Gilles de Cesbres - Delly - E-Book

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Beschreibung

Pasca éleva entre ses mains la blanche soierie, et un rayon de soleil, glissant à travers les branches enchevêtrées des vieux hêtres, vint caresser la chatoyante moisson fleurie jetée sur l’étoffe souple par la main de la jeune brodeuse. Campanules, muguets, légères jacinthes, fraîches roses pompon semblèrent un instant, sous ce rapide jeu de lumière, vivre et palpiter, tandis que la brise tiède, venue des profondeurs du bois de Silvi, complétait l’illusion en apportant un délicat parfum de fleurettes cachées.

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Delly

Gilles de Cesbres

© 2023 Librorium Editions

ISBN : 9782383837688

1

Pasca éleva entre ses mains la blanche soierie, et un rayon de soleil, glissant à travers les branches enchevêtrées des vieux hêtres, vint caresser la chatoyante moisson fleurie jetée sur l’étoffe souple par la main de la jeune brodeuse. Campanules, muguets, légères jacinthes, fraîches roses pompon semblèrent un instant, sous ce rapide jeu de lumière, vivre et palpiter, tandis que la brise tiède, venue des profondeurs du bois de Silvi, complétait l’illusion en apportant un délicat parfum de fleurettes cachées.

Un sourire de satisfaction entrouvrit les lèvres de Pasca. Ses yeux noirs, veloutés, dont l’expression était singulièrement profonde, contemplèrent pendant quelques minutes son œuvre. Puis elle étendit sur ses genoux la feuille de soie et pencha vers elle, pour l’examiner dans tous ses détails, sa tête délicate, qui semblait supporter avec peine le poids d’une souple et magnifique chevelure d’un blond chaudement doré, dont une partie retombait sur la nuque et jusque sur le cou élégant que découvrait le col du très simple corsage blanc.

– Je crois que ce sera joli, murmura-t-elle.

Ses doigts agiles et fins se mirent en devoir de plier l’étoffe soyeuse. Quand elle l’eut enveloppée dans une toile blanche, elle la posa près d’elle, sur le vieux banc de pierre, puis, croisant ses mains sur ses genoux, laissant son regard mélancolique et grave errer autour d’elle, Pasca parut s’absorber dans une songerie profonde.

Elle se trouvait dans une petite clairière, son lieu de prédilection, où chaque jour, quand elle le pouvait, elle venait travailler quelque temps. Un vieux banc était là, scellé au mur de l’antique oratoire qui abritait la statue vénérée de la Madonna del Fiore. Ce sanctuaire délabré avait une parure que d’autres plus somptueux eussent pu lui envier ; il disparaissait littéralement sous les roses. Celles-ci l’avaient pris d’assaut depuis la base jusqu’au faîte, elles se glissaient à l’intérieur par d’étroites fenêtres veuves de vitraux, s’avançaient sur le vantail de chêne à demi pourri par les intempéries, s’étendaient en longues traînes le long des colonnes du petit porche, et jusque sur le sol, envahissaient même le banc verdi où s’asseyait Pasca... Et bien loin, dans le bois, se répandait le parfum suave et enivrant de toutes ces roses.

Pasca tenait de sa mère cette prédilection pour le vieil oratoire. Angiolina Neraldi venait aussi, étant jeune fille, travailler et rêver au milieu des roses... Et c’était ici qu’un jour, tandis que sa voix souple chantait une tarentelle, lui était apparu un élégant cavalier blond – un Français égaré dans le bois de Silvi. Il lui avait demandé son chemin, et Angiolina lui avait donné les indications nécessaires, intimidée et charmée à la fois par l’admiration qu’il ne pouvait dissimuler devant la fine beauté de cette enfant de Toscane.

Le lendemain, il était venu, sous un prétexte quelconque, chez le père d’Angiolina, instituteur au petit village de Menafi. Voulant, disait-il, peindre quelques coins charmants du bois de Silvi, il désirait avoir un logement dans le village. Paolo Neraldi lui trouva une chambre chez le barbier... Le Français était aimable et de conversation charmante. Paolo aimait à causer avec des gens intelligents et instruits, qui manquaient un peu à Menafi. Sans songer plus loin, il attirait volontiers l’étranger chez lui, et il tomba de haut le jour où celui-ci lui dit :

– La signorina Angiolina et moi, nous nous aimons. Voulez-vous, signore, qu’elle soit ma femme ?

Ébloui, Paolo dit oui aussitôt. Le Français était riche, il appartenait à une noble famille. Quel rêve pour Angiolina !

Le mariage se fit très simplement, et les jeunes époux demeurèrent ensuite à Menafi. François de Combayre n’avait pas fait connaître son union à l’oncle qui l’avait élevé – son seul proche parent – et il retardait toujours le moment où il lui faudrait rentrer en France, présenter à sa parenté et à ses connaissances la jeune Italienne, dont la beauté et une certaine dose d’instruction ne compenseraient pas aux yeux de ses aristocratiques relations les manières un peu rustiques, l’ignorance des usages et une timidité excessive qui annihilait en certaines occasions toutes ses facultés.

Enfin, six mois après le mariage, comme il recevait de son oncle des lettres de plus en plus étonnées, il se décida à partir pour la France, heureux, au fond, de quitter ce pays qui l’avait enthousiasmé d’abord, et qui devenait maintenant insupportable à ce versatile par excellence.

– Dans peu de temps, je viendrai te chercher, cara mia, dit-il en embrassant sa femme qui sanglotait. Mon oncle t’accueillera comme un père, tu verras, et nous nous installerons en France, à Paris, la ville unique.

Il écrivit tout d’abord deux semaines de suite. Puis les lettres s’espacèrent, se firent plus brèves, très froides. Enfin elles cessèrent. Angiolina comprit alors qu’elle était abandonnée par cet étranger, qui l’avait épousée en un de ces moments d’emballement dont il était coutumier.

Elle n’eut pas une récrimination, pas une parole de colère. Mais elle se mit à dépérir rapidement, minée par son amère douleur, et le jour qui vit naître la petite Pasca fut aussi celui de sa mort.

Paolo Neraldi avait toujours été un homme faible, imprévoyant, et c’était bien vraiment à son imprudence et à son trop prompt enthousiasme pour cet étranger que pouvait être imputé le malheureux mariage de sa fille. Mais le pauvre père était si profondément frappé, que personne, à Menafi, n’eut l’idée de rappeler ses torts, surtout en le voyant entourer de soins touchants la très frêle petite fille que la morte lui avait laissée.

Il se refusa à faire connaître à M. de Combayre le décès d’Angiolina et la naissance de Pasca. Ce fut le curé qui assuma cette tâche. Une lettre de François arriva peu après, lettre très embarrassée et très sèche, où il annonçait l’envoi trimestriel d’une pension pour l’entretien de l’enfant.

Par l’intermédiaire du curé, Paolo lui fit répondre qu’il n’avait pas besoin de son argent et que, puisqu’il avait abandonné la mère, lui, l’aïeul, se chargeait de l’enfant, que son père n’aurait probablement jamais le désir de connaître.

De fait, on n’entendit plus parler de François de Combayre. Ainsi qu’il avait délaissé l’épouse aimée pendant quelques mois, il abandonnait, avec la même désinvolture, la petite Pasca à son beau-père, dont les ressources pécuniaires étaient cependant fort modestes.

Malgré cela, Paolo fit élever soigneusement l’enfant dans un excellent couvent de Florence. Quel que fût son ressentiment contre le père, il n’oubliait pas qu’un sang aristocratique coulait dans les veines de Pasca et ne voulait pas qu’elle fût élevée comme les petites artisanes de Menafi.

Était-ce là imprévoyance ou sagesse ? Il eût été difficile de le dire, car nul ne pouvait prévoir le destin de cette descendante de patriciens et de simples villageois. En tout cas, il se trouva que cette éducation s’adapta merveilleusement à la nature délicate et très affinée de Pasca. L’enfant était réellement patricienne d’instinct.

Longtemps, elle s’était crue complètement orpheline. Ce fut seulement un peu après sa sortie du couvent que son aïeul, au cours d’une maladie dont il pensa mourir, lui révéla l’existence de son père, en s’étendant amèrement sur les torts dont celui-ci était coupable.

Pasca avait été jusque-là une enfant très gaie, et ses dix-sept ans ignoraient encore les tristes dessous de l’humanité. À dater de cette révélation, elle parut avoir mûri de plusieurs années. Ses grands yeux noirs reflétèrent à demeure une mélancolie pensive et une gravité au-dessus de son âge. Sa pitié, déjà très profonde, s’accentua encore, elle partagea désormais son temps entre le travail et le soin des pauvres, en refusant toutes les distractions dont, jusque-là, elle avait pris sa part avec quelque plaisir.

– Elle entrera au couvent, disait-on dans le village.

– Ma foi, elle ferait bien ! Pour tomber aussi mal que sa mère, la pauvre ! ripostaient quelques-uns.

– Bah ! elle trouverait tout de même de bons garçons ! Voyez Rino Baddi, qui en est amoureux fou !... Et Giovanni Averri, donc ! En voilà un beau parti pour elle !

Rino Baddi était le fils d’un riche cultivateur de Menafi. Giovanni Averri, lui, était un jeune professeur de belle tournure et de grand avenir, dont les parents possédaient une petite propriété aux portes du village. Tous deux, en effet, étaient éperdument épris de Pasca, si belle, plus belle encore que ne l’avait été sa mère et plus affinée, physiquement et intellectuellement. Presque en même temps, ils l’avaient demandée en mariage. Mais Pasca, qui paraissait toujours complètement indifférente à l’admiration qu’elle suscitait, avait refusé tout net en déclarant qu’elle ne voulait pas se marier.

– Pourtant, cara mia, si je m’en allais ?... Je serais tellement désolé de te laisser seule ! hasardait le vieux Paolo, à qui Giovanni plaisait beaucoup.

– Ne craignez rien, grand-père, je me retirerais dans un couvent. Mais le bon Dieu vous laissera certainement longtemps encore à votre petite Pasca.

L’aïeul n’avait osé insister. Sa petite-fille était pour lui une idole, une créature supérieure, et sa faible nature cédait sans peine à l’ascendant de ce caractère sérieux et singulièrement énergique sous une apparence d’inaltérable douceur.

... À quoi donc songeait Pasca, durant ces longs instants de rêverie près de la vieille chapelle ?... C’étaient, certainement, des pensées graves, tristes même, car une mélancolie profonde voilait les beaux yeux sombres, et la bouche délicatement modelée prenait un pli d’amertume étrange chez une si jeune créature.

À l’ordinaire, rien ne venait troubler sa solitude. Le bois de Silvi, qui s’étendait derrière le jardin de la maison de Paolo, n’était fréquenté que par quelques bûcherons. Aussi, en entendant cet après-midi-là, dans le sentier qui passait près de la chapelle, le bruit d’un pas pressé, Pasca ne tourna-t-elle même pas la tête.

– Enfin, voici quelqu’un ! Je croyais positivement ce bois désert !

Elle se détourna vivement en entendant ces mots jetés par une voix masculine, en un italien correct, mais avec un accent étranger.

Elle vit en face d’elle un homme jeune, grand et svelte, vêtu d’un costume déchiré et couvert de poussière. Un mouchoir entourait son front et une large tache de sang y apparaissait.

Pasca pâlit et eut un instinctif mouvement de recul.

Dans les yeux de l’arrivant, une lueur de surprise et d’admiration avait passé. Enlevant vivement son chapeau, il s’inclina avec une aisance d’homme du monde.

– Pardonnez-moi, signora ! Je vous ai peut-être effrayée ?... Mais il est arrivé un accident à notre automobile, ma cousine et sa dame de compagnie sont blessées, et je courais chercher du secours...

Déjà, Pasca avait repris complète possession d’elle-même.

– Par ici, vous vous éloignez du village, signore. Il n’y a de ce côté que la maison de mon grand-père. Mais dans un jardin près de là travaillent plusieurs hommes ; je vais les prévenir et les enverrai vers le lieu de l’accident. Puis, comme notre demeure est la plus proche, vous pourrez, si vous le voulez, y faire transporter les blessées, auxquelles je serai très heureuse de donner les premiers soins en attendant le médecin.

– Signora, comment vous remercier ?

– Je ne fais là que mon devoir. Voulez-vous m’indiquer seulement où a eu lieu l’accident ?

– Sur la route, à la lisière de ce bois... Je cours rassurer ces malheureuses femmes. Merci mille fois, signora, de votre charitable empressement.

Il s’éloigna, et Pasca, en hâte, prit le chemin du logis. Elle prévint au passage les jardiniers et atteignit en quelques minutes la petite maison couverte de roses, patrimoine de famille, où Paolo vivait paisiblement en s’occupant de jardinage, depuis qu’il avait pris sa retraite d’instituteur.

Tout en narrant l’aventure à l’aïeul un peu ahuri, elle prépara sa chambre et une petite pièce voisine pour les blessées. Tout se trouvait organisé lorsque apparut en avant-garde l’étranger.

À sa vue, le vieux Paolo pâlit un peu et murmura :

– Ce doit être un Français !

Les traits délicats de Pasca se durcirent légèrement, tandis qu’elle répliquait d’une voix brève :

– Oui, je l’ai reconnu à son accent.

Paolo s’avança au-devant du jeune homme et l’accueillit par quelques mots à la fois affables et gênés. Pasca, voyant apparaître les blessées sur des civières improvisées, était remontée à sa chambre. Ce fut là qu’elle reçut les deux femmes, dont l’une, la plus âgée, n’avait que des contusions sans réelle gravité, tandis que l’autre paraissait avoir la jambe fracturée.

Celle-là était une jeune fille d’environ dix-huit ans, petite et frêle, au teint jaunâtre et aux traits heurtés. Elle avait des cheveux noirs d’un volume énorme, ondulés, vaporeux, sous lesquels disparaissait presque son mince visage, et des yeux bleu de roi, mobiles et ardents. En reprenant connaissance, elle les fixa longuement sur Pasca et celle-ci se sentit désagréablement impressionnée par ce regard où il lui semblait lire une sorte d’hostilité.

– Qu’est-ce que j’ai ? demanda-t-elle d’une voix brève.

Elle parlait français, mais Pasca comprenait cette langue qu’elle avait apprise au couvent.

– Rien de grave, je l’espère, mademoiselle. Le médecin va venir, du reste, et pourra vous renseigner mieux que moi.

– Une jambe cassée, sans doute ?... Voilà assez longtemps que mon cousin Gilles me prédit quelque chose de semblable – et même de pis encore.

Une lueur de colère railleuse traversa les yeux bleus.

– ... Et lui, Gilles, est-il blessé ?

– À la tête, oui. Mais je ne crois pas que ce soit grave.

Le médecin arrivait en ce moment. Il hocha la tête en examinant la fracture de la jambe et déclara qu’il aimait mieux faire appeler un chirurgien de Florence.

– C’est donc sérieux ? interrogea en mauvais italien la jeune fille, qui conservait un visage impassible.

– La fracture est complète, signorina, et je ne voudrais pas prendre la responsabilité de la réduire.

– Mais ne puis-je être transportée à Florence ?

– Ce serait, à mon avis, une imprudence... Vos parents sont sans doute là-bas ?

– Non, j’étais seule avec Mrs Smeeton, ma dame de compagnie. Mon père ne doit venir me rejoindre que le mois prochain. Mais, dites donc, docteur, prétendez-vous me faire demeurer ici ?

Son regard dédaigneux faisait le tour de la très simple chambre de Pasca.

– ... Et d’abord, accepterait-on de m’y garder ?

– Du moment où il vous serait dangereux d’être transportée, nous nous arrangerions pour cela, mademoiselle.

C’était Pasca qui répondait, d’un ton de dignité légèrement hautaine.

L’étrangère l’enveloppa d’un long regard où sembla passer un éclair de malveillance.

– S’il n’y a pas moyen de faire autrement !... dit-elle avec un mouvement d’épaules un peu impatient. Mais j’espère que ce chirurgien sera moins rigoureux que vous, docteur, et ne m’obligera pas à déranger trop longtemps la signorina...

– Pasca Neraldi ! dit la jeune Italienne, répondant à l’interrogation contenue dans le ton de l’étrangère.

– J’en doute, signorina ! répondit le vieux médecin en secouant la tête. Je vais, en tout cas, lui téléphoner immédiatement et, en prenant son automobile, il pourra être ici ce soir.

Il se retira après avoir donné aux deux femmes les soins en son pouvoir. En bas, il trouva Paolo et le chauffeur des étrangers qui s’était, seul, tiré indemne de l’accident.

– Eh bien, le troisième blessé ?

– M. de Cesbres a voulu absolument aller lui-même au télégraphe, répondit le chauffeur. Il dit que sa blessure n’est rien du tout et qu’il n’a aucunement besoin de médecin.

– Hum ! il ne faut jamais trop négliger cela ! Mais la signorina Pasca saura lui faire le pansement nécessaire ; elle est pour le moins aussi forte que moi à ce sujet.

Quand Pasca descendit, après avoir installé le mieux possible les étrangères, elle trouva dans la salle, causant avec son aïeul, Gilles de Cesbres, qui venait de rentrer.

– Votre cousine désirerait vous voir, signore, dit-elle après avoir répondu au salut du jeune homme.

Une lueur de colère brilla dans les yeux de Gilles – des yeux d’un brun orangé, doués d’une rare intensité d’expression, et où l’ironie semblait à demeure, se faisant tour à tour caressante, dure ou irritée, comme en ce moment.

– Encore faut-il au moins qu’elle me laisse le temps de clamer mon ressentiment contre les jeunes folles de son espèce ! Se doute-t-elle même qu’elle a failli, par son entêtement à maintenir une vitesse désordonnée, nous faire casser la tête ?

– Je lui ai dit que vous étiez blessé, signore... Mais le docteur Lerao ne vous a donc pas examiné ?

– Le signore était sorti et, d’ailleurs, il ne le voulait pas, expliqua Paolo. Mais le docteur a dit que tu pourrais très bien faire le pansement.

– Certainement, si la blessure n’est pas grave. Me permettez-vous de voir, signore ?

– Mais avec le plus grand plaisir, signorina ! dit Gilles avec empressement.

Malgré la délicate adresse des petits doigts de Pasca, il ne put réprimer quelques légers tressaillements de douleur lorsqu’elle enleva, avec bien des précautions, le linge qui avait collé sur la plaie.

– Mais ce n’est pas si négligeable que cela ! dit-elle. Cette blessure a besoin d’être soignée.

– Eh bien, soignez-la, signorina ! Je me remets entre vos mains ! riposta-t-il avec un sourire qui adoucit un instant l’expression ironique et froide de sa physionomie.

Pasca, ayant lavé soigneusement la plaie, y posa un pansement. Quand ce fut fini, M. de Cesbres s’écria :

– Quel bonheur de ne m’être pas mis entre les grosses mains du docteur ! Elles m’auraient martyrisé, tandis que ces charmants petits doigts ont une légèreté exquise. Ils méritent, vraiment, qu’on les remercie !

Et, saisissant la main de Pasca, il effleura de ses lèvres le bout de ses doigts.

Elle eut un brusque mouvement en arrière et son teint mat s’empourpra.

– Comment vous permettez-vous ? dit-elle d’une voix frémissante.

Ses grands yeux étincelants d’irritation se posaient fièrement sur Gilles, un peu stupéfait... Reprenant rapidement sa présence d’esprit, le jeune homme se leva avec vivacité du fauteuil où il s’était assis pour le pansement.

– Mais, signorina, pouvez-vous vous trouver offensée par cet hommage de reconnaissance ? s’écria-t-il d’un ton où se mélangeaient la surprise et le regret.

– Une simple villageoise telle que moi n’est pas accoutumée à ces manières, signore ! dit-elle avec un fier mouvement de tête.

– Pardonnez-moi ! Je serais désolé que vous m’en vouliez pour cela !

– Du moment où vous regrettez, signore, il est de mon devoir d’oublier.

Et, inclinant un peu la tête avec une dignité froide, elle sortit de la salle.

Gilles se tourna vers le vieux Paolo, qui était demeuré silencieux, un peu ahuri, pendant cette brève petite scène.

– Je crains que la signorina, malgré tout, me garde rancune, dit-il d’un ton léger que démentait l’expression contrariée de son regard.

– Non ! non ! signore ! Il n’y a pas de quoi, vraiment !... Mais Pasca est très sérieuse et, au premier moment, elle a été un peu effarouchée... surtout de la part d’un étranger. Mais cela se passera, signore !

– Je l’espère ! Répétez-lui bien que je n’ai jamais eu l’intention de lui manquer de respect... Et dites-moi maintenant où je trouverai ma cousine.

Paolo le conduisit au premier étage, jusqu’à la porte de la chambre occupée par la jeune étrangère. M. de Cesbres frappa et, sur l’invitation qui lui en fut faite, pénétra dans la modeste pièce que le soleil déclinant emplissait d’une clarté rosée.

Sa cousine, essayant de se soulever sur ses oreillers, tendit les deux mains vers lui...

– Gilles, vous êtes blessé ?

Sa voix tremblait d’émotion et une lueur d’angoisse passa dans les yeux bleu de roi.

– Mais comme vous le voyez, Matty ! Et vous êtes, je crois, encore plus mal en point que moi. Souffrez-vous beaucoup ?

– Suffisamment, oui. Et vous, Gilles ?

– Moi, peu. Notre jeune hôtesse vient de me panser selon toutes les règles. Mais c’est égal, ma chère, je m’abstiendrai désormais de prendre place dans une automobile conduite par la folle entêtée que vous êtes !

Toute trace d’émotion s’effaça subitement de la physionomie de la jeune fille, tandis qu’elle ripostait, avec un regard de défi moqueur :

– Vous faites bien de me prévenir ; je ne vous l’offrirai plus. Je déteste qu’on me refuse !... Il est probable que je dois vous savoir gré d’avoir bien voulu passer sur votre ressentiment pour venir me visiter ?

– En effet, car j’ai vraiment des raisons pour vous en vouloir. Mais je me suis pourtant souvenu qu’en l’absence de votre père j’avais le devoir de m’occuper de vous.

– Bah ! je vous en dispense ! dit-elle avec un haussement d’épaules. J’ai toujours su me conduire moi-même... Et, naturellement, homme plein de charité, vous triomphez de me voir réduite à ce triste état, comme vous me le prédisiez, en punition de mes imprudences ?

– Triompher est peut-être excessif. Mais je ne puis m’empêcher de penser que vous méritez ce qui vous arrive, après l’avoir si longtemps cherché.

Matty eut un bref éclat de rire :

– À la bonne heure ! c’est sincère, cela ! c’est de la franchise crue ou je ne m’y connais pas ! Vous êtes vraiment un charmant cousin, Gilles !

– Aussi charmant que vous, qui ne craignez pas, pour une satisfaction d’amour-propre, d’exposer la vie d’autrui !

– Bah ! pour ce qu’elle vaut, la vie ! riposta-t-elle avec un plissement de lèvres plein de raillerie. Est-ce que vous y tenez tant que cela, vous ?

– Cela dépend. Il y a des jours où je la hais.

– Et d’autres où vous l’aimez ?

Il eut un rire d’âpre ironie.

– Aimer ! Quel mot excessif ! Je n’aime rien ni personne, vous le savez bien, Matty.

– Oui ! je sais que vous poussez l’indépendance du cœur jusqu’aux dernières limites. Ainsi donc, monsieur le désenchanté, la vie vous paraît plutôt laide et maussade ?

– Souvent, oui !... Et à vous aussi ?

– C’est vrai. Je la trouve même par moments d’un terne !... et je me prends à souhaiter quelque chose, un événement tragique, une grande tempête intérieure, que sais-je ?... Enfin, un bouleversement quelconque, quitte à en souffrir, quitte à en mourir !

Un souffle de passion semblait passer dans sa voix tout à l’heure froide et moqueuse, un flot de sang monta une seconde à son visage pâle.

Gilles, qui s’était accoudé en face d’elle à un des montants du lit, l’enveloppa d’un regard aigu et intéressé.

– Vous êtes une très curieuse personne, ma chère ! dit-il tranquillement. Comblée de tous les dons de la fortune, ne mettant aucun frein à vos fantaisies, gâtée à outrance par un père idolâtre, vous voilà, à dix-huit ans, blasée, lasse de tout !

– Et vous ? dit-elle brusquement. Vous essayez de tromper votre écœurement, votre dédain de toutes choses, en vous adonnant à l’observation sans pitié des faiblesses et des fautes d’autrui, en disséquant moralement, en dilettante, les cœurs que vous excellez à charmer un instant, pour les repousser dédaigneusement lorsque cette étude ne vous dit plus. Osez donc prétendre que, vous aussi, vous n’êtes pas un blasé, un sceptique absolu !

– Mais je vous l’accorde, très chère cousine ! Je suis bien cela, en effet, et je l’étais déjà à votre âge... Seulement, je vois que vous vous donnez la fièvre en vous agitant ainsi. Aussi vais-je me retirer sans plus tarder.

– Non ! attendez !... Dites-moi, combien de temps pensez-vous que je doive demeurer ici ?

– Comment pourrais-je le savoir ? Il faut attendre le chirurgien.

– Me voyez-vous, Gilles, obligée de rester longtemps dans cette masure ?

– Tout d’abord, cette masure est une fort gentille maisonnette. Ensuite, cette aventure doit sembler pleine de saveur à une personne blasée.

– Toujours moqueur ! dit-elle avec colère. Enfin, je pense que mon père va arriver aussitôt le reçu de votre dépêche... Et vous, Gilles, vous ne m’abandonnerez pas ici ?

– Je vous ferai remarquer, Matty, que vous venez de m’assurer, il y a quelques instants, de l’inutilité de ma présence.

– Vous avez toujours des réflexions insupportables ! Si vous étiez un homme aimable, vous m’auriez déjà dit : « Je ne vous quitterai pas, Matty, je ferai mon possible pour vous distraire. »

Un sourire railleur vint aux lèvres de M. de Cesbres.

– Ah ! bon ! c’est une « machine à distraire » que vous souhaitez ?... Et que voulez-vous donc, grands dieux ! que je fasse dans ce village perdu, tandis que se guérira doucement votre fracture ?

– Un homme comme vous trouve toujours à s’occuper. Faites des vers sur les charmes de la campagne toscane, commencez une aquarelle, entreprenez des promenades... Et puis vous aurez la ressource d’entamer un flirt avec notre jolie hôtesse, acheva-t-elle avec un rire qui sonna faux.

Les sourcils blonds de Gilles se rapprochèrent brusquement.

– Elle n’est pas de celles avec qui l’on flirte ! dit-il d’un ton sec.

Sa cousine le regarda avec surprise.

– Ah ! bah ! Avez-vous donc eu le temps de l’observer assez pour vous rendre compte de cela ?... À moins que cette idée vous soit venue en voyant toutes ces dévotes images ?

Son doigt tendu désignait le petit oratoire que Pasca avait aménagé dans un angle de la pièce, et où une lampe brûlait jour et nuit devant les statues de la Vierge et des saints plus spécialement chers à la jeune fille.

– Ah ! c’est sa chambre ? murmura Gilles.

Son regard d’homme accoutumé à observer les moindres détails fit le tour de cette pièce aux murs simplement blanchis, garnie de vieux meubles bien astiqués et de rideaux de percale blanche. Sous le grand crucifix de bois noir se voyaient les photographies de Paolo Neraldi et de sa fille. Dans une petite bibliothèque s’alignaient les livres de choix de Pasca... Gilles, faisant quelques pas, se pencha pour lire les titres.

– Rien que des livres de piété, n’est-ce pas ? demanda ironiquement Matty.

– Il y en a un certain nombre, mais tous ne sont pas dans ce cas. Néanmoins, ce sont des ouvrages sérieux, de grande valeur morale et littéraire... Cette jeune fille n’est pas la première venue comme intelligence, certainement. Mais il est évident qu’elle est en outre extrêmement pieuse.

– En tout cas, c’est fort laid, ici ! Quels abominables vieux meubles !... Mais vous ne m’avez pas dit, Gilles, si c’était l’impression produite par cette atmosphère de dévotion qui vous fait penser que la belle signorina Pasca ne voudrait pas entendre parler de flirt ?

– Vous êtes trop curieuse, chère cousine ! dit-il ironiquement. C’est un défaut féminin, assure-t-on ; il vous sied donc de l’avoir. À demain. Je viendrai savoir dès le matin ce qu’aura décidé le chirurgien.

Il serra négligemment la main qui se tendait vers lui et sortit de la chambre.

Matty se laissa retomber sur ses oreillers. Son mince visage se contractait et ses yeux luisaient étrangement, de colère et de douleur à la fois.

– Oh ! pourquoi donc n’ai-je pas été tuée aujourd’hui ? murmura-t-elle. Comme cela, ce serait fini de souffrir, de le voir se railler de moi ! J’ai beau essayer de lui cacher que je l’aime, il l’a deviné depuis longtemps, depuis toujours. Il devine tout, Gilles, on ne peut rien dérober à ses yeux ironiques. Et lui ne m’aime pas ! Parfois, il me semble même que je lui suis antipathique et qu’il s’amuse de ma souffrance. Oh ! cela !... cela ! Quelle chose épouvantable que la vie !... Quelle chose stupide ! Gilles seul pourrait y mettre pour moi un peu de bonheur... s’il voulait !

Une sorte de sanglot s’étouffa dans sa gorge et elle enfonça sa tête dans l’oreiller avec une sourde exclamation de douleur.

– Oh ! ce Gilles !

 

2

 

M. de Cesbres avait pris gîte à l’unique auberge du village. Dès le lendemain, son valet de chambre, prévenu par télégramme, arrivait de Florence, et le jeune homme put réparer le désordre introduit dans sa tenue par l’accident de la veille.

– Monsieur le vicomte sera bien mal ici ! fit observer le domestique avec un regard méprisant sur la chambre, dont le mobilier très élémentaire n’était pas le plus grave défaut.

– J’espère ne pas m’y éterniser ! Si c’était propre, seulement !... Tâchez d’arranger un peu cela, Antonin ; faites nettoyer le mieux possible et payez ce qu’il faudra.

Sur ce, Gilles, ayant rapidement déjeuné, s’en alla vers la maison Neraldi.

La porte étant entrouverte, il la poussa et entra. Dans la petite salle où on l’avait introduit la veille, Mrs Smeeton, la dame de compagnie de sa cousine, déjeunait tout en poussant force soupirs.

– Quoi ! êtes-vous donc complètement remise ? dit-il d’un ton surpris, tout en la saluant.

Une sorte de grimace contracta le visage altéré de l’Anglaise.

– Non, je souffre encore beaucoup. Mais miss Matty a voulu que je me lève ; elle dit que je n’ai pas besoin de me dorloter et qu’il faut que je la soigne.

– Charmante ! murmura railleusement Gilles. Le chirurgien est-il venu ?

– Oui, très tard dans la nuit. Il dit que la fracture est grave, très compliquée, et qu’il ne peut autoriser le transport avant au moins un mois. Il a fait le nécessaire et miss Matty a été très courageuse.

– Oh ! elle a de l’énergie, quand elle veut !... Et comment a-t-elle accepté l’arrêt la condamnant à demeurer ici ?

– Elle m’a dit seulement : « Je vous dicterai demain la liste des objets qu’il faudra me faire envoyer pour me distraire tant bien que mal. Cela me changera et me reposera. Au fait, j’ai assez pour le moment de soirées, de voyages et de sports. »

Le pli moqueur que gardait presque constamment la lèvre de Gilles s’accentua encore. Il connaissait bien sa cousine et savait que le continuel changement d’occupations et d’horizons avait toujours été le fond de cette existence d’enfant gâtée, élevée sans foi, sans guide moral, sans but défini dans la vie, si ce n’est sa propre satisfaction, à tout prix.

– Tant mieux si elle prend les choses ainsi !... Puis-je monter la voir ?

– Elle sommeille en ce moment, monsieur, car elle n’a pas dormi cette nuit.

– Alors, je reviendrai plus tard... Savez-vous, mistress Smeeton, si le signore Neraldi est ici ?

– Je l’ai vu s’en aller vers le jardin, il y a à peine cinq minutes, monsieur... Il a l’air d’un brave homme, on ne peut pas dire le contraire... Et sa petite-fille est bien charmante, et puis si belle ! dit l’Anglaise d’un ton d’enthousiaste admiration.

– Je vais tâcher de le trouver par là, car il faut que je m’arrange avec lui, puisque Matty doit rester ici. Elle va vouloir faire venir sa femme de chambre, et je ne sais s’ils auront ici de la place pour la loger.

– C’est qu’elle est si exigeante ! gémit Mrs Smeeton. Elle s’est déjà fâchée ce matin parce que le thé était abominable, prétendait-elle. Il est certain qu’il n’avait pas l’arôme de celui qu’elle est accoutumée de prendre, mais il était certainement bon quand même, la signorina Pasca y ayant mis tous ses soins, m’a-t-elle dit. Elle était bien ennuyée, la pauvre petite, d’entendre les plaintes de miss Matty.

Gilles fronça les sourcils.

– Comment ! elle a osé les adresser à la signorina elle-même ?... à cette jeune fille qui l’accueille avec tant de discrète bonté, qui l’a soignée hier et qui se prive pour elle de sa chambre ? C’est intolérable, et je saurai le lui faire comprendre !

– Monsieur, ne lui dites pas surtout que je vous ai parlé de cela ! s’écria Mrs Smeeton avec terreur.

– Non, non, je serai discret, ne craignez rien. À tout à l’heure, mistress Smeeton : je vais à la recherche du signore Neraldi.

Il sortit par une porte vitrée et se trouva dans le jardin embaumé par l’enivrant parfum des roses, qui étaient ici la fleur souveraine.

Au hasard, il prit une allée étroite, ombragée par le feuillage touffu de vieux arbres dont le tronc se tordait en formes bizarres. Et, tout au bout, il vit devant lui un enclos où s’ébattaient des volailles.

Au milieu se tenait Pasca, une corbeille pleine de grain à la main. Elle jetait autour d’elle la provende, d’un geste dont la grâce exquise frappa Gilles, non moins que la distinction réellement patricienne qui rehaussait l’admirable beauté de cette jeune villageoise.