Le désespéré - Léon Bloy - E-Book

Le désespéré E-Book

Léon Bloy

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Beschreibung

Le désespéré est un roman constitué d'une large partie autobiographique. Il s'agit d'un écrivain de quarante ans, Caïn Marchenoir, son père venant de mourir et étant sans le sou, il demande alors à ses quelques amis de l'aider financièrement pour payer ses funérailles.

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Table of Contents

Page de titre

I

II

III

IV

V

VI

VII

VIII

IX

X

XI

XII

XIII

XIV

XV

XVI

XVII

XVIII

XIX

XX

XXI

XXII

XXIII

XXIV

XXV

XXVI

XXVII

XXVIII

XXIX

XXX

XXXI

XXXII

XXXIII

XXXIV

XXXV

XXXVI

XXXVII

XXXVIII

XXXIX

XL

XLI

XLII

XLIII

XLIV

XLV

XLVI

XLVII

XLVIII

XLIX

L

LI

LII

LIII

LIV

LV

LVI

LVII

LVIII

LIX

LX

LXI

LXII

LXIII

LXIV

LXV

LXVI

LXVII

LXVIII

LXIX

LXX

Page de copyright

 

I

« Quand vous recevrez cette lettre, mon cher ami, j’aurai achevé de tuer mon père. Le pauvre homme agonise et mourra, dit-on, avant le jour.

Il est deux heures du matin. Je suis seul dans une chambre voisine, la vieille femme qui le garde m’ayant fait entendre qu’il valait mieux que les yeux du moribond ne me rencontrassent pas et qu’on m’avertirait quand il en serait temps.

Je ne sens actuellement aucune douleur ni aucune impression morale nettement distincte d’une confuse mélancolie, d’une indécise peur de ce qui va venir. J’ai déjà vu mourir et je sais que, demain, ce sera terrible. Mais, en ce moment, rien ; les vagues de mon cœur sont immobiles. J’ai l’anesthésie d’un assommé. Impossible de prier, impossible de pleurer, impossible de lire. Je vous écris donc, puisqu’une âme livrée à son propre néant n’a d’autre ressource que l’imbécile gymnastique littéraire de le formuler.

Je suis parricide, pourtant, telle est l’unique vision de mon esprit ! J’entends d’ici l’intolérable hoquet de cette agonie qui est véritablement mon œuvre, – œuvre de damné qui s’est imposée à moi avec le despotisme du destin !

Ah ! le couteau eût mieux valu, sans doute, le rudimentaire couteau du chourineur filial ! La mort, du moins, eût été, pour mon père, sans préalables années de tortures, sans le renaissant espoir toujours déçu de mon retour à l’auge à cochons d’une sagesse bourgeoise ; je serais fixé sur la nature légalement ignominieuse d’une probable expiation ; enfin, je ne resterais pas avec cette hideuse incertitude d’avoir eu raison de passer sur le cœur du malheureux homme, pour me jeter aux réprobations et aux avanies démoniaques de la vie d’artiste.

Vous m’avez vu, mon cher Alexis, coiffé d’une ordure cylindrique, dénué de vêtements, de souliers, de tout enfin, excepté de l’apéritive espérance. Cependant, vous me supposiez un domicile conjecturable, un semblant de subsides intermittents, une mamelle quelconque aux flancs d’airain de ma chienne de destinée, et vous ne connûtes pas l’irréprochable perfection de ma misère.

En réalité, je fus un des Dix-Mille retraitants sempiternels de la famine parisienne, – à qui manquera toujours un Xénophon, – qui prélèvent l’impôt de leur fringale sur les déjections de la richesse et qui assaisonnent à la fumée de marmites inattingibles et pénombrales, la symbolique croûte de pain récoltée dans un urinoir.

Tel a été le vestibule de mon existence d’écrivain, – existence à peine changée, d’ailleurs même aujourd’hui que je suis devenu quasi célèbre. Mon père le savait et en mourait de honte.

Excellent théologien maçonnique, adorateur de Rousseau et de Benjamin Franklin, toute sa jurisprudence critique était d’arpenter le mérite à la toise du succès. À ce point de vue, Dumas père et Béranger lui paraissaient des abreuvoirs suffisants pour toutes les soifs esthétiques.

Il me chérissait, cependant, à sa manière. Avant que j’eusse fini de baver dans mes langes, avant même que je vinsse au monde, il avait soigneusement marqué toutes les étapes de ma vie, avec la plus géométrique des sollicitudes. Rien n’avait été oublié, excepté l’éventualité d’une pente littéraire. Quand il devint impossible de nier l’existence du chancroïde, sa confusion fut immense et son désespoir sans bornes. Ne discernant qu’une révolte impie dans le simple effet d’une intransgressable loi de nature, mais absolument pénétré de son impuissance, il me donna, néanmoins, une dernière preuve de la plus inéclairable tendresse, en ne me maudissant jamais tout à fait.

Mon Dieu ! que la vie est une horrible dégoûtation ! Et combien il serait facile aux sages de ne jamais faire d’enfants ! Quelle idiote rage de se propager ! Une continence éternelle serait-elle donc plus atroce que cette invasion de supplices qui s’appelle la naissance d’un enfant de pauvre ?

Déjà, dans toutes les conditions imaginables, un père et un fils sont comme deux âmes muettes qui se regardent de l’un à l’autre bord de l’abîme du flanc maternel, sans pouvoir presque jamais ni se parler ni s’étreindre, à cause, sans doute, de la pénitentielle immondicité de toute procréation humaine ! Mais, si la misère vient à rouler son torrent d’angoisses dans ce lit profané et que l’anathème effroyable d’une vocation supérieure soit prononcé, comment exprimer l’opaque immensité qui les sépare ?…

Nous avions depuis longtemps cessé de nous écrire, mon père et moi. Hélas ! nous n’avions rien à nous dire. Il ne croyait pas à mon avenir d’écrivain et je croyais moins encore, s’il eût été possible, à la compétence de son diagnostic. Mépris pour mépris. Enfer et silence des deux côtés.

Seulement, il se mourait de désespoir et voilà mon parricide ! Dans quelques heures, je me tordrai peut-être les mains en poussant des cris, quand viendra l’énorme peine. Je serai ruisselant de larmes, dévasté par toutes les tempêtes de la pitié, de l’épouvante et du remords. Et cependant, s’il fallait revivre ces dix dernières années, je ne vois pas de quelle autre façon je pourrais m’y prendre. Si ma plume de pamphlétaire catholique avait pu conquérir de grandes sommes, mon père, – le plus désintéressé des pères ! – aurait fait cent lieues pour venir s’asseoir devant moi et me contempler à l’aise dans l’auréole de mon génie. Mais il était de ma destinée d’accomplir moi-même ce voyage et de l’accomplir sans un sou, pour l’abominable contemplation que voici !

Vous ignorez, ô romancier plein de gloire, cette parfaite malice du sort. La vie a été pour vous plus clémente. Vous reçûtes le don de plaire et la nature même de votre talent, si heureusement pondéré, éloigne jusqu’au soupçon du plus vague rêve de dictature littéraire.

Vous êtes, sans aucune recherche, ce que je ne pourrais jamais être, un écrivain aimable et fin, et vous ne révolterez jamais personne, – ce que, pour mon malheur, j’ai passé ma vie à faire. Vos livres portés sur le flot des éditions innombrables, vont d’eux-mêmes dans une multitude d’élégantes mains qui les propagent avec amour. Heureux homme qui m’avez autrefois nommé votre frère, je crie donc vers vous dans ma détresse et je vous appelle à mon aide !

Je suis sans argent pour les funérailles de mon père et vous êtes le seul ami riche que je me connaisse. Gênez-vous un peu, s’il le faut, mais envoyez-moi, dans les vingt-quatre heures, les dix ou quinze louis strictement indispensables pour que la chose soit décente. Je suis isolé dans cette ville où je suis né, pourtant, et où mon père a passé sa vie en faisant, je crois, quelque bien. Mais il meurt sans ressources et je ne trouverais probablement pas cinquante centimes dans une poche de compatriote.

Donnez-vous la peine de considérer, mon favorisé confrère, que je ne vous ai jamais demandé un service d’argent, que le cas est grave, et que je ne compte absolument que sur vous.

Votre anxieux ami,

CAÏN MARCHENOIR. »

II

Cette lettre, aussi maladroite que dénuée d’illusions juvéniles, était adressée, rue de Babylone, à M. Alexis Dulaurier, l’auteur célèbre de Douloureux Mystère.

Les relations de celui-ci avec Marchenoir dataient de plusieurs années. Relations troublées, il est vrai, par l’effet de prodigieuses différences d’idées et de goûts, mais restées à peu près cordiales.

À l’époque de leur rencontre, Dulaurier, non encore entré dans l’étonnante gloire d’aujourd’hui, vivait obscurément de quelques nutritives leçons triées pour lui, avec le plus grand soin, sur le volet de ses amitiés universitaires. Il venait de publier un volume de vers byroniens de peu de promesses, mais suffisamment poissés de mélancolie pour donner à certaines âmes liquides le mirage du Saule de Musset sur le tombeau d’Anacréon.

Aimable et de verve abondante, – tel qu’il est encore aujourd’hui, – sans l’érésipèle de vanité qui le défigure depuis ses triomphes, son petit appartement du Jardin des Plantes était alors le lieu d’un groupe fervent et cénaculaire de jeunes écrivains, dispersés maintenant dans les entrecolonnements bréneux de la presse à quinze centimes. Le plus remarquable de tous était cet encombrant tsigane Hamilcar Lécuyer, que ses goujates vaticinations antireligieuses ont rendu si fameux.

Alexis Dulaurier, ami, par choix, de tout le monde et, par conséquent, sans principes comme sans passions, comblé des dons de la médiocrité, – cette force à déraciner des Himalayas ! – pouvait raisonnablement prétendre à tous les succès.

Quand l’heure fut venue, il n’eut qu’à toucher du doigt les murailles de bêtise de la grande Publicité, pour qu’elles tombassent aussitôt devant lui et pour qu’il entrât, comme un Antiochus, dans cette forteresse imprenable aux gens de génie, avec les cent vingt éléphants futiles chargés de son bagage littéraire.

Sa prépondérante situation d’écrivain est désormais incontestable. Il ne représente rien moins que la Littérature française !

Bardé de trois volumes d’une poésie bleuâtre et frigide, en excellent acier des plus recommandables usines anglaises, – au travers de laquelle il peut défier qu’on atteigne jamais son cœur ; inventeur d’une psychologie polaire, par l’heureuse addition de quelques procédés de Stendhal au dilettantisme critique de M. Renan ; sublime déjà pour les haïsseurs de toute virilité intellectuelle, il escalada enfin les plus hautes frises, en publiant les deux premiers romans d’une série dont nul prophète ne saurait prévoir la fin, car il est persuadé d’avoir trouvé sa vraie voie.

Il faut penser à l’incroyable anémie des âmes modernes dans les classes dites élevées, – les seules âmes qui intéressent Dulaurier et dont il ambitionne le suffrage, – pour bien comprendre l’eucharistique succès de cet évangéliste du Rien.

Raturer toute passion, tout enthousiasme, toute indépendance généreuse, toute indécente vigueur d’affirmation ; fendre en quatre l’ombre de poil d’un sénile fantôme de sentiment, faire macérer, en trois cents pages, d’impondérables délicatesses amoureuses dans l’huile de myrrhe d’une chaste hypothèse ou dans les aromates d’un élégant scrupule ; surtout ne jamais conclure, ne jamais voir le Pauvre, ne jamais s’interrompre de gémir avec lord Byron sur l’aridité des joies humaines ; en un mot, ne jamais ÉCRIRE ; – telles furent les victuailles psychologiques offertes par Dulaurier à cette élite dirigeante engraissée dans tous les dépotoirs révolutionnaires, mais qui, précisément, expirait d’une inanition d’aristocratie.

Après cela, que pouvait-on refuser à ce nourrisseur ? Tout, à l’instant, lui fut prodigué : l’autorité d’un augure, les éditions sans cesse renouvelées, la survente des vieux bouillons, les prix académiques, l’argent infini, et jusqu’à cette croix d’honneur si polluée, mais toujours désirable, qu’un artiste fier, à supposer qu’il l’obtînt, n’aurait même plus le droit d’accepter !

Le fauteuil d’immortalité lui manque encore. Mais il l’aura prochainement, dût-on faire crever une trentaine d’académiciens pour lui assurer des chances !

On ne voit guère qu’un seul homme de lettres qui se puisse flatter d’avoir joui, en ces derniers temps, d’une aussi insolente fortune. C’est Georges Ohnet, l’ineffable bossu millionnaire et avare, l’imbécile auteur du Maître de Forges, qu’une stricte justice devrait contraindre à pensionner les gens de talent dont il vole le salaire et idiotifie le public.

Mais, quelque vomitif que puisse être le succès universel de ce drôle, qui n’est, en fin de compte, qu’un sordide spéculateur et qui, peut-être, se croit du génie, celui de Dulaurier, qui doit sentir la misère de son esprit, est bien plus révoltant encore.

Le premier, en effet, n’a vu dans la littérature qu’une appétissante glandée dont son âme de porc s’est réjouie, et c’est bien ainsi qu’on a généralement compris sa fonction de faiseur de livres. Le second a vu la même chose, sans doute, mais, sagement, il s’est cantonné dans la clientèle influente et s’est ainsi ménagé une situation littéraire que n’eut jamais l’immense poète des Fleurs du Mal et qui déshonore simplement les lettres françaises.

Cette réserve faite, la pesée intellectuelle est à peu près la même des deux côtés, l’un et l’autre ayant admirablement compris la nécessité d’écrire comme des cochers pour être crus les automédons de la pensée.

L’auteur de l’Irrévocable et de Douloureux Mystère est, par surcroît, travaillé de manies anglaises. Par exemple, on ne passe pas dix minutes auprès de lui sans être investi de cette confidence, que la vie l’a traité avec la dernière rigueur et qu’il est, à peu de chose près, le plus à plaindre des mortels.

Un brave homme qui venait de voir mourir dans la misère et l’obscurité un être supérieur dont quelques journaux avaient à peine mentionné la disparition, s’indignait, un jour, de ce boniment d’un médiocre à qui tout a réussi. – Après tout, dit-il en se calmant, il y a peut-être quelque sincérité dans cette vile blague. Ce garçon a l’âme petite, mais il n’est ni un sot, ni un hypocrite et, par moments, il doit lui peser quelque chose de la monstrueuse iniquité de son bonheur !

III

L’imploration postale de ce Marchenoir, au prénom si étrange, était donc doublement inhabile. Elle étalait une complète misère, la chose du monde la plus inélégante aux yeux d’un pareil dandy de plume, et laissait percer, dans les dernières lignes, un vague, mais irrémissible mépris, dont l’infortuné pétitionnaire, inexpert au maniement des vanités, et, d’ailleurs, anéanti, ne s’était pas aperçu. Il avait même cru, dans son extrême fatigue, pousser assez loin la flatterie et il s’était dit, avec le geste de lancer un trésor à la mer, que son effrayante détresse exigeait un tel sacrifice.

Dulaurier et lui ne se voyaient presque plus, depuis des années. Une sorte de curiosité d’esprit les avait poussés naguère l’un vers l’autre. Pendant des saisons, on les avait vus toujours ensemble, – la misanthropie enflammée du bohème qui passait pour avoir du génie, faisant repoussoir à la sceptique indulgence de l’arbitre futur des hautes finesses littéraires.

Dès la première minute de succès, Dulaurier sentit merveilleusement le danger de remorquer plus longtemps ce requin, aux entrailles rugissantes, qui allait devenir son juge et, suavement, il le lâcha.

Marchenoir trouva la chose très simple, ayant déjà pénétré cette âme. Ce ne fut ni une rupture déclarée, ni même une brouille. Ce fut, de part et d’autre, comme une verte poussée d’indifférence entre les intentions inefficaces dont cette amitié avait été pavée. On avait eu peu d’illusions et on ne s’arrachait aucun rêve.

De loin en loin, une poignée de main et quelques paroles distraites, quand on se rencontrait. C’était tout. D’ailleurs, le rayonnant Alexis montait de plus en plus dans la gloire, il devenait empyréen. Qu’avait-il à faire de ce guenilleux brutal qui refusait de l’admirer ?

Un jour cependant, Marchenoir ayant réussi à placer quelques articles éclatants au Basile, – journal pituiteux à immense portée, dont le directeur avait eu passagèrement la fantaisie de condimenter la mangeoire, – Dulaurier se découvrit, tout à coup, un regain de tendresse pour cet ancien compagnon des mauvais jours, qui se présentait en polémiste et qui pouvait devenir un ennemi des plus redoutables.

Heureusement, ce ne fut qu’un éclair. Le journal immense, bientôt épouvanté des témérités scarlatines du nouveau venu et de son scandaleux catholicisme, s’empressa de le congédier. L’exécuté Marchenoir vit se fermer aussitôt devant lui toutes les portes des journaux, sympathiquement agités du même effroi et, plein de famine, évincé du festin royal de la Publicité, pour n’avoir pas voulu revêtir la robe nuptiale des ripaillants maquereaux de la camaraderie, il replongea dans les extérieures ténèbres d’où ne purent le tirer deux livres supérieurs, étouffés sans examen sous le silence concerté de la presse entière.

Le fatidique Dulaurier, qui n’avait jamais eu la pensée de secourir ce réfractaire d’une parcelle de son crédit de feuilletoniste influent, n’était, certes, pas homme à se compromettre en jouant pour lui les bons Samaritains. Dans les rencontres peu souhaitées que leur voisinage rendait difficilement évitables, il sut se borner à quelques protestations admiratives, accompagnées de gémissements mélodieux et d’affables reproches sur l’intransigeance, au fond, pleine d’injustice, qui lui avait attiré cette disgrâce.

– Pourquoi se faire des ennemis ? Pourquoi ne pas aimer tout le monde qui est si bon ? L’Évangile, d’ailleurs, auquel vous croyez, mon cher Caïn, n’est-il pas là pour vous l’apprendre ?

Il osait parler de l’Évangile !… et c’était pourtant vers cet homme que le naufragé Marchenoir se voyait réduit à tendre les bras !

IV

Le jeune maître reçut la lettre dans son lit. Il avait passé la soirée chez la baronne de Poissy, la célèbre amphitryonne de tous les sexes, en compagnie d’un groupe élu de chenapans du Premier-Paris et de cabotins lanceurs de rayons. Il avait été étincelant, comme toujours, et même un peu plus.

Dès cinq heures du matin, le Gil Blas en avait répandu la nouvelle chez quelques marchands de vin du faubourg Montmartre, à huit heures, aucun employé de commerce ne l’ignorait plus. Le squammeux chroniqueur nocturne laissait entendre, avec la pudique diaphanéité congruente à ce genre d’informations, que la présence d’une jeune norwégienne des fiords lointains, à la gorge liliale et à la virginité ductile, avait été pour quelque chose dans l’éréthisme d’improvisation de l’irrésistible ténor léger de « nos derniers salons littéraires ».

En conséquence, il se réconfortait d’un peu de sommeil, après cette lyrique dilapidation de son fluide.

– Est-ce vous, François ? dit-il d’une voix languissante en s’éveillant au faible bruit de la porte de sa chambre à coucher que le domestique entrouvrait avec précaution.

– Oui, Monsieur, c’est une lettre très pressée pour Monsieur.

– C’est bien, posez-la ici. Ouvrez les rideaux et apportez du feu. Je vais me lever, dans un instant… Il me semble que j’ai beaucoup dormi, quelle heure est-il donc ?

– Monsieur, la demie de huit heures venait de sonner, quand le facteur est arrivé. Dulaurier referma les yeux et, dans la tiédeur du lit, au grondement d’un excellent feu, s’immergea dans l’exquise ignavie matutinale de ces colons de l’heureuse rive du monde, pour qui la journée qui monte est toujours sans menaces, sans abjection de comptoir ni servitude de bureau, sans la trépidation des coliques de l’échéance et le dissolvant effroi du créancier, sans tout le cauchemar des plafonnantes terreurs de l’expédient éternel !

Ah ! que le Pauvre est absent de ces réveils d’affranchis, de ces voluptueux entrebâillements d’âmes entretenues, à la chantante arrivée du jour ! Comme il est, – alors, – Cimmérien, télescopique, aboli dans l’ultérieure ténébrosité des espaces, le dolent famélique, le sale et grand Pauvre, ami du Seigneur !

La flûte pensante qu’était Dulaurier vibrait encore des bucoliques mondaines de la veille. L’édredon de Norwège ondulait mollement, à l’entour de son esprit, dans la grisaille lumineuse d’un demi-sommeil. Une jeune oie venue du Cap Nord, épandait sur lui de chastes songes, neige psychologique sur cette flottante imagination glacée…

– Quelle pureté ! quelle âme fine ! murmurait-il en étendant la main vers la lettre. Très pressée, en cas d’absence, faire suivre. C’est l’écriture de Marchenoir. Je le reconnais bien là. Comme s’il y a jamais eu rien de pressé dans la vie !

Il lut, sans aucune émotion visible, les quatre pages de cette écriture, droite et robuste, à la façon des dolmens, dont l’étonnante lisibilité a fait la joie de tant d’imprimeurs. Vers la fin, cependant, une alarme soudaine apparut en lui, accompagnée de gestes de détresse, aussitôt suivis de l’interprétative explosion d’une petite fureur nerveuse.

– Il m’embête, ce misanthrope, s’écria-t-il, en rejetant la prose cruciale de son onéreux ami. Me prend-il pour un millionnaire ? Je gagne ma vie, moi, il peut bien en faire autant ! Eh ! que diable, son père ne sera pas jeté à la voirie, peut-être ? Pourquoi pas les funérailles d’Héphestion à ce vieil imbécile ?

Il s’habilla, mais sans enthousiasme. Sa journée allait être gâtée.

– J’avais bien besoin de ça ! Décidément, il n’y a de belles âmes que les mélancoliques et les tendres, et ce Marchenoir est dur comme le diable… Caïn ! c’est la seule idée spirituelle que son père ait jamais eue, de le nommer ainsi. Mais que faire ? Si je ne lui réponds pas, je m’en fais un ennemi, ce qui serait absurde et intolérable. J’ai pu le blâmer pour son fanatisme et ses violences, dont j’ai vainement essayé de lui démontrer l’injustice, surtout lorsqu’il s’est attaqué d’une façon si sauvage à ce pauvre Lécuyer, qu’il devrait pourtant épargner, ne fût-ce que par amitié pour moi ; je me suis vu forcé, à mon grand regret, de m’écarter de lui, à cause de son insupportable caractère, mais, enfin, je ne l’ai jamais attaqué, moi, j’ai même dit du bien de lui, au risque de me compromettre et je lui ai laissé voir assez clairement la pitié que m’inspirait sa situation. Il abuse aujourd’hui de ce sentiment… Dix ou quinze louis, il va bien ! C’est à peine si je gagne deux mille francs par mois, je ne peux pas aller tout nu !…. . D’un autre côté, si je lui réponds que je prends part à son chagrin, mais que je ne puis faire ce qu’il me demande, il ne manquera pas de m’accuser d’avarice. Tout est dangereux avec cet enragé. On est toujours trop bon, je l’ai dit bien souvent. Il faudrait pouvoir vivre dans la solitude, en compagnie d’âmes charmantes et incorporelles !… Quelle lassitude est la mienne !… Déjà dix heures et cinq cents lignes d’épreuves à corriger avant d’aller chez Des Bois qui m’attend à déjeuner !… Cette lettre m’exaspère !

Il s’assit devant le feu, ses épreuves à la main, et se mit à considérer le volubile effort d’une flamme bleuâtre autour d’une bûche humide.

– Mais, au fait, c’est bien simple, dit-il, tout à coup, à voix basse, répondant à d’interrogeantes pensées intérieures plus basses encore, Marchenoir est en fort bons termes avec Des Bois qui est riche, lui. Je déciderai sans doute le docteur à faire quelque chose.

Sa figure s’éclaira, le cordial de cette résolution ayant réconforté sa belle âme, et il put relire, avec la clairvoyance rapide d’un contempteur de la petite bête littéraire, les phrases collantes et albumineuses espérées par deux mille salons.

V

Le docteur Chérubin Des Bois habite un appartement somptueux dans le milliardaire quartier de l’Europe, au plus bel endroit de la rue de Madrid. C’est le médecin du monde exquis, la thérapeute des salons, l’exorciste délicat des petites névroses distinguées.

À peine au début de sa brillante carrière, il a déjà conquis des avenues et des boulevards. Ses grâces personnelles, faites de rien du tout, comme sa science même, passent généralement pour irrésistibles. Sa petite tête ascendante et mobile de casoar consultant, est habituellement scrutatrice à la manière d’un speculum qui aurait d’aimables sourires. Casuiste médical plein de mystères et conjecturant brochurier plein d’intentions, – mais thaumaturge hypothétique, – il serait peut-être le premier docteur du monde pour guérir les gens de mettre le pied chez lui, s’il n’avait reçu l’admirable don de tranquilliser Cypris ulcérée et d’attraire ainsi une vaste clientèle de muqueuses aristocratiques dont il est devenu le tentaculaire confident.

Curieux d’alchimie et de traditions occultes, mais sans archaïque manipulation de substances, jobardement épris de toute absconse doctrine capable de travestir son néant, fanatique de littérature décente et d’art correct, ami respectueux de cabots puissants, tels que Coquelin Cadet, ou d’avares scribes, tels que Georges Ohnet, – prototypes accomplis des relations de son choix, – il gratifie d’excellents dîners tous les estomacs influents qu’il suppose coutumiers des reconnaissantes digestions. On l’a dit un peu plus haut, le lamentable Marchenoir avait eu sa minute de célébrité. On avait pu penser un moment qu’il allait s’asseoir dans une situation formidable. Le docteur, aussitôt, rêva de l’annexer.

Marchenoir était, alors, comme il fut tant de fois, dans une de ces agonies, où le lycanthrope le plus imprenable s’abandonne à la moite main qui veut le saisir, au lieu de la trancher férocement d’un coup de mâchoire.

Puis, le misérable était ainsi fait, pour sa confusion et son indicible rage, que la grimace de l’amour l’avait toujours vaincu et qu’il se trouvait toujours désarmé devant l’expression postiche de la plus manifestement droguée des bienveillances.

Des Bois s’étant arrangé pour le rencontrer comme par hasard, sut entrer, avec une souplesse fondante, dans les sentiments du pamphlétaire et emporta, presque sans effort, les sauvages répugnances du révolté. Il obtint que Marchenoir déjeunât chez lui, sans témoins.

– Mon cher monsieur Marchenoir, lui dit-il sur-le-champ, je gagne cent mille francs par an et je les dépense. Par conséquent, je suis pauvre, plus pauvre que vous, peut-être, à cause des charges écrasantes qui résultent de ma situation même. Je suis donc en état de très bien comprendre certaines choses. Permettez-moi de vous parler avec une entière franchise. Vous êtes évidemment appelé au plus brillant avenir littéraire, mais je sais que vous êtes momentanément embarrassé. Droit au but. Je mets vingt-cinq louis à votre disposition. Acceptez-les sans façon, comme d’un ami qui croit en vous et qui serait heureux de pouvoir vous offrir bien davantage.

Cela fut si parfaitement dit et d’une cordialité si sûrement décochée, que le pauvre Marchenoir, ravagé d’angoisses provenant du manque d’argent, menacé d’imminentes catastrophes et croyant voir le ciel s’entrouvrir, accepta sans délibérer, avec un enthousiasme imbécile.

Quant à Des Bois, il était bien trop habile et complexe pour comprendre quoi que ce fût à la simplicité incroyablement rudimentaire d’un tel homme et il se tint pour assuré d’avoir conclu un heureux marché.

Cette amitié, si étrangement assortie, fut quelque temps sans nuages. Mais, un jour, Marchenoir ayant commencé de broncher dans la vivifiante estime des journaux, le Chérubin docteur commença d’être oraculaire.

Avec d’infinies mesures, en de circonspectes exhortations, ce dernier fit comprendre à son hôte que le bon sens était tenu de réprouver l’absurde inflexibilité de ses principes, que le bon goût endurait, par ses insolences écrites, un intolérable gril, qu’il fallait soigneusement se garder de croire qu’une si farouche indépendance d’esprit fût un rail rigide pour arriver à l’indépendance par l’argent, enfin qu’on avait espéré beaucoup mieux de lui et qu’on était navré de tout ça jusqu’à l’effusion des larmes.

En même temps, des paroles moins humides et beaucoup plus nettes étaient dites à un tiers commensal qui s’empressa de les répéter à Marchenoir. On se plaignait de ses visites abusivement fréquentes et la vie privée de ce vaincu ne fut pas exemptée de blâme. On le savait vivant avec une jeune femme et le mot infamant de collage fut prononcé.

C’était la fin. Marchenoir ramassa tous ces propos au ras de l’ordure et les flanqua, pêle-mêle, avec l’argent, comme un tas de trésors dans une incorruptible caisse de cèdre, bardée d’un airain vibrant, au plus profond de son cœur !

VI

La loi des « attractions proportionnelles » devait, au contraire infailliblement précipiter l’un vers l’autre et souder ensemble Alexis Dulaurier et le docteur Chérubin Des Bois. Évidemment, de telles âmes avaient été créées pour fonctionner à l’unisson.

Ils n’avaient à déplorer que de s’être rencontrés si tard. Ils se connaissaient, par malheur, depuis peu de temps. Quoiqu’ils fréquentassent à peu près les mêmes salons, – l’un raffermissant et cicatrisant ce que l’autre se contentait de lubrifier, – un inconcevable guignon avait longtemps écarté les occasions, qui eussent dû être sans nombre, d’une si désirable conjonction.

Cette circonstance, regrettable au point de vue de l’entrelacs de leurs esprits, avait été providentielle pour Marchenoir, que le consciencieux Dulaurier n’aurait jamais permis de secourir avec un tel faste, s’il avait pu être consulté.

Si maintenant, celui-ci venait, de lui-même, inciter Des Bois à de nouvelles largesses, c’était uniquement, comme on vient de le voir, pour ménager une amitié dangereuse encore, bien que jugée inutile, en préservant au meilleur marché, du maculant soupçon de ladrerie, sa pure hermine d’excellent enfant.

C’est toujours une allégresse chez le docteur quand Dulaurier s’y présente. De part et d’autre, on se placarde de sourires, on se plastronne de simagrées affectueuses, on se badigeonne au lait de chaux d’une sépulcrale sensibilité.

C’est un négoce infini de filasse sentimentale, d’attendrissements hyperboréens, de congratulatoires frictions, de susurrements apologétiques, de petites confidences pointues ou fendillées, d’anecdotes et de verdicts, une orgie de médiocrité à cinquante services dans le dé à coudre de l’insoupçonnable femelle de César !

Car ces fantoches sont, à leur insu, des majestés fort jalouses, et c’est une question de savoir si Dieu même, avec toute sa puissance, arriverait à leur inspirer quelque incertitude sur l’irréprochable beauté de leur vie morale.

C’est peut-être l’effet le moins aperçu d’une dégringolade française de quinze années, d’avoir produit ces dominateurs, inconnus des antérieures décadences, qui règnent sur nous sans y prétendre et sans même s’en apercevoir. C’est la surhumaine oligarchie des Inconscients et le Droit divin de la Médiocrité absolue.

Ils ne sont, nécessairement, ni des eunuques, ni des méchants, ni des fanatiques, ni des hypocrites, ni des imbéciles affolés. Ils ne sont ni des égoïstes avec assurance, ni des lâches avec précision. Ils n’ont pas même l’énergie du scepticisme. Ils ne sont absolument rien. Mais la terre est à leurs pieds et cela leur paraît très simple.

En vertu de ce principe qu’on ne détruit bien que ce qu’on remplace, il fallait boucher l’énorme trou par lequel les anciennes aristocraties s’étaient évadées comme des ordures, en attendant qu’elles refluassent comme une pestilence. Il fallait condamner à tout prix cette dangereuse porte et les Acéphales furent élus pour chevaucher un peuple de décapités ! Aussi, la fille aînée de l’Église, devenue la Salope du monde, les a triés avec une sollicitude infinie, ces lys d’impuissance, ces nénuphars bleus dont l’innocence ravigote sa perverse décrépitude ! Si l’Exterminateur arrivait enfin, il ne trouverait plus une âme vivante dans les quartiers opulents de Paris, rien aux Champs-Élysées, rien au Trocadéro, rien au parc Montceau, trois fois rien au Faubourg-Saint-Germain et, sans doute, il dédaignerait angéliquement de frapper du glaive les simulacres humains pavés de richesses qu’il y découvrirait !

VII

Dulaurier ne parla pas immédiatement de Marchenoir. Par principe, il ne parlait jamais immédiatement de rien et rarement, ensuite, se décidait-il à parler avec netteté de quoi que ce fût. Il gazouillait des conjectures et s’en tenait là, abandonnant les grossièretés de l’affirmation aux esprits sans délicatesse.

Cette fois, pourtant, il fallut bien en venir là.

– J’ai reçu une lettre de Marchenoir, commença-t-il. Le pauvre diable m’écrit de Périgueux que son père est à l’agonie. La mort était attendue hier matin. Il me demande d’une manière presque impérieuse de lui envoyer quinze louis, aujourd’hui même, pour les funérailles. Il a l’air de croire que j’ai des paquets de billets de banque à jeter à la poste, mais il paraît affligé et je suis fort embarrassé pour lui répondre.

– Je ne vois pas d’autre réponse que le silence, prononça Des Bois. Marchenoir est un orgueilleux et un ingrat qu’il faut renoncer à secourir utilement. Il méprise et offense tout le monde, à commencer par ses meilleurs amis. J’ai voulu le tirer d’affaire et il s’en est fallu de peu qu’il ne me mît dans l’embarras. C’est assez comme cela. Je n’ai pas le droit de sacrifier mes intérêts et mes devoirs d’homme du monde à un personnage de mauvaise compagnie qui finirait par me compromettre.

– Il a du talent, c’est bien dommage !

– Oui, mais quelle odieuse brutalité ! Si vous saviez le ton qu’il apportait ici ! Il paraissait ne faire aucune différence entre ma maison et une écurie qui eût été l’annexe d’un restaurant. Heureusement, je ne l’ai jamais reçu quand j’avais du monde. Il prenait à tâche de dire du mal de tous mes amis. Un jour, malgré mes précautions, il rencontra mon vieux camarade Ohnet, à qui il ne peut pardonner son succès. Eh bien ! il affecta de le considérer comme une épluchure. Vous conviendrez que ce n’est pas fort agréable pour moi. Croiriez-vous qu’il avait pris l’habitude de manger constamment de l’ail et qu’il empestait de cette infâme odeur mon appartement et jusqu’à mon cabinet de consultation ? Je me suis vu forcé de le consigner et je crois qu’il a fini par comprendre, car il a cessé de venir depuis deux ou trois mois.

– Il est malheureux. Il faut avoir pitié de lui. Tout mon spiritualisme est là, mon bon Des Bois. Il n’y a de divin que la pitié ! Je vois Marchenoir tel que vous le voyez vous-même et je pourrais faire les mêmes plaintes. Je lui ai bien souvent, et combien vainement, reproché son intolérance et son injustice ! Lui-même, il s’accuse d’avoir fait mourir son père de chagrin. Il ne m’a jamais répondu que par le mépris et l’injure. Une fois, ne s’est-il pas emporté jusqu’à me dire qu’il ne m’estimait pas assez pour me haïr ? Il est vrai que je lui avais rendu, moi aussi, quelques services, mais il m’a laissé entrevoir que je devais me sentir fier d’avoir été sollicité par un homme de son mérite. Il faut en prendre son parti, voyez-vous ! Cet énergumène catholique est ingrat, mais pas vulgaire, et c’est assez pour qu’on en puisse jouir. Vous rappelez-vous ce fameux esclave des solennités triomphales de l’ancienne Rome, chargé de tempérer l’apothéose en insultant le triomphateur ? Tel est Marchenoir. Seulement, sa journée finie et sa hotte d’injures vidée, il s’en va tendre humblement la main, pour l’amour de Dieu, à ceux-là mêmes qu’il vient d’inonder de ses outrages. Ne pensez-vous pas qu’il serait criminel de décourager cette industrie ?…

Dulaurier ayant expulsé ces choses, une brise de contentement passa sur son cœur. Il se replanta sous l’arcade un instable monocle que l’émotion du discours en avait fait tomber et, levant son verre, il regarda le docteur en homme qui va porter un toast à la Justice éternelle.

– Mais que voulez-vous donc que je fasse ? repartit Des Bois. Je ne peux pourtant pas le prendre chez moi avec son ail et ses perpétuelles fureurs !

– Assurément, mais ne pourriez-vous, une dernière fois, le secourir de quelque argent ? Il s’agit d’enterrer son père et le cas est grave, ainsi qu’il me l’écrit lui-même, avec une légère nuance de menace, le pauvre garçon ! La pitié doit intervenir ici. Par malheur, je ne peux rien ou presque rien en ce moment, ma récente promotion m’ayant forcé à des dépenses infinies. Je ne veux pas vous le dissimuler, Des Bois, j’ai espéré vous attendrir sur ce malheureux. En toute autre circonstance, je ne vous eusse pas importuné de cette mince affaire. Vous me connaissez. J’aurais fait ce qu’il désire sans hésitation et sans phrases, mais je suis étranglé et, précisément, parce qu’il me suppose comblé des dons de la fortune, je craindrais qu’il ne se crût en droit de m’accuser d’une dureté sordide si je n’accomplissais ostensiblement aucun effort…

La voix chantante de Dulaurier était descendue du soprano des vengeresses subsannations jusqu’aux notes gravement onctueuses d’un baryton persuasif.

Il avait su ce qu’il faisait, ce légionnaire, en rappelant, d’un seul mot explicativement détaché, sa décoration toute fraîche éclose. Cette boutonnière était extrêmement agissante sur le docteur, pour qui elle représentait une irréfragable sanction des préférences esthétiques de son milieu ; l’auteur de Douloureux Mystère ayant surtout attrapé ce signe de grandeur à force de rapetisser la littérature.

Le juteux succès de son dernier livre, – irréprochablement glabre, – avait été l’occasion, longtemps espérée, de cette récompense nationale dont le titulaire, un beau matin, reçut la nouvelle, – à l’heure précise où l’un des plus rares écrivains de la France contemporaine accueillait, en pleine figure, le quarante-cinquième coup de poing hebdomadaire de ses fonctions de moniteur dans une salle de boxe anglaise, aux appointements de soixante francs par mois, – pour nourrir son fils !

VIII

– Soit ! conclut Des Bois, après un assez long combat. Par considération pour vous, Dulaurier, je consens à faire encore un sacrifice. Mais, songez-y, ce sera le dernier. Je me croirais coupable si j’encourageais l’orgueil et la paresse de ce garçon qui n’est malheureux que par sa faute, vous en convenez vous-même. Voici trois louis. Je ne puis ni ne veux donner davantage. Envoyez-lui cet argent comme vous le jugerez convenable. Vous m’obligerez en lui faisant comprendre qu’il ne doit plus rien espérer de moi.

En conséquence, le poète sigisbéen des flueurs psychologiques du grand monde jetait à la poste, le soir même, un message ainsi libellé :

« Mon cher Marchenoir,

Votre lettre m’a fait beaucoup de peine. Vous savez combien est vraie mon amitié pour vous, en dépit des superficielles différences d’opinion qui ont paru l’altérer et vous ne pouvez pas douter de la part sincère que je prends à votre chagrin. Je sais trop ce que c’est que de souffrir, quoi que vous en pensiez, et personne, peut-être, n’a senti aussi douloureusement que moi, depuis lord Byron, le mal d’exister. Je me suis appelé moi-même, dans un poème du plus désolant scepticisme, une âme « à la fois exaspérée et lasse ». Rien de plus vrai, rien de plus triste.

Vous m’avez quelquefois reproché, bien à tort, ce que vous appeliez mon indifférence et ma légèreté, sans tenir compte des déchirements affreux d’une vie écartelée à vingt misères. Votre demande d’argent m’a plongé dans le plus cruel embarras. Vous me croyez riche sur la foi de succès fort exagérés qui compensent bien faiblement des années d’obscur labeur et de continuel effort pour imprégner d’idéalisme les plus répugnantes vulgarités.

Apprenez que je suis très pauvre et, par conséquent, très éloigné de pouvoir, même en me gênant, vous envoyer ce que vous me demandez. Cependant, je n’ai pas voulu vous faire une réponse aussi affligeante avant d’avoir essayé d’une démarche. J’ai donc été chez Des Bois, à qui j’ai fait connaître votre situation.

Il vous aime beaucoup, lui aussi, mais vous l’avez froissé comme tant d’autres, souffrez que je vous le dise amicalement, mon cher Marchenoir. Votre inflexible caractère a toujours rebuté les gens les mieux disposés. Je vous ai défendu avec toute la chaleur de mon amitié pour vous, sans pouvoir surmonter ses préventions. J’espérais obtenir la somme entière et ce n’est qu’à force d’instances et de guerre lasse qu’il a consenti à me remettre pour vous soixante francs, en me chargeant de vous avertir que toute tentative du même genre serait désormais inutile.

Je joins de bon cœur à cet argent les deux louis nécessaires pour vous compléter une centaine de francs et je vous jure, Marchenoir, qu’il a fallu l’horrible urgence du cas pour que je me décidasse, en ce moment, à un pareil sacrifice.

Cependant, je le prévois bien, vous allez dire qu’on vous marchande un misérable service et vous ferez d’amères plaintes sur ce que vous ne pouvez réaliser pour votre père les funérailles excessives que vous aviez rêvées. Mais, mon pauvre ami, nul n’est tenu à l’impossible et il n’y a aucun déshonneur à s’en tenir à la fosse commune quand on ne peut faire les frais d’une sépulture moins modeste.

Je sais que je vous afflige en parlant ainsi, mais ma conscience aussi bien que ma raison me dicte ce langage et, comme catholique, vous n’avez pas le droit de repousser une exhortation à l’humilité chrétienne.

– Pourquoi, me disait le docteur, Marchenoir ne resterait-il pas à Périgueux ? Il y serait assurément beaucoup mieux qu’à Paris où il est aussi mal que possible. Il y trouverait infailliblement des amis de sa famille, d’anciens condisciples qui seront heureux de lui procurer des moyens d’existence…

Je trouve qu’il a raison et je ne puis m’empêcher de vous donner le même avis. Prenez-le en bonne part, comme venant d’une âme unie de tristesse à la vôtre et qui a renoncé, depuis longtemps, à toute illusion.

La littérature vous est interdite. Vous avez du talent, sans doute, un incontestable talent, mais c’est pour vous une non-valeur, un champ stérile. Vous ne pouvez vous plier à aucune consigne de journal, et vous êtes sans ressources pour subsister en faisant un livre. Pour vivre de sa plume, il faut une certaine largeur d’humanité, une acceptation des formes à la mode et des préjugés reçus dont vous êtes malheureusement incapable. La vie est plate, mon cher Marchenoir, il faut s’y résigner. Vous vous êtes cru appelé à faire la justice et tout le monde vous a abandonné, parce qu’au fond, vous étiez injuste et sans charité.

Croyez-moi, renoncez à la littérature et faites courageusement le premier métier venu. Vous êtes intelligent, vous avez une belle écriture, je vous crois appelé à un infaillible succès dans n’importe quelle autre carrière. Tel est le conseil désintéressé d’un homme qui vous aime sincèrement et qui serait heureux d’apprendre que vous avez enfin trouvé votre véritable voie.

Votre dévoué,

ALEXIS DULAURIER. »

IX

« Un éternel mouvement dans le même cercle, une éternelle répétition, un éternel passage du jour à la nuit et de la nuit au jour ; une goutte de larmes douces et une mer de larmes amères ! Ami, à quoi bon moi, toi, nous tous, vivons-nous ? À quoi bon vécurent nos aïeux ? À quoi bon vivront nos descendants ? Mon âme est épuisée, faible et triste. »

Ces lignes furent écrites, dans les dernières années du siècle passé, par l’historien Karamsine.

On le voit, l’étrange Russie était déjà travaillée de ce célèbre désespoir qui descend aujourd’hui, comme un dragon d’apocalypse, des plateaux slaves sur le vieil Occident accablé de lassitude.

Ce Dévorateur des âmes est si formidable, dans sa lente mais invincible progression, que toutes les autres menaces de la météorologie politique ou sociale commencent d’apparaître comme rien devant cette Menace théophanique, dont voici l’épouvantante et trilogique formule inscrite en bâtardes de feu sur le pennon noir du Nihilisme triomphant :

Vivent le chaos et la destruction !

Vive la mort !

Place à l’avenir !

De quel avenir parlent-ils donc, ces espérants à rebours, ces excavateurs du néant humain ? Ils ne s’arrangent pas des fins dernières notifiées par le catholicisme et protestent avec rage contre l’intolérable déni de justice d’une imbécile évasion de l’âme pensante dans la matière.

Quoi donc, alors ? Nul ne peut le dire, et jamais la pauvre mécanique raisonnable n’avait enduré les affres d’une telle agonie. On s’est raccroché autant qu’on l’a pu, on a essayé de toutes les amarres et de tous les crampons du rationalisme ou du mysticisme humanitaire, pour ne pas tomber jusque-là. Tout vésicatoire philosophique, supposé capable de ressusciter un instant le souffle de l’Espérance, a été appliqué à cette phtisique, depuis l’hiérophante Saint-Simon qui parlait de rédemption, jusqu’au patriarche des nihilistes, Alexandre Herzen, qui en parlait aussi.

« Prêchez la bonne nouvelle de la mort, dit ce dernier, montrez aux hommes chaque nouvelle plaie sur la poitrine du vieux monde, chaque progrès de la destruction ; indiquez la décrépitude de ses principes, la superficialité de ses efforts, montrez qu’il ne peut guérir, qu’il n’a ni soutien, ni foi en lui-même, que personne ne l’aime réellement, qu’il se maintient par des mésentendus ; montrez que chacune de ses victoires est un coup qu’il se porte ; prêchez la Mort comme bonne nouvelle, comme annonce de la prochaine RÉDEMPTION. »

Tel est le gravitant Absolu de doctrine que nul cric religieux ne déplacera jamais plus !

Négation absolue de tout bien présent et certitude absolue de récupérer l’Éden après l’universelle destruction. Enthymème délateur du néant de la vie par le néant de la mort, dernier acculement de l’Orgueil, sommant une suprême fois l’X de la Justice, au nom de toute la douleur terrestre, d’accorder enfin autre chose que le simulacre d’une rédemption ou de raturer, – comme un solécisme, – en même temps que la malheureuse race humaine, l’inexpiable Infini de notre nature !

Cette pensée terrible, cette convoitise de derrière le cœur, s’est jetée sur la société moderne et l’a enveloppée comme un poulpe. Les plus myopes esprits commencent à comprendre qu’elle est en train de confectionner un fameux cadavre, – le cadavre même de la Civilisation ! – aussi grand que cinquante peuples, dont les chiens sans Dieu se préparent à ronger le crâne en Occident, pendant que ses pieds putréfiés répandront la peste au fond de l’Orient !…

Expectans, expectavi, attendre en attendant. Les mille ans du Moyen Âge ont chanté cela. L’Église a continué de le chanter depuis l’égorgement du Moyen Âge par les savantasses bourgeois de la Renaissance, comme si rien n’avait changé de ce qui pouvait donner un peu de patience et, maintenant, on en a tout à fait assez.

Attendre cinquante siècles à la marge enluminée d’un livre d’heures saturé de poésie, comme un de ces expectants patriarches, au sourire fidèle, qui regardent sempiternellement pousser des cèdres sortis de leur ventre, passe encore.

Mais attendre sur un trottoir venu de Sodome, en plein milieu de la retape électorale, dans le voisinage immédiat de l’Américain ou de Tortoni, avec la crainte ridicule de mettre le pied dans la figure d’un premier ministre ou d’un chroniqueur, c’est décidément au-dessus des forces d’un homme !

C’est pourquoi tout ce qui a quelque quantité virile, depuis une trentaine d’années, se précipite éperdument au désespoir. Cela fait toute une littérature qui est véritablement une littérature de désespérés. C’est comme une loi toute despotique à laquelle il ne semble pas qu’aucun plausible poète puisse désormais échapper.

Il ne faut pas chercher cette situation inouïe des âmes supérieures en un autre point de l’histoire que cette fin de siècle, où le mépris de toute transcendance intellectuelle ou morale est précisément arrivé à une sorte de contrefaçon du miracle.

Antérieurement à Baudelaire, on le sait trop, il y avait eu lord Byron, Chateaubriand, Lamartine, Musset, postiches lamentateurs qui trempèrent la soupe de leur gloire avec les incontinentes larmes d’une mélancolie bonne fille qui leur partageait ses faveurs.

Or, qu’est-ce que le vague passionnel de l’incestueux René, bâtard de Rousseau, ou la frénésie décorative de Manfred, auprès de la tétanique bave de quelques réprouvés tels que Baudelaire, Ackerman, Ernest Hello, Villiers de l’Isle-Adam, Verlaine, Huysmans ou Dostoïewski ?

Ceux-là ne se souviennent plus des cieux, blague Lamartinienne tant admirée ! Ils ne s’en souviennent plus du tout. Mais ils se souviennent de la tangible terre où ils sont forcés de vivre, au sein de l’ordure humaine, dans une irrémédiable privation de la vue de Dieu, – quel que soit leur concept de cette Entité substantielle, – avec un désir enragé de s’en repaître et de s’en soûler à toute heure !…

À cette profondeur de spirituelle infortune, il n’y a plus qu’une seule torture, en qui toutes les autres se sont résorbées pour lui donner une épouvantable énergie, je veux dire : le besoin de la JUSTICE, nourriture infiniment absente !

Parbleu ! ils savent ce que disent les chrétiens, ils le savent même supérieurement. Mais il faut une foi de tous les diables et ce n’est pas la vue des chrétiens modernes qui la leur donnerait ! Alors, ils produisent la littérature du désespoir, que de sentencieux imbéciles peuvent croire une chose très simple, mais qui est, en réalité, une sorte de mystère,… annonciateur d’on ne sait quoi. Ce qui est certain, c’est que toute pensée vigoureuse est maintenant poussée, emportée, balayée dans cette direction, aspirée et avalée par ce Maëlstrom !

Serait-ce que nous touchons enfin à quelque Solution divine dont le voisinage prodigieux affolerait la boussole humaine ?…

L’un des signes les moins douteux de cet acculement des âmes modernes à l’extrémité de tout, c’est la récente intrusion en France d’un monstre de livre, presque inconnu encore, quoique publié en Belgique depuis dix ans : les Chants de Maldoror, par le comte de Lautréamont ( ?), œuvre tout à fait sans analogue et probablement appelée à retentir. L’auteur est mort dans un cabanon et c’est tout ce qu’on sait de lui.

Il est difficile de décider si le mot monstre est ici suffisant. Cela ressemble à quelque effroyable polymorphe sous-marin qu’une tempête surprenante aurait lancé sur le rivage, après avoir saboulé le fond de l’Océan.

La gueule même de l’Imprécation demeure béante et silencieuse au conspect de ce visiteur, et les sataniques litanies des Fleurs du Mal prennent subitement par comparaison, comme un certain air d’anodine bondieuserie.

Ce n’est plus la Bonne Nouvelle de la Mort du bonhomme Herzen, c’est quelque chose comme la Bonne Nouvelle de la Damnation. Quant à la forme littéraire, il n’y en a pas. C’est de la lave liquide. C’est insensé, noir et dévorant.

Mais ne semble-t-il pas à ceux qui l’ont lue, que cette diffamation inouïe de la Providence exhale, par anticipation, – avec l’inégalable autorité d’une Prophétie, – l’ultime clameur imminente de la conscience humaine devant son Juge ?…

X

Marchenoir était né désespéré. Son père, petit bourgeois crispé, employé aux bureaux de la Recette générale de Périgueux, l’avait affublé, sur le conseil du Vénérable de sa Loge et par manière de défi, du nom de Caïn, à l’inexprimable effroi de sa mère qui s’était empressée de le faire baptiser sous le vocable chrétien de Marie-Joseph. La volonté maternelle ayant été, par extraordinaire, la plus forte, on l’appela donc Joseph dans son enfance et le nom maléfique, inscrit au registre de l’état civil, ne fut exhumé que plus tard, en des heures de mécontentement solennel.

D’autres ont besoin des déconfitures ou des crimes de leur propre vie pour en sentir la nausée. Marchenoir, mieux doué, n’avait eu que la peine de venir au monde.

Il était de ces êtres miraculeusement formés pour le malheur, qui ont l’air d’avoir passé neuf cents ans dans le ventre de leur mère, avant de venir lamentablement traîner une enfance chenue dans la caduque société des hommes.

Il fut orné, dès son premier jour, de la déplorable faculté, trop rare pour qu’on ait pu l’observer, de porter, autour de son intelligence, comme une brume de choses anciennes et indiscernables, comme un halo de rêveries antérieures qui ne lui permirent longtemps qu’une vision réfractée du monde ambiant. Il eut le maillot réminiscent, si l’on veut concéder cette façon d’exprimer une chose naturellement indicible.

– Cette anomale disposition extatique, racontait-il, à trente ans, ce prenant despotisme du Rêve qui me faisait incapable de toute application, en me livrant à une perpétuelle stupeur, attira sur moi des tribulations et des épouvantes à défrayer un martyrologe d’enfants. Mon père, endurci par d’imbéciles préjugés sur l’éducation et résolument enfermé dans la forteresse inexpugnable d’un tout petit nombre d’idées absolues, ne voulut jamais voir en moi qu’un paresseux et m’assommait avec une fermeté lacédémonienne.

Peut-être avait-il raison. Je suis même arrivé à me persuader que la culture intensive du roseau pensant est, en général, la résultante spirituelle d’un ascendant épidermique. Malheureusement, le pauvre homme stérilisait ses raclées en ne les faisant jamais suivre d’aucun retour de tendresse qui en eût intellectualisé la cuisson. Naturellement incliné à chérir, cet éducateur infortuné, nourri au râtelier de Plutarque, avait cru faire des miracles en prenant conseil de cette rosse antique et refoulant son cœur, à lui, son moderne cœur scarifié par d’anachroniques immolations, il s’était infligé de n’avoir jamais une caresse de son enfant, dans le civique espoir de sauvegarder la majesté paternelle.

Quand il me mit au lycée, ce fut un enfer. Hébété déjà par la crainte, méprisé des autres enfants dont la turbulence me faisait horreur, bafoué par d’ignobles cuistres qui m’offraient en risée à mes camarades, puni sans relâche et battu de toutes mains, je finis par tomber dans un taciturne dégoût de vivre qui me fit ressembler à un jeune idiot.

Cette parfaite détresse, cette perpétuelle constriction du cœur, ordinairement dévolue aux enfants mélancoliques dans les pénitentiaires de l’Université, s’aggravait pour moi de l’impossibilité de concevoir une condition terrestre qui fût moins atroce. Il me semblait être tombé, j’ignorais de quel empyrée, dans un amas infini d’ordures où les êtres humains m’apparaissaient comme de la vermine. Telle était, à quatorze ans, et telle est encore, aujourd’hui, ma conception de la société humaine !

Un jour, cependant, je me révoltai, la malice de mes condisciples ayant dépassé je ne sais plus quelles bornes. Je dérobai un couteau de réfectoire heureusement inoffensif et m’élançai, après une bravade emphatique, sur un groupe de quarante jeunes drôles dont je blessai deux ou trois. On me releva écumant, broyé de coups, superbe ! Mon couteau avait fait peu de mal, à peine quelques écorchures, mais mon père dut me retirer de l’abrutissant séjour et me garder à la maison.

XI

Marchenoir père, instruit par sa propre expérience du néant des espérances administratives, avait décidé de pousser son fils dans l’industrie. Les chemins de fer se construisaient alors partout avec fureur. Périgueux était précisément le foyer d’irradiation de ce réseau de lignes que la spéculation jeta comme un filet sur le centre de la France et qui s’appela, pour cette raison, le Grand Central d’Orléans.

L’araignée industrielle, aujourd’hui repue, et même crevée, avait fixé là son laboratoire et pompait les sucs financiers de beaucoup de provinces, naguère tranquilles, qu’elle avait promis d’enrichir. La frénésie californienne, la prostitution et le jobardisme civilisateur battaient leur plein. La vieille petite cité romaine, envahie par plusieurs armées d’ingénieurs poussiéreux et de limousins prolifiques, s’était accrue du double en quelques années et menaçait tout à l’heure, de son inondante obésité, les montagnes à hauteur d’appui qui l’avaient contenue pendant vingt siècles…

En conséquence, le besogneux employé de l’État avait formé le bouddhique vœu d’immerger le fils de ses secrètes ambitions déçues dans ce Brahmapoutre d’or.

À ce point de vue, c’était sans doute un bien qu’il n’eût pas mordu aux humanités. Apparemment, l’estomac de son esprit n’avait été calculé que pour la digestion des mathématiques. Il s’agissait de le gaver sans retard de cet aliment nouveau.

Le pauvre garçon n’y mordit pas davantage. L’hypothèse préliminaire, l’acte de foi primordial, planté comme un basilic sur le seuil de toute science naturelle, suffit pour éteindre, du premier coup, la timide flamme de curiosité que les pollicitantes exhortations de son père avaient paru allumer en lui. L’insuffisance de l’outillage cérébral chez le jeune Périgourdin éclata manifestement, dès qu’il fallut excogiter l’impossible roman d’une ligne conjecturale, problématiquement engendrée par copulation dubitable d’une multitude de points inexistants !…

Il fallut se résigner à de médiocres destins et devenir expéditionnaire. Caïn-Joseph, désormais abandonné comme une lande inculte, livré à une tâche presque manuelle qui ne comprimait plus ses facultés, retourna de lui-même, par une pente insoupçonnée, aux premières études dont il avait paru si prodigieusement incapable. Seul, presque sans effort, il apprit en deux ans ce que le despotisme abêtissant de tous les pions de la terre n’aurait pu lui enseigner en un demi-siècle. Il se trouva soudainement rempli des lettres anciennes et commença de rêver un avenir littéraire.

Au fait, que diable voulez-vous que puisse rêver, aujourd’hui, un adolescent que les disciplines modernes exaspèrent et que l’abjection commerciale fait vomir ? Les croisades ne sont plus, ni les nobles aventures lointaines d’aucune sorte. Le globe entier est devenu raisonnable et on est assuré de rencontrer un excrément anglais à toutes les intersections de l’infini. Il ne reste plus que l’Art. Un art proscrit, il est vrai, méprisé, subalternisé, famélique, fugitif, guenilleux et catacombal. Mais, quand même, c’est l’unique refuge pour quelques âmes altissimes condamnées à traîner leur souffrante carcasse dans les charogneux carrefours du monde.

Le malheureux ne savait pas de quelles tortures il faut payer l’indépendance de l’esprit. Personne, dans sa sotte province, n’eût été capable de l’en instruire et l’ironique mépris de son père, résolument hostile à tout ambitieux dessein qu’il n’eût pas couvé lui-même, ne pouvait être qu’un stimulant de plus. D’ailleurs, il se croyait un cœur de martyr, capable de tout endurer.

Un jour donc, ayant, à force de démarches, obtenu à Paris le plus misérable des emplois, il s’en vint docilement agoniser, après cent mille autres, dans cet Ergastule de promission où l’on met à tremper la fleur humaine dans le pot de chambre de Circé.

La hideuse Goule des âmes qui n’a qu’à les siffler pour qu’elles accourent à ses sales pieds des extrémités de la terre, une fois de plus, avait été obéie !

XII

Il avait dix-huit ans, une de ces physionomies rurales où le mufle atavique n’avait pas encore eu le temps de livrer sa dernière bataille à l’envahissante intelligence qui monta, bientôt, pour tout ennoblir, des vallées intimes du cœur.

Il tenait de sa mère, morte depuis longtemps, le ridicule romantique d’une origine espagnole, partagé d’ailleurs avec cette multitude de prêtres infâmes dont on peut lire les identiques forfaits dans la plupart des romans anticléricaux.

Cette origine, – à peine démentie par des yeux d’un bleu si naïf qu’il avait toujours l’air de s’en servir pour la première fois, – était surabondamment attestée par l’extraordinaire énergie de tous les autres traits sans exception. Seulement, c’était l’énergie contemplative de ces amoureux de l’action héroïque qui n’estiment pas que l’action vulgaire vaille la dépense de l’autre énergie.

Hirsute et noir, silencieux et avare de gestes, exécrateur victimaire du propos banal et de la rengaine, il portait sur l’extrémité de sa langue une catapulte pour lancer d’erratiques monosyllabes qui vous crevaient à l’instant même une conversation d’imbéciles. Bouche close, narines vibrantes, sourcils presque barrés et entrant l’un dans l’autre à la plus légère commotion, il avait parfois des colères muettes et blanches de séditieux comprimé, qui eussent donné la colique à un éventrable despote. En ces rencontres, le cannibale sortait du rêveur, instantanément. Les yeux noyés et d’une tendresse presque enfantine, – seuls capables de tempérer l’habituelle dureté de l’ensemble, – changeaient alors de couleur et devenaient noirs !…

Des années d’humiliations et de supplices tamisèrent peu à peu sur la friche de ce visage la fertilisante poudrette de quelques inévitables accommodements. Le teint, déjà bilieux, prit cette lividité brûlante d’un chrétien mal lapidé, de la première heure, qui serait devenu sacristain dans les catacombes.

Il avait le don des larmes, signe de prédestination, disent les Mystiques. Ces larmes furent l’allégresse cachée, l’occulte trésor d’une des existences les plus dénuées et les plus tragiques de ce siècle.

Quand il avait avalé une de ces couleuvres à dimensions de boa devin, qui furent si souvent son exclusive nourriture, il répandait autour de lui, dans sa chambre solitaire, avec des prudences d’avare, cette gemme liquide qu’il n’aurait pas échangée contre les consolations desséchantes d’une plus solide richesse.

Car il avait l’étrangeté de chérir sa peine, cet incunable de mélancolie, qui était tombé dans son berceau comme dans un Barâthre et que sa mère stupéfaite regardait pleurer, des journées entières, sur ses genoux, – silencieusement ! Il eut, tout enfant, la concupiscence de la Douleur et la convoitise d’un paradis de tortures, à la façon de sainte Madeleine de Pazzy. Cela ne résultait ni de l’éducation, ni du milieu, ni d’aucune lésion mentale, ainsi que d’oraculaires idiots entreprirent de l’expliquer. Cela ne tenait à aucune opération discernable de l’esprit naissant. C’était le tréfonds mystérieux d’une âme un peu moins inconsciente qu’une autre de son abîme et naïvement enragée d’un absolu de sensations ou de sentiments qui correspondît à l’absolu de son entité. Quand le christianisme lui apparut, Marchenoir s’y précipita comme les chameaux d’Eliézer à l’abreuvoir nuptial de Mésopotamie.

Il était expirant de soif depuis si longtemps ! Son incrédule père n’avait pas cru devoir s’opposer à ce semblant d’instruction religieuse que des simulacres de prêtres, empaillés de formules, tordent comme du linge sale de séminaire, sur de jeunes fronts inintéressés. Il avait fait sa première communion sans malice et sans amour. Les deux seules facultés qui parussent vivantes en lui, – les deux seules anses par lesquelles on pût espérer de le saisir, – la mémoire et l’imagination avaient tout simplement reçu cette vague empreinte littérale du symbolisme chrétien que de sacrilèges entrepreneurs jugent suffisante pour être admis au bachot