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"La Jérusalem délivrée" est une oeuvre épique magnifiquement réinterprétée par Alphonse de Lamartine, basée sur le poème original de Torquato Tasso. Cette épopée raconte la Première Croisade et la prise de Jérusalem par les Croisés, mêlant héroïsme, amour et intrigue. L'histoire suit les aventures de Godefroy de Bouillon et ses chevaliers, qui partent en Terre Sainte pour libérer Jérusalem des mains des musulmans. Au centre de l'intrigue, on trouve des personnages légendaires comme Tancrède, Renaud et Armide, dont les destins sont entremêlés dans un mélange de batailles épiques et de passions personnelles. Godefroy, chef des Croisés, est déterminé à accomplir sa mission divine. Tancrède, un chevalier noble et courageux, se trouve déchiré entre son devoir et son amour pour Clorinde, une guerrière musulmane. Renaud, l'un des plus valeureux guerriers, tombe sous le charme de la sorcière Armide, qui tente de détourner les Croisés de leur mission. Malgré les enchantements et les épreuves, l'esprit de foi et de courage des Croisés les guide vers leur objectif. Lamartine, avec son talent poétique et son sens de la narration, réussit à capter l'essence dramatique et épique du poème de Tasso. Il apporte une profondeur émotionnelle aux personnages et un souffle épique aux descriptions des batailles et des paysages de la Terre Sainte. Les thèmes de l'honneur, du sacrifice et de la foi traversent l'oeuvre, illustrant les tensions entre les idéaux chevaleresques et les réalités humaines. La lutte entre le bien et le mal, symbolisée par le conflit entre les Croisés et les musulmans, est enrichie par des histoires d'amour impossibles et des défis surnaturels. "La Jérusalem délivrée" est non seulement une épopée historique mais aussi une réflexion sur les motivations humaines et les valeurs éternelles de bravoure et de dévotion. La collaboration entre Lamartine et Tasso donne naissance à une oeuvre vibrante, où la beauté poétique rencontre la force narrative.
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Seitenzahl: 606
Veröffentlichungsjahr: 2024
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AVANT-PROPOS DE L’ÉDITEUR
DESCRIPTION DE JÉRUSALEM PAR M. A. DE LAMARTINE
NOTICE SUR LE TASSE, 1544-1595
CHANT PREMIER
CHANT PREMIER
CHANT II
CHANT II
CHANT III
CHANT III
CHANT IV
CHANT IV
CHANT V
CHANT V
CHANT VI
CHANT VI
CHANT VII
CHANT VII
CHANT VIII
CHANT VIII
CHANT IX
CHANT IX
CHANT X
CHANT X
CHANT XI
CHANT XI
CHANT XII
CHANT XII
CHANT XIII
CHANT XIII
CHANT XIV
CHANT XIV
CHANT XV
CHANT XV
CHANT XVI
CHANT XVI
CHANT XVII
CHANT XVII
CHANT XVIII
CHANT XVIII
CHANT XIX
CHANT XIX
CHANT XX
CHANT XX
NOTES
Parmi les traductions en prose qui étaient à ma disposition, je n’aurais choisi que celle de Lebrun. Mais les infidélités, les phrases sonores, les longueurs, l’enflure de cet écrivain m’ont inspiré une défiance que d’autres esprits plus éclairés que le mien ont partagée. Il est d’ailleurs facile de se convaincre que les comparaisons et les images (celte richesse du poète), qui demandent le plus d’efforts de la part du traducteur, ont été en grande partie laissées de côté par Lebrun. Je crois en outre, et ici je ne fais, comme éditeur, qu’une observation typographique, je crois, dis-je, que la manière de traduire par strophes, et de diviser l’édition française ainsi qu’est divisé le poème italien, en rend la lecture si fatigante que les hommes les plus sérieux ne peuvent en achever la lecture. Il faut cependant qu’un livre populaire arrive à toutes les classes de lecteurs.
Je n’ai point manqué de propositions, même de personnes qui occupent un rang élevé dans les lettres et qui se montraient jalouses de voir leur travail édité avec le luxe et le soin qui ont présidé à cette publication. Cependant, mes voyages en Italie et ma connaissance de la langue italienne m’ayant permis d’apprécier le mérite de la traduction de M. Philipon de la Madelaine, je n’ai point hésité à lui donner la préférence, après avoir consulté des hommes éminents qui ont partagé mon opinion. Ce n’est point à moi de louer l’oeuvre que je publie, mais je peux dire que l’on y trouvera une élégance et une correction remarquables jointes à beaucoup d’exactitude et de précision. Poète lui-même et auteur de deux épopées traduites dans toutes les langues, la Grande -Prieure de Malte et le Pontificat de Grégoire VII, M. Philipon de la Madelaine pouvait sentir et comprendre le Tasse: le succès déjà bien assuré de ma publication et l’approbation durable des personnes éclairées me prouveront, j’ose l’espérer, la justesse de mon choix.
MALLET.
Paris, ce 25 août1841.
IL y a des lieux sur la terre qui semblent avoir leurs destinées: comme certains hommes, ils semblent marqués du sceau d’une glorieuse fatalité. Ce sont les sites où se sont accomplies quelques-unes des grandes phases de l’humanité. Le drame inaugure la scène; et quand les merveilleux personnages ont disparu, l’imagination, qui cherche longtemps leur trace ou leur ombre, s’attache aux lieux qu’ils ont habité, les visite, les décrit, les raconte, quelquefois les consacre, et ramène sans cesse la pensée des générations sur tout ce qui reste des plus grandes choses humaines après quelques siècles: un monticule, comme à Troie; un débris de temple, comme à Athènes; un tombeau, comme à Jérusalem. Mais s’il est donné à la poésie et à l’histoire d’illustrer un site, il n’est donné qu’à la religion de le sanctifier. Quelque curieux de la gloire ou des arts s’embarque de temps en temps pour aller mesurer le temple vide de Thésée, les gigantesques ruines de Palmyre, ou conjecturer le palais de Priam et le tombeau d’Achille, sur les collines de Pergame, à la lueur des feux des bergers de l’Ida. D’innombrables caravanes de pèlerins traversent chaque printemps les flots de la mer de Syrie, ou les déserts de l’Asie-Mineure, pour venir s’agenouiller un instant dans la poussière de Jérusalem et emporter un morceau de cette terre ou de ce rocher dont leur foi religieuse a fait l’autel du genre humain régénéré. Le nom même de Jérusalem n’est pas prononcé par eux comme un nom vulgaire. Quelque chose de pieux et de tendre pénètre leur accent quand ils le nomment; ils inclinent la tête à ce nom: on sent que ce mot est plein pour eux de souvenirs, de retentissement, de mystères. On comprend que Jérusalem est en quelque sorte la patrie commune de leurs âmes. Ils le prononcent comme on prononce dans l’exil le nom de la patrie. Pour ceux même à qui la foi manque, Jérusalem est encore une foi de leur imagination: leur mère leur en a tant parlé! ils ont tant entendu éclater le nom sonore de Sion dans les hymnes de leur culte natal, sous les voûtes de leurs cathédrales, au fracas des cloches, aux fumées ondoyantes de l’encens, que cette ville s’élève toujours radieuse dans leur mémoire d’hommes faits,
Sort du sein des déserts brillante de clarté!
(RACINE.)
On n’échappe pas, par la critique la plus froide, à ce prestige des souvenirs de la jeunesse: involontairement on attache de la pensée et de la gloire à ce site; car la gloire n’est autre chose qu’un nom souvent répété. Ce double sentiment m’y a conduit moi-même. On a besoin de voir avec les yeux ce qu’on s’est si souvent dépeint avec l’imagination; à peu près comme les enfants qui veulent gravir la montagne pour atteindre de la main le firmament et les étoiles, qui leur semblent, d’en bas, toucher aux rochers de la cime: pour le voyageur comme pour l’enfant, l’illusion s’évanouit en approchant.
Jérusalem, ou vision de paix, fut fondée par Melchisédech, pontife et roi, qui lui donna son nom. Elle s’élève sur le penchant occidental d’un plateau qui couronne le groupe des montagnes de Judée. Refuge d’un peuple faible et pauvre, forteresse contre ses persécuteurs, rien dans son site n’indiquait la capitale future d’une nation. Nul fleuve ne l’arrose, nulle grande vallée n’y débouche, aucune mer voisine ne lui offre les ressources du commerce: on y arrive par d’étroits sentiers creusés sur les lianes de rochers inaccessibles; son sol est rare et ingrat, son été brûlant, et ses hivers rigoureux; à peine quelques sources d’eau fraîche suintent de distance en distance entre les rochers. Cependant David ne crut avoir conquis une patrie à son peuple qu’après l’avoir enlevée de force aux Jébuséens, l’an du monde2988, 1,047 ans avant Jésus-Christ. Elle devint le siège de ce petit empire dont les fastes mystérieux sont, devenus les fastes du monde. Salomon y bâtit ce temple qui contint long-temps seul au monde la majestueuse unité de Jéhova. Prise et reprise par les rois de Perse et d’Égypte, par les Romains, elle vit souvent son peuple traîné en captivité; elle vit tomber et se relever son temple, monceau de ruines: son peuple y revenait toujours chercher la liberté de son culte, et attendre les promesses de Jéhova.
Après le Christ, Titus attaqua Jérusalem aux environs de la fête de Pâques, qui avait attiré la population presque entière de la Judée dans ses murs. Après quatre mois de siège, et un peuple immense immolé, Titus, le plus doux des hommes, accomplit la prophétique menace du Christ allant au supplice. Il ne laissa pas pierre sur pierre dans la cité de Salomon; Adrien profana tous les lieux saints que le culte des premiers chrétiens cherchait et vénérait sous ces ruines. Jupiter, Vénus, Adonis, eurent leurs statues officielles sur le Calvaire et à Bethléem: mais ces dieux des vainqueurs étaient morts, quoique debout; et de la crèche de Bethléem, et du tombeau inconnu d’un supplicié, la religion nouvelle, avec la force invincible du verbe divin et d’une morale réparatrice, grandissait sous leurs pieds, et devait bientôt chasser des temples de Borne elle-même tous ces fantômes de la divinité effacés par des symboles plus purs. Lorsque Constantin eut embrassé le christianisme, la ville hébraïque disparut devant une ville toute chrétienne; chaque scène du drame de la rédemption fut attestée par un monument et par un autel: Jérusalem ne fut plus que le vestibule du sacré tombeau.
Jérusalem subit encore plusieurs fois les colères des saccageurs du monde. Adrien, pour disperser les Juifs, non content de profaner la ville, fit vendre le peuple à l’encan, à différentes foires, au prix des chevaux. Par une amère ironie des vainqueurs, ou par une amère ironie de la Fortune, ces foires d’hommes se tenaient dans le vallon de Membré, lieu vénéré des Hébreux, où Abraham avait planté ses tentes et reçu les anges. On appelait ces foires les foires du Thérébinthe, du nom d’un arbre séculaire qu’on y voyait encore du temps de saint Jérôme, et que la tradition faisait remonter aux premiers jours de la création. L’empereur fit frapper une médaille pour éterniser cette honte que ce peuple barbare et contempteur de l’humanité prenait pour de la gloire.
Un phénomène historique, inouï dans les fastes du monde, fut le mouvement qui entraîna les peuples et les rois de l’Occident vers ce rocher stérile de la Palestine pour reconquérir un tombeau: ce fut le plus grand effort matériel du christianisme; il reprit Jérusalem, mais il ne put la garder. Les rois, depuis Godefroi de Bouillon, ne régnèrent que88ans sur ces ruines. Saladin, roi de Syrie et d’Égypte, les chassa en1187; depuis cette époque, l’islamisme triompha sur ce berceau du christianisme: mais l’islamisme lui-même, pénétré de la sainteté de la morale évangélique, ne profana point le tombeau de celui qu’il considère comme le grand prophète et comme l’envoyé de Dieu; les chrétiens continuèrent à honorer et à visiter les lieux saints, sous la tolérance des musulmans. Les pèlerinages ne souffrirent point d’interruption ni d’obstacles; seulement les possesseurs du tombeau du Christ firent payer un léger tribut à ses adorateurs. Les choses sont encore ainsi aujourd’hui. Depuis qu’Ibrahim-Pacha est maître de la Judée, cet impôt sur les chrétiens a même été supprimé: le conquérant égyptien a rougi de recevoir du pauvre pèlerin d’Occident, qui a traversé la terre et la mer pour baiser le rocher sacré, le denier de sa foi; il n’a pas voulu imposer la foi ni taxer la prière.
Les descriptions du tombeau du Christ sont partout. C’est une petite coupole enfermée dans une grande, et dans laquelle un fragment de rocher recouvert de plaques de marbre blanc indique à la vénération du voyageur la place vraie ou vraisemblable du sépulcre. Celui qui adore le Christ en sort écrasé du mystère et anéanti de contemplation et de reconnaissance; celui qui comprend seulement le christianisme en sort écrasé aussi de la toute-puissance d’une idée qui a renouvelé le monde, qui a vécu dix-huit cents ans, et qui semble porter encore en elle la vie morale de plus d’une nation et de plus d’un siècle. Ce tombeau, de quelque point de vue qu’on le considère, est la borne qui sépare deux mondes intellectuels: faut-il s’étonner que des armées se le soient disputé, que le croyant le vénère, et que le philosophe le respecte?
L’aspect de Jérusalem, au sommet de la colline des Oliviers, est trompeur comme l’aspect de toutes les villes de l’Orient. Posée sur un plateau légèrement incliné, comme sur une base élevée, entourée de hautes murailles en gros blocs qui soutenaient les terrasses du temple de Salomon, flanquée de ses tours crénelées, qui s’élèvent de cent pas en cent pas au-dessus de ses murs, avec ses piscines, ses portes hautes et voûtées, ses minarets, qui se perdent comme des végétations pétrifiées dans le bleu profond de son ciel; étalant aux yeux ses terrasses de maisons où les femmes et les enfants sont assis sous des tentes de couleur, faisant pyramider devant vous la triple mosquée d’Omar, qui couvre à peu près l’espace jadis occupé par le temple de Salomon.
C’est une splendide apparition de la cité de Jéhova. La lumière limpide et réverbérée de son atmosphère l’inonde comme d’une gloire céleste; on dirait d’une ville pleine encore de son peuple, et ce n’est qu’un éclatant tombeau: les portes sont silencieuses, les routes désertes, les rues vides, les voix mortes; le Juif en haillons se traîne humblement entre le musulman qui le méprise et le chrétien qui l’insulte. Attaché cependant par la racine de sa foi à ce sol si ingrat pour lui, ce peuple, tant honni, est le plus vivant exemple d’un patriotisme invincible que l’humanité ait jamais offert. Il va errer par toute la terre, mais ses regards sont toujours tournés vers Sion; il revient mourir dans ses murs, et il meurt content s’il peut penser qu’un peu de terre d’Abraham recouvrira ses os. Je rencontrais à chaque instant des vieillards conduits par leurs enfants, montés sur des mules ou sur des ânes, paraissant accablés par la maladie et par les années; et quand je leur demandais: Où allez— vous, d’où venez-vous? Nous venons, me disaient-ils, de Venise, de Varsovie, de Vienne, de Turin, et nous allons mourir à Jérusalem ou à Saphad, pour que nos ossements reposent auprès de ceux de nos pères; car il n’y a plus de patrie pour nous que sous la terre: et celle-là du moins, les musulmans et les chrétiens ne nous la disputent pas.
L’intérieur de Jérusalem est triste, muet et morne. M. de Châteaubriand l’a admirablement décrit, avec toute la mélancolie et la solennité de son génie: lui seul, après les prophètes, a eu des mots pour exprimer cette inexprimable désolation des lieux. La population indigène, mélange de Juifs, d’Arabes, de Turcs, d’Égyptiens, est pauvre et inactive; tout semble dormir dans cette ville de la mort. Les pèlerins seuls, arrivant et partant sans cesse, marchent dans les rues sombres et dans les bazars infects: mais ils marchent recueillis et le front baissé, sans bruit, sans parole, comme des hommes remplis de la pensée qui les amène, et foulant ce sol des miracles avec le silence et le respect qu’on apporte dans un sanctuaire. C’est la ville du monde d’où s’élève le moins de rumeurs; c’est comme un vaste temple: il n’en sort que des soupirs et des prières. Souvent, en me promenant le soir autour de ses murailles, je me demandais s’il y avait encore là un peuple, et j’entendais tout à coup le sourd bourdonnement des offices de la nuit, qui résonnait gravement dans l’air, s’échappant des voûtes des églises ou des couvents des moines grecs entremêlé du son de la cloche des monastères et du chant des prêtres latins. L’éternel soupir du Calvaire semble sortir de cette terre où tomba le sang du Juste. Son âme, en s’exhalant dans le sein de son père céleste, a laissé dans ces lieux comme un éternel écho de la prière. Aux lieux où prophétisèrent les voyants, où chanta David, où pria le Christ, on n’éprouve qu’un besoin, qu’une pensée: contempler, adorer et prier.
Le paysage qui entoure Jérusalem est un cadre solennel et grave, comme, les pensées que cette ville suscite en vous. Du sommet de la citadelle de Sion, où est le tombeau du poète-roi, l’oeil descend d’abord sur la sombre et ardue vallée de Josaphat: au tond de ce ravin, un peu sur la droite, quelques bouquets d’arbustes, un peu moins gris que le reste, secouent la poussière de leurs feuilles sur le filet d’eau qui s’échappe delà fontaine de Siloé; en face est une noire muraille de rochers à pic; quelques grottes creusées dans ce roc vif furent autrefois des tombeaux, et sont aujourd’hui les demeures de quelques misérables familles arabes. En suivant la pente de cette vallée, qui roule en s’élargissant, le regard passe entre les cônes multipliés des montagnes sombres et nues de Jéricho et de Saint-Sabas. Au delà, à un horizon de sept ou huit lieues, vous voyez resplendir la mer Morte, éclatante et lourde comme du plomb nouvellement fondu: elle est encadrée enfin elle-même par la chaîne bleue des montagnes d’Arabie que ne passa pas Moïse. Tout est silence, immobilité, désert, dans ce paysage: rien n’y distrait la pensée; le voyageur n’y entend que le bruit de ses pas; aucun nuage même n’y traverse le ciel.
Les grands aigles des pics décharnés de la Judée y tournoient seuls sur votre tête, et font courir par moments l’ombre de leurs ailes grises sur le flanc rapide des coteaux; de loin en loin vous apercevez un figuier aride que le vent a poudré de sable et qui semble pétrifié dans le roc, quelques chacals au poil fauve qui se glissent entre les monticules de pierres roulantes en poussant de lamentables hurlements; vous rencontrez de distance en distance une pauvre femme montée sur un âne et portant sur ses bras des enfants décharnés et brûlés du soleil, quelque berger arabe gardant ses chèvres noires au pied des collines pierreuses, ou quelque Bédouin de Jérémie ou de Jéricho sur la jument du désert, marchant au pas, sa longue lance élevée dans sa main droite comme une toise, et semblant arpenter ces ruines, comme le génie de la destruction. Voilà tout ce qui couvre maintenant les voies pleines du peuple de Sion.
Telle est cependant la ville dont le nom est dans toutes les bouches, dont l’histoire est dans tous les esprits, dont les poésies sacrées se chantent à toutes les heures de la nuit et du jour, dans toutes les langues du monde; voilà les collines dont les croisés emportaient la terre sur leurs navires pour en recouvrir le sol des cathédrales qu’ils élevaient dans leur patrie. Ce n’est ni l’importance des événements historiques, ni la fécondité du sol, ni la beauté de la nature, qui attirent sur ce point du globe les regards du genre humain; mais c’est sur ces collines que brilla l’éclair au milieu des ténèbres du monde ancien, c’est sur ce sol que le Christ imprima la trace de ses pieds, c’est dans ces murs qu’il donna son sang à Dieu pour l’humanité, et qu’il s’écria, dans sa prophétique certitude du triomphe de sa doctrine, «J’ai vaincu le monde.» Le lieu de cette grande victoire de l’unité de Dieu sur le polythéisme, de la fraternité sur l’esclavage, de la charité sur l’égoïsme, devait rester à jamais présent et cher aux générations. De là cette éternelle célébrité de Jérusalem. Un de ses plus obscurs enfants, celui dont elle ne savait même pas le nom, celui qui s’appelait lui-même le rebut du monde, meurt sur une croix infâme dans un de ses faubourgs, et c’est à lui qu’elle doit son nom, sa mémoire, son immortalité!
Extrait du Dictionnaire de la Conversation et de la Lecture.
Torquato Tasso, que nous nommons ordinairement le Tasse, naquit le Il mars1544, à Sorrento, dans le royaume de Naples, de Bernardo Tasso et de Porcia de Rossi. Sa famille était ancienne et illustre; son père, un des meilleurs poètes de l’Italie, eut avec Boyardo et l’Arioste la gloire défaire triompher la langue nationale, créée par le Dante et Pétrarque, des préjugés que la cour de Rome et la superstition des savants se plaisaient à entretenir en faveur du latin. Bernardo a composé une foule de pastorales et de poésies légères; mais son poème d’ Amadiji, imité du roman espagnol d’Ama dis des Gaules, lui assure un titre sérieux au souvenir de la postérité. Le jeune Torquato commença, dès le berceau, à bégayer les vers de son père, et à former son oreille à l’harmonie poétique. Les premiers développements de son esprit furent extraordinaires, et les historiens de sa vie se plaisent à nous en raconter des prodiges. A peine âgé d’un an il prononçait exactement sa langue, et répondait avec bon sens aux questions qu’on lui adressait; il n’y avait dans ses discours rien d’enfantin que le son de sa voix, et il donnait déjà des marques de la force de caractère qu’il a montrée depuis dans ses malheurs. A neuf ans il savait le grec et le latin, il écrivait en prose et en vers; et l’on cite une pièce de vers fort touchante qu’il adressa à sa mère lorsqu’il la laissa à Naples, pour suivre son père. L’infortune commença de bonne heure pour lui. Bernardo, qui s’était attaché à San Severino, prince de Salerne, avait été obligé de s’expatrier. Il eut ses biens confisqués comme rebelle; et les frères de sa femme, profitant de sa disgrâce, refusèrent de lui payer la dot de leur soeur, qui mourut de chagrin. Elle laissait à son mari deux enfants, Cornelia et Torquato. La misère le poursuivit en France, où il s’était retiré, et il fut obligé de revenir en Italie. Il revit à Rome le jeune Torquato, et le trouva familiarisé avec les philosophes et les poètes de l’antiquité. Alors il l’envoya à Padoue pour y étudier le droit. Torquato y forma avec le jeune Scipion de Gonzague une liaison qui dura jusqu’à la mort. Après cinq années d’études sérieuses, il soutint avec éclat des thèses sur la théologie, la philosophie et la jurisprudence, et reçut le bonnet de docteur dans ces différentes facultés.
Son amour pour la poésie s’était déjà révélé; et il composait, à l’âge de dix-sept ans, Rinaldo, qu’il publiait à Venise (1562) sous les auspices du cardinal d’Esté. Le succès de cet ouvrage ne fit qu’accroître les alarmes de Bernardo Tasso sur l’avenir de son fils: il avait dû aux lettres une partie des chagrins et des misères de sa vie, et il voulut, mais en vain, que Torquato suivît une carrière plus sévère et plus heureuse.
Il y avait à Padoue une académie qui avait pris le nom d’Etherei. Scipion de Gonzague y fit recevoir le jeune poète, qui prit le nom de Pentito (repentant): pour exprimer peut-être son regret d’avoir dérobé aux lettres les années qu’il avait consacrées à la jurisprudence.
C’était alors l’époque des romans de chevalerie, des contes de sorciers et de magiciens, des nouvelles galantes et licencieuses. Boyardo venait de publier X Orlando inamorato, dont le succès fut bientôt effacé par celui de l’Orlando furioso. Les vers de l’Arioste excitèrent dans toute l’Italie une sorte d’ivresse. Bientôt, retenus, répétés, chantés dans les campagnes comme dans les villes, ces vers ne purent garantir le poème de reproches fondés sur le désordre, sur la bizarrerie des incidents, les combats sans objet, les aventures sans vraisemblance et souvent sans décence. Le Tasse, en écrivant son Rinaldo, sacrifia au goût général; mais ce qui prouve la supériorité de son esprit et la maturité de sa raison, c’est que les éloges qu’il avait reçus de toutes parts ne purent l’aveugler sur les défauts de cet heureux essai. Il conçut le plan d’un nouvel ouvrage et jugea qu’il fallait attacher l’action épique à un événement important de l’histoire, si on voulait lui donner une véritable grandeur et un intérêt solide. Il crut trouver dans la conquête de la Terre-Sainte par Godefroi de Bouillon un sujet tout palpitant et qui offrait les éléments les plus propres à échauffer et à étonner les esprits préoccupés des luttes dont l’Orient était alors le théâtre et des entreprises de Soliman contre les descendants des anciens Croisés. Mais, au moment où il abordait un sujet si noble et si splendide, il dut s’arracher aux loisirs de la vie studieuse pour se jeter au milieu du tumulte d’une cour également renommée par le luxe de ses fêtes, par le mérite de ses poètes et de ses savants.
Le cardinal Louis d’Este, frere d Alfonse, duc de Ferrare, le reçut au milieu de ses gentilshommes; et les deux princesses Lucrèce et Léonore d’Este, à qui leur mère, Renée de France, fille de Louis XII, avait inspiré l’amour des sciences et des lettres, accueillirent avec faveur l’auteur de Rinaldo.
Peu de temps après, le cardinal fit un voyage en France. Il mena avec lui le Tasse, qui y avait été précédé par sa réputation. Charles IX, dont le nom a été flétri par l’horrible massacre de la Saint-Barthélemy, aimait et protégeait les lettres. Versé dans la littérature italienne, il avait goûté le poème de Rinaldo , et connaissait quelques fragments de la Jérusalem. Ce poème, où les Français jouent un rôle si important, ne pouvait manquer de plaire à Charles IX. Le roi aimait a causer avec le Tasse, et lui accordait des grâces qu’il refaisait à toutes les autres sollicitations; mais il paraît que la faveur dont il jouissait se bornait à de simples démonstrations d’estime: car, la franchise de ses discours sur les affaires politiques de religion ayant déplu au cardinal-ambassadeur, il fut privé de son traitement, et réduit à un tel dénument qu’il emprunta un écu. Il dut alors retourner en Italie; et il ne paraît pas avoir rapporté de la France une idée bien avantageuse. Dans ses lettres, il critique les moeurs, les habitations, les monuments et jusqu’aux produits de notre sol; mais il ajoute que Venise était peut-être la seule ville d’Italie qui fut digne d’être comparée à Paris. Il admire Ronsard; et un tel témoignage relève aux yeux de la postérité ce poète, qui, adulé de son vivant, retomba après sa mort dans un injuste oubli.
De retour à Ferrare (1571), il y fut reçu par le duc avec la même bienveillance. Il s’occupa à finir sa Jérusalem sans renoncer pour cela a d’autres ouvrages en prose et en vers, moins considérables et moins difficiles. Alors parut l’Aminta, poème charmant qu’imitèrent Guarini et Bonarelli.
La manière dont il avait peint l’amour dans son Aminia, des pièces de vers dans lesquelles il exprimait des sentiments tendres pour une beauté qu’il n’osait pas faire connaître, enfin un sonnet où il donne le nom d’Eléonore à l’objet de sa flamme, firent soupçonner qu’une intrigue secrète existait entre lui et Léonore d’Esté alors âgée de trente-trois ans. La plupart des historiens du Tasse n’élèvent aucun doute sur la vraisemblance de cette passion, que les moeurs du temps, la gloire du poète, sa bonne mine et l’âge même de la princesse rendent assez probable. Cependant, en la désignant sous le personnage de Sophronie, il la représente comme une vierge fière et réservée, inculta e sola, se dérobant aux louanges et aux hommages; et il laisse supposer que ses voeux ne furent jamais connus de l’objet de sa flamme téméraire. Batista Guarini, qui s’était déclaré, ainsi que lui, l’adorateur de la belle comtesse de Scandiano, publia un sonnet où il accuse son rival de brûler de deux flammes à la fois, de former et rompre tour à tour le même lien, et d’attirer sur lui (qui le croirait?), par un semblable manège, la faveur des dieux! La comtesse de Scandiano s’appelait aussi Léonore, ainsi qu’une autre beauté de Ferrare à laquelle le poète adressa des vers de galanterie. Cette intrigue, sur laquelle se sont épuisées toutes les conjectures, ne mériterait pas d’arrêter l’attention si long-temps, sans les conséquences qu’on lui a attribuées.
Ces succès ne ralentissaient pas l’application sérieuse qu’il mettait à la composition de sa Jérusalem. Aux difficultés que lui présentait ce grand ouvrage se joignait celle de balancer la réputation de l’Arioste et l’admiration qu’avait excitée l’Orlando furioso. Ce fut au commencement de l’année1575qu’il termina enfin son poème; mais, avant de le publier, il voulut le soumettre à Scipion de Gonzague, qui était alors à Rome. Celui-ci s’associa quatre hommes de lettres estimés; ils firent de concert un examen détaillé de l’ouvrage, en analysèrent le plan et les détails, et, après de longues conférences, Scipion en renvoya au Tasse le résultat. Les critiques portaient sur le rôle trop prépondérant attribué à Godefroi, sur l’épisode d’Olinde et Sophronie comme trop peu lié à l’action, sur le caractère romanesque d’Herminie, enfin sur les détails voluptueux des amours d’Armide et de Renaud. Le Tasse écouta ces conseils; mais il ne se soumit qu’à ceux qui lui parurent fondés sur le gout et la raison. Il se livra à la correction de son poème avec une nouvelle ardeur; et, constamment occupé de son travail, il se réveillait souvent la nuit pour corriger ses vers et en faire de nouveaux. Cet excès d’application échauffa son sang. Il était d’un caractère mélancolique et sérieux. Dégoûté depuis long-temps du métier de courtisan et de son esclavage, il ne savait comment s’en affranchir. Traité avec distinction par le duc de Ferrare, il ne pouvait s’empêcher de désirer que les marques de considération dont il était entouré ne fussent accompagnées de dons honorables qui eussent assuré son indépendance. Vorreo, disait-il, vorreo frutti e non fiori. Ce sentiment d’ennui, ce désir de secouer un joug trop pesant, étaient contrariés par un autre sentiment, celui de la reconnaissance pour son souverain. Cet état de trouble et d’agitation augmenta son inquiétude naturelle, et donna à la disposition triste de son caractère un degré d’activité funeste qui empoisonna le reste de sa vie. Son imagination se remplit de vaines terreurs et d’injustes défiances: il se crut entouré d’ennemis et d’envieux; il s’imagina que l’on interceptait ses lettres, et que l’on s’introduisait chez lui à l’aide de fausses clefs pour y dérober ses papiers. Tout à coup il apprend que sa Jérusalem s’imprime sans son aveu dans une cour d’Italie. Son désespoir est au comble. Il implore le duc Alfonse; il va jusqu’à solliciter du pape lui-même un bref d’excommunication contre ceux qui lui ont dérobé le manuscrit fruit de tant de labeurs, et sur lequel il fondait toutes ses espérances de gloire et de fortune. A ces justes douleurs se mêlent d’autres terreurs, il se persuade qu’on l’avait déféré à l’inquisition; et il court à Bologne se jeter aux pieds du grand-inquisiteur, qui le rassure, l’absout, et ne parvient pas à le calmer.
Inquiet et violent, il rencontre un jour un homme qu’il soupçonnait de lui avoir rendu de mauvais offices; il le frappe. Celui-ci s’éloigne sans proférer un seul mot; mais, quelques jours après, accompagné de ses frères, il attend le poète au moment où il sortait de la ville: tous trois fondent sur lui, l’épée à la main Le Tasse se défend avec un tel succès qu’il blesse deux de ses assassins, et les force à s’enfuir. Ils furent obligés de sortir de Ferrare. Cette aventure fit un grand bruit, et on répéta longtemps, comme une phrase proverbiale, que le Tasse, avec son épée, comme avec sa plume, était au-dessus des autres hommes.
Depuis lors il se persuada qu’on en voulait à sa vie et qu’on emploierait contre lui le fer et le poison; il ne goûta plus de repos. Il entra dans une sombre méfiance même de ses domestiques. Son état était vraiment digne de pitié. Un soir, étant chez la duchesse d’Urbin, il voulut tuer d’un coup de couteau un des serviteurs de cette princesse. On prévint ce malheur; on se saisit du Tasse, que l’on enferma dans une prison. Alfonse, touché de compassion, le fit, au bout de deux jours, ramener dans sa maison; puis il le conduisit dans son palais de Bel riguardo, où il mit tous ses soins à le distraire et à calmer des terreurs que le grand-inquisiteur n’avait pu faire cesser. Enfin on le conduisit à Ferrare chez les moines de Saint-François. Là, il ne voulut jamais consentir à faire les remèdes qu’on lui prescrivait. Le duc, fatigué des lettres dont il l’accablait, offensé peut-être aussi des expressions inconvenantes qui lui échappaient, lui fit défendre de lui écrire davantage, ainsi qu’aux princesses. Cette sévérité acheva d’aliéner tout à fait un esprit malade; de sorte que le Tasse, ne se croyant plus en sûreté dans le couvent, s’échappa et sortit de Ferrare, le20juin1577. Il partit sans argent et sans guide, et arriva sur les confins du royaume de Naples. Caché sous les habits d’un pâtre, il se présente chez sa soeur Cornélia qui ne le reconnaît pas. Il lui remet une lettre où il lui annonce que son frère est dans une position cruelle et en danger de perdre la vie. Cornélia, à la lecture de ces effrayantes nouvelles, témoigne une si vive douleur, que le Tasse ne peut garder son déguisement et se hâte de la consoler en se jetant dans ses bras.
Le repos dont il jouissait chez sa soeur, les caresses et les soins dont elle le combla, le beau climat de Naples, calmèrent pendant quelque temps son humeur mélancolique, mais ce calme ne fut pas de longue durée. Il s’ennuya de cette vie tranquille et monotone, et le désir de retourner à Ferrare devint plus fort que tous les motifs qui avaient pu l’en éloigner. Il écrivit au duc pour obtenir la permission de revenir, et, sans attendre sa réponse, il quitta Naples malgré sa soeur et ses amis qui redoutaient quelque imprudence de sa part. Il revit Ferrare après un an d’absence, et fut reçu avec les marques de faveur les plus distinguées: mais l’enthousiasme n’existait plus. Il sentit bientôt qu’il n’obtenait plus la considération dont il avait été si long-temps entouré. Il crut s’apercevoir que le duc cherchait à l’éloigner des travaux de la littérature; on ne lui avait pas rendu ses papiers, qu’on avait saisis après sa fuite, et on lui refusait le manuscrit de son poème. Comme tout aigrissait son humeur mélancolique et le rendait chaque jour plus insociable, on avait fini par lui interdire l’entrée de l’appartement des princesses: dans son désespoir, ne pouvant plus supporter le séjour de Ferrare, il en partit secrètement une seconde fois.
Il se dirigea vers Mantoue: il pensait que son père ayant été longtemps au service du duc, ce prince l’accueillerait avec bienveillance; mais il n’en éprouva que froideur et dédain. Alors il se rendit dans les états du duc d’Urbin, mari de Lucrèce d’Esté, qui le reçut comme un ancien ami. Ces procédés généreux relevèrent l’esprit abattu d’un homme que tant de malheurs réels ou imaginaires avaient tout à fait découragé. Il passa soudain à des espérances immodérées. Puis ses terreurs reparurent bientôt, et, sans avoir essuyé aucun dégoût à la cour d’Urbin, il s’enfuit brusquement, une nuit, pour aller implorer la protection du duc de Savoie contre des ennemis qui n’existaient que dans ses rêves. Il arriva aux portes de Turin dans un état si misérable que les sentinelles lui refusèrent le passage. Un homme de lettres protégea son entrée dans la ville, et, après lui avoir donné les secours dont il avait besoin, le présenta au prince de Piémont qui l’accueillit avec distinction. Charles-Emmanuel lui fit les offres les plus avantageuses pour le retenir à son service. Le Tasse jouit un moment de cet état prospère, mais il retomba bientôt dans les mêmes inquiétudes. Le souvenir de la perte de ses papiers le reportait sans cesse vers Ferrare; et au milieu des tristes chimères qui avaient égaré sa raison, on voit, par ses lettres, que l’amour de la gloire était sa passion dominante.
Alfonse avait perdu sa seconde femme et venait de se remarier avec la fille du duc de Mantoue. Malgré les conseils et les instances des amis qu’il avait trouvés à Turin, le Tasse retourna à Ferrare où il arriva le21février1579. Le duc et ses soeurs ne voulurent pas le voir; les courtisans l’évitèrent: rebuté même des domestiques du prince, il eut beaucoup de peine à obtenir un asile obscur. Dans ses fureurs, il ne garda aucune mesure; il éclatait en injures contre toute la maison d’Esté, contre le duc, contre toute sa cour. Ces violences furent regardées comme l’effet d’une entière aliénation d’esprit: Alfonse le fit arrêter et conduire à l’hôpital de Sainte-Anne, où l’on enfermait les fous. Les excès où il était tombé étaient évidemment l’effet d’une véritable aliénation et devaient inspirer à un souverain généreux de la pitié, non de la colère; c était dans l’hôpital des malades, non dans la maison des fous, qu’il fallait placer cet infortuné, et lui prodiguer les soins de la médecine, non des humiliations aussi déraisonnables que cruelles. Ainsi, tout en reconnaissant qu’Alfonse avait d’abord montré beaucoup d’indulgence, on ne peut point expliquer, encore moins justifier, les indignités qu’un grand homme eut à souffrir dans cette humiliante détention. Sa situation était d’autant plus intolérable que l’espèce de manie dont il était atteint ne troublait son esprit que sur certains points. S’il obtint quelque adoucissement à sa captivité, il ne le dut qu’à 1’ intérêt qu il inspira à un jeune homme, nommé Mosti, neveu du prieur de l’hôpital. Ce jeune homme venait tous les jours le voir, entendre ses vers et surtout l’entretenir de littérature et de poésie.
Après deux années de dure captivité, le Tasse obtint (1581) un logement plus commode avec la permission de recevoir quelques personnes et même de sortir de sa chambre pour entendre la messe et se confesser. Les sentiments de religion qu’il avait toujours professés s’étaient encore exaltés par suite de ses malheurs et des hallucinations de son cerveau malade. Il voyait la vierge Marie lui apparaître; et il se croyait en butte à la haine d’un magicien qui le faisait tourmenter sans cesse par un esprit follet, acharné a lui îavir les mets de sa table et ses manuscrits.
Ainsi, c’est à trente ans, après avoir produit le plus bel ouvrage qui ait signalé la renaissance des lettres, que l’infortuné Torquato fut choisi pour donner le plus déplorable exemple de la faiblesse de l’esprit humain! Il y eut dans sa destinée un contraste d’abaissement et de gloire dont on trouverait difficilement un autre exemple dans l’histoire. Son poème n’avait pas encore été publié; ce fut seulement enl581que parut la première édition bientôt suivie de quatre autres en Italie et en France, toutes tronquées et à l’insu de l’auteur. Cependant le succès de la Jérusalem fut universel. Parmi les admirateurs passionnés de ce poème, il s’en trouva qui, empressés du désir de connaître le Tasse, se rendirent à Ferrare et forent surpris de trouver dans l’hôpital des fous celui dont le génie et le nom remplissaient l’Europe.
Ces témoignages d’admiration et d’intérêt suspendirent en lui le sentiment de son humiliation; mais sa gloire éveilla l’envie, et ses malheurs ne purent la désarmer. Les partisans de l’Arioste publièrent contre son poème une foule d’écrits auxquels les admirateurs de la Jérusalem répondirent. Cette querelle occupa toute l’Italie. L’Académie de la Crusca, qui venait de s’établir, signala son existence nouvelle par une critique de la Jérusalem qui manque à la fois de justice et degards pour l’auteur. Cependant le mérite éclatant du poème attira l’attention universelle sur l’infortuné captif. Le duc de Ferrare, cédant à des sollicitations puissantes, promit de lui rendre la liberté, si le prince de Mantoue, son beau-frère, consentait à garder le poète près de lui et à répondre en quelque sorte de sa personne et de ses écrits. Les craintes du duc sur le ressentiment du Tasse étaient peu fondées; car ce qui agitait le plus Torquato c’était de n’avoir pu saluer Allonse d’un adieu, et, pendant tout le temps qu’il avait passé dans l’hôpital de Sainte-Anne, il s’était imaginé que c’ était a son insu et contre sa volonté qu il avait été si malheureux.
Sa captivité avait dure sept ans et deux mois. Il se rendit aussitôt a Mantoue, et il y termina le poeme de Floridant que son père avait laissé imparfait; il y finit aussi sa tragédie de Torrismond, commencée longtemps avant sa maladie. Puis, entraîné par son inquiétude ordinaire, il voulut quitter Mantoue et en obtint facilement la permission. Il nourrissait le désir de se fixer à Rome, il y arriva rempli d’espérance et s’en éloigna bientôt plein de découragement. Il alla à Naples, revint à Rome et passa le reste de sa vie à errer de l’une à l’autre de ces villes sans trouver jamais ce repos de l’âme dont il sentait le besoin. Flatté d’abord des prévevances de ses amis, il était effrayé de leurs soins même; et, soupçonnant leurs intentions, il rebutait leur zèle et les fatiguait de ses plaintes. La faiblesse de son âme le soumettait aux volontés des derniers des hommes; tantôt comblé de présents, tantôt privé du nécessaire, il se voyait alternativement servi dans les maisons des princes, ou au moment de périr de misère et de se réfugier dans un hôpital.
Après avoir reçu l’hospitalité du prince de Conca, il alla loger chez son ami Manso, marquis de Villa. C’est là qu’il acheva et publia sa Jérusalem conquise, qui n’est qu’une refonte de la Jéru salem délivrée.
Pendant qu’il menait chez Manso une vie doucement remplie par ses travaux littéraires et les soins de l’amitié, le cardinal Cinthio Aldobrandini, neveu du pape Clément VIII, lui écrivit pour le presser de revenir à Rome. Le Tasse ne put résister à ses instances, mais en se séparant de Manso il eut un triste pressentiment de sa fin et lui dit un adieu qu’il regardait comme éternel.
Arrivé sur les confins de Mola, petite ville voisine de Gaëte, il eut avis que Sciarra, chef de bandits, était près de ces lieux avec une troupe nombreuse. Ses compagnons de voyage ne voulurent point affronter les périls d’une rencontre avec les brigands et préférèrent rester bloqués dans Mola. Mais Sciarra, ayant appris que le Tasse était un des voyageurs, lui envoya un message pour lui dire que, par égard pour lui, il se retirait avec sa troupe et laissait libre le chemin de Rome. Le Tasse était devenu insensible à la gloire, et il fut peu touché de cet hommage qu’un chef de bandits rendait à ses talents et à sa renommée.
La fortune commençait à lui sourire; il obtint une pension de200 ducats sur l’héritage de sa mère, et une autre de200écus que le cardinal de Saint-George avait sollicitée pour lui. Il trouvait à Rome ce qui était propre à le dédommager de ses souffrances; mais tout était fini pour lui, et son imagination même n’était plus susceptible d’illusions.
Ce fut alors que le cardinal Cinthio résolut de lui faire décerner un honneur que personne n’avait obtenu depuis Pétrarque. Il espérait ranimer dans cette âme découragée le sentiment de la gloire par une distinction éclatante, et la rappeler ainsi à l’amour et au sentiment de la vie; mais il n’était plus temps. Le Tasse, frappé de l’idée de sa mort prochaine, ne songeait plus qu’à s’y préparer, et ses principes religieux lui laissaient apercevoir cet instant avec calme et résignation. Il refusa d’abord la proposition de son couronnement au Capitole: «C’est un cercueil, disait-il, qu’il me faut, et non un char de triomphe; si vous me destinez une couronne, réservez-la pour orner ma tombe. Toute cette pompe n’ajoutera rien au mérite de mes ouvrages, et ne peut m’apporter le bonheur. Elle a empoisonné les derniers jours de Pétrarque.» Cependant il céda aux instances de ses amis, et le cardinal Cinthio le présenta au pape. Tous les préparatifs de la cérémonie se pressaient avec activité. Lorsqu’ils furent achevés, le mauvais temps en fit suspendre l’exécution. Mais la nouvelle secousse que ces apprêts donnèrent à ses organes affaiblis acheva d’épuiser ses forces. Une fièvre violente le saisit; il se fit transporter dans le couvent de Saint-Onuphre, où il succomba à ses maux après quatorze jours de maladie. .
Sa mort (25avri.l1595) remplit de consternation Rome et l’Italie; ses obsèques se firent avec une grande pompe, et une foule immense accompagna le convoi funéraire. On composa en son honneur des épitaphes et des oraisons funèbres. Cependant, malgré le voeu manifesté par le cardinal Cinthio, sa sépulture resta sans monument jusqu’en1608, où le cardinal Bevilacqua fit construire celui qu’on voit dans l’église de Samt-Onuphre.
Le Tasse avait laissé tous ses manuscrits à Cinthio, mais en exprimant le désir qu’ils fussent brûlés après sa mort. C’est ce qui explique le peu d’empressement que mit le cardinal à les publier. Le poème de la Création du monde et un grand nombre d’autres ouvrages en prose et en vers ne furent imprimés que long-temps après.
Torquato était grand et bien fait, ses traits avaient de la noblesse et de la beauté; mais il était un peu louche, et manquait de grâce dans son maintien. Il parlait avec élégance, mais avec une gravité qui touchait à la pédanterie. Un bégayement naturel lui donnait dans la conversation de l’embarras et de la gêne. Son âme était sensible, généreuse et reconnaissante; il s’irritait aisément et s’apaisait de même: il allait au-devant de ses ennemis les plus acharnés, lorsqu’il les voyait malheureux. Une imagination trop mobile et trop active le rendit sombre et défiant; elle l’obséda de fantômes et de chimères que sa raison ne pouvait pas dissiper. Cette disposition tenait sans doute à son organisation, et fut la cause de la cruelle maladie qui a flétri une existence que tout devait rendre si brillante et si fortunée.
On ne connaît ordinairement du Tasse que deux poèmes, la Jéru Salem et l’Aminte; mais il composa une foule d’ouvrages, parmi les quels on distingue les Dialogbi discorsi, les Lagrime di Maria virgine, il Rinaldo, il Gonzaga, il Romeo, le Sette giornate del mondo creato, il Forno, il Padre di Famiglia, la Cavaletta, la Molza, il Segretario, il Montoliveto, et beaucoup d’autres pièces plus ou moins importantes.
Toutes les formes de l’éloge ont été employées pour louer la Jérusalem. Voltaire dit du Tasse qu’il avait autant de feu qu’Homère dans les batailles, avec plus de variété. M. de Lamartine, poète comme le Tasse et brave comme lui, a écrit: «Le Tasse a » toujours été mon poète, parce qu’il était en même temps un homme » de coeur et un homme d’épée; c’est le seul Homère de la che -» valerie.»
Des critiques, partisans de l’Anoste, ont avancé que la Jérusalem était un meilleur poème que le Roland, mais que l’Arioste était un plus grand poète que leTasse. Ils plaçaient ainsi la méthode, le bon goût, la régularité et la précision au-dessous des excès brillants d’une imagination féconde. Toutefois on ne saurait comprendre que si l’on doit assigner un rang à deux écrivains d’après le mérite de leurs ouvrages, il faille donner la préférence à celui qui n’a pas produit le meilleur. Nous pensons, avec Métastase, qu’avant de se prononcer sur les deux poètes on doit beaucoup hésiter. L’Arioste aurait pour lui les femmes et les adolescents; le Tasse obtiendrait le suffrage de la jeunesse instruite et des hommes éclairés. Tous deux sont admirables, mais l’un intéresse et fait réfléchir tandis que l’autre plaît et amuse.
La Jérusalem a été traduite dans toutes les langues. Les traductions françaises les plus répandues sont celles de Lebrun et de M. Baour-Lormian. L’oeuvre remarquable de ce dernier doit faire le désespoir de tous ceux qui entreprendront jamais une traduction en vers. Les éditions, depuis 1580, ont été très-nombreuses. Enfin la vie ou l’éloge du Tasse ont été faits par une foule d’écrivains distingués, parmi lesquels on peut citer MM. Mazuy, Auguste Desplaces et Suard. C’est du travail de ce dernier que sont extraits les détails qui précèdent.
Dieu ordonne à l’ange Gabriel de se rendre à Tortose. Bouillon assemble les chefs de l’armée chrétienne. Tous, d’une commune voix, le nomment leur général. Godefroi fait ensuite défder l’armée en sa présence, et elle se met en marche vers Solime. Cette nouvelle jette l’effroi dans le coeur du roi de la Palestine.
JE chante les pieux combats et le grand capitaine qui délivra le tombeau sacré du Christ. De nombreux travaux signalèrent sa prudence et son cou— rage, et, pour accomplir sa glorieuse conquête, il supporta de cruelles souffrances. En vain1Enfer s arma, en vain les peuples de l’Asie et de la Libye unirent leurs efforts contre lui; favorisé du Ciel, il ramena sous les saints étendards ses compagnons errants.
0Muse! toi qui ne ceins point ton front des fragiles lauriers de l’Hélicon, mais qui habites la sphère éthérée au milieu des bienheureux concerts, toi qui portes une couronne d’étoiles immortelles, inspire à mon coeur une ardeur divine, embellis mes accords, et pardonne, ô Muse, si, pour orner la vérité, je répands dans mes vers d’autres charmes que les tiens. Tu sais que les faibles humains sont épris des douces fictions du Parnasse, et que la vérité, environnée des prestiges de la poésie, est plus séduisante et plus persuasive. Ainsi, nous présentons à l’enfant malade la coupe dont les bords sont humectés d’une agréable liqueur; il boit sans répugnance les sucs amers, et doit la vie à cette ruse bienfaisante.
Omagnanime Alphonse, qui détournas de moi les coups du sort, et offris un asile à l’étranger, jouet des flots agités et presque brisé contre les écueils, reçois avec un gracieux sourire ces vers que je fis voeu de te consacrer si j’arnvais au port. Un jour viendra, j’ose du moins l’espérer, que ma Muse chantera ta propre gloire en te voyant réaliser les hauts faits que je vais décrire. Oui, si jamais les adorateurs du Christ, unis par les liens d’une paix durable, s’élancent sur leurs vaisseaux et sur leurs coursiers pour reconquérir les sublimes dépouilles dont le fier Musulman est l’injuste ravisseur, ce sera toi qui commanderas leurs armées et guideras leurs pavillons! Rival de Godefroi, écoute mes accents et te prépare aux combats.
Déjà cinq années s’étaient écoulées depuis que les Chrétiens, dressant leurs tentes dans l’Onent, avaient commencé leur généreuse entreprise. Nicée avait été emportée d’assaut. La puissante Antioche, tombée en leur pouvoir par un heureux stratagème, les vit livrer pour sa défense une bataille aux innombrables légions de la Perse. Vainqueurs, ils attendaient dans Tortose que l’hiver fit place au printemps, et permît à leur audace de nouveaux exploits.
La saison rigoureuse qui suspend les combats était près de finir, quand du haut de son trône, qui s’élève autant au-dessus de la voûte étoilée que les astres s’élèvent au-dessus des abîmes infernaux, l’Éternel abaissa ses regards vers la terre, et en un seul instant, du même regard, embrassa le monde et tous les êtres créés. Tout est présent à sa vue, mais elle se fixe sur la Syrie et sur les princes chrétiens. De ce coup d’oeil qui découvre les plus secrètes pensées et juge les passions des hommes, il voit Godefroi brûlant d’arracher la Cité Sainte aux impies Musulmans. Plein de foi et d’un zèle pieux, Godefroi dédaigne la gloire, la fortune et la puissance, désirs impurs qui soumettent les autres mortels.
Il voit chez Baudouin l’ambition dévorante, effrénée, de posséder des grandeurs périssables; Tancrède consume des jours qui lui sont odieux dans les souffrances et les angoisses d’un amour sans espoir; Bohémond, fondateur d’un nouveau royaume, donne à la superbe Antioche la civilisation, les arts, des lois et le culte du vrai Dieu. Sans cesse absorbé dans ses vastes projets, ce héros oublie tout autre dessein. Renaud méprise le repos et ne respire que la guerre. Peu jaloux de posséder l’or et les richesses, il a une soif ardente, insatiable de gloire. Bouillant d’ardeur, il écoute avidement Guelfe, son oncle, qui lui raconte les hauts faits de ses aïeux.
Le Roi du monde a sondé l'âme de ces princes et des autres guerriers. Il appelle des splendeurs des gloires Gabriel, le second des archanges. Cet interprète fidèle entre Dieu et les justes est toujours chargé de gracieux messages. C’est lui qui porte vers le Ciel les voeux et les prières des mortels, et leur annonce les décrets du Ciel. L’Éternel lui dit:
«Va trouver Godefroi, tu lui parleras en mon nom! Pourquoi cette inaction? pourquoi la guerre n’est-elle point aujourd’hui rallumée? pourquoi Jérusalem est-elle encore opprimée et captive? Dis-lui qu’il appelle près de lui les autres chefs et qu’il réchauffe pour cette sainte entreprise leur zèle trop tardif! C’est à lui que je confie cette mission; je lui donne le pouvoir suprême; ses compagnons, maintenant ses égaux, deviendront ses lieute-nants dans les batailles.»
Dieu dit, et Gabriel, déjà prêt à exécuter ses ordres, quitte sa substance invisible aux mortels, et revêt une forme humaine. Sur ses traits brille la majesté céleste. Il est dans cet âge qui sépare la jeunesse de l’enfance. Une douce auréole entoure sa blonde chevelure. A ses épaules sont attachées de blanches ailes aux pointes d’or. Avec ces ailes agiles, infatigables, il fend les nues et les vents, plane sur la terre et sur les mers.
Son vol rapide l’a bientôt porté aux limites du monde. Il s’arrête un instant au dessus du Liban; ses ailes déployées le balancent dans les airs; puis, il se précipite vers les plaines de Tortose. Le soleil commençait à sortir du sein de l’Océan; la moitié de son disque était encore cachée dans les flots. Déjà Godefroi offrait à Dieu ses prières accoutumées, quand, à l’égal du soleil, mais plus radieux encore, l’archange se présente à sa vue:
«Godefroi, voici la saison favorable aux combats! Pour-quoi ces retards? Qui t’empêche de délivrer Solime? Assemble tous les chefs près de toi; gourmande leur paresse. Dieu t'a choisi pour les conduire; ils se soumettront d’eux-mêmes à ton commandement. Je suis l'envoyé du Très-Haut, et ce sont ses ordres que je te révèle. Quelle confiance doit t’animer! Quelle sainte ardeur ne dois-tu pas communiquer à tes soldats!»
À ces mots, l’archange disparaît et est déjà ravi dans les régions les plus élevées du Ciel. Codefroi demeure ébloui de tant d’éclat et interdit de ce discours. Mais, bientôt, revenu de son trouble, il songe aux paroles qu’il a entendues, à ce messager céleste, à Dieu qui l’envoie, aux devoirs qui lui sont prescrits. Il brûle de terminer cette entreprise dont il est désormais le chef. Ce n’est point l’orgueil du pouvoir ou l’ambition qui le dinge; sa volonté plus épurée s’allume dans la volonté du Seigneur, comme l’étincelle qui jaillit d’un grand feu. Il rassemble donc autour de lui ses compagnons épars. Les lettres, les courriers partent et se succèdent. Tout ce qui peut toucher une âme généreuse, réveiller la vertu assoupie, tout ce qui émeut, les conseils, l’autonté, la prière, il emploie tous les moyens pour les attirer ou les contraindre.
La plupart des chefs arrivent; une foule d’autres guerriers ne tardent pas à les suivre. Bohémond, seul, ne se présente pas. Tortose a reçu les uns, d’autres ont établi leurs tentes au pied de ses murailles. Bientôt, au jour fixé, les chefs se réunissent en un conseil auguste et solennel; Godefroi est au milieu d’eux; son visage brille d’une noble majesté, et d’une voix retentissante il leur adresse ce discours:
«Guerriers du vrai Dieu, défenseurs qu’il choisit pour relever son culte et ses autels, vous qu’il a préservés de tant de pénis et sur mer et dans les combats, vous enfin qui avez si promptement soumis à sa loi tant de provinces rebelles, arboré ses étendards victorieux et fait triompher son nom chez les nations vaincues et domptées! Serait-ce le désir d’une vaine et fugitive renommée qui vous aurait fait abandonner vos familles et votre patrie? Vous seriez-vous exposés au caprice des flots et à tous les hasards d’une guerre lointaine pour conquérir ces pays barbares? Un tel but, des récompenses si vulgaires, ne peuvent être le prix du sang que vous avez versé. Un autre espoir nous mit les armes à la main! nous voulions planter nos étendards sur les murs sacrés de Sion, soustraire les Chrétiens au joug humiliant d’une servitude cruelle, fonder dans la Palestine un nouveau royaume, donnera la religion un asile assuré, ouvrir à la dévotion et aux hommages des pèlerins étrangers la route du saint tombeau! C’est pour cela que nous avons bravé tant de dangers et souffert les plus rudes fatigues. Ce serait peu pour notre gloire et rien pour nos desseins si nous devions nous arrêter en ces lieux ou diriger nos pas vers d’autres contrées! Que nous sert d’avoir passé la mer avec de si grandes forces? que nous sert d’avoir porté la flamme dans toute l’Asie, si de tels bouleversements n’enfantent que des ruines au lieu de fonder des royaumes? Comment élever un empire durable en ces climats barbares si nous nous appuyons sur de terrestres bases? Loin de notre patrie, entourés d’étrangers, au milieu des populations païennes, privés des secours de l’Occident, environnés des Grecs perfides, nous verrons s’écrouler notre fragile édifice, et, accablés sous ses débris, nous resterons ensevelis dans ce tombeau creusé par nos mains! De brillantes victoires ont abaissé devant nous les Grecs et les Persans; Antioche est notre conquête. Noms fameux, d’une gloire sans égale! mais ces exploits ne sont pas les nôtres, ils furent une grâce du Ciel. Si ces bienfaits ne sont devenus que des causes de révolte ou de tiédeur pour les desseins du Très-Haut, je crains qu’il ne les retire, et cette gloire, si bruyante, deviendra la risée des nations. Plaise à Dieu qu’un si coupable usage de ces dons, que nous devons à sa bonté, ne nous les fasse pas perdre! Continuons avec persévérance les mêmes efforts; que la suite et la fin répondent à la grandeur de notre entreprise; maintenant les passages sont libres et faciles, la saison est propice; qui nous empêche de voler vers ces murs, terme de nos travaux? qui nous arrête? Princes! j’en atteste le présent et l’avenir; j’en atteste Dieu même; oui, princes! les temps sont arrivés, les circonstances se montrent favorables! Mais, si nous tardons, la victoire devient incertaine, de sûre qu’elle est aujourd’hui. Hâtons-nous, car déjà l’Égyptien, profitant de nos lenteurs, marche au secours de la Palestine.»
Un murmure flatteur accueille ces paroles. Pierre se lève; Pierre, simple ermite, était assis au milieu des princes; il servait de ses conseils cette croisade dont il avait été le premier moteur. Il s’exprime ainsi:
«Ce que Godefroi vous propose, je vous conseille de le faire. Vous n’avez point à hésiter. La vérité est manifeste, et vous la comprenez. Pourquoi chercherais-je à vous persuader par de longs discours? vous approuvez sa sagesse; je n’ai qu’un mot à ajouter. Quand je me rappelle nos discordes et les affronts que vous avez subis; ces divisions dans le conseil, ces lenteurs qui ont paralysé nos travaux et suspendu vos victoires, j’en trouve la première cause dans le partage d’une autorité qu’abaisse et neutralise le grand nombre et la variété des opinions. Lorsque le commande-ment est aux mains d’un seul, il est le maître de distribuer les emplois, les récompenses et les châtiments; si le pouvoir est divisé, les chefs flottent indécis de leurs devoirs et de leur but. Faites un seul corps de ces membres amis; choisissez un chef qui pousse les uns, arrête les autres. Qu’il reçoive de vous la puissance, l’autonté souveraine. Qu’il ait la » force et la majesté d’un roi!»
Le vénérable vieillard a parlé. Esprit saint, tu inspirais ses pensées; quels coeurs ne pénètres-tu pas? Tu mis ces paroles dans la bouche du pieux solitaire, et elles enflamment tous ces guerriers; tu étouffes en eux l’amour naturel de l’indépendance, l’orgueil du commandement, l’ambition de la gloire! Guillaume et Guelfe, les plus élevés par leur, rang et leur naissance, saluent les premiers Godefroi du titre de généralissime. Tous les autres confirment ce choix:
«Qu’il soit, disent-ils, notre chef; qu’il conçoive les plans de nos entreprises! que la sagesse dicte les lois aux vaincus! qu’il soit l’arbitre de la paix et de la guerre! Nous avons été jusqu’à présent ses égaux, nous lui serons désormais soumis et nous obéirons à ses moindres désirs.»
Aussitôt la Renommée vole et répand dans tout l’univers la nouvelle de ce grand événement. Godefroi se montre aux soldats. Il leur paraît digne du haut rang où le Ciel vient de l’élever. D’un air calme et majestueux il entend leurs acclamations, il reçoit leurs hommages et répond aux témoignages de leur dévouement, à leurs serments d’obéissance; puis il ordonne que le lendemain toute l’armée se rassemble et se range en bataille dans la plaine.
Plus serein et plus lumineux, le soleil se lève et annonce le retour du jour. A l’éclat de ses rayons, les guerriers se couvrent de leurs armes resplendissantes et se groupent autour de leurs étendards. Ils se rangent dans une vaste prairie, immobile, attentif à les distinguer, le pieux général voit défiler les cavaliers et les fantassins.