Geneviève - Alphonse de Lamartine - E-Book

Geneviève E-Book

Alphonse de Lamartine

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Beschreibung

Extrait : "L'imagination est un miroir que nous portons en nous et dans lequel se peint le nature. La plus belle imagination est le miroir le plus clair et le plus fidèle, celui que nous ternissons le moins du souffle de nos inventions, et qui est le moins coloré des teintes artificielles et trop souvent fausses de notre fantaisie, que nous appelons notre génie. Le génie ne crée pas, il retrace ; Dieu s'est réservé en tout la création."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

● Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
● Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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Seitenzahl: 433

Veröffentlichungsjahr: 2016

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Préface
I

Avant d’ouvrir par l’histoire de Geneviève cette série de récits et de dialogues à l’usage du peuple des villes et des campagnes, nous devons dire dans quel esprit ils ont été conçus, à quelle occasion ils ont été composés, et pourquoi nous dédions ce premier récit à mademoiselle Reine Garde, couturière et servante à Aix, en Provence. Le voici :

II

J’étais allé passer une partie de l’été 1846 dans cette Smyrne de la France qu’on appelle Marseille, ville digne par son activité commerciale de servir d’échelle principale à la navigation marchande et de rendez-vous aux caravanes de feu de l’Occident, nos chemins de fer ; ville digne, par son goût attique pour toutes les cultures de l’esprit, de s’honorer, comme la Smyrne d’Asie, des souvenirs de grands poètes. J’étais logé hors de la ville, trop bruyante pour des malades, dans une de ces villas, autrefois bastides, sorties de terre dans toute la circonférence de son sol pour donner, avec le loisir du dimanche, la vue de ses voiles et les brises de sa mer à cette population avide de plaisirs naturels, et qui boit la poésie de son beau climat par tous les sens.

Le jardin de la petite villa que j’habitais ouvrait par une petite porte sur la grève sablonneuse de la mer, à l’extrémité d’une longue avenue de platanes, derrière la montagne de Notre-Dame de la Garde, et tout près de la petite rivière voilée de lentisques qui sert de ceinture au beau parc et à la villa toscane ou génoise de la famille Borelli. On entendait de nos fenêtres les moindres mouvements de la vague sur les bords de son lit et sur son oreiller de sable, et, quand on ouvrait la porte du jardin, on voyait les franges d’écume s’avancer presque jusqu’au mur, et se retirer alternativement comme pour tenter et pour tromper dans un jeu éternel la main qui aurait voulu se tremper dans l’onde. Je passais des heures et des heures assis sur une grosse pierre, sous un figuier, à côté de cette porte, à contempler cette lumière et ce mouvement qu’on appelle la mer. De temps en temps, une voile de pêcheur, ou la fumée rabattue comme un panache sur la cheminée d’un bateau à vapeur, glissait sur la corde de l’arc que formait le golfe, et interrompait la monotonie de l’horizon.

III

Les jours ouvriers cette grève était à peu près déserte ; mais les dimanches elle s’animait de groupes de marins, de portefaix riches et oisifs et de familles de négociants de la ville qui venaient se baigner ou s’asseoir entre l’ombre du rivage et le flot. Un murmure d’hommes, de femmes et d’enfants, heureux du soleil et du repos, se mêlait aux babillages des vagues légères et minces comme les lames d’acier poli sur le sable. De nombreux petits bateaux doublaient à la voile ou à la rame la pointe du cap de Notre-Dame de la Garde, ombragée de pins maritimes. Ils traversaient le golfe en rasant la terre, pour aller aborder sur la côte opposée. On entendait les palpitations de la voile, la cadence des huit rames, les conversations, les chants, les rires des belles bouquetières et des marchandes d’oranges de Marseille, filles de Phocée, amoureuses des golfes, et qui aiment à jouer dans les écumes de leur élément natal.

IV

À l’exception de la famille patriarcale des Rostand, ces grands armateurs qui unissent Smyrne, Athènes, la Syrie, l’Égypte à la France par leurs entreprises, et à qui j’avais dû tous les agréments de mon premier voyage en Orient ; à l’exception de M. Miége, agent général de toute notre diplomatie maritime sur la Méditerranée ; à l’exception de Joseph Autran, ce poète oriental qui ne veut pas quitter son horizon parce qu’il préfère son soleil à la gloire, je connaissais peu de monde à Marseille. Je ne cherchais pas à connaître, je cherchais l’isolement pour le loisir et le loisir pour l’étude ; j’écrivais l’histoire d’une révolution sans me douter qu’une autre révolution regardait déjà par-dessus mon épaule pour m’arracher les pages à peine terminées, et pour me permettre un autre drame de la France, non sous la plume, mais dans la main.

V

Mais Marseille est hospitalière comme sa mer, son port et son climat. Les belles natures ouvrent les cœurs. Là où sourit le ciel, l’homme est tenté de sourire aussi. À peine étais-je installé dans ce faubourg, que les hommes lettrés, les hommes politiques, les négociants à grandes vues, les jeunes gens qui avaient un écho de mes anciennes poésies dans l’oreille, les ouvriers même, dont un grand nombre lit, écrit, étudie, chante, versifie et travaille à la fois des mains, affluèrent dans ma retraite, mais avec cette réserve délicate qui est la pudeur et la grâce de l’hospitalité. J’avais les plaisirs sans les gênes de cet empressement et de cet accueil : mes matinées à l’étude, mes journées à la solitude et à la mer, mes soirées à un petit nombre d’amis inconnus, venus de la ville pour s’entretenir de voyages, de littérature et de commerce.

VI

Ces questions de commerce, Marseille ne les rétrécit pas en questions de petit trafic, de mesquine épargne et de parcimonie de capital ; Marseille les voit en grand comme une dilatation et une expansion du travail français et des matières premières de ce travail importées ou exportées de l’Europe à l’Asie. Le commerce, pour les Marseillais, est une diplomatie lucrative, locale et nationale à la fois. Il y a du patriotisme dans leurs entreprises, de l’honneur sur leurs pavillons, de la politique dans leurs cargaisons. Leur commerce est une bataille éternelle qu’ils livrent à leurs risques et périls sur les flots, pour disputer l’Afrique et l’Asie aux rivaux de la France, et étendre la patrie et le nom français sur les continents opposés de la Méditerranée.

VII

Une rencontre inattendue donnait en ce moment une fermentation morale de plus à ces entretiens sur le commerce à Marseille. Un grand économiste, dont le nom venait de surgir nouvellement en France, et qui promettait ce qu’il tient aujourd’hui, bon sens, courage et conscience, M. Frédéric Bastiat, était à Marseille. Il y avait été appelé pour y traiter, dans des réunions publiques, la question du libre-échange, cette révolution du commerce, cette insurrection pacifique de l’intérêt général contre les monopoles partiels, cette liberté des dix doigts de la main contre l’arbitraire du travail. M. Bastiat, que je connaissais de nom et d’œuvre, vint me voir. Il m’engagea à ces réunions. Je connaissais ces questions. Je partageais en grande partie ses opinions sur le libre-échange ; je ne différais que sur l’application plus ou moins rapide et plus ou moins révolutionnaire de ses théories. Je les voulais lentes, graduées et transformatrices, pour donner au travail protégé lui-même le temps de se transformer sans périr. J’assistai à de magnifiques séances où M. Bastiat, M. Reybaud, les députés, les académiciens, les grands négociants de Marseille, luttèrent de bon sens et d’éloquence. Je fus amené à y prendre la parole. On me traita en hôte du pays ; Marseille me nationalisa par son accueil. Cette belle ville devint une patrie de reconnaissance pour moi, comme elle était déjà une patrie de mes yeux. Ces séances accomplies, je repris ma solitude et mon travail dans mon faubourg.

VIII

Un dimanche, au retour d’une longue course en mer avec madame de Lamartine, on nous dit qu’une femme, d’un extérieur modeste et embarrassé, était arrivée par la diligence d’Aix à Marseille, et qu’elle nous attendait depuis quatre ou cinq heures dans une petite serre d’orangers qui faisait suite au salon de la villa sur le jardin. Je laissai madame de Lamartine entrer dans la maison, et j’entrai dans l’orangerie pour recevoir cette pauvre étrangère. Je ne connaissais personne à Aix, et j’ignorais complètement le motif qui pouvait avoir amené cette voyageuse d’une patience si obstinée à nous attendre toute une demi-journée.

En entrant sous l’orangerie, je vis une femme, jeune encore, d’environ trente-six ou quarante ans. Elle était vêtue en journalière de peu d’aisance ou de peu de luxe : une robe d’indienne rayée, déteinte et fanée ; un fichu de coton blanc sur le cou ; ses cheveux noirs proprement lissés, mais un peu poudrés, comme ses souliers, de la poussière de la route en été. Ses traits étaient beaux, gracieux, de cette molle et suave configuration asiatique qui exclut toute tension des muscles du visage, qui n’exprime que candeur et qui n’inspire qu’attrait ; de grands yeux d’un bleu noirâtre, une bouche un peu affaissée aux coins par la langueur ; un front pur de tout pli comme celui d’un enfant ; les joues pleines vers le menton et se joignant par des ondulations toutes féminines à un cou large et un peu renflé au milieu comme le cou des statues grecques ; un regard qui rappelait le clair de lune réfléchi dans une vague plutôt que le soleil de son pays ; une expression de timidité mêlée de confiance dans l’indulgence d’autrui, émanant de l’abandon de sa propre nature : en tout, l’image de la bonté, qui la porte dans son attitude comme dans son cœur, et qui espère la trouver dans les autres. On voyait que cette femme, encore agréable, avait dû être très attrayante dans sa jeunesse. Elle avait encore ce que le peuple, qui définit tout sans phrase, appelle le grain de beauté, ce prestige, cet aimant, ce je ne sais quoi qui fait qu’on attire, qu’on charme et qu’on retient. Son embarras et sa rougeur devant moi me donnèrent le temps de la bien regarder et de me sentir moi-même à l’aise, en paix et en bien-être avec cette inconnue. Je la priai de s’asseoir sur une des caisses d’oranger recouvertes d’une natte d’Égypte, et, pour l’y encourager, je m’assis moi-même sur une caisse en face. Elle rougissait de plus en plus, elle balbutiait, elle passait sa belle main potelée et un peu massive sur ses yeux. Elle ne savait évidemment quelle attitude prendre ni par où commencer. Je la rassurai, et je l’aidai par quelques questions pour lui ouvrir la voie de l’entretien qu’elle paraissait à la fois désirer et craindre.

IX

« Madame… » lui dis-je.

Elle rougit davantage encore.

« Je ne suis pas mariée, monsieur, me dit-elle, je suis fille.

– Eh bien, mademoiselle, voulez-vous me dire pourquoi vous êtes venue de si loin, et pourquoi vous avez attendu si longtemps notre retour pour m’entretenir ? Est-ce que je puis vous être utile à quelque chose ? Est-ce que vous avez une lettre à me remettre de la part de quelqu’un de votre pays ?

– Oh ! mon Dieu, non, monsieur, je n’ai rien à vous demander, et je me serais bien gardée de me procurer une lettre des messieurs de mon pays pour vous, ou de laisser connaître seulement que je venais à Marseille pour vous voir. On m’aurait prise pour une vaniteuse qui voulait se rendre plus grande qu’elle n’est en allant s’approcher des hommes qui font du bruit. Oh ! ce n’est pas cela.

– Eh bien, alors, que venez-vous me dire ?

– Mais rien, monsieur !

– Comment, rien ? Mais rien, cela ne vaut pas la peine de perdre deux jours pour venir d’Aix à Marseille, ni de m’attendre ici jusqu’au coucher du soleil, pour retourner demain d’où vous venez ?

– C’est pourtant vrai, monsieur ; vous devez me trouver bien simple. Eh bien, je n’ai rien à vous dire, et je ne voudrais pas pour un trésor que l’on sût à Aix que je suis venue ici !

– Mais enfin quelque chose vous a poussée à venir ; vous n’êtes pas comme ces vagues que vous voyez qui vont et viennent sans savoir pourquoi. Vous avez une pensée ; vous paraissez spirituelle et vive ; voyons, cherchez bien, quelle a été votre idée en prenant une place dans la diligence d’Aix et en vous faisant conduire à ma porte ?

– Eh bien, monsieur, dit-elle en passant ses deux mains sur ses joues comme pour en faire disparaître la rougeur et l’embarras, et en rejetant ses belles boucles de cheveux noirs humides de sueur derrière son cou, c’est vrai, j’avais une idée, une idée qui ne me laissait pas dormir depuis huit jours. Je me suis dit : “Reine ! il faut te contenter ! tu ne diras rien à personne, tu fermeras ta boutique le samedi soir de bonne heure, tu prendras la diligence de nuit, tu passeras le dimanche à Marseille, tu iras voir ce monsieur, tu repartiras pour Aix le dimanche soir, tu seras le lundi matin à ton ouvrage, et tout sera fini ; tu te seras contentée une fois dans ta vie, sans que tes voisins ou voisines se doutent seulement que tu es sortie de la rue ou du Cours.” »

X

– Mais pourquoi teniez-vous tant à me voir, et comment saviez-vous seulement que j’étais ici ?

– Oh ! monsieur, répondit-elle, voilà : il y a un monsieur à Aix qui est bien bon pour moi, parce que je suis couturière de ses filles et que j’ai été autrefois servante à la campagne dans la maison de sa mère. La famille a toujours conservé de l’amitié et des égards pour moi, parce qu’en Provence les nobles et le pauvre peuple, ça ne se méprise pas, au contraire ; les uns en haut, les autres en bas, mais tous de bon cœur sur le même pavé. Donc, ce monsieur et ses demoiselles, qui savent mon inclination pour la lecture et que je n’ai pas les moyens de me procurer des livres et les papiers, me prêtent quelquefois la gazette quand il y a quelque chose qu’ils pensent pouvoir m’intéresser, comme des gravures de modes, des modèles de chapeaux de femme, des romans bien intéressants ou des vers comme ceux de Reboul, le boulanger de Nîmes, ou de Jasmin, le coiffeur d’Agen, ou des vôtres, monsieur ; car ils savent que c’est tout mon plaisir de lire des vers, surtout des vers qui chantent bien dans l’oreille ou pleurent bien dans les yeux !

– Ah ! j’y suis, dis-je en souriant ; vous êtes poète comme vos brises qui chantent dans vos oliviers, ou comme vos rosées qui pleurent dans vos figues !

– Non, monsieur, je suis couturière, une pauvre couturière de la rue ***, à Aix, et même, je ne rougis pas de vous le dire, je ne me fais pas plus dame que ma mère ne m’a faite ; j’ai commencé par être domestique, et j’ai été dix-huit ans servante et bonne d’enfants chez M. de ***. Ah ! les braves gens ! Demandez-leur : ils me regardent toujours comme étant de la famille, et moi de même. Ce n’est que ma santé qui m’a obligée d’en sortir et de prendre l’état de couturière en gros, seule dans ma chambre avec mon chardonneret. Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Vous me demandiez pourquoi j’étais venue, et comment j’avais su que vous étiez ici.

XI

Il y a huit jours que je lus, dans le journal de Marseille, des vers superbes de M. Joseph Autran adressés à M. de Lamartine. Ces vers m’inspirèrent le désir passionné de voir la personne qui avait inspiré de si belles choses au poète de notre province. Je demandai s’il était bien vrai que vous fussiez en ce moment à Marseille ; on me dit que vous y étiez en effet. Je n’eus plus de cesse ni de repos que je n’eusse accompli mon désir. Je suis venue sans penser seulement que je n’avais ni une robe neuve, ni une coiffure décente, ni rien du costume qu’il m’aurait fallu pour me présenter chez des personnes d’une condition au-dessus de la mienne ; et, maintenant que me voilà, je ne sais plus que dire, et je reste là devant vous comme une aventurière qui vient pour duper d’honnêtes gens. Je ne suis pas cela cependant, monsieur, soyez-en bien sûr, et la preuve, c’est qu’à présent que je vous ai vu et que vous m’avez reçue avec tant de politesse et de prévenance, je m’en vais contente sans rien vouloir de plus de vous que votre réception.

– Oh ! soyez bien tranquille, mademoiselle, lui dis-je, je ne vous ai pas prise une seule minute pour ce que vous n’êtes pas ; votre physionomie est la meilleure des recommandations. Les oreilles se laissent duper quelquefois, c’est vrai, mais les yeux ne trompent jamais ; votre visage est trop transparent de candeur et de bonté pour servir de masque à une intrigante. La nature ne fait pas de si gros mensonges sur les traits. Je me sens aussi confiant avec vous que si je vous connaissais depuis votre berceau. Mais je ne permettrai pas que vous vous en alliez ainsi sans avoir causé un peu plus amicalement avec vous, et même sans vous avoir donné un petit moment d’hospitalité à notre table de campagne. Ma femme, qui s’habille pour dîner, sera aussi enchantée que moi de vous accueillir. Passez la soirée avec nous, et, en attendant l’heure du dîner, racontez-moi un peu comment est né en vous ce goût pour la lecture, ce sentiment pour la poésie et cette passion de connaître les hommes dont vous avez parcouru les ouvrages.

– Je le veux bien, monsieur, dit-elle ; mais ça ne sera pas long. Ma vie se compose de deux mots : travailler et sentir.

XII

« Je m’appelle Reine Garde ; je suis née dans un village des environs d’Aix, en Provence. Je suis entrée toute jeune en condition chez madame de ***, qui avait des jeunes demoiselles. J’ai été bonne d’enfants dans le château ; j’ai grandi avec les jeunes personnes et je les ai vues grandir. Elles me traitaient plutôt comme leur sœur que comme leur servante ; le père et la mère me traitaient presque aussi, à cause d’elles, comme un de leurs enfants. Je n’ai jamais voulu me marier pour ne pas quitter la famille. Pendant que les demoiselles faisaient leur éducation, en allant et venant dans la salle, j’attrapais un bout de leurs leçons. Je lisais dans leurs livres ; enfin, j’étais comme la muraille qui entend tout et qui ne dit rien. Cela fit que j’appris de moi-même à lire, à écrire, à compter, à coudre, à broder, à blanchir, à couper des robes, enfin tout ce qu’une fille apprend dans un cher apprentissage. Je leur taillais moi-même leurs habits ; je les coiffais, à Aix, pour les soirées ou pour les bals ; elles ne trouvaient rien de bien fait que ce que j’avais fait, et, en récompense, quand elles sortaient bien belles et bien parées pour le bal, et que j’étais obligée de les attendre souvent jusqu’à des deux ou trois heures du matin dans leurs chambres, pour les déshabiller à leur retour, elles me disaient : “Reine, tiens, voilà un de nos livres qui t’amusera pendant que nous danserons.” Je le prenais, je m’asseyais toute seule au coin de leur feu, et je lisais le livre toute la nuit, et puis, quand j’avais fini, je le relisais encore jusqu’à ce que je l’eusse bien compris ; et, quand je n’avais pas bien compris tout, à cause de ma simplicité et de mon état, je leur demandais de m’expliquer la chose, et elles se faisaient un plaisir de me satisfaire. C’est comme cela, monsieur, que j’ai lu l’histoire de la pauvre Laurence dans votre poème de JOCELYN. M’a-t-il fait pleurer, une nuit que ces demoiselles l’avaient laissé tout ouvert sur leur table ! Ah ! je disais en moi-même : “Je voudrais bien connaître celui qui l’a écrit !” Vous savez, monsieur, comme dit la complainte :

Qui est-ce qui a fait cette chanson ?
Un marin sous sa toile,
Pendant qu’il carguait sa voile
En revoyant sa maison, etc., etc.

– Oui, lui dis-je, je connais cette complainte du matelot qui signe en action sa poésie, et qui met son nom dans son dernier vers, comme Phidias l’écrivait sous la plante du pied de sa statue, ou comme Van Dyck l’écrit au pinceau sur le collier du chien de tous ses tableaux, afin que le nom de l’artiste vive autant que l’œuvre, n’est-ce pas ? Mais continuez ; comment êtes-vous sortie de cette bonne maison, et que faites-vous maintenant ? »

XIII

Elle reprit :

« Quand les demoiselles se marièrent et que leur mère vint à mourir, il fallut bien me déplacer faute de place. Je ne voulus pas rentrer en condition ; j’avais été trop heureuse dans celle-là, toutes les autres m’auraient paru dures : mon cœur n’y était plus. Le monsieur me fit une petite pension de cinquante écus en mémoire de sa femme ; les jeunes dames me dirent : “Sois tranquille, nous ne te laisserons pas mendier ton pain.” J’avais du courage, j’étais connue et je puis bien dire estimée dans toutes les bonnes maisons d’Aix ; je louai une chambre, avec une petite boutique au-dessous, dans une petite rue écartée où les loyers ne sont pas chers, et je me fis couturière. Je gagne ma vie avec mon aiguille ; on m’aime bien dans l’endroit ; on me donne autant d’ouvrage que j’en peux faire ; je n’ai pas d’ambition ; je vis petitement ; je ne demande que ma nourriture et à épargner quelque petite chose pour le temps où mes yeux s’affaibliront et où je ne pourrai plus coudre aussi vite. J’ai mon oiseau qui me tient compagnie, ou plutôt, reprit-elle, je l’avais, car il est mort ; mais on m’en a donné un autre que j’aimerai peut-être aussi, pas tant que l’autre pourtant. Le dimanche et les jours de fête, je lis ; enfin, monsieur, le temps ne me dure pas. Et puis on est très bon pour moi à Aix. Croiriez-vous que des messieurs comme vous, des messieurs du quartier d’en haut, des hommes instruits, des personnes de l’Académie même, qui savent que j’aime la lecture et que j’ai même écrit dans l’occasion quelques bêtises, quelques vers pour des fêtes, pour celle-ci ou celui-là, croiriez-vous qu’ils ne rougissent pas de s’arrêter quelquefois en passant devant ma porte, d’entrer dans ma boutique, de m’apporter tantôt un livre qu’ils me prêtent, tantôt un journal, et de causer familièrement avec moi comme si j’étais quelqu’un ? Ah ! c’est un bon pays pour le monde que notre pays d’Aix ! Je ne crois pas qu’il y en ait deux comme celui-là. »

XIV

« – Ah ! vous écrivez des vers, mademoiselle Reine ? lui dis-je en souriant ; je m’en serais douté rien qu’à vos beaux yeux rêveurs. Il n’y a jamais de ciel sans nuages ; les rêves et les vers sont les nuages colorés de ces beaux yeux. Eh bien, voyons ; je n’en écris plus, moi, mais je les aime toujours, les vers ; c’est le bon temps de la pensée, on aime toujours à y revenir. Vous souviendriez-vous, par hasard, de quelques-uns de ceux que vous avez composés, et seriez-vous assez complaisante pour me les réciter en attendant le dîner ? Voyez, la place est belle pour cela : le soleil qui se couche, la mer qui résonne dans l’oreille en roulant et en remportant à chaque vague ses coquillages, bruissant comme une jeune fille qui chante en s’accompagnant de ses castagnettes ; ces orangers qui laissent tomber sous la brise leurs gouttes de fleurs blanches sur vos cheveux noirs, et un étranger qui fut autrefois poète, seul avec vous et assis devant vous pour vous écouter, et qui aime d’avance votre voix : cela ne vaut-il pas tout un auditoire d’académie à Aix ou à Marseille, ou même à Paris ?

– Je n’oserai jamais, dit Reine en levant le globe de ses yeux vers les feuilles sombres de l’oranger, comme si elle eût cherché un oiseau dans les branches. Ah ! non, jamais je n’oserai ! Mais tenez, monsieur, j’en ai là quelques-uns que j’ai écrits dans différents temps à mon loisir pour les montrer à M. Autran, s’il m’en demande. J’aime mieux que vous les lisiez vous-même que si je les lisais de vive voix ; cela me fera moins honte. »

Et elle tira de sa poche trois ou quatre petites pièces de vers alignés sur du gros papier et froissés par son étui, son dé et ses ciseaux dans le voyage. Pendant que je les lisais tout bas, elle s’essuyait le front avec son tablier et détournait la tête en regardant le fond de l’orangerie, de crainte de lire quelque impression défavorable sur ma figure.

XV

J’étais étonné et touché de ce que je lisais. C’était naïf, c’était gracieux, c’était senti, c’était la palpitation tranquille du cœur devenue harmonie dans l’oreille ; cela ressemblait à son visage modeste, pieux, tendre et doux ; vraie poésie de femme, dont l’âme cherche à tâtons, sur les cordes les plus suaves d’un instrument qu’elle ignore, l’expression de ses sentiments. Cela n’était ni déchirant ni métallique comme les vers de Reboul ; ni épique et étincelant tour à tour de paillettes et de larmes comme Jasmin ; ni mignardé comme les strophes de quelques jeunes filles, prodiges gâtés en germe par l’imitation. C’était elle, c’était l’air monotone et plaintif qu’une pauvre ouvrière se chante à demi-voix à elle-même, en travaillant des doigts auprès de sa fenêtre, pour s’encourager à l’aiguille et au fil. Il y avait des notes qui pinçaient le cœur et d’autres qui ne disaient que des airs vagues et inarticulés. L’haleine s’arrêtait à la moitié de l’aspiration, mais l’aspiration était forte, juste et pénétrante jusque dans l’âme et jusqu’au ciel. On était plus ému encore qu’étonné. C’était la poésie à l’état d’instinct, la poésie du peuple telle qu’elle est partout où elle commence, quand on ne lui prête pas encore la voix de l’art. Une monotonie triste, une romance à trois notes, sept ou huit images pour exprimer l’infini.

XVI

Je remis les papiers à Reine, en lui disant la simple vérité pour toute flatterie, c’est-à-dire qu’il y avait des choses charmantes dans ses vers, et qu’elle avait reçu véritablement de Dieu deux dons excellents : le don de sentir juste et d’exprimer gracieusement, et puis le don des dons, le don des larmes dans la voix, mais que j’étais bien loin de lui conseiller d’imprimer encore un recueil de ses poésies, qui n’étaient, comme certaines eaux, bonnes à boire, qu’à la source.

« Ah ! monsieur, s’écria-t-elle, que dites-vous là ? je n’y ai jamais pensé. Moi, faire des livres ! Mon bon ange lui-même se moquerait de moi. Je n’ai écrit cela que le dimanche, pour me désennuyer, au lieu d’aller à la promenade. Ces messieurs d’Aix ne le savent seulement pas. Quand on vit toute seule comme moi dans sa chambre, on a quelquefois besoin de se parler tout haut pour se convaincre qu’on vit. Eh bien, monsieur, ces vers, c’est mon parler tout haut à moi seule. Lorsque je suis trop triste, je me reconsole un moment ainsi.

XVII

– Vous êtes donc quelquefois triste ? lui demandai-je avec un véritable intérêt.

– Pas souvent, monsieur ; grâce à Dieu, je suis de bonne humeur ; mais, enfin, tout le monde a ses peines, surtout quand on n’a ni parent, ni famille, ni mari, ni enfants, ni nièce autour de soi, et qu’on remonte le soir toute seule dans sa chambre pour se réveiller toute seule le matin, et n’entendre que les pattes de son oiseau sur les bâtons de sa cage ! Encore s’ils ne mouraient pas, monsieur ! s’ils étaient comme les perruches ou les perroquets qu’on voit sur le quai du port, à Marseille, et qui vivent, à ce qu’on dit, cent et un ans, on serait sûr de ne pas manquer de compagnie jusqu’à la fin de ses jours ! Mais vous vous y attachez, et puis cela meurt ; un beau matin vous vous réveillez et vous n’entendez plus chanter votre ami près de la fenêtre ; vous l’appelez des lèvres, il ne répond pas ; vous sortez du lit, vous courez pieds nus vers la cage, et qu’est-ce que vous voyez ? Une pauvre petite bête, la tête couchée sur le plancher, le bec ouvert, les yeux fermés, les pattes roides et les ailes étendues dans sa pauvre prison ! Adieu ! tout est fini ! Plus de joie, plus de chansons, plus d’amitié dans la chambre ; plus personne qui vous fête quand vous rentrez ! Ah ! c’est bien triste, monsieur, croyez-moi ! »

Et elle refoula deux larmes qui se formaient sous sa paupière.

« Vous pensez à votre chardonneret, mademoiselle Reine ? lui dis-je.

– Hélas ! oui, monsieur, dit-elle avec honte, j’y pense toujours depuis que je l’ai perdu comme cela. Quand on n’a pas beaucoup d’amis, voyez-vous, on tient au peu que le bon Dieu nous en laisse ! Celui-là m’aimait tant ! Nous nous parlions tant, nous nous fêtions tant tous les deux ! Ah ! on dit que les bêtes n’ont pas d’âme ! Je ne veux pas offenser le bon Dieu ; mais si mon pauvre oiseau n’avait pas d’âme, avec quoi donc m’aurait-il tant aimée ? avec les plumes ou avec les pattes peut-être ? Bah ! bah ! laissons dire les savants ; j’espère bien qu’il y aura des arbres et des oiseaux en paradis, et je ne crois pas faire mal pour cela encore. Est-ce que le bon Dieu est un trompeur ? Est-ce qu’il nous ferait aimer ce qui ne serait que mort et illusion ?

– Est-ce que vous n’avez rien écrit, Reine, sur ce chagrin qui paraît vous serrer le cœur ?

– Si, monsieur ; pas plus tard que dimanche dernier, en regardant sa cage vide et le mouron séché qui y pendait encore, et en me sentant pleurer, je me suis mise à lui écrire des vers, à mon pauvre chardonneret, comme s’il avait été là pour les entendre. Mais je n’ai pas pu les finir, cela me faisait trop de mal.

– Dites-moi ces vers, ou du moins ceux dont vous vous souvenez, ici, là, peu importe, c’est le sentiment que j’en veux, ce ne sont pas les rimes. »

Elle chercha un moment dans sa mémoire, puis elle dit d’une voix émue et caressante, comme si elle avait parlé à l’oiseau lui-même :

Vers à mon chardonneret

Toi dont mon seul regard faisait frissonner l’aile,
Qui m’égayais par ton babil,
Hélas ! te voilà sourd à ma voix qui t’appelle,
Cher oiseau ! la saison cruelle
De ta vie a tranché le fil !
Ne crains pas que l’oubli chez les morts t’accompagne
Ô toi le plus doux des oiseaux !
Tu fus pendant six ans ma fidèle compagne,
Oubliant pour moi la campagne,
Ta mère et ton nid de roseaux !
Moi je fus avec toi si vite accoutumée !
Nos jeux étaient mon seul loisir ;
Lorsque tu me voyais dans ma chambre enfermée,
Tu chantais. À ta voix aimée,
Mon ennui devenait plaisir !
Dans ta captivité je semblais te suffire,
Tu comprenais mes pas, ma voix,
Mon nom même, en ton chant tu savais me le dire ;
Dès que tu me voyais sourire,
Tu le gazouillais mille fois !
Oh ! notre vie à deux ! qu’elle était douce et pure !
Oh ! qu’ensemble nous étions bien !
Le peu qu’il nous fallait pour notre nourriture,
Je le gagnais à la couture ;
Je pensais : « Mon pain est le sien ! »
Je variais tes grains ; puis en forme de gerbe
Cueillie au bord des champs d’été,
Tu me voyais suspendre à ta cage superbe
Un cœur de laitue, un brin d’herbe
Entre les barreaux becqueté !
Que ne peux-tu savoir combien je te regrette !
Hélas ! ce fut à pareil jour
Que tu vins par ton vol égayer ma chambrette,
Où maintenant je te regrette
Seule sans cette ombre d’amour !

Et cela finissait par deux ou trois strophes plus tristes encore, et par un espoir de revoir au ciel son oiseau enseveli pieusement par elle, dans une caisse de rosier, sur sa fenêtre, fleur qui inspirait tous les ans au chardonneret ses plus joyeuses et ses plus amoureuses chansons. Je regrette de les avoir égarées en quittant Marseille.

XVIII

Je remerciai Reine de la complaisance qu’elle avait eue de m’ouvrir ainsi son cœur, où l’amour d’un oiseau tenait une si grande place. Madame de Lamartine entra, l’accueillit avec cette cordialité tendre qui enlève toute timidité à une étrangère, et la mena dîner avec nous sous un lentisque où le vent de mer rafraîchissait et chantait des airs aussi doux que l’ombre du chardonneret de Reine dans son oreille de poète. Accoutumée à vivre avec les paysannes de Saint-Point et de Milly, ma femme n’avait qu’à changer le paysage pour se croire encore avec ces compagnes habituelles de sa vie des champs. Reine l’aima du premier coup d’œil, s’y attacha par la conformité des bons cœurs, et n’a pas cessé de lui écrire depuis, une ou deux fois chaque année, pour lui envoyer des vœux et des souvenirs renfermés dans de petits ouvrages à l’aiguille de sa main.

XIX

Après le dîner, nous allâmes nous asseoir tous les trois sur les bancs d’une barque vide échouée au bord de la mer. Nous reprîmes notre conversation de vieille connaissance avec Reine Garde, tout en jouant avec l’écume qui venait mourir contre la quille ensablée du bateau.

Vous aimez donc beaucoup à lire, et il faut que vous ayez beaucoup lu pour avoir appris ainsi toute seule à si bien parler votre langue et à exprimer en vers si harmonieux vos expressions ?

– Oh ! oui, madame, dit Reine ; lire est mon plus grand plaisir après celui de prier Dieu et de travailler pour obéir à la loi de la Providence. Quand on s’est levé avec le jour et qu’on a cousu jusqu’à ce que l’ombre ne vous laisse plus distinguer un fil noir d’un fil blanc, on a bien besoin de reposer un peu ses doigts et d’occuper un peu son entendement. Nous n’avons pas de sociétés, nous autres ; nous n’avons que quelques bonjours et bonsoirs sur le pas de la porte avec les voisins et les voisines, et puis tout le monde rentre, les uns pour préparer le souper, les autres pour coucher ou allaiter leurs enfants ; ceux-ci pour se délasser en famille, ceux-là pour s’endormir et se préparer au travail du lendemain. Il y en a aussi qui s’en vont dans les lieux où l’on perd son temps et sa jeunesse, les guinguettes, les cabarets, les cafés. Que voulez-vous que les filles honnêtes comme nous fassent alors du reste de la soirée, surtout en hiver, quand les jours sont courts ? Il faut bien lire ou devenir pierre à regarder blanchir ses quatre murs ou fumer ses deux tisons dans le foyer.

– Mais que pouvez lire ? demanda ma femme.

– Ah ! voilà le mal, madame, répondit Reine ; il faut lire, et on n’a rien à lire. Les livres ont été faits pour d’autres. Excepté les Évangélistes et celui qui a écrit l’Imitation de Jésus-Christ, les auteurs n’ont pas pensé à nous en les écrivant. C’est bien naturel, madame, chacun pense à ceux de sa condition. Les auteurs, les écrivains, les poètes, ceux, en un mot, qui ont fait des poèmes, des tragédies, des comédies, des romans, étaient tous des hommes d’une condition supérieure à la nôtre, ou du moins qui étaient sortis de notre condition obscure et laborieuse pour s’élever à la société des rois, des reines, des princesses, des cours, des salons, des puissants, des riches, des heureux, des classes de loisir et de luxe, dans leur temps et dans leur pays.

– Ils devaient en avoir les idées, en rechercher l’élévation de science et de goût, en parler la langue, en peindre les mœurs. Or, cette intelligence, cette science, ce goût perfectionné, délicat et capricieux des hautes classes ; cette langue, ces mœurs, ne pouvaient être les vôtres, à vous, pauvres gens, surtout au commencement et avant que l’éducation donnée au peuple vous eût apprivoisés aux belles choses. Les anciens avaient bien des esclaves, Épictète, Ésope ou Térence, qui devenaient littérateurs, philosophes et poètes ; mais ils n’avaient pas une littérature des esclaves. Ils avaient Socrate, mais qui avait besoin d’être expliqué au peuple par Platon ; Platon, qui avait besoin d’être débrouillé par des disciples encore bien savants ; Cicéron, qui n’écrivait que d’après Platon et pour les Scipion, les Atticus, les lettrés les plus consommés et les plus fins de Rome ; Virgile, qui récitait ses pastorales aux princesses de la cour d’Auguste, mais que les vrais bergers et les vraies bergères n’auraient pas comprises ; Horace, qui ne chantait que le vin, le loisir, l’amour licencieux, pendant que le peuple de son Tibur buvait ses propres sueurs avec l’eau de ses cascades. Il en buvait le murmure, lui, par ses oreilles ; mais les laboureurs, les ouvriers, les tailleurs de pierre romains, n’en buvaient que l’eau claire. Ses vers étaient si contournés, si remplis de doubles sens et de figures empruntées à la Grèce et à l’histoire, que le peuple de son temps ne pouvait ni le chanter ni le comprendre. Il en a été de même depuis presque partout.

– C’est vrai, dit Reine, excepté Robinson et la Vie des Saints, qu’est-ce donc qui a été écrit pour nous autres ?… Ah ! il y a encore Télémaque et Paul et Virginie, ajouta-t-elle ; c’est vrai, c’est bien amusant et bien touchant, surtout Paul et Virginie. Mais, cependant, Télémaque traite de la manière dont il faut s’y prendre pour gouverner un peuple, et cela ne nous regarde guère ; et ce livre a été écrit pour l’éducation du petit-fils d’un roi ; ce n’est pas notre état à nous, n’est-ce pas, madame ? Quant à l’autre, il touche bien le cœur de tout le monde ; il dit bien comment on s’aime, comment on ne peut pas vivre l’un sans l’autre, comment on désire se marier ensemble pour être heureux, et comment on est séparé par des parents ambitieux qui veulent plus de biens que de bonheur pour leurs enfants. Mais enfin mademoiselle Virginie est la fille d’un général ; elle a une tante qui en veut faire une femme de qualité ; on la met au couvent pour cela ; toutes ces aventures, bien belles cependant, ne sont pas les nôtres. Ce sont des tableaux de choses que nous n’avons pas vues et que nous ne verrons jamais chez nous, dans nos familles, dans nos ménages, dans nos états. C’est plus haut que notre main, madame, nous n’y pouvons pas atteindre. Qui est-ce donc qui fait des livres ou des poèmes pour nous ? Personne ! excepté ceux qui font des almanachs, mais encore qui les remplissent de niaiseries et de bons mots balayés de l’année dernière dans l’année nouvelle ; ceux qui font des romans que les filles sont obligées de cacher aux mères de famille honnêtes, et ceux qui font des chansons que les lèvres chastes se refusent à chanter. Je ne parle pas de M. Béranger, qui en a bien, dit-on, quelques-unes sur la conscience, mais qui met maintenant la sagesse et la bonté de son âme en couplets qui sont trop beaux pour être chantés ! Ah ! quand viendra donc une bibliothèque des pauvres gens ? Qui est-ce qui nous fera la charité d’un livre ?

XX

Elle dit cela avec un bon sens supérieur à son éducation et avec un accent si pénétré de l’indigence intellectuelle des classes auxquelles elle appartenait, que cela me fit réfléchir un moment à la vérité et à la gravité de son observation.

J’y avais déjà pensé quelquefois, dis-je en m’adressant à ma femme et à Reine, mais jamais tant qu’en écoutant ce que vous venez de dire. C’est vrai pourtant ! le peuple qui veut s’instruire, se distraire, s’intéresser par l’imagination, s’attendrir par le sentiment, s’élever par la pensée, va mourir d’inanition ou s’enivrer de corruptions, si on n’y prend garde. Il faut que la société s’en occupe, ou il faut que Dieu suscite un génie populaire, un Homère ouvrier, un Milton laboureur, un Tasse soldat, un Dante industriel, un Fénelon de la chaumière, un Racine, un Corneille, un Buffon de l’atelier, pour faire à lui seul ce que la société égoïste ou paresseuse ne veut pas faire, un commencement de littérature, une poésie, une sensibilité du peuple !

Je passe en revue par la pensée en ce moment tous les rayons d’une bibliothèque bien composée. Je mets en idée la main sur tous les principaux noms qui la meublent, et je cherche à y grouper une collection de volumes qui puissent alimenter la vie intérieure d’une honnête famille de laboureurs, de serviteurs, d’ouvriers, hommes, femmes, enfants, jeunes filles, vieillards ; livres à laisser sur la table et avec lesquels chacun puisse causer en silence, le dimanche ou le soir, sans avoir besoin qu’on les traduise ou qu’on les explique pour les entendre. Voyons, qu’est-ce que je trouve sous la main ?

XXI

Voilà la Bible : c’est un beau livre, plein de récits populaires comme l’enfance du genre humain, mais plein de mystères, de scandales de mœurs, de crimes et de férocités qui dépraveraient l’esprit, le cœur et les mœurs, si on la jetait non commentée et non châtiée dans les mains des enfants et dans l’inintelligence historique des masses. Voilà Homère, Platon, Sophocle, Eschyle ! Voilà Virgile, Horace, Cicéron, Juvénal, Tacite ! Mais ce sont d’autres époques, d’autres mœurs, d’autres langues ; c’est du grec et du latin, et les traductions sont insuffisantes. Rien ! Voilà Milton, Shakespeare, Pope, Dryden, lord Byron, Crabbe surtout, les poètes anglais ! Voilà le Tasse, le Dante, Pétrarque, les poètes italiens ! Voilà Schiller, Gœthe, Wieland, Gessner, les poètes allemands. Il y a en eux de belles pages pour le peuple : la poésie de l’Allemagne descend au niveau du peuple, parce que le peuple monte à elle ; mais il faut être Allemand pour la comprendre ! Rien ! Voilà Lopez de Véga, Calderon, Cervantès ! Mais ce sont des parodies du génie chevaleresque dont ce temps-ci n’a pas à se corriger ; d’ailleurs c’est en espagnol. Rien ! Voilà les grandes et sublimes poésies orientales, indiennes, persanes, arabes. Il y a des trésors enfouis d’imagination et de sagesse humaine dont on pourrait monnayer des lingots pour l’humanité à venir ! Mais c’est en persan, en arabe, en sanscrit ; il faut des mineurs et des monnayeurs de ces poèmes ; ils ne sont pas venus encore. Rien !

Voilà nos vieux poètes français. Ce ne sont que romans de chevalerie, aventures cyniques, rimes galantes et fades à des Amaryllis de fantaisie ou à des beautés de cour. Rien ! Voilà Pascal : des polémiques scolastiques sur des raffinements de dogmes inintelligibles au simple bon sens, ou quelques pensées sublimes d’expression, mais sublimes comme l’abîme est sublime d’inconnu, de profondeur, de désespoir ! Ce livre ferait des fous s’il ne faisait pas des anachorètes ! Rien ! Voilà Bossuet : langue prophétique, éloquence biblique, histoire systématique, faisant rouler les mondes autour d’une peuplade du désert, orateur tonnant sur la tête des rois, mais faisant luire avec une complaisance à la fois sévère et habile ses éclairs sur les cours, et ne foudroyant que le peuple qu’il livre corps et âme au moderne Cyrus ; un choix des fragments, des échantillons du génie de la langue et du discours. Rien autre ! Voilà Fénelon : beaucoup à prendre dans Télémaque et dans les Correspondances : l’âme religieuse, la philosophie humaine, la grâce, l’onction, l’odeur de vertu ; mais des pages, et pas de livre pour le peuple ! Voilà Corneille ; mais c’est un génie politique et résumeur, qui éclate trop haut pour le cœur humain. Quelques scènes, quelques maximes, quelques explosions en vers ! Rien de plus. Le peuple vit de détails de sentiments et non de résumés. Le génie, pour lui, est dans l’âme ; celui de Corneille est comme celui de Tacite, dans le mot ! Voilà Racine : celui-là était né pour devenir le poète du peuple ; malheureusement, il n’y avait pas de peuple de son temps. Les cours l’ont pris, elles le gardent. On ne peut extraire de lui pour les masses que ses deux tragédies bibliques, Athalie et Esther, parce que là sa poésie s’est faite populaire en se faisant religieuse. Le reste est aux salons.

Voilà Voltaire : esprit encyclopédique, mais toujours esprit, bon sens, lumière, critique, satire, finesse, raillerie, enjouement, quelquefois cynisme ! Jamais âme, tendresse, amour, pitié et piété, ces dons du génie à ceux qui souffrent. Philosophe des heureux, aristocrate des intelligents, poète de demi-jour, peu à prendre pour les simples de cœur, lustre des bibliothèques s’éteignant dans le champ en plein soleil, ou déplacé dans la mansarde de l’indigent !

Voilà tous nos historiens. Pas un pour le peuple depuis nos chroniqueurs. Montesquieu, trop haut ; Rollin, excellent, mais trop servile traducteur de l’antiquité et trop long pour des lecteurs qui comptent le temps !

Voilà nos romanciers. Tous prenant leurs personnages dans les rangs élevés de la société, et donnant au sentiment le jargon du salon, au lieu de la langue de la nature illettrée ! Rien, ou presque rien !

Voilà nos philosophes : Descartes, Malebranche, Condillac, et tous les modernes ; vous pouvez les réimprimer tant que vous voudrez, je vous défie de les faire lire au peuple, parce que la philosophie du peuple ne raisonne pas, elle sent. Sa dialectique, c’est un instinct ; sa logique, c’est une impression ; sa conclusion, c’est une larme ! Il n’y en a point là pour lui. Il ne connaît de J.-J. Rousseau que les cent premières pages du Vicaire savoyard et quelques chapitres des Confessions, où il voit un horloger de génie aux prises avec ses misères et des sentiments qu’il reconnaît en lui-même. De Chateaubriand il ne lit que René et Atala, où la philosophie est délayée de larmes, et où la piété est fondue dans l’amour. Rien !

Voilà nos théâtres : ils ont été écrits pour les cours ou pour les classes exclusivement lettrées. La preuve que le peuple ne les sent pas assez faits pour lui, c’est qu’il les laisse aux scènes académiques et qu’il a inventé pour lui les mélodrames, parce que son vrai drame n’a pas encore été inventé pour lui. Rien !

Voilà nos savants : ils sont écrits en algèbre et voilés d’une terminologie gallo-grecque qui laisse les sciences naturelles à l’état de mystères pour tout ce qui n’est pas initié. Celui qui mettra la science usuelle en langue vulgaire et sensible aux ignorants n’est pas encore venu. Je me trompe, il-commence à poindre en Angleterre dans le fils d’Herschel. Rien encore ici !

XXII

Ainsi, de tout ce qui compose une bibliothèque complète pour un homme du monde ou pour une académie, à peine pourrait-on extraire cinq ou six volumes français à l’usage et à l’intelligence des familles peu lettrées, à la ville ou à la campagne, et cet extrait même n’est pas fait dans le sens qui conviendrait aux mœurs de cette partie négligée de la population. On lui apprend à lire cependant, et l’on fait bien, mais sans lui donner ensuite la possibilité de lire autre chose que les livres faits pour d’autres lecteurs, ou les feuilles rougies de vices et de cynisme qu’on lui jette en pâture, comme si l’on donnait à un enfant des armes pour se blesser.

XXIII

Ces réflexions m’attristèrent profondément en regardant la figure noble et souffrante de la pauvre Reine, âme altérée cherchant en vain les sources où elle pût étancher cette soif naturelle à tous de connaître et d’aimer. Je lui dis :

« Mais, selon vous, Reine, quelle serait la bibliothèque qu’il faudrait composer pour les familles de votre condition ? Voilà un catalogue : voyons, essayez de la choisir vous-même. »

Nous essayâmes ensemble et nous ne pûmes jamais arriver qu’aux cinq ou six ouvrages que j’ai déjà cités.

« Il faudrait les inventer, monsieur, car décidément ils n’existent pas dans la langue. Il y a des centaines, des milliers de livres pour vous ; pour nous autres, il n’y a que des pages.

– Peut-être bien, lui répondis-je, que le moment de les écrire est venu en effet, car voilà que tout le monde sait lire ; voilà que tout le monde, par une moralité évidemment croissante dans les masses, va donner au loisir intellectuel le temps enlevé aux vices et aux débauches d’autrefois ; voilà que l’aisance générale augmente aussi par l’augmentation du travail et des industries ; voilà que le gouvernement va être contraint de s’élargir et d’appeler chacun à exercer une petite part de droit, de choix, de volonté, d’intelligence appliquée au service du pays ; tout cela suppose et nécessite aussi une part de temps infiniment plus importante consacrée à la lecture, cet enseignement solitaire dans l’intérieur de chaque famille. La pensée et l’âme vont travailler double dans toutes les classes de la société. Les livres sont les outils de ce travail moral. Il vous faut des outils adaptés à votre main.

– C’est encore vrai, dit-elle.

XXIV

– Or, pendant que le besoin de lire s’accroît par tant de motifs chez le peuple, le besoin et la faculté d’écrire s’accroissent aussi dans une égale proportion dans les classes lettrées. Pour un écrivain qu’il y avait autrefois, on en compte cent ou même mille aujourd’hui.

– Pourquoi donc ? me demanda-t-elle avec un air d’étonnement.

– Par la raison qui vous a fait écrire vous-même vos vers au chardonneret et vos autres petites compositions ; parce qu’il y a plus de pensée, plus de sentiment, plus d’inspiration, plus d’instruction, plus de loisir, plus de nécessité de produire dans la masse lettrée du pays, qu’il n’y en avait il y a un siècle. La révolution a défriché plus de parties incultes du sol de l’humanité. Ce qui ne végétait pas végète ; ce qui ne produisait pas produit. On a semé des idées, il a poussé des intelligences.