Histoire de deux peuples - Jacques Bainville - E-Book

Histoire de deux peuples E-Book

Bainville Jacques

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RÉSUMÉ : "Histoire de deux peuples" de Jacques Bainville explore avec rigueur et profondeur les relations complexes entre deux nations dont les interactions ont façonné l'histoire européenne. À travers une analyse minutieuse, Bainville nous guide à travers les siècles, mettant en lumière les événements marquants, les conflits, mais aussi les collaborations qui ont jalonné le parcours de ces deux peuples. L'auteur s'appuie sur une documentation riche et variée pour offrir une perspective nuancée, loin des simplifications habituelles. En s'intéressant aux dynamiques politiques, économiques et culturelles, Bainville démontre comment ces relations ont influencé non seulement les pays concernés, mais aussi l'équilibre du continent tout entier. Ce livre, à la fois érudit et accessible, s'adresse à tous ceux qui souhaitent comprendre les fondements historiques des tensions et alliances européennes actuelles. Bainville réussit à captiver le lecteur par son style clair et incisif, rendant l'histoire vivante et pertinente. Un ouvrage incontournable pour les passionnés d'histoire et les curieux qui cherchent à saisir les subtilités des relations internationales à travers le prisme du passé. L'AUTEUR : Jacques Bainville, né le 9 février 1879 à Vincennes et décédé le 9 février 1936 à Paris, est un historien, journaliste et essayiste français. Membre de l'Académie française, il est surtout connu pour ses travaux sur l'histoire et la politique internationale. Bainville est une figure centrale de l'Action française, mouvement royaliste et nationaliste, ce qui teinte son approche historique d'une perspective conservatrice. Sa carrière débute dans le journalisme, où il se distingue par ses analyses politiques acérées. Bainville publie de nombreux ouvrages, parmi lesquels "La République de Bismarck", qui lui vaut une reconnaissance immédiate. Son livre "Les Conséquences politiques de la paix", publié en 1920, est souvent cité pour sa prévoyance sur les conséquences du traité de Versailles. Bainville est également reconnu pour son style littéraire élégant et sa capacité à rendre accessible des sujets complexes. Son influence perdure dans le milieu académique et parmi les amateurs d'histoire, notamment grâce à sa capacité à lier passé et présent de manière éclairante.

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Seitenzahl: 228

Veröffentlichungsjahr: 2022

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Sommaire

Avant-propos

Chapitre I : La monarchie héréditaire des Capétiens et l'anarchie allemande

Chapitre II : Les traités de Westphalie : l'anarchie allemande organisée et la sécurité de la France garantie

Chapitre III : La France entre la Prusse et l'Autriche

Chapitre IV : La révolution et l'Empire préparent l'unité allemande

Chapitre V : « La politique que le peuple élaborait depuis 1815 » nous conduit à Sedan

Chapitre VI : La catastrophe

Chapitre VII : Le réveil de la Walkyrie

Avant-propos

Ce livre est, en somme, une histoire à grands traits de notre pays.

Quand on étudie les rapports de la France avec le reste de l'Europe, on s'aperçoit que la plus grande tâche du peuple français lui a été imposée par le voisinage de la race germanique. Avec nos autres voisins, Anglais, Espagnols, Italiens, s'il y a eu des conflits, il y a eu aussi des trêves durables, de longues périodes d'accord, de sécurité et de confiance. La France est le plus sociable de tous les peuples. Il le faut bien pour qu'à certains moments nous ayons eu, et assez longtemps, l'Allemagne elle-même dans notre alliance et dans notre amitié. Il est vrai que c'était après l'avoir vaincue. Il est vrai que c'était après de longs efforts, de durs travaux qui nous avaient permis de lui retirer, avec la puissance politique, les moyens de nuire. Car le peuple allemand est le seul dont la France ait toujours dû s'occuper, le seul qu'elle ait toujours eu besoin de tenir sous sa surveillance.

Une idée domine ce livre. Nous pouvons même dire qu'elle nous a obsédé tandis que nous écrivions ces pages sous leur forme première.

Le sol de la France était occupé par l'ennemi qui se tenait, dans ses tranchées, à quatre-vingts kilomètres de la capitale. Lille, Mézières, Saint-Quentin, Laon, vingt autres de nos villes étaient aux mains des Allemands. Guillaume II célébrait son anniversaire dans une église de village français. Tous les jours, Reims ou Soissons étaient bombardées. Tous les jours un frère, un ami tombait. « Fallait-il que nous revissions cela », disaient les vieillards qui se souvenaient de 1870. Deux invasions en moins d'un demi-siècle ! Comment ? Pourquoi ? Etait-ce l'oeuvre du hasard ou bien une fatalité veut-elle que, tous les quarante-quatre ans, l'Allemagne se rue sur la France ?

Lorsqu'on se pose ces questions, la curiosité historique est éveillée. La réflexion l'est aussi...

En suivant la chaîne des temps, nous suivions la chaîne des responsabilités et des causes. Comme nous sommes liés les uns aux autres ! Comme il est vrai, selon le mot d'Auguste Comte, que les vivants sont gouvernés par les morts ! Tour à tour, les Français ont recueilli le fruit de la sagesse de leurs devanciers et souffert de leurs erreurs. Nous n'échappons pas à cette loi de dépendance. Comprenons du moins comment elle agit , c'est l'objet de cet ouvrage.

Nous n'avons eu qu'à continuer l'histoire des deux peuples jusqu'à la date où nous sommes aujourd'hui pour qu'on vît encore que toutes les fautes se payent et que les plus graves tiennent aux idées. Sur l'Allemagne, on a commis méprise sur méprise. Le bilan, pour le passé, en est tragique. Quel sera celui de l'avenir ?

J. B. Avril 1915-avril 1933.

Chapitre I

La monarchie héréditaire des Capétiens et l'anarchie allemande

Dès que la persévérance de plusieurs générations capétiennes eut commencé de donner à la France une figure, le problème des frontières de l'Est se posa. Le royaume, ayant grandi, se heurtait soudain à un monde hostile. L'Allemagne montait la garde devant le Rhin, et c'était vers le Rhin qu'il fallait tendre pour que l'oeuvre fût achevée, classique, pour qu'elle satisfît la raison. L'instinct des chefs poussait les dues de France, héritiers de la tradition gallo-romaine, à refaire la Gaule de César. Et déjà il se révélait que, vers la Germanie, la lutte serait difficile et longue... Si longue, si difficile, qu'au XXe siècle, loin d'être achevée, elle aura repris dans les conditions les plus inhumaines, les plus terribles qui se soient vues depuis les invasions barbares. Sur cinq côtés de l'hexagone, les successeurs de Hugues Capet avaient donné à la France sa forme et ses limites. Ils ont disparu avant d'avoir achevé leur tâche. Et l'oeuvre de tant d'années a même été entamée, compromise, sur cette frontière du Nord-Est où la nation française avait porté si longtemps son effort.

La menace anglaise a existé à plusieurs moments de notre histoire : elle n'est pas la plus grave pour la France. L'Anglais a eu plus d'une fois des intérêts communs avec nous. Entre-t-il en conflit, passe-t-il son canal, on peut le jeter à la mer, le « bouter hors du royaume », le prier de rester dans son île. Mais l'Allemand ? Il vit avec nous porte à porte. Il voisine, il communique avec nos vallées et nos rivières. Faites refluer sur ce point la masse germanique : avec sa plasticité, elle affluera sur un autre point. La France est en péril d'invasion tant qu'elle ne possède pas ces frontières que l'on a très vite appelées des frontières naturelles parce que ce sont nos frontières nécessaires. La France n'est pas en sûreté tant que le voisinage de l'Allemagne pèse sur elle, tant que les armées allemandes se trouvent à quelques jours de marche de Paris. La France, jusqu'en temps de paix, est menacée par ce peuple prolifique et migrateur, toujours prêt à loger dans le nid des autres. Mais l'Allemagne, de son côté, se croit atteinte, se croit blessée, si elle est refoulée au delà du Rhin, si elle abandonne à l'ascendant de la langue et de la civilisation française les colonies germaniques fixées sur l'ancien domaine de la Gaule impériale. Ainsi le royaume de Lothaire a gardé au cours des siècles son caractère de territoire contesté. Toutes les solutions essayées, toutes les combinaisons politiques mises en oeuvre, n'ont pu résoudre le vieux conflit. Pays-Bas de 1815, grand-duché de Luxembourg, terre d'Empire : ces inventions qui succédaient aux anciennes villes si clairement nommées « de la barrière » et qui marquent aujourd'hui notre limite, ont été à l'origine de simples compromis. Ces sortes d'Etats tampons ont pu devenir des nations dans toute la force du terme, comme la Belgique vient de le prouver magnifiquement. Cependant les marches de l'Est et du Nord-Est restent des champs de bataille que jamais on n'a réussi à neutraliser d'une manière définitive.

De Bouvines à Sedan et à la Marne, vingt fois le peuple français et le peuple allemand se sont affrontés. Mais les guerres, les combats n'ont été que les éclats d'une rivalité permanente. Durant les armistices, d'une étendue souvent considérable, la politique et la diplomatie poursuivaient l'effort des armées au repos, tendaient, tout en prenant des avantages, à supprimer le risque de guerre, à réduire le rival à l'impuissance. Ici, de très bonne heure, grâce à des conditions politiques particulières, ce fut la France qui prit le pas sur l'ennemi.

Economes du sang français, les gardiens héréditaires de notre sécurité devaient mettre à profit toutes les circonstances qui désarmeraient le colosse germanique, le diviseraient contre lui-même, détourneraient son attention. Ces circonstances, on les provoquerait au besoin. Le royaume d'Allemagne avait, à l'origine, une forte avance sur le royaume de France. L'État germanique était même adulte avant qu'il existât un Etat français. Il fallut tâter tous les défauts de la gigantesque cuirasse, pratiquer d'opportunes interventions dans les troubles, querelles et embarras de l'Allemagne. Il fallut se mêler activement à la politique intérieure allemande. C'est ainsi que s'est formée l'histoire d'une lutte incessante, étendue sur la série des siècles. mais où, les guerres d'extermination ne se concevant pas entre populations si nombreuses, c'étaient le calcul et l'intelligence qui devaient l'emporter. Des deux nations, celle qui aurait le meilleur cerveau gagnerait la partie.

Le génie éminemment réaliste des Capétiens, habile à se servir des événements, apte à s'instruire des expériences, ne s'était pas trompé sur la manière dont il convenait de traiter le problème allemand. La preuve que les Capétiens avaient vu juste, ce sont les résultats atteints, résultats prodigieux si l'on rapproche les points de départ, si l'on compare l'humble duché de France au puissant royaume d'Allemagne qui était comme le résidu de l'Empire carolingien... Que la monarchie française, dans les applications, ait commis quelques fautes, qu'elle n'ait pas été infaillible, nul n'en sera surpris. Ce qui frappe, c'est que jamais elle n'ait persévéré dans l'erreur et surtout qu'elle n'ait ni varié sur les principes, ni perdu de vue le but à atteindre. Les coups de barre maladroits ont été réparés à temps, la marche redressée au premier signe qu'on faisait fausse route. Nous trouverons deux moments, dans l'histoire diplomatique de l'ancien régime, où de lourdes erreurs ont failli tout gâter. C'est sous Louis XIII, à la bataille de la Montagne Blanche, et sous Louis XV, à la première guerre de Sept Ans. En définitive rien n'a été compromis parce que le principe directeur, si on avait pu l'interpréter mal, n'avait jamais été méconnu.

C'était un bien petit seigneur que le roi de France des premières générations capétiennes en face du puissant Empereur romain de nation germanique, héritier de Charlemagne, successeur des Césars, « moitié de Dieu », et qui prétendait à la suzeraineté dans tout le monde chrétien. Il y eut un siècle où cette prétention faillit devenir une réalité, où l'on crut que le Saint-Empire dominerait la chrétienté tout entière. Jusqu'alors la couronne impériale était restée élective. Barberousse et ses successeurs, qui représentaient l'idée allemande aux XIIe et XIIIe siècles comme les Hohenzollern l'ont représentée de nos jours, avaient entrepris de fonder l'unité de tous les pays allemands pour étendre ensuite leur domination à l'Europe. Le premier point de ce programme consistait à consolider le pouvoir impérial. Privés du bénéfice de l'hérédité, usufruitiers d'une couronne élective qui, à chaque changement de règne, remettait toutes choses en question, les Hohenstaufen ne croyaient pas à l'accomplissement de leurs vastes projets. La transmission directe et par héritage de la couronne leur était apparue comme la condition même de la puissance politique.

Cependant la monarchie capétienne, dont les modestes débuts n'avaient éveillé la jalousie ni l'attention de personne, était déjà parvenue à s'affranchir de l'élection. Dès la cinquième génération, les successeurs de Hugues Capet avaient réussi a prendre cet avantage. Aussi, se sentant bien en selle, ils tournaient les yeux vers la Flandre, vers la Lorraine, vers toutes ces terres d'Empire qu'ils considéraient avec raison comme terres françaises. En même temps un instinct sûr avertissait les Capétiens que, si les rois d'Allemagne devenaient aussi indépendants qu'eux-mêmes, s'il arrivait que le Hohenstaufen entrât en possession de ce privilège du droit héréditaire qui faisait leur propre force, la jeune France serait menacée d'un péril grave, l'avenir de la dynastie créée par Hugues se trouverait peut-être à jamais compromis.

C'était un premier intérêt que lésait dans la personne des rois de France l'ambition des Hohenstaufen. Servis par une force qui n'était plus négligeable, appuyés sur une nation qui tous les jours prenait mieux conscience d'elle-même, les Capétiens étaient déjà de taille à opposer des difficultés sérieuses au dessein de leurs rivaux allemands. Mais il y avait ailleurs, en Europe, une puissance qui, elle aussi, se sentait atteinte par l'ambition des héritiers de Charlemagne. Le Pape ne pouvait admettre que l'Empereur, son associé dans le gouvernement du monde, s'affranchît du pacte commun. La première « moitié de Dieu »redoutait vivement que la seconde pût la réduire en esclavage, rompît l'équilibre du spirituel et du temporel. Le pouvoir impérial était soumis à la double servitude de l'élection et du sacre. L'Église pressentait qu'une fois affranchi de la première formalité, l'Empereur chercherait à éluder la seconde. L'expérience lui avait également appris à craindre pour sa propre indépendance que le Saint-Empire romain germanique ne devînt trop fort. Et elle comprenait que le bénéfice de l'hérédité apporterait à l'Empereur un formidable accroissement de puissance.

C'est pourquoi le Saint-Siège pensa, comme la jeune royauté française, qu'il importait d'arrêter net l'ambition des Hohenstaufen. A Paris et à Rome, on opta pour le statu quo ; en Allemagne, la prudence commanda de s'opposer à la grande transformation politique rêvée par l'Empereur. Une rencontre devait naturellement se produire, une alliance, se nouer entre ces deux intérêts identiques. Ainsi naissait une communauté de vues destinée à durer à travers les siècles, malgré les accidents, les passions, les malentendus, les circonstances aussi, qui ont pu quelquefois séparer Rome de la France, sans jamais briser complètement un lien formé par la nature des choses et les nécessités de la politique.

Derrière cet effort des Hohenstaufen pour acquérir l'hérédité, il n'y avait rien d'autre, en somme, que le dessein d'achever le royaume d'Allemagne. C'était la question de l'unité allemande qui se posait à l'Europe du moyen âge, comme elle s'est posée à l'Europe de la Renaissance et à l'Europe contemporaine. C'était le péril de la puissance germanique grandie à l'excès qui effrayait déjà les esprits politiques. Aussi les résistances qui vinrent du dehors au projet impérial posèrent-elles un principe en perpétuant et en aggravant la division et l'anarchie de l'Allemagne. Ce fut, dès ce moment, l'intervention de l'étranger, ce furent les combinaisons de la diplomatie qui maintinrent « les Allemagnes » dans l'état de particularisme où les avait introduites le morcellement féodal, état singulièrement aggravé par le régime de la monarchie élective, en sorte que, dès le moyen âge, dès avant le grand Interrègne, l'Allemagne répondait à la définition qu'en donnait plus tard Frédéric II : « Une noble République de princes. » Car si l'Allemagne - de même que l'Italie - est restée si longtemps émiettée, ce n'est pas qu'une mystérieuse fatalité l'ait voulu. Il n'est pas moins faux d'accuser la configuration du sol, le caractère des peuples. Ces sortes de prédestinations sont purement imaginaires. L'Allemagne, l'Italie, ont prouvé depuis quarante ans que l'unité était dans leur nature autant que le particularisme. L'Italie a des limites aussi nettes que celles de l'Allemagne sont imprécises. Et cependant l'une et l'autre ont pareillement connu tour à tour le régime d'un gouvernement unique et le régime des innombrables souverainetés. C'est M : Ernest Lavisse qui en a fait la remarque : au Xe siècle, de tous les pays qui avaient formé l'héritage de Charlemagne, l'Allemagne semblait « le plus proche de l'unité ». Cette unité presque faite se défit. Elle était manquée définitivement un peu plus tard, et ses chances ne devaient plus reparaître que dans les temps modernes. À quoi a tenu cette destinée ? À quoi a tenu cet échec ? C'est encore M. Lavisse qui l'observe : l'Allemagne, aux temps de sa décadence n'a pas trouvé « cette continuité dans l'action monarchique par laquelle d'autres pays furent constitués en Etats qui devinrent ensuite des nations ».

Tandis qu'en France la fonction royale arrivait à la plénitude de ses effets, la monarchie allemande se heurtait à toutes sortes de difficultés et d'obstacles. Nous avons entrevu les inimitiés qui, de bonne heure, s'étaient élevées contre elle au-dehors. À l'intérieur, les adversaires qu'elle rencontra ne furent pas moins redoutables. L'hérédité avait pu s'établir sans peine dans la race de Hugues Capet qui ne portait encore ombrage à personne, qui était beaucoup moins puissante que maintes familles de grands feudataires. Mais la maison de Hohenstaufen, au moment où elle voulut s'affranchir des électeurs et de leur contrôle, ne pouvait se flatter de l'avantage de passer inaperçue. Déjà elle était redoutable. Elle était soupçonnée en Europe de viser à l'empire du monde, en Allemagne de viser au pouvoir absolu. Son éclat fit sa faiblesse. Ainsi arriva-t-il plus tard aux Habsbourg avec Charles-Quint et ses successeurs, tandis que les modestes marquis de Brandebourg n'éveillaient encore la méfiance que de quelques rares esprits à longue portée.

On comprend dès lors comment toute tentative de l'Empereur pour affranchir sa couronne de l'élection devait unir contre lui les divers éléments qui craignaient de voir s'élever en Allemagne un pouvoir fort. À l'intérieur, l'idée même de l'Etat, représentée par la monarchie, rencontrait, - aventure qui s'est répétée cent fois, en Allemagne, en France, partout, - la résistance des intérêts particuliers, attachés à la douce habitude de prospérer aux dépens de l'intérêt commun, ennemis du bien général et de la condition du bien général qui est l'indépendance de l'Etat. Seigneurs de toute taille, princes, ducs, burgraves, rhingraves, toute cette poussière de dynastes allemands du moyen âge, redoutait, haïssait la dynastie unique qui eût limité les pouvoirs des petites souverainetés. Pareillement, les princes ecclésiastiques, les oligarchies marchandes, la Hanse, les villes libres, les démocraties paysannes (dont les cantons suisses sont les vestiges), les pièces infiniment diverses, enfin, de la mosaïque allemande, tenaient à conserver une liberté fructueuse. On se disait, par un calcul bien humain, qu'il y a un profit à tirer de chaque élection aussi longtemps que le pouvoir reste électif. L'élection, qu'elle ait lieu au suffrage universel ou au suffrage le plus restreint qu'on puisse concevoir, est une affaire, un marché, un placement. Elle a même un caractère d'échange d'autant plus commercial que le nombre des votants est moins grand et que le vote a plus de poids. Trafiquant de leur bulletin sans vergogne pour obtenir à chaque élection d'Empereur quelque avantage politique ou matériel, les Electeurs du Saint-Empire retenaient de toute leur énergie l'instrument de leur influence et la marque de leur dignité. Ceux même d'entre les princes qui n'avaient pas voix au chapitre où était proclamé le César conspiraient en faveur de l'électorat, d'où ils attendaient du moins le maintien de leur privilège et de leurs libertés.

Ainsi l'Empereur allemand, Empereur élu, ne disposait que d'une autorité à peu près nominale, rendue plus précaire par les marchandages et par les concessions, par les pourboires payés à chaque tour de scrutin. Plus les élections se renouvelaient, plus s'affaiblissait l'autorité impériale. Bonne chance pour le roi de France qui se sentit de bonne heure l'ami naturel de ces barons, de ces républiques bourgeoises, de ces prélats, également opposés aux desseins de l'Empereur et faciles à distraire du faisceau des forces germaniques.

Et comment le roi de France n'eût-il pas encore été l'allié de cette autre puissance qui, du dehors, joignait ses forces à celles des particularistes d'Allemagne pour conserver à l'Empire un caractère électif et républicain ? Le Pape, entré de bonne heure en querelle avec l'Empereur, se trouvait par là en communauté d'intérêts avec le roi de France. Cette communauté d'intérêts devint assez vite communauté d'idées. « Tenir sous main les affaires d'Allemagne en la plus grande difficulté qu'on pourra », devait dire, trois siècles plus tard, un conseiller du roi Henri IL Cette maxime, Philippe Auguste se l'était déjà formulée à lui-même tandis qu'un pontife, doué du plus brillant génie diplomatique, composait, contre les menaces du pouvoir impérial, un plan de défense et d'attaque destiné, en dépit d'une erreur initiale, au succès.

L'alliance du roi de France et d'Innocent III ne résulta d'aucune idée préconçue. Les événements la déterminèrent. Dans ces siècles où l'on a pris l'habitude de voir le règne sans partage du mysticisme et la prédominance du sentiment, la politique avait plus de froideur, plus de calcul, moins de désintéressement qu'on ne pense. Ce fut seulement à la suite de plusieurs tentatives en sens divers que se rejoignirent la politique de Paris et la politique de Rome. Philippe Auguste, après avoir songé pour lui-même à la couronne impériale, soutint d'abord un candidat à l'Empire qui n'était pas celui du Pape. L'événement prouva que le roi de France avait eu raison de repousser cet Othon de Brunswick que le Saint-Siège réussit àfaire élire. « Défiez-vous de cet homme, disait Philippe Auguste au Pape. Vous verrez comme il vous récompensera de ce que vous faites pour lui. » Le Capétien avait de sérieux motifs, en effet, de redouter qu'un neveu de Jean sans Terre, un allié de ses grands ennemis les Plantagenets, ne régnât en Allemagne. Il put se rassurer quand il vit Othon, ce qui ne tarda guère, rouvrir l'éternel conflit du Sacerdoce et de l'Empire, entrer en lutte avec la papauté, et, à peine couronné, envahir le patrimoine de Saint-Pierre. Alors Innocent III reconnut que Philippe Auguste avait eu raison, que le roi de France avait été bon prophète, et il réclama son assistance. Le Capétien était peu disposé à dégarnir son armée : il se contenta d'assurer la curie romaine qu'il était d'accord avec elle, et dès lors les deux diplomaties s'appuyèrent. Contre Othon excommunié, Rome et Paris eurent le même candidat à l'Empire : Frédéric, un Hohenstaufen, il est vrai, mais jugé inoffensif à cause de son jeune âge. Et c'est à Bouvines que se joua la partie décisive, Othon ayant compris qu'il importait d'abattre Philippe Auguste pour ruiner son rival et pour atteindre Innocent III. Au moment de livrer cette bataille qui décidait du sort de son royaume, le Capétien, de son côté, ne négligeait pas la force que lui apportait son alliance avec le Saint-Siège. Il s'en recommandait hautement auprès de ses vassaux, prenait soin de troubler l'adversaire en se proclamant champion de l'Eglise et de la foi. La victoire fit tomber entre ses mains l'aigle d'or et le dragon, symboles de l'Empire. Il les envoya à Frédéric dont la défaite d'Othon fit un Empereur, mais l'Empereur le plus soumis à Rome, le plus limité dans son pouvoir que l'on eût encore vu. La victoire de Bouvines, fruit d'une habile diplomatie, libérait la France. Elle marquait aussi l'entrée de la monarchie française dans la grande politique européenne.

Innocent III et Philippe Auguste l'avaient emporté en même temps. Une coalition franco-romaine avait brisé la puissance impériale. Ainsi naissait de l'expérience un principe d'équilibre européen, tout à l'avantage de la nation française et qui ne devait pas cesser, à travers les siècles, de prouver sa bienfaisance. Rome et la France étaient réunies par un même intérêt contre une Allemagne trop forte. Et ce qui était vrai au XIIIe siècle l'est resté au XIXe. Sedan fait la contre-partie de Bouvines. On a vu, quand le pouvoir pontifical fut tombé, le roi de France étant loin du trône, un Empire allemand héréditaire proclamé à Versailles. Telle est la chaîne d'airain où s'attachent les grandes dates de notre histoire.

Près de cent ans après Bouvines, le problème allemand se posait de nouveau et dans des termes presque identiques, à la monarchie française. Mais, durant le XIIIe siècle, la puissance capétienne s'était accrue autant qu'avait encore baissé la force allemande. Philippe le Bel, continuant la politique de Philippe Auguste, n'avait plus, grâce à la victoire de 1214, le péril d'une invasion à craindre. À l'entreprise méthodique de division et d'affaiblissement de l'Empire déjà pratiquée par son prédécesseur, il n'eut besoin que d'appliquer les ressources de la diplomatie. C'est pourquoi, aux prétentions et à l'ultimatum d'Adolphe de Nassau, Philippe le Bel se contenta de répondre, d'un mot qui mériterait d'être plus célèbre : « Trop allemand. » Les Chroniques de Saint-Denis rapportent cette anecdote, presque inconnue et que tous les enfants de France devraient apprendre à l'école, en ces termes d'une spirituelle ironie : « Quand le roy de France ot receues ces lettres, si manda son conseil par grant deliberacion et leur requist la response des dites lettres. Tantost les chevaliers se départirent de court et vindrent à leur seigneur (Adolphe de N.), lui baillèrent la lettre de response ; il brisa le scel de la lettre qui moult estoit grant. Et quand elle fut ouverte, il n'y trouva riens escript, fors : troup alement. Et ceste réponse fu donnée par le conte Robert d'Artois avec le grant conseil du roi. »

D'où venait tant d'assurance et tant d'audace ? Comment le Capétien pouvait-il se permettre de répondre d'un ton si cavalier à l'Empereur germanique ? C'est que le roi de France avait étendu et perfectionné ses alliances avec les seigneurs et les villes du Rhin, alliances qui annonçaient la Ligue célèbre par laquelle Mazarin devait mettre plus tard les populations rhénanes au service et dans la sphère d'influence de la France. Philippe le Bel n'eut besoin de mobiliser une armée ni contre Adolphe de Nassau ni contre Albert d'Autriche. Ses diplomates suffirent à la tâche. Et quand Albert mourut, le roi de France poursuivit sa politique en posant la candidature de son propre frère Charles de Valois à l'élection impériale. Ce fut Henri de Luxembourg pourtant qui fut élu. Mais par l'éducation, par le langage, par les moeurs, Henri était un prince de notre pays, et de son règne date la première époque du rayonnement de la France, des moeurs, des idées et de la littérature françaises en Allemagne.

La méthode de l'intervention politique et diplomatique s'était montrée efficace. La royauté française n'en voulut plus d'autre dans ses rapports avec l'Allemagne, d'ailleurs tombée en pleine anarchie. Nos rois ne connurent que cette politique à l'égard des choses d'Allemagne jusqu'à Charles-Quint, c'est-à-dire jusqu'au moment où se présenta une situation nouvelle et où apparut la nécessité de la lutte à main armée contre la maison d'Autriche.

« Pas plus que ses prédécesseurs, dit un historien du moyen âge, Philippe le Bel ne voulait d'une guerre ouverte avec l'Empire : les voies diplomatiques lui semblaient préférables et ses successeurs penseront de même jusqu'à François Ier. Les guerres entre la France et l'Allemagne avant le XVIe siècle ne furent jamais que des escarmouches sans importance. » Et quand il fallut recourir aux armes, l'expérience acquise au cours des siècles ne fut pas négligée. C'est précisément dans ces circonstances que fut fixé le système de protection des « libertés germaniques », système de garantie de l'anarchie allemande, en réalité, et sur lequel l'ancien régime ne devait plus varier.

L'anarchie allemande des temps passés forme un contraste complet avec cette organisation, cette discipline où l'on a cru reconnaître, de nos jours, la faculté maîtresse des Allemands. On peut douter des conclusions de la « psychologie des peuples »lorsque l'on voit de telles métamorphoses dans les caractères nationaux. Ces métamorphoses ne s'expliquent que par l'influence des institutions. Elles sont dans la dépendance étroite de la politique : jusqu'au succès des Hohenzollern, l'histoire de l'Allemagne a été celle d'une longue lutte entre le principe d'autorité et l'individualisme, entre la monarchie et l'esprit républicain.

On se fait d'étranges illusions sur les hommes des siècles anciens lorsqu'on les représente comme mieux disposés que les hommes d'aujourd'hui à recevoir des maîtres et à se laisser commander. Contrairement à un préjugé engendré par l'ignorance, la monarchie héréditaire est une forme de gouvernement à peine moins répandue de nos jours qu'à la plupart des autres époques de l'histoire, Elle rencontre beaucoup moins d'objections et de résistance qu'elle n'en rencontrait autrefois. Dans l'Europe du moyen âge, les monarchies électives et même les Républiques étaient au moins égales en nombre aux royautés proprement dites. Sait-on assez que le passé de la Russie est républicain et que, sur la terre de l'autocratie, florissaient, voilà sept cents ans, les institutions libres et le régime des partis ? La plus grossière des erreurs est de s'imaginer que le genre humain ait attendu 1789 pour sentir le goût de l'affranchissement et redouter la tyrannie. Presque partout en Europe, jusqu'au XIXe siècle, où pour la première fois des royautés se sont installées de but en blanc en divers pays et ont pris racine sans difficulté, on a vu les peuples répugner à la monarchie héréditaire, ou ne la laisser s'établir qu'avec lenteur, quelquefois par surprise, quelquefois aussi, comme ce fut le cas pour la dynastie capétienne, en reconnaissance des services rendus.