi de son copain. Au lieu de s’abstenir dans le doute, celui-ci avait pris le risque insensé d’acheter, chez un bouquiniste des quais de la Seine, un exemplaire usagé et même annoté – probablement par un prof - de L’Être et le Néant, de Jean-Paul Sartre. Un écrivain ironiquement qualifié de « philosophe de café » et traîné dans la boue autour de la table familiale, chaque fois qu’il faisait les manchettes. Aussi, l’exemplaire de son œuvre maîtresse ne sortait-il d’en dessous du matelas que durant les absences du père. Mais, confondu par la complexité d’un langage, de définitions et de concepts auxquels rien ne l’a préparé – en classe du brevet pas encore de philo -, il abandonna sa quête de réponses savantes aux arguments d’Alain. D’ailleurs, peut-être réussirait-il à le désorienter en lui refilant l’indigeste brûlot qu’il accompagna d’une colle :

Connais-tu la définition de l’en-soi ?

–Bien sûr, c’est un habitant de Lens. Un Lensois.

–Mais non, c’est en deuxmots.

–Ah, alors en soie, comme dans chemise en soie ?

–Tu pédales dans la choucroute mon pauvre vieux. En-soi, à l’intérieur de soi, c’est là-dessus qu’il ergote monsieur Sartre. Tu te crois athée, eh bien lis son livre pour savoir ce que ça signifie. Tu m’en donneras des nouvelles.

Alain s’était remémoré la scène vieille d’un an par association d’idées d’une implacable logique cartésienne : Martini, Corradini, Sartre, ça tombait sous le sens. Un sens serpentiforme dont il se rappelait avoir vainement tenté de saisir la sinueuse reptation. Au bout de quelques infructueuses tentatives de lecture, malgré certaines phrases soulignées et annotées dans la marge, il s’était contenté de laisser le livre sur sa petite ta0ble de chevet, afin que tous les membres de la famille soient au courant de ses préoccupations existentielles. À tout hasard il en avait appris deux phrases par cœur : « Le pour soi est ce qu’il n’est pas et n’est pas ce qu’il est. » et « Les objets sont ce qu’ils sont, l’homme n’est pas ce qu’il est, il est ce qu’il n’est pas. », au cas où l’un de ses frères ou son père l’aurait questionné. Hélas, seul le plus jeune avait réagi, lui demandant l’air hilare si le but de l’étalage était de prouver qu’il savait lire. « L’enfer c’est les autres. » se vérifiait. Toujours est-il qu’en souvenir du défi lancé, Alain décida de se replonger dans le livre en allant au travail et chez le tailleur, à défaut de mieux cela lui donnera l’air d’un intellectuel dans le métro. On a le public qu’on peut… quand il est disponible. Le matin, tassé comme dans une boîte de sardines, Sartre se maintient plus bas que la ceinture. À midi il reste sur les genoux, sous le sac contenant le sandwich que le manque de temps oblige à consommer sur rails. Au retour vers l’atelier, Sartre s’ouvre enfin mais personne ne le regarde. Il apprend l’humilité qui appartient à la culture du temps, à l’enfer des autres. D’ailleurs Alain y songe soudain, l’enfer se conjugue à tous les temps : Dans la vie faut pas s’enfer – Enfer un prêtre – Enfer sa résidence secondaire – Enfer son deuil – Enfer à cheval – Enfer une victime collatérale – Enfer du fric – Enfer cadeau – Enfer don de sa personne à la France – Enfer sa valise – Enfer ou pas enfer, that is the question. Bon, ça suffit, on a compris. Arrête d’enfer ! De digression en distraction – un couple s’embrasse à bouche que veux-tu au milieu du wagon -, Sartre ronge son frein, juste à temps pour descendre à la station Cadet. Alain est à deux pas de l’atelier et à vingt mille lieues sous les mers du sujet de L’Être et le Néant. Comment espérer s’y rendre ? Lancer une pétition, demandant à la Société des transports en commun de la région parisienne d’étendre un peu son réseau pour donner aux usagers le temps de le regarder lire, serait déjà un pas dans la bonne direction.

II

Alain avait neuf ans et son frère ainé Jean, douze, quand éclata la Seconde Guerre mondiale en 1939. Avides d’informations sérieuses, ils laissèrent la lecture des journaux illustrés pour enfants à leur cadet, Michel sept ans, et devinrent des fidèles du magazine Match. C’est dans les pages de ce périodique qu’ils découvrirent le vocabulaire militaire, les photos de l’armée française, de la ligne Maginot, des tranchées. Avec la musique martiale jouée à la radio, La Madelon, La Marche Lorraine et Nous irons pendre notre linge sur la ligne Siegfried, le conflit demeurait un phénomène lointain, un ensemble rassurant d’images et de sons qui leur donnait l’impression d’être protégés. Il en fut ainsi jusqu’à la première apparition d’avions allemands aux abords de Paris. Le réveil brutal en pleine nuit, provoqué par le hurlement strident des sirènes accompagné des canonnades de l’artillerie antiaérienne, mit un terme définitif à la quiétude de leur enfance. Il fallut s’habiller précipitamment et descendre se mettre à l’abri dans la cave de l’immeuble de la rue d’Aboukir où ils logeaient. La peur allait faire partie de leur quotidien.

Et puis en 1940 ce fut la débâcle des troupes françaises. Beaucoup de gens fuyaient Paris et se joignaient aux dizaines de milliers qui engorgeaient déjà les routes dans un exode massif vers le sud. Le 17 juin l’armistice est signé. Les parents Kertész (prononcez Kertéss), Béla et Ilona, tiennent un conseil de famille avec le frère, le beau-frère et les sœurs du père, dont le verdict unanime fut de rester à Paris. Tous étaient donc là quand l’armée allemande, la triomphante Wehrmacht, envahit la capitale, mais aucun d’entre eux n’ira la voir défiler au petit matin brumeux sur les Champs-Élysées. On n’est pas masochiste dans la famille. Nul besoin, comme ces grappes de curieux abasourdis, silencieux, en larmes, d’assister à cette reddition funèbre de la France et de recevoir au pas cadencé confirmation de son sabordage. Au début de l’Occupation, par le biais d’une propagande apaisante, les Allemands se présentèrent comme des soldats aimables et civilisés. Sans doute pour leur rendre la politesse, dès l’hiver 1940-1941 il fut décrété par le gouvernement français établi à Vichy que tous les ressortissants juifs étaient tenus de se déclarer auprès des autorités municipales. Le refus de se présenter entraînerait des peines sévères. Exigence qui provoqua un autre conseil de famille : Béla et Ilona s’objectèrent au décret, « pas question de se faire inscrire sur des listes »; les trois sœurs de Béla, Élisabeth, Vera, Irène et son mari évaluèrent que le risque de se faire dénoncer par un voisin malintentionné était trop grand, donc qu’il valait mieux obéir; quant au frère cadet, Imre, il jugea que le moment était venu de répondre à l’invitation pressante de l’occupant d’aller travailler en Allemagne, « c’est en se rendant utile chez eux qu’il serait le plus en sûreté ». Proposition trop osée pour Ilona qui, dans le même ordre d’idées, décida que Béla se réfugierait dans la zone non occupée de France, pendant qu’elle resterait à Paris avec les trois garçons.

D’abord très réticent, M. Kertész convient que le changement de statut des Juifs, exclus de la fonction publique et des professions libérales depuis octobre 1940, fait peser une lourde menace sur son poste au laboratoire d’une entreprise dont les produits chimiques viennent d’attirer l’attention des autorités allemandes. Il démissionne donc. Une partie des économies de la famille servira à payer le passeur en zone libre et les premières dépenses avant que Béla ne puisse s’y trouver du travail. L’autre partie sert à mettre sur pied un petit atelier de confection pour dames dans leur appartement parisien. Excellente couturière, Ilona se révèle également une redoutable femme d’affaires. Elle déniche assez rapidement des commandes chez un industriel en textiles. Suffisamment pour engager deux cousettes arméniennes, deux sœurs dont elle apprend que leurs grands-parents avaient été victimes en 1915 d’un génocide en Turquie. Écoutant leur récit, Ilona ne réussira pas entièrement à chasser l’idée qu’une semblable issue pourrait attendre les Juifs de France. Quoiqu’il en soit, les revenus répondent assez largement aux besoins familiaux.

Les trois frères ont reçu des consignes très strictes : ne pas flâner dans les rues à l’aller ni au retour de l’école; éviter les rassemblements, les disputes; être poli quand elle les envoie faire des achats chez les commerçants du quartier; à part obtenir les meilleures notes en classe, se faire remarquer le moins possible. Mais la situation continue d’empirer, en mai 1941 ont lieu les premières rafles de Juifs qu’on interne dans des camps de concentration. En septembre 1941 s’ouvre au Palais Berlitz à Paris une abominable exposition de propagande antisémite : le Juif et la France. En mai 1942, sans tambour ni trompette, les officiels nazis définissent les modalités pratiques de l’extermination complète des Juifs d’Europe. Immédiatement, le port de l’étoile jaune devient obligatoire pour les victimes désignées. Deux mois plus tard survient la rafle du Vel’d’Hiv, quand 13 000 Juifs sont parqués dans ce vélodrome parisien avant d’être expédiés vers des camps dont les fours crématoires fonctionnent déjà à plein régime. En novembre les Allemands, inquiétés par le débarquement anglo-américain en Afrique, envahissent la zone non occupée au sud de la France. Béla Kertész, en situation irrégulière, doit revenir sur Paris suivant un itinéraire pratiquement clandestin. De retour dans sa famille, il n’est pas question qu’il aille parader à la recherche d’un emploi. Lui, le chimiste spécialisé, va prudemment mettre en veilleuse ses capacités d’analyse et de synthèse pour devenir apprenti coupeur et repasseur à domicile, dans l’atelier d’Ilona.

Mais le pire est à venir en novembre 1943, sous la forme d’un message griffonné à la hâte, porté par un jeune à l’accent parigot qui, l’air insolent, attend son pourboire. Ilona sent qu’il est plus sage de ne pas le lire devant lui – il connait la cause mais peut-être pas le contenu – et lui remet assez d’argent pour couvrir un aller-retour en autobus et un casse-croûte. Ce n’est pas le moment de se faire dénoncer. Anxieuse, elle tend le message à son mari et lui chuchote « attends qu’il s’en aille ». Dès que la porte s’est refermée, Béla déplie la feuille froissée, une vielle facture au dos de laquelle sont écrits au crayon leur nom et leur adresse ainsi qu’une courte phrase en hongrois « Tous arrêtés cette nuit, Irène ». C’est la tragédie familiale dans toute son horreur. La chasse aux Juifs les touche au cœur et maintenant les talonne. Un sentiment d’urgence les saisit, les larmes aux yeux ils conviennent très vite de la nécessité de se cacher. Ne pas s’être déclarés aux autorités ne leur offre aucune garantie, les sœurs de Béla s’appellent aussi Kertész, un nom qui devient lourd à porter. Ilona propose de demander asile aux Horvath, un couple de Hongrois chrétiens avec lesquels Béla a peu d’atomes crochus. Pas vraiment antisémites, ils semblent néanmoins s’accommoder de la position collaborationniste du gouvernement Pétain. « Justement, personne n’ira nous chercher là» s’exclame-t-elle ». Leur appartement est assez grand, le mari a un emploi médiocre dans une manufacture et ils viennent d’avoir un enfant. Mais, question cruciale, oseraient-ils prendre le risque de les héberger ? Aussi, d’accepter de vivre à l’étroit pour une période indéterminée avec cinq personnes ? « Oui, si nous payons notre séjour ! tranche Ilona. Je vais coudre une robe pour leur petite fille, ça fera une bonne entrée en matière, et demain soir nous irons chez eux ».

Ce ne fut pas une tâche facile de les convaincre, de répondre aux arguments fort légitimes. D’abord le manque d’espace, où coucher et comment s’arranger pour faire la cuisine ? Quel effet aurait l’apparition soudaine d’une famille dans l’immeuble ? Où installer la machine à coudre d’Ilona indispensable pour assurer un revenu aux Kertész et est-ce que son bruit pourrait déranger les voisins ? Autant d’obstacles énumérés avant même que les Horvath n’aient répondus à la très essentielle question de fond : étaient-ils prêts à recevoir, à cacher des amis juifs courant un grave danger ? Avant de leur laisser le temps de répondre, Ilona parla d’argent et avança un montant mensuel qui fit sursauter Béla. Comment allait-elle pouvoir payer le tiers de ce que rapportait sa petite entreprise de couture, maintenant que par la force des choses il faudrait la fermer ? Les Horvath se retirèrent dans leur chambre à coucher pour en discuter. Quinze longues minutes s’écoulèrent et, de retour dans la salle à manger, alors que leur air pincé semblait annoncer un refus, la réponsefut :

Nous voudrions bien vous cacher, mais comment est-ce possible dans notre petit appartement ?

Quel soulagement dans le regard que s’échangèrent les Kertész, la planche de salut était à leur portée, il ne restait qu’à démontrer un peu de sens pratique. La chambre à coucher paraît assez large pour placer un autre lit contre celui relativement étroit des Horvath, si ça ne les dérange pas que les deux couples couchent côte à côte.

Oui d’accord, mais les trois garçons ?

On allongera par terre, au pied des lits, deux matelas assez larges pour les trois qu’on ôtera du chemin durant la journée en les poussant sous les lits. La cuisine ? Vous d’abord, nous ensuite. La machine à coudre ? Dans le coin de la salle à manger où elle gênera le moins, avec un tapis en dessous pour étouffer le bruit. Si votre petite fille dort le jour, il suffira de fermer la porte de la chambre. Les locataires de l’immeuble ? Pas de déménagement trop visible. Meubles et vêtements seront livrés en plusieurs jours, de préférence le matin après le départ des hommes au travail.

Ces solutions improvisées rassurent les Horvath dont les visages s’éclairent d’un large sourire. Les deux femmes se jettent dans les bras l’une de l’autre et s’embrassent, les deux hommes s’étreignent.

Merci, merci, nous savions que vous étiez des vrais amis. Nous n’oublierons jamais ce sacrifice que vous faites pournous.

En se dirigeant main dans la main vers la station de métro voisine, encore tout émus d’avoir trouvé un refuge sûr, ils supputent déjà du sort des garçons. Pourront-ils continuer d’aller à l’école, au collège ? À la question de Béla, qui veut savoir où trouver l’argent s’ils doivent fermer leur atelier de couture, Ilona répond que leur petite entreprise fonctionnera autrement. Elle-même continuera à produire les modèles, les deux cousettes arméniennes travailleront à domicile et on cherchera dans le voisinage un endroit où lui pourra se remettre à couper et repasser. Ainsi décentralisée la production pourra continuer à peu près au rythme habituel, sans attirer l’attention de leurs futurs voisins et sans perdre leur source de revenus. Pas question de renoncer à la clientèle d’une grande maison dont eux comme leurs couturières ont le plus grand besoin. Justement pour cette raison ne devrait-il pas être trop ardu de coordonner le travail. Tout au plus faudra-t-il trouver un livreur.

Tiens pourquoi pas le jeune cousin des Arméniennes avec son triporteur, déjà au service de plusieurs commerçants du quartier ? Et, sans reprendre son souffle, en conclusion triomphale de son remue-méninge, elle assène le coup décisif :

Tu as vu la tête des Horvath après leur petit conciliabule, catastrophés, non ? Et leurs sourires épanouis quand nous avons offert des solutions aux obstacles qui paraissaient bloquer l’arrangement. S’ils étaient aussi heureux que nous, c’est parce qu’ils ont besoin de l’argent. Ça demeure notre meilleure garantie, même si ce sont de bons amis.

Pas besoin d’arbitre pour compter jusqu’à dix, le knock-out de Béla était indiscutable. Par son sang-froid, son esprit d’initiative, démontrés au pire moment de l’occupation allemande, alors que leur survie et celle de leurs enfants étaient en jeu, Ilona venait de prendre en main le rôle de chef de famille. Rien ne semblait à son épreuve, sans pour autant altérer sa féminité. On aurait pu penser qu’à plonger ainsi dans l’adversité son visage allait refléter une quelconque tension des muscles maxillaires, une dureté dans le regard, une brusquerie dans le geste, dans le comportement envers son mari, ses enfants, maintenant que tous dépendaient d’elle. Au contraire, si différence il y avait, son assurance fraîchement acquise d’être en mesure de répondre aux défis majeurs du moment lui conférait toutes les caractéristiques de la mère protégeant sa portée. Le regard doux, aimant, le sourire rassurant pour son petit monde, tandis que pour les autres elle avait décidé de paraître toujours pressée, d’aller droit au but et de couper court aux conversations inutiles. Ce serait sa façon de limiter les risques sans être impolie.

***

Comment déménager le strict nécessaire, machine à coudre, lit, matelas, literie, vaisselle, ustensiles de cuisine, vêtements, sans se faire remarquer ? Approché par Béla, le marchand de vins et liqueurs – seul commerçant du quartier à disposer d’un camion fermé – accepta contre honnête rétribution de faire office de transporteur et, pour un léger supplément, offrait l’aide de son employé habitué à manier les tonneaux. Pas question de faire plusieurs voyages, ce serait mercredi matin à sept heures ou pas du tout. Ce genre d’opération inhabituelle se remarque moins le jour des livraisons. À l’heure dite il était sur place au volant de son camion à gazogène. L’essence étant sévèrement contingentée par les Allemands depuis 1941, son véhicule était équipé d’une chaudière sur le côté, laquelle, par la combustion de bois, produisait un gaz qui alimentait le moteur. Pas question non plus de battre des records de vitesse avec cette mécanique androgyne, aussi, à part Jean assis à côté du marchand pour lui indiquer le chemin de l’immeuble des Horvath, le reste de la famille parti en métro, arriva presque en même temps sur les lieux.

Compte tenu de l’espace restreint et des risques encourus, les deux familles n’eurent d’autre choix que d’arriver à une entente cordiale respectant les priorités de chacune. L’entraide en cuisine, l’horaire du coucher dans la chambre commune et celui de l’utilisation de la machine à coudre, les courses et autres petits services, se réglèrent à l’amiable sans trop de peine. Margit Horvath et son mari Laci, doux pacifistes horrifiés par cette guerre, trouvèrent quelque réconfort dans l’instinct de survie manifesté par leurs colocataires. On ne voyait les voisins que la nuit dans la cave durant les alertes. L’organisation mise en place par Ilona tenait le coup et la production n’en fut pas trop affectée. Pour sa part, Béla trouva place dans l’immeuble des couturières arméniennes, une pièce utilisée comme débarras que la concierge, motivée par un bon pourboire, se chargea de remettre en état. Les garçons continuèrent leurs études aux mêmes établissements scolaires, le cadet à l’école primaire et les deux aînés au collège, où le directeur assura qu’ils y seraient en sécurité. Principale différence, il leur fallait prendre le métro alors qu’avant ils s’y rendaient à pied. Le matin ils partaient tous ensemble, alors qu’en fin d’après-midi Michel rentrait le plus souvent seul au grand désespoir d’Ilona morte d’inquiétude. Autre contrainte imposée par l’usage aléatoire de la table de la salle à manger, on permettait à Jean et Alain de rester au collège après les heures de cours lorsque la charge de devoirs pour le lendemain était trop lourde. Encore fallait-il procéder discrètement et sortir de leur classe avec les autres élèves, afin de ne pas attirer l’attention. Même attitude à l’extérieur, rapidement céder sa place assise aux adultes dans le métro, traverser les rues aux passages cloutés, éviter de se chamailler avec les copains et, surtout, ne rien leur mentionner au sujet du déménagement

***

Avant leur arrestation, cela avait été plutôt calme pour les trois sœurs de Béla sur la petite rue du très parisien quartier Ménilmontant, où elles se croyaient en relative sécurité. En effet, bon nombre des Juifs du XXe arrondissement habitaient plutôt Belleville, le quartier voisin qu’elles ne fréquentaient pas. Mais l’illusoire frontière entre les deux ne les protégea nullement des griffes du vorace Commissariat général aux questions juives et de la police parisienne. Quant au quartier du Sentier, où les Kertész vivaient jusqu’en ce fatidique mois de novembre 1943, on y avait vécu dans un calme factice. L’unique coup dur local, l’arrestation avec sa famille d’un camarade de classe d’Alain, provoquée par la stupidité du frère aîné surpris un soir par la police dans un dancing. Contrevenant ainsi au couvre-feu imposé aux Juifs, ce cas ne fut considéré que comme un avertissement à ceux qui enfreignent les règles. Pas vraiment annonciateur de rafles massives…

***

En 1985, pour le quarantième anniversaire du retour des survivants de la Shoah et autres prisonniers et travailleurs réquisitionnés, on apposera une plaque sur la façade de l’hôtel Lutétia à Paris :

« D’avril à août 1945, dans cet hôtel alors transformé en centre d’accueil, fut reçue une grande partie des rescapés des camps de concentration nazis, heureux de retrouver la liberté et les êtres chers auxquels ils avaient été arrachés. Leur joie ne pouvait effacer l’angoisse et la peine des familles de milliers de disparus qui attendirent vainement les leurs en ces lieux. »

À tour de rôle les jeudis ou samedis selon leurs jours sans école, les trois garçons Kertész furent postés devant l’entrée de cet hôtel de luxe faisant le coin du Boulevard Raspail et de la rue de Sèvres. Ils venaient dans l’espoir de voir revenir oncles et tantes dont la famille était sans nouvelles. Béla et Ilona se partageaient les dimanches. Tout heureux d’être sortis indemnes, grâce à l’hospitalité des Horvath, de l’occupation allemande; réinstallés dans leur appartement immédiatement après la Libération de Paris, fin août 1944, et remis au travail, il ne manquait plus que le retour des absents pour que leur bonheur fût complet. C’est Jean qui accueillit Imre, un samedi après-midi à la descente d’un autobus de travailleurs français libérés par les troupes américaines. Quoique pâle, amaigri, vêtu de hardes fripées, son inimitable chevelure restée rousse le distinguait des autres, c’était bien son oncle qu’il allait triomphalement ramener à la maison. Mais pendant qu’Imre attendait son tour de remplir les ultimes formalités, Jean fut bien obligé de lui raconter l’arrestation de ses trois sœurs et du mari d’Irène. En apprenant cela, Imre eut un malaise et Jean dut le soutenir pour qu’il ne s’affale pas sur le sol. On le fit asseoir un peu à l’écart, derrière les paravents sur lesquels étaient épinglées photos et listes de noms des disparus. Il ne put réprimer de profonds sanglots qui le faisaient hoqueter comme un enfant. Une dame de l’organisation vint avec une liste pour qu’il signe en face de son nom. « Ramenez-le en taxi. Dans son état ce sera mieux » intima-t-elle à Jean ».

Aucun autre membre de la famille ne réapparaitra, et c’est l’Annuaire des déportés de France, établi par Serge et Beate Klarsfeld, qui confirmera 33 ans plus tard leur extermination à Auschwitz.

III

Il y a les enfants prodiges. Ceux qui dès l’âge de quatre ans s’attaquent aux équations algébriques du second degré, composent leur premier concerto pour violon, dessinent au fusain des portraits ressemblants, distribuent les cartes avec la dextérité de croupiers de casino ou tirent des penaltys imparables sur les terrains vagues du quartier. Alain n’entrait dans aucune de ces catégories. Quoique doué pour rien, il apprenait assez vite et bien, mais avait cependant la fâcheuse habitude de choisir le pire moment pour faire naître le doute sur ses capacités. Ainsi par exemple, une composition de mathématiques au collège Arago, lui avait valu le trois sur vingt le plus immérité, le plus injuste qui soit. Un pacte fort honnête avec son voisin de devant, Corradini, échanger la solution du deuxième problème contre celle du premier, avait permis au professeur de le piéger. Étant donné la complexité du premier problème, ils n’avaient été que quatre élèves, les deux du banc de devant, lui et son voisin de droite, à remettre des compositions achevées. Mais comme ce dernier, copiant directement sur le brouillon du premier problème, avait mal retranscrit la solution et que de surcroît il l’avait transmise au plus proche élève de la rangée voisine qui lui aussi l’avait fait suivre, le professeur, à la correction, n’avait eu aucune peine à retracer le parcours en ligne droite de l’erreur révélatrice à travers la classe. Aussi, à la remise des notes, il commença par interroger l’élève le plus éloigné qui bafouilla lamentablement tout comme les autres jusqu’au voisin de banc d’Alain. Au fur et à mesure que sa pression augmentait, cet enseignant au visage taurin – cou puissant, épais sourcils charbonneux, poils semblables garnissant oreilles et appendice nasal – les notait selon une courbe inversement descendante : cinq au plus éloigné, quatre au suivant, puis trois, deux et enfin un pour le voisin immédiat. Allait-il condamner Alain à la néantisation ? Au sublime ou redouté zéro, cette valeur ajoutée aux autres chiffres, cette source irrationnelle d’excitation, ce zéro en math qui vous tient plus chaud que le zéro absolu (- 273°), surtout après une paire de gifles du paternel ? Indifférent aux conséquences de son procès modelé sur les rites sanglants de la corrida, alors que nul picador ne dressait sa jurisprudence matelassée devant lui, le juge tauromachique, naseaux fumants, fixait l’adolescent terrorisé. Pourtant, juste avant de se soumettre au supplice annoncé sur tableau noir, il eut une réplique spontanée, comme venue d’ailleurs, dont il fut le premier à s’étonner en la prononçant :

–M’sieur, pourquoi vous m’interrogez pas sur le deuxième problème ? Vous avez dit que très peu d’élèves l’ont complété.

Un moment dérouté par cette virevolte imprévue, le professeur fonça tête baissée en direction de cette affriolante cape dans laquelle il s’attendait tout autant à planter ses cornes.

–Tu veux gagner du temps avant d’étaler ton ignorance devant tes camarades. Bien, bien, je relis l’énoncé du problème…

Se gardant de faire crisser son bâton de craie sur l’ardoise du tableau pour ne pas aiguillonner la bête, Alain s’attela méthodiquement à la tâche. Après chaque équation résolue, il pompait sa mémoire pour trouver la formule suivante et cahin-caha il se rendit jusqu’au résultat final. Pas trop sûr de lui, il fit face au professeur dont l’expression contrariée, les mâchoires crispées, le regard furibond, n’avaient rien pour le rassurer.

–Attends que je vérifie si tu as procédé comme ça sur ta composition… Voyons voir… bon… euh, oui, concéda-t-il à regret. Et alors ?… Je te donne un dix.

Enhardi par sa réussite inespérée, il ose :

–Mais m’sieur vous m’avez donné treize sur la composition.

–Quoi, tu n’es pas content ? Tu veux marchander trois points, eh bien tu les as, je baisse ta note à trois ! (murmure désapprobateur de la classe). Ton voisin qui est encore moins brillant a évidemment copié sur toi et rien ne prouve que tu n’en as pas fait autant sur tes voisins du devant. Je ne sais pas ce qui me retient de te coller un zéro (murmure horrifié de la classe devant tant de mauvaise foi). Silence vous autres !

La menace du zéro l’encorna comme un banderillero victime du taureau. Alain, quatorze ans, payait pour toutes les fois où il avait remis un devoir solutionné à la façon du livre de math plutôt qu’à celle du professeur. Essayez d’expliquer ça aux parents, sans compter que les deux profiteurs de devant ne furent pas interrogés, eux… C’est à partir de ce jour qu’il commença à fabriquer des banderilles acérées multicolores qu’il plantera avant chaque cours de math dans un taureau en peluche caché sous sonlit.

***

Parce que né en Suisse durant un intermède de quelques mois occasionné par l’échéance d’un permis de séjour en France lié à un contrat de travail, Alain est longtemps demeuré pour ses parents dans une zone indéfinie, presque crépusculaire. Une sorte de parenthèse entre son frère aîné, le préféré du père, et son frère cadet, orgueil de la mère, tous deux nés à Paris. Moins doué que le jeune, moins studieux et organisé que le grand, moins naturellement adroit qu’eux, il appartenait à la catégorie des « mais qu’allons-nous faire de lui ? ». Un correcteur de mode d’emploi pour l’insémination artificielle de vaches productrices de lait écrémé 2 % ou un réparateur de préfixes usagés, deux étapes qui mènent directement à l’Académie française, non, vraiment, ça n’aurait eu aucun sens ! En outre, Alain n’était pas son prénom officiel. Le fonctionnaire bernois auquel sa naissance avait été rapportée, aussi sourd qu’allergique au français et praticien exclusif du Schweizer Deutsch, le traduisit par Aloïs sur son acte de naissance. D’origine équivoque, coincé entre le zist et le zest existentiel, Alain semblait se mouvoir à l’aise dans un espace intérieur apparemment vide, bercé comme une algue des profondeurs au gré de courants sous-marins. Consulté, un ami de la famille détermina qu’à seize ans, avec ses doigts de pianiste et son acceptable coup de crayon il pourrait faire un bijoutier et, qui sait, un futur bon parti pour son laideron de fille. À quoi tient un destin, cette fatalité qui fixerait de façon irrévocable le cours d’une vie. Fatalité à laquelle certains vouent une foi aveugle tandis que d’autres l’ignorent sans vergogne. L’être humain est-il libre, ou au contraire soumis à une obscure et irrémédiable sujétion ? Poser la question c’est y répondre. Ce qui permet à tout un chacun le moindrement curieux, de se faire une opinion rationnelle sur le sujet. Ce problème fondamental résolu une fois pour toutes, rendez-vous fut pris en janvier 1946 chez un joaillier-fabricant de la rue La Fayette, François Budai, justement en peine de se trouver un apprenti. Alain fut rapidement confronté aux aspects métaphysiques du métier, tels que balayer l’atelier, faire les courses, et être également l’objet des attentions de la polisseuse près de laquelle on l’avait assis. Elle ne mit pas longtemps à s’enquérir s’il était puceau, question à laquelle ses joues devenues rouge brique donnèrent la réponse idoine.

Arlette, la trentaine avancée, rousse flamboyante aux mollets en console style Louis-Philippe, s’activa rapidement à les frotter le plus souvent possible contre ceux d’Alain. La coloration des joues de celui-ci l’intéressait moins que le soulèvement possible de la peau de mouton, fixée à l’établi, sous l’effet d’une bonne érection. Incertaine – le réceptacle à limailles reposait-il comme il se devait sur les cuisses du garçon ? – elle décida d’en avoir le cœur net. Un jour, immédiatement après une énergique séance de frotti-frotta, l’entreprenante polisseuse lui demanda :

–Irais-tu me chercher une feuille du papier émeri le plus fin sur l’étagère près du vestiaire ?

Le timide « Oui certainement » d’Alain, suivi d’un regard suppliant et d’une totale absence de mouvement, en disait long sur son état physiologique. Oui mais long comment et avec quel coefficient de dureté ? Arlette poussa du coude la bobine de fil de fer placée sur le bras de l’établi, qui roula obligeamment jusqu’au milieu de la peau et, avant qu’il n’ait eu le temps de réagir, plongeant la main soi-disant pour récupérer l’objet elle saisit à travers le cuir son sexe fortement bandé. Alain fut pris d’un léger tremblement, de toute évidence il venait d’éjaculer dans son pantalon. En ramenant la bobine, elle lui fit un sourire radieux et ajouta :

–Je n’ai pas besoin tout de suite du papier émeri. Je viens d’en trouver un morceau qui suffira… en attendant.

Si le respect de traditions sexuelles remontant au bon Saint-Éloi (588-660) constitue un aspect non négligeable de son apprentissage, il n’en demeure pas moins que le bijoutier en devenir doit acquérir certaines habiletés plus spécifiques au travail des métaux précieux. Devenu très attentif au comportement des mains aux longs doigts d’Arlette, Alain découvrait par la même occasion les autres qualités d’une bonne polisseuse. Entourée de bâtonnets, de plumes d’oie, de tripoli, de feuilles de papier émeri allant de rugueux à très doux, de cabrons (baguettes de bois recouvertes de papier émeri) de toutes les formes, carrés, triangulaires, ronds, demi-ronds, elle s’appliquait studieusement à faire disparaître les marques de lime, de scie ou d’échoppe laissées par bijoutiers et sertisseurs de pierres précieuses aux endroits les plus difficiles à atteindre sur les bijoux qu’ils venaient de terminer. Il y avait aussi les fils en écheveau, retenus à l’établi par un crochet, qu’elle enduisait de produits à polir avant de frotter dessus les bijoux, dans un énergique mouvement manuel de va-et-vient qui ne laissait pas Alain indifférent. Lorsque cette longue et rigoureuse phase préparatoire s’achevait, Arlette se dirigeait vers le tour électrique qui, à l’aide de brosses, cônes, meules, disques, feutres et produits de finition, lui permettait de compléter son polissage. Ainsi bagues, boucles d’oreilles, broches, bracelets, colliers, etc., après avoir été débarrassés des résidus de ce traitement préalable par ébullition dans des solutions de nettoyage, puis asséchés dans de la sciure de bois chaude, apparaissaient dans toute leur splendeur, l’or et le platine transformés en miroirs aux surfaces impeccables, les pierres retrouvant l’éclat original que leur avait donné le lapidaire.

Dans ses divagations tant diurnes que nocturnes, dans ses rêves les plus effervescents générés par l’incident de la bobine prétexte, Alain se soumettait ardemment à toutes les phases d’un polissage corporel personnalisé. Hélas Roger, l’ouvrier chargé de lui enseigner les premiers rudiments du métier de bijoutier, le ramenait brutalement sur terre. Pas dupe, quoiqu’installé à un autre établi, et sans doute un peu jaloux des manœuvres d’Arlette, il commentait de façon décapante les bévues du débutant :

–Je t’ai demandé de limer plat, droit, pas d’imiter un dos de chameau.

–Ça un carré ? On dirait un trapèze victime de courbatures.

–Si tu casses tes scies avant même d’entamer le métal, c’est que tu tiens ton porte-scie comme un manche à balai.

Il l’interpellait aussi quand sa tête demeurait trop longtemps tournée vers la polisseuse :

–Hé petit, une lime ne s’use que si l’on s’en sert.

–Viens me montrer le rond tracé au milieu du carré, qu’on voit si t’as les yeux en face des trous.

Alain apprenait à se servir des outils en même temps qu’il lui fallait réussir les exercices imposés. On appuie le métal à travailler – du maillechort peu coûteux pour les apprentis – sur une cheville en bois plantée au milieu de la courbe de l’établi. Il faut tenir le métal serré entre le pouce et l’index en guise d’étau, pour scier ou limer. Au début, tant que la peau ne s’est pas endurcie, ça devient vite douloureux, la prise est moins ferme et les coups de lime ou de scie s’en vont dans les décors, parfois jusqu’à s’infliger des blessures aux doigts. Premier exercice, tailler un carré aux dimensions exigées et aux angles parfaitement d’équerre. Ensuite découper un rond dans le milieu et en tailler un autre qu’il faudra ajuster dans l’ouverture. Un ajustage est réussi quand les deux morceaux encastrés l’un dans l’autre, ne laissent voir aucun jour lorsqu’on les expose à la lumière. Puis viennent les mises en pierre, trous ronds taillés à la scie alignés en bordure du carré, régulièrement espacés et destinés à recevoir des pierres précieuses. Même opération en dessous, mais en plus complexe, les mises à jour : il s’agit de découper en carré à la scie l’envers des trous ronds en créant des facettes lisses tout en s’assurant que les barres laissées entre les carrés soient exactement de même largeur. Travail décoratif qui ajoute du brillant aux pierres et les garde propres quand le bijou est porté. Ce sont là les premiers balbutiements d’un métier d’art qui demande au minimum trois ans de pratique avant de pouvoir se prétendre bijoutier.

Il s’en est fallu de peu pour qu’Alain n’atteigne jamais ce stade, quand le patron engagea un nouvel ouvrier. Un baguiste spécialisé, qu’il décida d’installer à la place d’Arlette, celle-ci héritant d’un établi neuf près du tour à polir. Comme un malheur n’arrive jamais seul, ce nouveau venu, monsieur Girard, allait lui porter la poisse. Au début tout allait bien. Sous son aimable gouverne Alain apprenait les bases de la construction des bagues. Mais aimable, il l’était beaucoup moins avec le chef d’atelier engagé une semaine avant lui, dont il n’aimait pas le nom, Brandenbourg, un étranger quoi. Bonne excuse pour martyriser ce patronyme par tous les moyens à sa disposition. Le premier, une chanson fredonnée en patois ch’timi dont le refrain « Un kon, un kien, une mouk, du brandenbouk » dominait les brefs couplets. Autre variante, les conseils donnés à son élève se concluaient le plus souvent à haute voix par : « Tu ne trouveras pas mieux à la Brandenburg Tür von Berlin » dit avec un accent allemand caricatural. Ou encore, l’air inspiré il philosophait à la cantonade : « On branle, on bourre… pour passer le temps ».