Histoires désobligeantes - Léon Bloy - E-Book

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Léon Bloy

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Beschreibung

Incendiaire volontaire qui brûle pour la littérature, ne rendant de compte à personne sinon à un Dieu terriblement absent, Léon Bloy a mis tout son furieux génie dans ces trente contes ; implacables et hilarantes nouvelles où l'horreur se conjugue au familier, et où, sans jamais se départir d'une distinction grammaticale, il nous fait douter de son sérieux jusqu'au moment de l'explosion. Cet enragé, revenu d'un temps qu'on croyait disparu, pointe sur notre globe affolé sa griffe moqueuse : malheurs et turpitudes sont notre lot et ne valent qu'éclats de rire. " Je le confesse, avoue-t-il, il n'est pas en mon pouvoir de me tenir tranquille. Quand je ne massacre pas, il faut que je désoblige. C'est mon destin. J'ai le fanatisme de l'ingratitude. "

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Veröffentlichungsjahr: 2017

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Histoires désobligeantes

Léon Bloy

Publication: 1894Catégorie(s): Fiction, Nouvelles
A Propos Bloy:

Léon Bloy (Périgueux, 11 juillet 1846 - Bourg-la-Reine, 3 novembre 1917) est un romancier et essayiste français. Il est le deuxième des sept garçons de Jean-Baptiste Bloy, fonctionnaire franc-maçon des Ponts et Chaussées, et d’Anne-Marie Carreau, une ardente catholique. Ses études au lycée de Périgueux sont médiocres : retiré de l’établissement en classe de 4ème, il continue sa formation sous la direction de son père, qui l’oriente vers l’architecture. Bloy commence à rédiger un journal intime, s’essaie à la littérature en composant une tragédie, Lucrèce, et s’éloigne de la religion. En 1864, son père lui trouve un emploi à Paris. Il entre comme commis au bureau de l’architecte principal de la Compagnie ferroviaire d’Orléans. Médiocre employé, Bloy rêve de devenir peintre et s’inscrit à l’École des Beaux-Arts. Il écrit ses premiers articles, sans toutefois parvenir à les faire publier, et fréquente les milieux du socialisme révolutionnaire et de l’anticléricalisme. En décembre 1868, il fait la rencontre de Jules Barbey d’Aurevilly, qui habite en face de chez lui, rue Rousselet. C’est l’occasion pour lui d’une profonde conversion intellectuelle, qui le ramène à la religion catholique et le rapproche des courants traditionalistes. En 1870, il est incorporé dans le régiment des « Mobiles de la Dordogne », prend part aux opérations de l’armée de la Loire et se fait remarquer par sa bravoure. Démobilisé, il rentre à Périgueux en avril 1871. Il retourne à Paris en 1873, où, sur la recommandation de Barbey d’Aurevilly, il entre à « L’Univers », le grand quotidien catholique dirigé par Louis Veuillot. Très vite, en raison de son intransigeance religieuse et de sa violence, il se brouille avec Veuillot et quitte le journal dès juin 1874. Il est alors engagé comme copiste à la Direction de l’Enregistrement, tout en étant le secrétaire bénévole de Barbey d’Aurevilly. En 1875, il tente sans succès de faire publier son premier texte, La Méduse Astruc, en hommage à son protecteur, puis, sans plus de réussite, La Chevalière de la mort, étude poético-mystique sur Marie-Antoinette. Il se lie avec Paul Bourget et Jean Richepin, qu’il tente en vain de convertir, et obtient un emploi stable à la Compagnie des Chemins de Fer du Nord. Sa vie bascule à nouveau en 1877. Il perd ses parents, effectue une retraite à la Grande Trappe de Soligny (première d’une série de vaines tentatives de vie monastique), et rencontre Anne-Marie Roulé, prostituée occasionnelle qu’il recueille et convertit en 1878. Rapidement, la passion que vivent Bloy et la jeune femme se meut en une aventure mystique, accompagnée de visions, de pressentiments apocalyptiques - et d’une misère absolue puisque Bloy a démissionné de son poste à la Compagnie des Chemins de Fer du Nord. C’est dans ce contexte passablement exalté que Bloy rencontre l’abbé Tardif de Moidrey, qui l’initie à l’exégèse symbolique durant un séjour à la Salette, avant de mourir brusquement. L’écrivain dira plus tard de ce prêtre qu’il tenait de lui « le meilleur » de ce qu’il possédait intellectuellement, c’est-à-dire l’idée d’un « symbolisme universel » que Bloy allait appliquer à l’histoire, aux événements contemporains et à sa propre vie. Dès cette époque, il écrit Le Symbolisme de l’Apparition (posthume, 1925). Début 1882, Anne-Marie commence à donner des signes de folie ; elle est finalement internée en juin à l’hôpital de Sainte-Anne. Bloy est atteint au plus profond de lui-même : « Je suis entré dans la vie littéraire (…) à la suite d’une catastrophe indicible qui m’avait précipité d’une existence purement contemplative », écrira-t-il plus tard. De fait, c’est en février 1884 qu'il publie son premier ouvrage, Le Révélateur du Globe. L'ouvrage est consacré à Christophe Colomb, et Barbey d’Aurevilly signe sa préface. Suit en mai un recueil d’articles : Propos d’un entrepreneur de démolitions. Aucun des deux livres n’a le moindre succès. Parallèlement, Bloy se lie avec Huysmans puis avec Villiers de l’Isle-Adam, se brouille avec l’équipe de la revue « Le Chat noir », à laquelle il collaborait depuis 1882, et entreprend la publication d’un pamphlet hebdomadaire, « Le Pal », qui aura cinq numéros. C’est à cette époque également qu’il entame la rédaction d’un premier roman largement autobiographique, Le Désespéré. Le drame vécu par les deux principaux protagonistes, Caïn Marchenoir et Véronique Cheminot, est en fait la transposition de celui de Bloy avec Anne-Marie, une relation où la sensualité est peu à peu effacée par le mysticisme. L’œuvre est achevée en 1886, mais l’éditeur craignant d’éventuels procès, sa publication n’a lieu qu’en janvier 1887, et sans grand écho. Bloy commence néanmoins un nouveau roman, La Désespérée, première ébauche de La Femme Pauvre. Mais il doit s’interrompre et se consacrer, pour vivre, à une série d’articles pour la revue « Gil Blas » (décembre 1888-février 1889). La mort de Barbey d'Aurevilly en avril 1889 puis celle de Villiers de l’Isle-Adam en août l'affectent profondément, tandis que son amitié avec Huysmans se fissure. Elle ne survivra pas à la publication de Là-Bas (1891) où Bloy se retrouve caricaturé. Fin 1889, il rencontre Jeanne Molbech, fille d’un poète danois. La jeune femme se convertit au catholicisme en mars de l’année suivante, et Bloy l’épouse en mai. Le couple part pour le Danemark au début de 1891. Bloy se fait alors conférencier. Sa fille, Véronique naît en avril à Copenhague (suivront André en 1894, Pierre en 1895 et Madeleine en 1897). En septembre, la famille Bloy est de retour à Paris. Bloy s’y fâche alors avec la plupart de ses anciens amis, et commence à tenir son journal intime. En 1892, il publie Le Salut par les Juifs, écrit en riposte à La France Juive de l’antisémite Edouard Drumont ; mais sa situation matérielle demeure précaire, et il doit déménager en banlieue, à Antony. Il reprend alors sa collaboration avec « Gil Blas », d’abord pour une série de tableaux, anecdotes et récits militaires inspirés par son expérience de la guerre de 1870, puis pour une série de contes cruels. Les premiers formeront Sueur de Sang (1893) ; les seconds deviendront les Histoires désobligeantes (1894). L’année 1895 est particulièrement douloureuse pour Bloy. Chassé de la rédaction du « Gil Blas » suite à une énième polémique et ainsi réduit à la misère, il perd ses deux fils André et Pierre tandis que sa femme tombe malade. Il reprend alors la rédaction de La Femme Pauvre. Le roman est finalement publié en 1897 : comme Le Désespéré, c'est une transposition autobiographique, et un échec commercial. En 1898, il édite une la première partie de son Journal, sous le titre du Mendiant Ingrat, mais c’est encore un échec. Bloy quitte à nouveau la France pour le Danemark, où il réside de 1899 à 1900. A son retour, il s’installe dans l’est parisien, à Lagny-sur-Marne, qu’il rebaptise « Cochons-sur-Marne ». Dès lors, sa vie se confond avec son œuvre, ponctuée par de nouveaux déménagements : à Montmartre en 1904, où il fait la connaissance du peintre Georges Rouault, se lie avec le couple Maritain et le compositeur Georges Auric, puis à Bourg-la-Reine en 1911. Bloy continue la publication de son Journal : Mon Journal (1904) ; Quatre ans de captivité à Cochons-sur-Marne (1905) ; L’Invendable (1909) ; Le Vieux de la Montagne (1911) ; Le Pèlerin de l’Absolu (1914). Il édite en recueil les articles qu’il a écrit depuis 1888, sous le titre Belluaires et Porchers (1905). Il compose des essais qui sont à mi-chemin entre la méditation et le pamphlet, tels que Le Fils de Louis XVI (1900), Je m’accuse (1900) où la critique de Zola se mêle à des réflexions sur l’Affaire Dreyfus et la politique française, la première série de L’Exégèse des Lieux Communs (1902), inventaire où sont analysées une à une les expressions toutes faites par lesquelles s'exprime la bêtise bourgeoise, ou Les Dernières Colonnes de l’Eglise (1903), étude consacrée aux écrivains catholiques « installés » comme Coppée, Bourget ou Huysmans. Il poursuit dans cette veine avec L’épopée byzantine (1906), Celle qui pleure (1908), sur l'apparition de la Vierge aux deux bergers de La Salette, Le Sang du Pauvre (1909), L'Âme de Napoléon (1912), et la deuxième série de L’Exégèse des Lieux Communs (1912). Profondément marqué par l’éclatement de la Première Guerre mondiale, il écrit encore Jeanne d’Arc et l’Allemagne (1915), Au seuil de l’Apocalypse (1916), Les méditations d’un solitaire en 1916 et Dans les Ténèbres (posthume, 1918). Il s’éteint à Bourg-la-Reine entouré des siens. De son œuvre, on retient surtout la violence polémique, qui explique en grande partie son insuccès, mais qui donne à son style un éclat, une force et une drôlerie uniques. Pour autant, l’inspiration de Bloy est avant tout religieuse, marquée par la recherche d’un absolu caché au-delà des apparences historiques. Tout, selon Bloy, est symbole : reprenant le mot de Saint Paul, il ne cesse d’affirmer que « nous voyons toutes choses dans un miroir », et que c’est précisément la mission de l’écrivain que d’interroger ce « grand miroir aux énigmes ». 

Chapitre1 La tisane

À Henry de Groux[1].

 

Jacques se jugea simplement ignoble. C'était odieux de rester là, dans l'obscurité, comme un espion sacrilège, pendant que cette femme, si parfaitement inconnue de lui, se confessait.

Mais alors, il aurait fallu partir tout de suite, aussitôt que le prêtre en surplis était venu avec elle, ou, du moins, faire un peu de bruit pour qu'ils fussent avertis de la présence d'un étranger. Maintenant, c'était trop tard, et l'horrible indiscrétion ne pouvait plus que s'aggraver.

 

Désœuvré, cherchant, comme les cloportes, un endroit frais, à la fin de ce jour caniculaire, il avait eu la fantaisie, peu conforme à ses ordinaires fantaisies, d'entrer dans la vieille église et s'était assis dans ce soin sombre, derrière ce confessionnal pour y rêver, en regardant s'éteindre la grande rosace.

Au bout de quelques minutes, sans savoir comment ni pourquoi, il devenait le témoin fort involontaire d'une confession.

Il est vrai que les paroles ne lui arrivaient pas distinctes et, qu'en somme, il n'entendait qu'un chuchotement. Mais le colloque, vers la fin, semblait s'animer.

Quelques syllabes, çà et là, se détachaient, émergeant du fleuve opaque de ce bavardage pénitentiel, et le jeune homme qui, par miracle, était le contraire d'un parfait goujat, craignit tout de bon de surprendre des aveux qui ne lui étaient évidemment pas destinés.

Soudain cette prévision se réalisa. Un remous violent parut se produire. Les ondes immobiles grondèrent en se divisant, comme pour laisser surgir un monstre, et l'auditeur, broyé d'épouvante, entendit ces mots proférés avec impatience:

- Je vous dis, mon père, que j'ai mis du poison dans sa tisane!

Puis, rien. La femme dont le visage était invisible se releva du prie-Dieu et, silencieusement, disparut dans le taillis des ténèbres.

Pour ce qui est du prêtre, il ne bougeait pas plus qu'un mort et de lentes minutes s'écoulèrent avant qu'il ouvrît la porte et qu'il s'en allât, à son tour, du pas pesant d'un homme assommé.

Il fallut le carillon persistant des clefs du bedeau et l'injonction de sortir, longtemps bramée dans la nef, pour que Jacques se levât lui-même, tellement il était abasourdi de cette parole qui retentissait en lui comme une clameur.

* * *

Il avait parfaitement reconnu la voix de sa mère!

Oh! impossible de s'y tromper. Il avait même reconnu sa démarche quand l'ombre de femme s'était dressée à deux pas de lui.

Mais alors, quoi! tout croulait, tout fichait le camp, tout n'était qu'une monstrueuse blague!

Il vivait seul avec cette mère, qui ne voyait presque personne et ne sortait que pour aller aux offices. Il s'était habitué à la vénérer de toute son âme, comme un exemplaire unique de la droiture et de la bonté.

Aussi loin qu'il pût voir dans le passé, rien de trouble, rien d'oblique, pas un repli, pas un seul détour. Une belle route blanche à perte de vue, sous un ciel pâle. Car l'existence de la pauvre femme avait été fort mélancolique.

Depuis la mort de son mari tué à Champigny et dont le jeune homme se souvenait à peine, elle n'avait cessé de porter le deuil, s'occupant exclusivement de l'éducation de son fils qu'elle ne quittait pas un seul jour. Elle n'avait jamais voulu l'envoyer aux écoles, redoutant pour lui les contacts, s'était chargée complètement de son instruction, lui avait bâti son âme avec des morceaux de la sienne. Il tenait même de ce régime une sensibilité inquiète et des nerfs singulièrement vibrants qui l'exposaient à de ridicules douleurs, - peut-être aussi à de véritables dangers.

Quand l'adolescence était arrivée, les fredaines prévues qu'elle ne pouvait pas empêcher l'avaient faite un peu plus triste, sans altérer sa douceur. Ni reproches ni scènes muettes. Elle avait accepté, comme tant d'autres, ce qui est inévitable.

Enfin, tout le monde parlait d'elle avec respect et lui seul au monde, son fils très cher, se voyait aujourd'hui forcé de la mépriser - de la mépriser à deux genoux et les yeux en pleurs, comme les anges mépriseraient Dieu s'il ne tenait pas ses promesses!…

Vraiment, c'était à devenir fou, c'était à hurler dans la rue. Sa mère! une empoisonneuse! C'était insensé, c'était un million de fois absurde, c'était absolument impossible et, pourtant, c'était certain. Ne venait-elle pas de le déclarer elle-même? Il se serait arraché la tête.

Mais empoisonneuse de qui? Bon Dieu! Il ne connaissait personne qui fût mort empoisonné dans son entourage. Ce n'était pas son père qui avait reçu un paquet de mitraille dans le ventre. Ce n'était pas lui, non plus, qu'elle aurait essayé de tuer. Il n'avait jamais été malade, n'avait jamais eu besoin de tisane et se savait adoré. La première fois qu'il s'était attardé le soir, et ce n'était certes pas pour de propres choses, elle avait été malade elle-même d'inquiétude.

S'agissait-il d'un fait antérieur à sa naissance? Son père l'avait épousée pour sa beauté, lorsqu'elle avait à peine vingt ans. Ce mariage avait-il été précédé de quelque aventure pouvant impliquer un crime?

Non, cependant. Ce passé limpide lui était connu, lui avait été raconté cent fois et les témoignages étaient trop certains. Pourquoi donc cet aveu terrible? Pourquoi surtout, oh! pourquoi fallait-il qu'il en eût été le témoin?

Soûl d'horreur et de désespoir, il revint à la maison.

* * *

Sa mère accourut aussitôt l'embrasser.

- Comme tu rentres tard, mon cher enfant! et comme tu es pâle! Serais-tu malade?

- Non, répondit-il, je ne suis pas malade, mais cette grande chaleur me fatigue et je crois que je ne pourrais pas manger. Et vous, maman, ne sentez-vous aucun malaise? Vous êtes sortie, sans doute, pour chercher un peu de fraîcheur? Il me semble vous avoir aperçue de loin sur le quai.

- Je suis sortie, en effet, mais tu n'as pu me voir sur le quai. J'aiétémeconfesser, ce que tu ne fais plus, je crois, depuis longtemps, mauvais sujet.

Jacques s'étonna de n'être pas suffoqué, de ne pas tomber à la renverse, foudroyé, comme cela se voit dans les bons romans qu'il avait lus.

C'était donc vrai, qu'elle avait été se confesser! Il ne s'était donc pas endormi dans l'église et cette catastrophe abominable n'était pas un cauchemar, ainsi qu'il l'avait, une minute, follement conçu.

Il ne tomba pas, mais il devint beaucoup plus pâle et sa mère en fut effrayée.

- Qu'as-tu donc, mon petit Jacques? lui dit-elle. Tu souffres, tu caches quelque chose à ta mère. Tu devrais avoir plus de confiance en elle qui n'aime que toi et qui n'a que toi… Comme tu me regardes! mon cher trésor… Mais qu'est-ce que tu as donc? Tu me fais peur!…

Elle le prit amoureusement dans ses bras.

- Écoute-moi bien, grand enfant. Je ne suis pas une curieuse, tu le sais, et je ne veux pas être ton juge. Ne me dis rien, si tu ne veux rien me dire, mais laisse-toi soigner. Tu vas te mettre au lit tout de suite. Pendant ce temps, je te préparerai un bon petit repas très léger que je t'apporterai moi-même, n'est-ce pas? et si tu as de la fièvre cette nuit, je te ferai de la TISANE…

Jacques, cette fois, roula par terre.

- Enfin! soupira-t-elle, un peu lasse, en étendant la main vers une sonnette.

Jacques avait un anévrisme au dernier période et sa mère avait un amant qui ne voulait pas être beau-père.

Ce drame simple s'est accompli, il y a trois ans, dans le voisinage de Saint-Germain-des-Prés. La maison qui en fut le théâtre appartient à un entrepreneur de démolitions.

Chapitre2 Le vieux de la maison

À Charles Cain[2].

 

Ah! elle pouvait se vanter d'en avoir de la vertu, Mme Alexandre! Songez donc! Depuis trois ans qu'elle le supportait, ce vieux fricoteur, cette vieille ficelle à pot-au-feu qui déshonorait sa maison, vous pensez bien que si ce n'était pas son père, il y avait longtemps qu'elle lui aurait collé son billet de retour pour le poussier des invalos de la Publique!

Mais quoi! on est bien forcé de garder les convenances, de subvenir à ses auteurs quand on n'est pas des enfants de chiens et surtout quand on est dans le commerce.

Oh! la famille! Malheur de malheur! Et il y en a qui disent qu'il y a un bon Dieu! Il ne crèvera donc pas un de ces quatre matins, le chameau?

La fréquence extrême de ce monologue filial en avait malheureusement altéré la fraîcheur. Il ne se passait pas de jour que Mme Alexandre ne se plaignît en ces termes de la coriacité de son destin.

Quelquefois, pourtant, elle s'attendrissait lorsqu'il lui fallait divulguer son âme à des clients jeunes qui n'eussent qu'imparfaitement saisi la noblesse de ses jérémiades.

- Bon et cher papa, roucoulait-elle, si vous saviez comme nous l'aimons! Nous n'avons toutes qu'un cœur pour le chérir. Le métier n'y fait rien, voyez-vous! On a beau être des déclassées, des malheureuses, si vous voulez, le cœur parle toujours. On se souvient de son enfance, des joies pures de la famille, et je me sens bien relevée à mes propres yeux, je vous le jure, quand je vois aller et venir, dans ma maison, ce vénérable vieillard couronné de cheveux blancs qui nous fait penser à la céleste patrie. Etc., etc.

L'inconscience professionnelle permettait sans doute à la drôlesse de fonctionner, avec une égale bonne foi, dans l'une ou l'autre posture, et l'hôte septuagénaire du grand 12, alternativement habillé de gloire et d'ignominie, croupissait au bord de sa fille, - dans l'inaltérable sérénité du soir de sa vie, - comme une guenille d'hôpital sur la rive du grand collecteur.

* * *

L'histoire de ces deux individus n'avait, pour tout dire, aucune des qualités essentielles qu'on doit exiger du poème épique.

Le bonhomme Ferdinand Bouton, familièrement dénommé papa Ferdinand ou le Vieux, était une ancienne canaille de la rue de Flandre où il exerça naguère trente métiers dont le moins inavouable mit plusieurs fois en danger sa liberté.

Mlle Léontine Bouton, qui devait être un jour Mme Alexandre et dont la mère disparut peu de temps après sa naissance, avait été élevée par le digne homme dans les principes de la plus rigoureuse improbité.

Préparée, dès son âge tendre, aux militantes pratiques, elle décrochait, à treize ans, une brillante situation de vierge oblate chez un millionnaire genevois renommé pour sa vertu, qui l'appelait son «ange de lumière» et qui acheva de la putréfier. Deux ans suffirent à la débutante pour crever ce calviniste.

Après celui-là, combien d'autres! Recommandée surtout aux messieurs discrets, elle devint quelque chose comme un placement de père de famille et marcha, jusqu'à dix-huit ans, dans une auréole de turpitudes.

À ce moment, devenue sérieuse elle-même, à force de se frotter à des gens sérieux, elle lâcha son père dont la pocharde frivolité de crapule, désormais oisive, révoltait son cœur.

Et quinze années ensuite s'écoulèrent pendant lesquelles cet abandonné se rassasia d'infortunes.

Désaccoutumé des affaires, ne retrouvant plus son ancienne astuce, il ressemblait à une vieille mouche qui n'aurait pas la force de voler sur les excréments et dont les araignées elles-mêmes ne voudraient plus.

Léontine, plus heureuse, prospéra. Sans s'élever aux premières charges de la Galanterie publique dont ses manières de goujate incorrigible ne lui permettaient pas d'ambitionner la dictature, elle sut manœuvrer dans les emplois subalternes avec tant d'art et de si ambidextres complaisances, elle se faufila, s'installa, se tassa si fermement aux bonnes ripailles et, n'oubliant jamais d'emplir son verre avant que la bouteille eût achevé de circuler, fut tellement rosse devant Dieu et devant les hommes, qu'elle en vint à pouvoir défier le malheur.

* * *

Le malheur, alors, se présenta sous l'espèce falote et fantomatique de son père.

Le vieux drôle, au moment de sombrer à tout jamais dans le plus insondable gouffre, avait appris que sa fille, sa Titine, quasi célèbre, maintenant, sous le nom de Mme Alexandre, gouvernait de main magistrale une hôtellerie fameuse où les princes de l'extrême Orient venaient apporter leur or.

Vermineux et couvert de loques impures, n'ayant «plus un radis dans la profonde et rien dans le battant», il tomba donc chez elle un beau jour et la fortune lui fut à ce point favorable que l'altière pachate, quoique enragée de sa survenue, fut obligée de l'accueillir avec les démonstrations du plus ostensible amour.

La malechance de celle-ci voulut, en effet, qu'à l'instant même où, forçant toutes les consignes, il se précipitait dans ses bras, elle se trouvât en conférence avec de rigides sénateurs peu capables de badiner sur le quatrième commandement de la loi divine. L'un d'eux même, remué jusqu'au fond de ses entrailles par cet incident pathétique, ne crut pouvoir se dispenser de la bénir en lui prédisant une interminable vie.

Après un tel coup, papa Ferdinand devenait indélogeable et inextirpable à jamais. Sous peine d'encourir l'indignation des honnêtes gens et de perdre l'estime fructueuse des mandarins, il fallut le décrasser, l'habiller, le loger et le remplir tous les jours.

L'existence, jusqu'alors douce comme le miel, de Mme Alexandre, fut empoisonnée. Ce père fut le pli de rose de sa couche, le pétrin de son âme, la tablature de ses digestions et, tout au contraire de Calypso, elle ne parvenait pas à se consoler du retour d'Ulysse.

Il n'était pourtant pas gênant. Dès le premier jour, on l'avait installé dans la mansarde la plus lointaine, la plus incommode et probablement la plus malsaine. C'était à peine si on le voyait. Il observait fidèlement la consigne de ne pas rôder dans la maison à l'heure des clients et surtout de ne jamais mettre les pieds au Salon.

Il ne fallait rien moins pour déroger à cette loi sévère, que la fantaisie d'un amateur étranger qui demandait quelquefois à voir le Vieux, dont toutes ces dames parlaient avec des susurrements de vénération craintive, comme elles auraient parlé du Masque de Fer.

Pour ces circonstances, il avait un justaucorps écarlate à brandebourgs et une espèce de casquette macédonienne qui lui donnait l'air d'un Hongrois ou d'un Polonais dans le malheur. On l'ornait alors du titre de comte, - le comte Boutonski! - et il passait pour un débris couvert de gloire, de la plus récente insurrection.

Cumulativement, il nettoyait les latrines, balayait les escaliers, essuyait les cuvettes et la vaisselle, quelquefois avec le même torchon, disait avec rage Mme Alexandre. Enfin, il faisait les courses des pensionnaires dont il avait la confiance et qui lui donnaient de jolis pourboires.

Aux heures de loisir, l'heureux vieillard se retirait dans sa chambre et relisait assidûment les œuvres de Paul de Kock ou les élucubrations humanitaires d'Eugène Transpire, ainsi qu'il nommait l'auteur des MystèresdeParis et du JuifErrant, les deux plus beaux livres du monde.

* * *

Pendant la guerre, naturellement, la maison périclita. Les clients étaient en province ou sur les remparts et l'état de siège rendait les trottoirs impraticables.

L'exaspération de Mme Alexandre fut à son comble. Du matin au soir, elle ne cessait d'exhaler sa fureur contre le Vieux qui se racornissait de plus en plus et qu'elle vomissait à pleine gueule, sans interruption.

Elle alla, dans son délire, jusqu'à l'accuser d'avoir allumé le conflit international par ses manigances. Quand fut décidée la rançon des cinq milliards, elle se prétendit frustrée, vociférant que c'était autant de fichu pour son commerce et qu'on devrait bien fusiller tous les vieux salauds qui portaient malheur…

Elle tournait positivement à l'hydrophobie et l'existence devenait impossible.

Il va sans dire que la Commune fut inapte à revigorer son branlant négoce. La clientèle pourtant ne chômait pas. L'établissement ne désemplissait pas une minute. C'était à se croire dans une église!

Mais quelle clientèle, Dieu des cieux! Des ivrognes rouges, des assassins, des voyous infâmes galonnés de la tête aux pieds, qui se faisaient servir le revolver au poing et qui cassaient tout, et qui auraient tout brûlé si on avait eu l'audace de leur résister.

Cette fois, par exemple, elle ne gueulait plus, la patronne. Elle crevait silencieusement de peur, en attendant le secours d'En Haut.

Il ne se fit pas longtemps attendre. On apprit tout à coup que les Versaillais venaient d'entrer dans Paris! Délivrance! Mais une guigne vraiment noire s'acharnait sur la pauvre créature.

Il arriva qu'une barricade fut dressée au bout de la rue. C'était le moment ou jamais de fermer la porte à triple tour et de faire comme si on était des mortes. Papa Ferdinand fut complètement oublié.

La barricade était prise à deux heures de l'après-midi et les fédérés en fuite abandonnaient le quartier. Bientôt, il ne resta plus qu'un seul être, un mince vieillard dont les pas sonnaient dans le grand silence.

Impossible de ne pas le reconnaître. C'était le gâteux sorti le matin par curiosité et qui, bêtement, fuyait comme un criminel devant les pantalons rouges.

Ceux-ci, pleins de défiance, ne le suivaient pas encore, hésitant à tirer sur un homme d'un si grand âge. Ils accoururent en le voyant s'arrêter à la porte du grand 12.

- Avance à l'ordre et fais voir tes pattes!

Le vieillard, pantelant d'effroi, se précipita sur la sonnette et se mit à carillonner.

- Titine, ma Titine, c'est moi! Ouvre à ton vieux père.

La fenêtre close du mauvais lieu s'ouvrit alors spontanément et Mme Alexandre, ivre de joie, désignant son père aux soldats, leur cria:

- Mais fusillez-le donc, tonnerre de Dieu! Il était tout à l'heure avec les autres. C'est un sale communard, c'est un pétroleur qui a essayé de foutre le feu au quartier.

On n'en demandait pas davantage en ces gracieux jours et papa Ferdinand, criblé de balles, tomba sur le seuil…

Aujourd'hui, Mme Alexandre est retirée des affaires et n'habite plus le quartier de la Bourse dont elle fut, si longtemps, la gloire. Elle a trente mille francs de rentes, pèse quatre cents kilos et lit avec émotion les romans de Paul Bourget.

Chapitre3 La Religion de monsieur Pleur

Généralement, les individus qui ont excité mon dégoût en ce monde étaient des gens florissants et de bonne renommée. Quant aux coquins que j'ai connus, et ils ne sont pas en petit nombre, je pense à eux, à eux tous sans exception, avec plaisir et bienveillance.

THOMAS DE QUINCEY[3]

À Paul Adam[4].

 

L'aspect de ce vieillard fécondait la vermine. Le fumier de son âme était tellement sur ses mains et sur son visage qu'il n'eût pas été possible d'imaginer un contact plus effrayant. Quand il allait par les rues, les ruisseaux les plus fangeux, tremblant de refléter son image, paraissaient avoir l'intention de remonter vers leur source.

Sa fortune, qu'on disait colossale et que les bons juges n'évaluaient qu'en pleurant d'extase, devait être cachée dans de furieux endroits, car nul n'osait hasarder une ferme conjecture sur les placements financiers de ce cauchemar.

Il se disait seulement que, diverses fois, on entrevit sa main de cadavre dans certaines manigances d'argent qui avaient abouti à des débâcles sublimes dont quelques éleveurs de grenouilles le supposaient artisan.

Il n'était pas juif, cependant, et lorsqu'on le traitait de «vieille crapule» il avait une manière douce de répondre: Dieuvouslerende! qui faisait courir, sur l'échine des plus roublards, un léger frisson.

L'unique chose qui parût certaine, c'était que ce guenilleux effroyable possédait une maison de haut rapport dans l'un ou l'autre des grands quartiers excentriques. On ne savait pas exactement. Il en possédait peut-être plusieurs.

La légende voulait qu'il couchât dans un antre obscur, sous l'escalier de service, entre le tuyau des latrines et la loge du concierge que ce voisinage idiotifiait.

Ses quittances de loyer étaient, m'a-t-on dit, délivrées, par économie, sur des déchirures d'affiches que des locataires pleins d'entregent revendirent à des collectionneurs astucieux.

On racontait aussi l'histoire, devenue fameuse, d'une soupe fantastique trempée régulièrement le dimanche soir et qui devait le nourrir toute la semaine. Pour ne pas brûler de charbon, il la mangeait froide six jours de suite.

Dès le mardi, naturellement, cette substance alimentaire devenait fétide. Alors, avec les révérencieuses façons d'un prêtre qui ouvre le tabernacle, il prenait, dans une petite armoire scellée au mur et qui devait contenir d'étranges papiers, une bouteille de très vieux rhum vraisemblablement recueillie dans quelque naufrage.

Il en versait des gouttes rares dans un verre minuscule et se fortifiait à l'espoir de les déguster aussitôt après avoir englouti son cataplasme. L'opération terminée:

- Maintenant que tu as mangé ta soupe, disait-il, tun'auraspas ton petit verre de rhum!