HAMEAU À VENDRE - Jean-Baptiste LECCIA - E-Book

HAMEAU À VENDRE E-Book

Jean-Baptiste LECCIA

0,0

Beschreibung

Ambroise Crespaud parcourt au hasard les routes de France enquête de solitude et de Liberté. Car on ne peut être que seul pour être libre. Il finit par faire halte dans la Drôme où les ruines d’un hameau jadis ensorcelé lui semblent être le refuge pour se construire. De son côté, Laurence Saint-Laurent cherche à résoudre le mystère de ses racines en redonnant vie à ce hameau qui porte son nom. Emportés par leurs fantasmes, Ambroise et Laurence finiront par conclure une alliance paradoxale, au risque d’en oublier le sens de leurs espérances et de leurs vies. Dans une ruralité en léthargie où le bar est le seul lieu de sociabilité, le drame se noue dans la perversité de l’enfermement, source de tous les obscurantismes et de toutes les malveillances, en une quête pathétique des racines perdues.


À PROPOS DE L'AUTEUR


L’auteur, Jean-Baptiste LECCIA, né au Maroc en 1943, universitaire, un temps avocat au barreau de Marseille, maire de son village corse de 2012 à 2020, nous offre ici un regard sans complaisance sur les contradictions de la société en ce début du XXIème siècle. Ce siècle qu’il n’aime pas.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 182

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Éditions Encre Rouge

®

JEAN-BAPTISTE LECCIA

HAMEAU A VENDRE

à la recherche des racines perdues

DU MÊME AUTEUR

Mon Dakar (EdilivreAParis 2011)

Traduit en Italien « La mia Dakar » (Modumodulo 2014)

À l’école d’Architecture – Chroniques grinçantes 1968-2011 (L’Harmattan 2012)

C’est loin tout ça (EdilivreAParis 2015)

Si loin tout ça (EdilivreAParis 2016)

Fredianu le Sarde et le Jardin de Plutarque (L’Harmattan, collection Rue des Écoles 2019)

Le crime d’Arnaldo Tamares (EdilivreAParis 2021)

Le dédoublement (L’HARMATTAN, collection rue des Écoles 2021)

À tous les déracinés

Notamment ceux qui s’ignorent

PROLOGUE

« Plus que dix ans », avait écrit en 1990 Paul à Charles-Antoine son ami d’enfance qui n’avait jamais quitté son village de la Drôme provençale, « je pense au dernier réveillon du XXème siècle où tout le village sera là ».

⸺ Ou ce qu’il en restera ! Commence par y revenir au lieu de traîner à Paris.

Le temps couru et Dieu leur prêta la vie.

***

A cinquante ans, Paul Courtal avait plus ou moins rempli son contrat de vie, comme il se plaisait à le dire : études universitaires, profession dans le privé plus qu’honorable et suffisamment rémunératrice, l’estime de bons amis, des voyages au bout du monde, une culture solide, plus de projets.

La belle Laetitia lui avait fait une fille, l’essentiel, quoi ! Mais Laetitia était morte en couches, ce qui en 1970 était d’un autre âge, et l’enfant n’avait survécu que quelques heures. Paul, dévasté par ce double coup du sort à trente ans à peine, inconsolable, s’enfonça dans un long veuvage avec le serment de ne jamais, non jamais, mener une vie de couple avec une autre, et encore moins procréer ! À sa grande surprise il s’était passé de relations sentimentales et sexuelles pendant toutes ces années, sauf en rêve ; vingt ans sans aimer, sans baiser, dans le fond ce n’était pas si difficile, sans se masturber non plus ! Il avait bien eu des occasions de relations sans lendemain, d’autant qu’il était plutôt beau gosse ; un mètre quatre-vingt-trois, les yeux verts, le cheveu généreux, les joues creuses, le teint hâlé, et tout… l’allure d’un artiste américain des années cinquante, élégant, les épaules larges et la taille étroite, un Gregory Peck ou un Rock Hudson, mais il avait juré fidélité à Laetitia par-delà sa mort, il était comme ça, la fidélité était une valeur à laquelle il accordait de l’importance, donc il la pratiquait, il en était bêtement fier. On le moquait pour cela.

Courtal était né en Algérie pendant la guerre (pas celle d’Algérie, celle de 39-45), de parents fonctionnaires de l’Éducation Nationale, revenus dans leur pays d’origine en 1950, LAROQUE SAINT-LAURENT, un village de la Drôme Provençale de trois cents habitants ; pas rapatriés comme les pieds noirs douze ans plus tard. Paul avait connu le baptême à BLIDA, l’école primaire à la communale de LAROQUE, la communion à l’église de LAROQUE, le lycée à Montélimar, la fac à Paris, le coup de foudre pour Laetitia aux sports d’hiver et leur mariage en 1970 à Castello di Rupione, le village corse de Laetitia, à trente ans tous les deux, le bon âge pour se marier après avoir connu l’un et l’autre la période des rencontres sans lendemain et celle des illusions perdues.

Le mariage fut l’occasion de festivités joyeuses et fastueuses où tout le village fut invité. La famille de Laetitia avait bien fait les choses : messe en latin chantée par un groupe polyphonique, poignées de riz lancées sur les mariés à la sortie de l’église, et une soirée guitares et mandolines autour d’un bœuf à la broche. Paul Courtal confiera plus tard à Charles-Antoine qu’il avait déploré à cette occasion combien par comparaison LAROQUE SAINT-LAURENT avait perdu de son identité.

Paul et Laetitia avaient fait le projet de construire une maison à Castello di Rupione, pour y enraciner leurs enfants. Pas une villa, une vraie maison corse en pierres sèches de granit clair, haute, au volume simple et aux fenêtres étroites. « On viendra passer tous les étés », voulait Laetitia, « et quand on sera vieux on y recevra nos petits enfants pour des Noëls magnifiques dans la tradition des montagnes corses ».

Neuf mois après leur mariage - Paul et Laetitia faisaient tout dans l’ordre - Laetitia accouchait de Laurence. Et Laetitia mourait, suivie de Laurence. LAROQUE SAINT-LAURENT ne connut jamais leur existence, elles furent enterrées toutes deux à Castello di Rupione, côte à côte dans l’enclos mortuaire de la famille de Laetitia, planté de chênes verts.

Paul Courtal avait respecté les volontés de Laetitia exprimées le jour de leur mariage : « je suis née dans ce village comme mes ancêtres qui y sont enterrés depuis des temps immémoriaux ; lorsque je mourrai, je retournerai à mes racines ».

Les villageois qui avaient assisté au mariage de Paul et Laetitia compatirent d’un seul élan au malheur inattendu et injuste qui frappait un des leurs (car Paul était devenu un des leurs) et accompagnèrent les deux cercueils après la messe jusqu’au bosquet de chênes verts, dans une grande tristesse silencieuse. Selon la tradition, les tombes sont de simples fosses surmontées d’une croix en bois que le temps finira par réduire à rien. C’est l’égalité dans l’anonymat devant la mort et l’éternité. Hommes et femmes retournent à l’obscur de leurs racines, au milieu des leurs. Les descendants viendront fleurir l’endroit sans savoir où se trouvent Nicolas, Vincent, Bernardin, Laetitia, Laurence…, simples tumulus identiques. Ils sont tous là, nourrissant la terre, dans la continuité de leurs ancêtres et dépositaires d’un lieu sacré pour les générations à venir.

Le prêtre confia à Paul qu’il avait entrepris, au moment de la bénédiction des cercueils, de débarrasser les deux corps de l’influence néfaste qu’ils portaient en eux :

⸺ Croyez-moi, il y a eu autre chose, on leur a jeté le mauvais œil, c’est certain, chez nous on dit l’ochju{1}, confie le prêtre

⸺ Mais pourquoi ?

⸺ Certainement par jalousie à cause de votre mariage de l’année dernière, par trop ostentatoire et peut être aussi par dépit de voir le plus beau parti du village convoler avec un étranger, un pinzutu, un pointu comme on dit ici.

⸺ C'est-à-dire ?

⸺ Les soldats de Louis XV qui occupèrent la Corse au XVIIIème siècle portaient des tricornes pointus, et depuis on appelle les français les pointus, ( i pinzuti). On ne les a jamais trop aimés ici… ».

***

Paul Courtal avait pensé depuis l’adolescence, célébrer la fin du siècle dans son village drômois. Une perspective lointaine !

⸺ Tu te rends compte qu’on est la génération qui va passer le siècle !

⸺ Si Dieu nous prête vie.

⸺ Évidemment.

⸺ Si on y arrive, il faudra faire quelque chose à chier partout ! …

Paul n’avait jamais envisagé qu’il lui serait donné, à lui, en tant que maire de LAROQUE SAINT-LAURENT, d’organiser cette fête « à chier partout » comme le disait Charles-Antoine. Il avait fallu que le vieux maire gâteux, élu sans discontinuer depuis 1947 décide de passer la main, puis l’arme à gauche peu après, et que personne dans le village n’ait manifesté l’envie de lui succéder… Charles-Antoine, premier adjoint, avait suggéré de faire appel à Paul Courtal, son copain de l’école communale de LAROQUE, qui occupait alors une position enviable à Paris, patron d’un grand groupe hôtelier ou quelque chose comme ça. 

⸺ Mais il n’acceptera jamais, que veux-tu qu’il vienne faire ici ? Ça fait des années qu’on ne le voit plus.

⸺ Je le connais bien, il a son village au cœur, il n’y est pas né mais ce sont ses racines, il reviendra et on le fera maire, tu verras.

⸺ Et pourquoi ne serais-tu pas notre maire, Charles- Antoine ? Tu es déjà premier adjoint, c’est toi qui connais le mieux notre village, et tu es le plus intelligent d’entre nous.

⸺ Vous rigolez ou quoi ? Vous voulez de moi pour arbitrer vos misérables querelles ? JAMAIS ! Tenez-vous le pour dit !

Charles-Antoine n’aurait pas voulu poursuivre au-delà du certificat d’études, mais s’était laissé convaincre, sous la menace de ses parents, d’aller jusqu’au bac, « et après on verra » avait dit son père, « à condition que tu l’aies, ce    bac ».

Charles-Antoine avait cheminé au collège et au lycée, de classe en classe avec Paul Courtal, complices dans la vie comme à l’école, jusqu’à ce fameux sésame qui ouvrit les portes de la Sorbonne à Paul ; Charles-Antoine préféra le parfum des prés !

Paul Courtal sera élu maire en 1989 par cent pour cent des voix exprimées, avec Charles-Antoine comme premier adjoint.

Seuls les CORDIERS ne s’étaient pas déplacés pour  voter : Jean-François, Jacques, Anna, Robert… tous inscrits sur la liste électorale, hommes femmes et enfants entassés dans quatre maisons serrées l’une contre l’autre à l’entrée de LAROQUE depuis trois générations, peu de temps avant la Grande Guerre, en provenance de SAINT-LAURENT le hameau déserté de la commune de LAROQUE SAINT-LAURENT.

Toujours à part de la vie sociale, comme s’il voulait perpétuer à LAROQUE la présence solidaire de ceux de SAINT-LAURENT, le clan CORDIERS ne se mêlait pas au reste des villageois ce qui fait qu’on ne rencontrait jamais aucun CORDIERS, au grand jamais, sur la place de LAROQUE et encore moins au bar, comme s’ils étaient mis en quarantaine !

Dès 1940 Jean-Charles, l’ainé des CORDIERS, un ancien de Verdun et du Chemin des Dames, connu pour son militantisme anti fasciste et ses sympathies communistes, rejoignit de Gaulle à Londres alors que la population de LAROQUE SAINT-LAURENT restait prudemment maréchaliste.

En novembre 1942, les allemands après avoir franchi la ligne de démarcation, investirent la commune, et les CORDIERS subirent les affres de la suspicion et de la dénonciation ; Jean-François et ses frères, étiquetés terroristes communistes et dénoncés comme tels, furent un temps incarcérés à la prison de Lyon, sans que les habitants de LAROQUE ne manifestent la moindre solidarité à leur égard, car tout le monde se passait des CORDIERS - bon débarras - pire !, en plus de leur engagement dans « la résistance communiste », on les fuyait comme autant de dépositaires des maléfices de SAINT-LAURENT !

L’ami Charles-Antoine, lui, sut se tenir à l’écart de ces comportements glauques et vécu dans la maison familiale sans femme ni enfants, amoureux de son jardin de légumes et de ses châtaigniers ; il enterra ses vieux parents l’un après l’autre en 1972 et depuis passait son temps à reconstituer et écrire l’histoire de LAROQUE SAINT-LAURENT, patiemment, tout en jouant le rôle de maire par procuration, car son ami Paul Courtal, bien qu’élu, ne parvenait pas à quitter sa situation enviable à Paris, se demandant encore comment et pourquoi il avait pu accepter ce fauteuil de premier magistrat de LAROQUE SAINT-LAURENT.

Paul sera de nouveau élu maire, seul candidat donc à l’unanimité, en 1995 mais ce faisant c’est Charles-Antoine l’historien de LAROQUE SAINT-LAURENT, l’intellectuel comme on le surnommait, que les habitants plébisciteront. Les habitants de la commune étaient reconnaissants à Paul Courtal d’avoir permis à son complice Charles-Antoine, de secouer la léthargie de LA ROQUE ! Personne n’aurait fait mieux ! L’église réhabilitée, toutes les ruelles et les escaliers rénovés, des rampes partout pour les anciens, des plantations sur les espaces publics, le four communal et l’antique lavoir reconstruits ; la place du village avait une belle fontaine maintenant, et un magnifique dallage en granit rose.

Est-ce cette seconde élection qui décida Paul Courtal à rejoindre enfin LAROQUE ? « Définitivement », dira-t-il à ses administrés. Tout le monde se posa la question.

⸺ Charles-Antoine, je veux que tu restes mon premier adjoint, tu as tout fait à LAROQUE, Je vais consacrer mon mandat à SAINT-LAURENT.

Mais il n’y a plus personne qui habite ce hameau depuis que la famille CORDIERS en est partie en 1913, après le grand éboulement ! Et les autres sont tous morts depuis !

⸺ Justement ! Il n’est pas question de faire revenir ceux qui sont partis ou de ressusciter les morts, je veux repeupler SAINT-LAURENT avec du sang neuf, faire revenir la vie…. C’est pour cela que j’ai accepté d’être maire !

⸺ Dieu t’en garde ! Il faudra d’abord éteindre les rumeurs qui ensorcellent le coin, et même désenvouter les ruines une à une !

⸺ Tu crois encore à ces fables d’un autre temps, Charles-Antoine ? C’est à désespérer !

Charles-Antoine préféra répondre par un haussement d’épaule. C’est vrai que les habitants de LAROQUE croyaient dur comme fer que SAINT-LAURENT, le hameau de LA ROQUE, n’était pas un endroit comme les autres, un lieu maudit où régnaient les maléfices jetés par une sorcière sans âge, la forme noire, femme surnaturelle, éternellement vieille, qui a délaissé son lointain royaume et surgit à point nommé pour s'intéresser de près aux affaires des mortels et diriger leur destinée.

Fredien n’en avait-il pas été la preuve vivante ?

Charles-Antoine faisait mine d’y croire parce qu’il avait compris qu’il valait mieux laisser ces rumeurs ineptes et mensongères s’éteindre d’elles-mêmes avec le temps. Charles-Antoine lui avait parlé, à la forme noire, et n’avait rencontré qu’une pauvre vieille à l’esprit faible qui attendait son fiancé parti à la guerre en 1914 et dont elle n’acceptait pas la mort que les gendarmes lui avaient annoncée au bout d’un mois de guerre, parce qu’elle n’avait pas vu son cadavre. Le déni dans cette attente sans fin avait fini par lui faire perdre son peu de raison et jusqu’à l’usage normal de la parole !

D’autres, comme Anatole, prétendaient que la forme noire était un être surnaturel habité par le diable, doté du pouvoir magique de se métamorphoser et d’apparaitre en plusieurs lieux sous différentes formes, capable de conférer des dons aux nouveau-nés, de voler dans les airs, de lancer des sorts et d'influencer le futur.

Les chasseurs de sangliers qui s’aventuraient dans SAINT-LAURENT en ramenaient de drôles d’histoires. « En passant devant le cimetière abandonné, près de l‘église, on entend des voix sortant des chapelles funéraires, de gens qui se disputent, s’insultent », des gens de la même famille pourtant, « et même parfois on entend des vociférations horribles ou des plaintes convulsives, des voix qui demandent pardon à Dieu, d’autres qui crient vengeance et même qui maudissent leurs descendants ! ».

Et toujours la mystérieuse forme noire et ses cris rauques de muette…

Chapitre 1 – Maléfices ?

Fredien avait posé ses appâts dans le cimetière de SAINT-LAURENT pour capturer des merles comme il en avait l’habitude depuis qu’il était revenu de Verdun à la fin de 1916, une « blessure heureuse » l’avait laissé en vie avec un bras atrophié, il braconnait en attendant le retour de son frère Barthélémy parti avec la classe 17, le dernier de LAROQUE SAINT- LAURENT à avoir rejoint le front.

***

Il fait très froid en ce onze novembre 1918, il a neigé toute la nuit et toute la matinée, la noirceur d’un merle dodu pris au piège se distingue de loin devant l’église de SAINT-LAURENT, au milieu des tombes du cimetière. Le matin à onze heures, la nouvelle de la fin de la guerre est parvenue à LAROQUE, toute la population s’est rassemblée au pied de l’église dont les cloches sonnaient à toute volée. On a beaucoup pleuré, de joie et de tristesse. Les parents de Fredien tremblaient de bonheur à l’idée de savoir que Fredien - leur premier fils-, en avait réchappé, que leur second, Barthélémy, serait bientôt de retour à la maison et qu’ils allaient tous recommencer à vivre comme avant !

Le merle agonisant se débat encore dans le lacet qui l’enserre, malgré ses efforts il sait qu’il va mourir et il avale le morceau de gras cause de sa perte, comme un adieu à la vie, en poussant son dernier cri. Un épervier observe la scène en une série de circonférences qui le rapprochent du sol.

Le maire avait été prévenu que ceux qui seraient les premiers à revenir au pays après la démobilisation seraient de retour avant Noël, Barthélémy serait de ceux-là, on ferait une grande fête à LAROQUE en respectant le deuil des familles qui ont eu moins de chance.

Fredien marche lentement vers sa prise agonisante, il pense à son frère Barthélémy qui sera bientôt rentré de cette sale guerre, ils rattraperont le temps, ils ne se quitteront plus, ils remettront les champs familiaux en culture, ils iront à la chasse et à la pêche, et aux bals du canton pour trouver leur future femme. Fredien se penche pour saisir à terre le merle qui, en se débattant, a brisé la frêle branche où il s’est fait piéger. Plus rapide que Frédien, le rapace s’abat sur sa proie qu’il immobilise de ses griffes, définitivement vaincue, il plante avec précision son bec crochu dans un œil qu’il déguste, puis dans l’autre, le merle ouvre son bec en silence dans un dernier adieu, ensuite le rapace lui fracasse la tête avec sauvagerie, jusqu’à faire jaillir la cervelle dont il se délecte. Fredien contemple la scène du crime à ses pieds, fasciné, tout s’est passé si vite ; le revoilà à Verdun quand les tirailleurs sénégalais coupaient les oreilles des cadavres des boches, qu’ils enfilaient en guirlande, trophées de guerre qui décoreraient les cases de leurs villages de brousse et témoigneraient de leur vaillance ; il ne reste plus rien du merle, sauf un corps éventré, le bec béant avec sa langue rose atrophiée, les pates raides… Et si Barthélémy ne revenait pas avant Noël ?

Devant Fredien figé d’effroi par la sauvagerie banale de la scène, le merle s’ébroue et peu à peu reprend vie, la tête de Barthélémy prend place sur le corps du merle, l’épervier s’acharne sur les yeux de Barthélémy et fait éclater son cerveau, Fredien pousse un cri terrifiant devant cette hallucination : « Barthélémy ! », et part en courant, haletant, il fuit sur le chemin de LAROQUE ; l’épervier l’escorte pendant un bon moment, la tête de Barthélémy entre ses griffes, semblant vouloir s’assurer que Frédien quitte définitivement les lieux…

Cornelia n’a rien perdu de la scène, Cornelia, cette forme humaine sans âge, avec son foulard noir et son habit de deuil, voutée, un œil à moitié fermé, l’autre globuleux et rougeâtre, Cornelia qui hante les chemins de SAINT-LAURENT depuis toujours ; une fois par an elle observe la sortie de la messe paroissiale du dix août. À la fois visible et invisible, proche et lointaine, elle apparait et disparait, furtive, fuyante, étrange, poussant ses cris effrayants de muette. Le diacre Rinaldi n’y prête aucune attention. « Elle est le diable ? ». « Non elle est tous ceux de SAINT-LAURENT qui ont vécu ici. Immortelle, elle est les siècles d’avant et ceux d’après ».

Beaucoup n’y croient pas, certains l’ont approchée, et Charles-Antoine raconte qu’ils se sont parlés, Charles-Antoine l’intellectuel, n’est-il pas le plus sensé du   village ?

La sorcière se tient immobile devant la porte de sa masure, face à l’église, et regarde fuir Fredien, apeuré et craintif. Cornélia ! Mauvais présage !

Fredien presse le pas, sa tête encore pleine de l’horrible scène, il lève les yeux au ciel, l’épervier, déterminé, est toujours au-dessus de lui … alors Frédien court de plus en plus vite, dément, jusqu’à l’asphyxie ; Cornelia disparait et réapparait sur le chemin, à quelques pas devant lui, guidée par le rapace cruel.

Verdun ! Le coup de main du commando a été profitable, le commandant Froment est fier parce qu’ils ramènent un lieutenant allemand qu’ils vont faire parler pour livrer ce qu’il sait des mouvements de troupes ennemies qui se préparent. « Mission accomplie ! ». Dans un effort désespéré le lieutenant allemand s’empare du couteau du commandant Froment et le lui plante en plein cœur.         « Fredien je suis mort ! », meurt le commandant Froment, dans les bras de Fredien. 

Fredien court à perdre haleine, sans se retourner, jamais il n’aura mis moins de temps pour parcourir les deux kilomètres qui séparent SAINT-LAURENT de LAROQUE.

Dans la tranchée c’est une immense tristesse lorsqu’arrive le commando avec le cadavre du commandant.

⸺ Pourquoi tu as fait ça ? hurle le capitaine à l’adresse de l’Allemand en le pointant avec son révolver :

⸺ J’ai fait mon devoir !

⸺ Et moi je fais le mien ! …

Une balle claque, le lieutenant allemand n’aura pas à parler, il s’écroule face contre terre ! Le commandant Froment est vengé, la guerre peut continuer. Fredien avait détourné la tête.

***

Le lendemain du 11 novembre 1918, à cheval deux par deux comme d’habitude, on vit arriver à LAROQUE tels des oiseaux de malheur, les gendarmes venus avertir le maire de la mort de Barthélémy, le dernier mort au champ d’honneur de LAROQUE SAINT-LAURENT. « Je le savais, je le savais, Cornelia me l’a dit ! », hurle Fredien à travers les rues du village, « je le savais ! ». Maléfice !

Fredien continuera de poser des collets, c’est tout ce qu’il savait faire ; sans son frère il n’existait plus, il tenait à longueur de temps des propos incohérents et débridés, en avril il se rendait au jardin familial en friches depuis 1914, il s’asseyait sur un muret - toujours le même -        « j’attends Barthélémy, on va faire le plus beau jardin qu’on n’ait jamais fait ».

Verdun ! Un soldat allemand, agonisant dans un trou d’obus, lui demande une cigarette avant de mourir ; Fredien la lui place délicatement dans sa bouche, l’allemand aspire très fort, la fumée sort par son thorax percé, mêlée au sang qui gicle, « La guerre est une sale chose ! », dit l’Allemand, et il rend l’âme, ce fut son merci.

« Barthélémy !  Reviens, reviens !».

Fredien n’avait plus de discernement. « Je le savais, je le savais !