Homo Digital - Dominique Monera - E-Book

Homo Digital E-Book

Dominique Monera

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Beschreibung

L’action se passe dans un futur proche et dystopique où l’Intelligence Artificielle est détournée par des savants criminels.
Nous sommes en 2023.



À PROPOS DE L'AUTEUR


Dominique Monera est un spécialiste de l’intelligence artificielle et des data sciences. Il est l’auteur d’un livre : L’Intelligence Artificielle et le Management, paru chez Fabert en mars 2019. Il a fondé l’IA Académie : www.iaacademie.fr, une société de Conseil et de Formation sur les nouvelles technologies.

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DOMINIQUE MONERA

HOMO DIGITAL

On attribue à Léonard de Vinci la conception du premier androïde. Dès le 15e siècle, le peintre a conçu un chevalier mécanique qui pouvait s’asseoir, se lever, bouger les bras, tourner la tête et émettre des sons. Jacques de Vaucanson a fabriqué, au XVIIIe siècle, un canard automate qui buvait, mangeait, digérait et cancanait. Au début du XIXe siècle, le Baron Von Kempelen réussit à tromper le monde entier avec son joueur d’échecs mécanique. Le mot Robot naquit dans une pièce de théâtre tchèque de Karel Čapek, où des créatures mécaniques créées par l’homme finissent par le dominer.

En mai 1950, le neurophysiologiste britannique William Grey Walter a fabriqué deux robots « tortues » qui se déplaçaient sans assistance humaine, sous l’effet de la lumière. Un renard cybernétique fut conçu trois ans plus tard par Albert Ducrocq, en utilisant du carton, du bois, des composants électroniques et une peau de renard. Le robot disposait d’un « flair capacitif » qui lui permettait d’éviter les obstacles. Il possédait une « mémoire » à bandes magnétiques et pouvait communiquer avec son environnement à l’aide de deux lampes situées sur sa tête. Les robots furent largement utilisés depuis au cinéma et dans la littérature, des univers sans contraintes où nous pouvons laisser notre imagination créer ce que nous ne parvenons pas à construire dans notre vie quotidienne.

250 ans nous séparent de la première révolution industrielle des trains à vapeur et des usines. Cet intervalle de temps n’est plus que de 120 ans pour la deuxième révolution industrielle, celle de l’automobile et des avions, boosté par l’essor du pétrole et de l’électricité. Il y a seulement 70 ans, une durée inférieure à l’espérance de vie humaine, l’ordinateur est né, dynaste de la troisième révolution industrielle, suivi par le développement d’Internet sur les 25 dernières années. La vitesse de calcul des ordinateurs a augmenté de plus de 500 000 fois en trente ans. Ils peuvent aujourd’hui interpréter des images, des textes et des sons en une parcelle de seconde. Ces évolutions puisent leur source dans des technologies d’Intelligence artificielle qui, combinées aux progrès réalisés en médecine, en biologie et dans les nanotechnologies, nous rendent encore plus performants.

Les succès remportés sont si remarquables que certains y voient déjà la science tutoyer l’immortalité.

Une nouvelle discipline, appelée transhumanisme, consiste à « augmenter » les êtres humains à l’aide de composants numériques et d’organes bioniques greffés à l’intérieur du corps et du cerveau. Il s’agit non seulement de « réparer » des personnes atteintes de maladies incurables, mais d’aller encore plus loin en accroissant les performances intellectuelles et physiologiques de sujets sains et d’allonger ainsi l’espérance de vie de l’humanité. Les géants du numérique, tant aux États-Unis qu’en Chine, investissent des centaines de millions de dollars dans ces projets d’augmentation. De premiers tests ont été effectués sur des animaux. Ils devraient bientôt s’étendre aux êtres humains.

Certains partisans du transhumanisme, dont des personnalités connues pour leur contribution aux progrès de la science, pensent que l’immortalité deviendra une réalité avant la fin de ce siècle.

Nous sommes en 2023.

La villa du professeur Claude Germani était une de ces anciennes maisons italiennes de celles que l’on pouvait contempler dans les films des belles années de Cinecitta. La vieille bâtisse n’avait d’italien que l’apparence, car elle était située dans l’est de la France, sur l’une des collines encerclant le lac de Gérardmer. Le printemps commençait à réchauffer l’endroit, et de nombreux bateaux sillonnaient les eaux froides en cette belle soirée de mai. Germani pouvait profiter d’une vue imprenable sur la vallée et apprécier la senteur parfumée des bosquets qui ornaient un grand jardin à la française dont il était fier d’avoir lui-même dessiné les plans, il y a bien longtemps, lors de l’achat de la villa à de riches Italiens en mal du pays. Le professeur enseignait la mécanique quantique à Nancy dans une école d’ingénieur réputée, après avoir été l’un des plus grands chercheurs à l’Université de Montréal sur l’intelligence artificielle. Il semblait considérer son poste actuel comme une sorte de transition vers sa retraite prochaine. Il n’aimait pas voyager, mais ses affaires l’amenaient quelques fois à effectuer des déplacements à Paris et aux États-Unis. Sa carrière lui avait tout volé. Il ne s’était pas marié, et aucun rire d’enfant n’avait jamais égayé les couloirs austères de l’imposante maison. Il passait ses soirées seul, contemplant depuis son nid d’aigle le lac et les bateaux en savourant un verre de Whisky bien tourbé. Il dormait peu et passait souvent une partie de ses nuits dans son laboratoire quand il n’avait pas à donner de cours tôt le lendemain. Son horloge d’époque Louis XIV, dont le cadran en laiton doré et la complexité du décor n’avaient rien à envier au luxe environnant, sonna neuf coups décisifs. Il jeta un coup d’œil à sa montre afin de vérifier si son antiquité préférée tenait le coup. Elle indiquait 21h00, et le jour aussi : 29 mai 2023. Il lui fallait se coucher tôt, car il donnait un cours le lendemain à 9h30 précises et il détestait être en retard, tout comme il ne supportait pas celui de ses élèves. Lors de la première vague d’épidémie de Covid 19, bien avant que l’on trouve enfin un vaccin efficace, Germani avait été infecté par le virus. Le professeur s’en était sorti avec difficulté et conservait une légère toux chronique qui l’avait rendu encore plus cruel envers ses étudiants, probablement responsables de son malheur. Il les imaginait après les cours passer leurs soirées à chanter et à hurler dans des lieux confinés, inhalant les particules maudites qu’ils recrachaient sans scrupules pendant la journée, dans des amphis surpeuplés. Germani n’aimait pas les étudiants. Même les plus brillants ne parvenaient pas à lui décrocher une once de bienveillance. Il adorait les rabaisser et les humilier, mais son auditoire ne lui reprochait pas cette hostilité. Ses élèves le supportaient sans se rebeller, car ses cours étaient captivants.

Il quitta à regret sa terrasse lorsque le téléphone sonna, comme pour répondre à l’horloge dans un monde où le son des objets aurait remplacé celui des êtres vivants.

–Germani à l’appareil.

–Monsieur, vous ne me connaissez pas, mais je dois vous avertir que vous êtes en danger, lui répondit une voix de jeune homme à l’autre bout du fil. Vous devez vous protéger !

–Qui êtes-vous ? Je vous préviens, si c’est une blague…

–Je m’appelle Jean Bredin, je suis étudiant en thèse à l’Université de Louvain avec le professeur Gerfort. Vous pouvez vérifier. Ne raccrochez pas, surtout !

–Euh, bon… Développez ! Qui peut bien me vouloir du mal ? Un élève que j’ai sermonné ? Si c’était cela, une armée d’étudiants revanchards ferait en permanence la queue devant ma porte.

–Je suis très sérieux, professeur. J’ai découvert des informations confidentielles sur le projet Genesis, et vous êtes en danger !

–Genesis ?

Germani, apparemment troublé, marqua une pause et répondit avec des trémolos dans la voix :

–C’est un projet strictement confidentiel ! Qui vous a parlé de cela ?

–Je ne peux pas vous expliquer par téléphone. Il y a de grandes chances que vous soyez sur écoute. Laissez-moi venir vous en parler de vive voix !

–Attendez… hésita le professeur. Oui, d’accord. Mais quand ?

–Maintenant !

–Vous êtes fou ? Je dois me coucher, là ! Venez demain à midi dans mon bureau, à Nancy.

–Proffes…

Agacé, Germani raccrocha. Le téléphone sonna une nouvelle fois, puis deux, et cessa enfin d’interrompre le silence habituel des lieux. Le professeur se versa un deuxième whisky, dérogeant aux directives de son médecin de famille qui avait limité le breuvage alcoolisé à une unité quotidienne. Il réfléchit à voix haute :

–Qu’est-ce que c’est que ce dingue ? Il affirme être au courant de Genesis, tu parles ! Il m’expliquera tout ça demain, si je n’annule pas d’icilà !

Le caractère du professeur Germani était bien trempé. Les contraintes, les directives et les obligations de toute sorte lui étaient insupportables. En 1976, alors qu’il n’était qu’un jeune étudiant, il s’était déjà opposé au projet du ministère de l’Éducation nationale qui souhaitait rapprocher l’université du monde de l’entreprise. Le professeur y voyait, comme beaucoup d’autres, la mainmise du patronat sur la faune étudiante. À Montréal, il avait acquis la réputation d’un cabochard intraitable et incapable de changer d’avis. Il réussissait à arracher à l’Université d’énormes budgets qu’il employait avec habilité pour faire avancer ses recherches. Il prit, comme à l’habitude, le grand escalier giratoire et parvint au premier étage, puis d’un pas lourd et rapide, il se dirigea vers sa chambre au fond du couloir.

Cette fois-ci ce fut le son du carillon de la porte d’entrée qui retentit. Le professeur s’arrêta net et s’écria :

–Bredin ? C’est un rapide, celui-là !

Germani descendit l’escalier à pas de géant et fonça vers l’imposante porte d’entrée. Il était furieux et curieux de voir à quoi ressemblait le thésard opiniâtre. Il se rapprocha de l’œilleton. La surprise fut de taille. Un colosse de près de deux mètres, vêtu d’une veste à carreaux rouges et noirs, et qui n’avait rien d’un étudiant, se trouvait sur le pas de la porte. Germani s’écria, énervé :

–Qui êtes-vous ? C’est vous, Bredin ? Je vous ai dit demain à mon bureau, espèce de mal élevé !

Le visiteur ne répondait pas. Ça n’était surement pas Bredin, pensa Germani. Il lui fallait faire déguerpir ce gêneur.

–Je ne vous ouvrirai pas, et si vous insistez, j’appelle la police !

Mais le géant restait toujours silencieux, sourd aux menaces du professeur. Germani fit volteface et se dirigea d’un pas alerte vers son téléphone qui se trouvait sur un guéridon, situé juste devant l’escalier. Il saisit le combiné, mais n’eut pas le temps de composer de numéro. Le colosse s’était jeté de tout son corps sur la porte, la faisant voler en morceaux. Germani fut violemment projeté au sol. Le choc avait été si brutal que des échardes de bois avaient transpercé les jambes et le ventre du professeur. La douleur le tenaillait, mais la peur était plus forte et lui intimait l’ordre de se lever. Il posa sa main sur la deuxième marche de l’escalier pour prendre appui et releva son coude dans l’espoir de redresser son corps endolori. Il empoigna le téléphone, mais la douleur l’empêcha de se tenir debout. Il perdit l’équilibre et s’écroula, entraînant le guéridon et le combiné dans sa chute. Germani ne renonçait pas et rampait déjà vers le téléphone qui lui avait malencontreusement glissé des doigts. Il réussit à l’attraper, mais une force puissante le saisit par le cou. Le professeur décolla. Le géant le tenait à sa hauteur. Les jambes de Germani gigotaient dans le vide, recherchant un appui providentiel pour fuir la douleur que lui imposait le colosse dont les mains massives, aussi solides que des tenailles serraient une gorge déjà bien fragile. La souffrance était trop forte. Les jambes du professeur cessèrent leur battement. Germani comprit que c’était fini.

Julien Lefevre avait pris le Thalys très tôt dans la matinée pour se rendre dans la ville de Louvain-la-Neuve, située en Belgique, à une trentaine de kilomètres de Bruxelles. Il avait programmé cette escapade depuis des mois, afin d’assister à la conférence du professeur Laurent Gerfort, l’une des sommités mondiales en intelligence artificielle. Julien avait réussi à décrocher une mention « très bien » à son bac scientifique et avait intégré le prestigieux Lycée Louis Legrand, situé au 123 rue Saint-Jacques, dans le 5e arrondissement de Paris, en classe de mathématiques supérieures. Trois présidents de la République et neuf Premiers ministres étaient passés par cet établissement mythique où les taux de réussite aux grandes écoles étaient parmi les meilleurs du pays. L’étudiant était fier d’être devenu un « magnoludovicien », surnom que l’on donne aux élèves de Louis le Grand en raison de son nom latin : Collegium Ludovici Magni. L’Université de Louvain possède cette singularité d’avoir bâti la ville de Louvain-la-Neuve. Les bâtiments universitaires se sont donc répartis au fil du temps, dans des endroits différents et en fonction de la matière enseignée. La faculté des sciences se trouvait dans le quartier Biéreau, une zone assez éloignée du centre, mais Julien avait de la chance, car la conférence se tenait exceptionnellement dans le bâtiment administratif de l’Université, juste en face de la gare. Il put rejoindre la salle juste à temps, malgré un léger ralentissement du train en raison d’une panne des installations électriques.

Gerfort était de petite taille, mais tout était démesuré chez lui. Ses oreilles d’abord, bien au-dessus de la normale et qu’une calvitie bien avancée laissait ressortir, puis ses sourcils bien fournis qui semblaient n’en faire qu’un et enfin un nez proéminent, semblable à une grosse pomme de terre qui lui mangeait le visage. L’ensemble lui donnait une allure badine, mais dès qu’il parlait, avec sa voix bien posée, chaque phrase était parfaite. Ce pédagogue exemplaire rendait les sujets les plus complexes aussi clairs qu’une eau cristalline. Ses étudiants quittaient ses cours avec le sentiment d’être plus intelligents et la plupart de ses collègues, jaloux de sa notoriété, s’échinaient à le faire passer pour un vieux démagogue. C’était peine perdue, car rien ne parvenait à ternir son aura et ses cours affichaient toujours complet. Les retardataires s’asseyaient par terre et souvent certains d’entre eux restaient debout. Ce jour-là, la grande salle était déjà pleine et Julien dut se contenter de son sol poussiéreux.

Le professeur Gerfort démarra son cours en vantant la vitesse des ordinateurs. Il indiquait que le plus rapide des supercalculateurs dépassait le milliard de milliards d’opérations par seconde. Il battait ainsi à plate couture ses prédécesseurs, dont les performances ne dépassaient pas les cinq cents millions de milliards d’opérations par seconde. Julien savait que nous n’étions plus très loin de la vitesse de calcul de notre cerveau qui est estimée à mille milliards de milliards d’opérations par seconde. Il savait aussi que cette puissance numérique avait récemment permis à des algorithmes statistiques de tester leurs prévisions sur des centaines de milliers d’essais afin de réaliser des performances inédites. C’était déjà le cas de DeepMind, une intelligence artificielle qui avait battu, en 2016 le champion du monde du jeu de Go. Puis des algorithmes extrêmement puissants avaient pu identifier des tumeurs malignes, créer des véhicules autonomes, converser avec des humains, traduire intelligemment des textes et même imaginer des œuvres d’art. Gerfort rappela que ces algorithmes, à base de ce que l’on appelle le Machine Learning et le Deep Learning, n’avaient pas de conscience. Leur intelligence artificielle est qualifiée de faible, car ils ne comprennent pas ce qu’ils font et ne peuvent pas étendre leurs performances d’un sujet à un autre sans un apprentissage très lourd et très long. Il indiqua également que des personnalités et des chercheurs dont il ne partageait pas les idées pensaient que les machines utilisant l’intelligence artificielle seraient sur le point de dépasser l’intelligence humaine. Ils entendaient par-là la possibilité qu’une machine parviendrait à créer d’autres machines.

La conférence s’acheva par une conclusion sommaire renvoyant au dernier ouvrage du professeur sur les ordinateurs quantiques.

Julien profita de la fin du speech pour foncer vers Gerfort et l’assommer de questions. Il lui fallait presque jouer des coudes pour se débarrasser des gêneurs qui se pressaient déjà autour du scientifique. Celui-ci distribuait royalement la parole à tour de rôle comme l’aurait fait un président de la République américain lors d’une conférence de presse. Julien considérait que la plupart de ces questions étaient sans réel intérêt, mais l’une d’entre elles parvint tout de même à l’intriguer. Elle faisait référence aux transhumanistes qui prônent le fait que l’humanité pourrait être augmentée en recourant notamment à des greffes de puces informatiques, lui conférant plus de force et d’intelligence. Gerfort répondit :

–Tout cela m’est connu, bien évidemment. Les transhumanistes précisent bien qu’il s’agit non seulement de guérir des malades, mais également d’augmenter les capacités de sujets sains. Ils soutiennent que notre espérance de vie pourrait ainsi s’accroître considérablement, au moyen de nanopuces implantées dans notre cerveau et dans notre corps de façon à nous rendre plus intelligents, plus forts et plus rapides. Mais je n’y crois pas une seconde, car ces composants devraient être commandés par le cerveau via un gigantesque corpus d’ondes électriques ou par des millions de fils microscopiques. Nous sommes incapables d’une telle précision !

Apparemment déçu par la réponse, un étudiant dont le physique rappelait celui de Mister Bean osa renchérir avec impertinence :

–Mais professeur, de grands groupes ont déjà effectué des investissements considérables dans l’augmentation des êtres humains. Les grandes plateformes du numérique travaillent sur des solutions permettant de lutter efficacement contre le vieillissement et les maladies graves. Des projets ont déjà démarré pour concevoir des casques télépathiques ou pour traduire l’activité du cerveau en mots intelligibles afin de rendre la parole aux personnes muettes.

–Ce sont juste des expériences, rétorqua aussitôt Gerfort. Nous n’avons pas encore vu d’applications probantes que je sache !

L’étudiant insista en grimaçant, tout comme l’aurait fait son sosie de cinéma.

–Vous avez bien vu les expériences récentes sur les fils quasi invisibles qui ont été introduits dans le cerveau d’un cochon. Cette puce transmet des signaux à un ordinateur qui anticipe en temps réel les mouvements de l’animal. En contournant les circuits de transmission, on pourrait redonner la parole et la mobilité aux personnes handicapées.

Le professeur essayait de garder son calme. Ses efforts étaient visibles.

–Vous faites référence à des expériences élémentaires qui ne dépasseront jamais le stade de l’animal. Et quand je dis l’animal, je suis gentil. La cervelle d’un porc, ça n’atteint même pas les 500 millions de neurones. Nous en possédons 86 milliards dans notre Cortex cérébral. Vous voyez, nous n’y sommes pas encore. D’autres questions, moins triviales j’espère ?

Il se tourna alors vers Julien et planta ses yeux dans les siens. L’ambiance n’était pas au beau fixe. Avec un peu d’imagination, on aurait pu voir du givre se former sur le pupitre du professeur. Julien sentit ses muscles se raidir et son front perler. C’était comme une tempête qui éclate. Une trombe, une tornade, un séisme, un tsunami faisaient tournoyer les mille questions que Julien avait préparées et toutes se bousculaient dans sa tête sans qu’aucune ne puisse prendre le dessus. Ça ressemblait aux cauchemars interminables qu’il faisait si souvent quand il essayait en vain de résoudre une équation dont l’incongruité n’apparaissait malheureusement qu’au réveil, après une nuit de combats inutiles. Finalement, il bredouilla :

–Professeur, quand pensez-vous que l’intelligence artificielle pourra rivaliser avec l’intelligence humaine ? 

Tandis qu’il posait sa question, Julien se rendait compte de sa banalité. Pourquoi cette niaiserie et pas les ordinateurs quantiques, les puces neuro-morphiques ou les nouvelles techniques d’apprentissage, toutes ces fameuses connaissances dont il était si fier ? Pourquoi chausser aussi maladroitement les basques des précédents questionneurs dont l’arrogance avait enfoncé ce mur fragile qui protégeait l’univers des fourmis de l’agacement d’un Dieu vivant ?

Il ferma les yeux, attendant des coups d’ergot bien mérités, mais peut-être par pitié, ou plus probablement par résignation devant l’inconsistance d’un tel public, Gerfort répondit calmement, en prenant le temps de développer sa réponse :

–Il ne faut pas oublier ce que nous sommes, mon garçon. Le cerveau est extrêmement complexe, et bien que les neurosciences aient énormément progressé, nous ne connaissons toujours qu’une infime partie de cet organe. Il faudra du temps pour qu’une machine ait du recul sur ce qu’elle fait, puisse décider et échafauder des stratégies à partir de l’information qu’elle intègre, la partager et même créer une ou plusieurs autres machines. Si notre esprit pouvait se résumer à un ensemble de principes chimiques et physiques élémentaires, ou du moins à des lois psychologiques au même titre que celles de la linguistique et des mathématiques, une théorie du cerveau pourrait être élaborée et décrire cet organe essentiel comme une merveilleuse petite machine. Mais ça n’est pas pour tout de suite, quoi qu’en disent certains.

Julien avait dû reculer. Un journaliste venait de se jeter sur le professeur en pointant son micro comme une baïonnette et le groupe de badauds s’était agrandi. De toute façon, il n’avait plus le courage de poser d’autres questions. Quelle déception de n’avoir pu pleinement profiter de son déplacement à Louvain. Sans compter les frais du voyage, il lui fallait compenser un jour d’absence dans un programme scolaire monstrueux où chaque heure perdue vous plonge encore un peu plus dans les tréfonds de l’enfer. Ce n’était pas pour rien que l’on surnommait ces étudiants les « taupins », en hommage à ce petit animal fouisseur qui voit rarement le soleil. L’énorme attente de Julien s’était soldée par une grosse frustration. Pourquoi la science n’avançait-elle pas plus vite ? Les films et les séries de science-fiction repassaient dans sa tête. Ils ne plaidaient pas en faveur de la bonté des machines qui ne prodiguaient aucune bienveillance envers leur créateur. Devenus l’espèce dominante, les robots du 7e art ne se contentaient pas de nous utiliser comme des esclaves dociles, mais nous éliminaient sans scrupules. Rares étaient les contre-exemples, mais il en existait. Julien adorait les vieilles séries des années 60 et 70 et avait pour modèle « l’Homme qui valait trois milliards », sortie en 1974. Elle mettait en scène le colonel Steve Austin, un astronaute américain qui après avoir marché sur la Lune s’était gravement blessé à la suite d’un vol expérimental. Il fut alors opéré, et ses jambes, son bras droit et son œil gauche furent remplacés par des prothèses bioniques qui lui donnaient une force surhumaine et lui permettaient de courir extrêmement vite. En pleine guerre froide, il pouvait ainsi remplir avec succès des missions dangereuses. Cette série avait rencontré un énorme succès mondial à l’époque avec un personnage qui conservait son humanité et sa bienveillance envers l’homo sapiens. Aucun signe extérieur ne permettait de repérer son côté artificiel, à part des performances extraordinaires qui faisaient rêver. Mais ça n’était pas un robot, plutôt un humain augmenté, une créature du transhumanisme, enfait.

Tandis que le Thalys fonçait sur Paris, fort de ses 300 kms/h, Julien associait ce futur utopique à sa situation personnelle. Il vivait seul avec sa mère et avait perdu son père, mort d’un cancer à l’âge de 68 ans. Cadre supérieur dans l’aéronautique, celui-ci leur avait laissé une pension suffisante pour vivre, ainsi qu’une maison dans le 14e arrondissement. Sa mère souffrait de la maladie de Parkinson et devait subir prochainement une opération chirurgicale d’un nouveau genre. Il se rappelait mot pour mot l’entretien du mois dernier avec le docteur Bellanger, concernant les progrès réalisés pour lutter contre cette maladie. Par le passé, le traitement était médicamenteux ou chirurgical, en intervenant dans les régions à l’origine des troubles du mouvement. Ces techniques peu efficaces furent ensuite remplacées par une chirurgie nouvelle, basée sur la neurostimulation, c’est-à-dire par une stimulation électrique du cortex cérébral. Elle consiste à implanter des électrodes directement dans le cerveau du patient pour lui permettre de retrouver le contrôle de ses mouvements. Afin d’optimiser les résultats, un boitier de stimulation, programmable de l’extérieur, est implanté sous la peau en dessous de la clavicule. Julien avait interrogé le médecin sur les risques et Bellanger avait répondu sans ménagement :

–Cette opération dure six heures et sous-entend certaines conditions : être en bonne santé, avoir moins de soixante-dix ans et souffrir de la maladie depuis au moins cinq ans. Votre maman remplit bien toutes les conditions. Quant aux résultats, 40 % des patients voient leur situation s’améliorer significativement sans traitement médical,  un peu plus de la moitié nécessite une médication complémentaire et on compte à peine 5 % de complications ayant lieu surtout durant l’intervention.

Compte tenu de l’issue fatale de la maladie, les personnes concernées finissaient généralement par opter pour l’opération. C’était le cas de la mère de Julien qui, après quelques mois d’hésitation, avait décidé de tenter sa chance. Ses muscles ne s’étaient pas encore trop dégradés, mais elle était bien consciente que si elle ne faisait rien, elle s’enfoncerait un peu plus chaque jour dans un piège fatal, prisonnière d’un phénomène irréversible qui évoluerait irrémédiablement vers le pire. L’opération était prévue pour la mi-juillet.

Julien avait omis de mettre son portable sur silencieux, et celui-ci sonna comme il sonne d’habitude. Mais dans le wagon chaloupé, cela ressemblait plus à une sirène de pompier. Les visages des passagers grimacèrent, décochant des regards inquisiteurs à l’étudiant embarrassé. L’un d’eux lui ordonna de quitter sa place et d’aller raconter ses histoires entre deux voitures. Ce qu’il fit, en bon élève qu’il était.

–Oui, allo ?

–Bonjour, vous ne me connaissez pas. Je m’appelle Jean Bredin et j’effectue une thèse avec le professeur Gerfort. J’étais à la conférence, ce matin. Je vous ai cherché en vain et puis j’ai réussi à obtenir votre numéro de portable par la secrétaire de Gerfort. C’est elle qui gérait la conférence !

–OK, pas de souci. Que puis-je pour vous ? Vous vouliez me parler de la conférence ?

–Non, c’est beaucoup plus grave ! J’avais rendez-vous hier matin à Nancy avec le professeur Germani, vous le connaissez ?

–De nom seulement, et de réputation. Une terreur, mais aussi un génie. J’ai attaqué quelques-uns de ses bouquins même si je ne possède pas encore tout le bagage technique.

–Il était absent. Il a manqué son cours sans prévenir. Ça ne lui était jamais arrivé. L’école d’ingénieur de Nancy l’a appelé chez lui, mais pas de réponse. Ils lui ont envoyé un mail, sans réponse également.

–Il est peut-être souffrant ?

–Non, il faudrait bien plus que ça pour le faire flancher. Même quand il avait eu la Covid 19, il venait travailler.

–Mais c’est imprudent !