Hypercube, tome 1 : le secret d'Eden Light - Meryl Camus - E-Book

Hypercube, tome 1 : le secret d'Eden Light E-Book

Meryl Camus

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Beschreibung

« Un grand pouvoir implique de grandes responsabilités. » - Benjamin Parker - Spiderman

« Il pleuvait des cordes et on ne voyait pas à dix mètres devant soi, mais c’est pourtant ce jour-là qu’on me confia l’artefact le plus mystérieux qu’il m’ait été permis d’acquérir. Le cube dont je pris possession fit de moi un homme capable de lire dans les pensées, alors même que la ville était secouée par les crimes odieux d’un certain Oméga. Je m’étais résolu à me servir de ces nouveaux dons pour mener ma propre enquête. Cependant, j’étais bien loin d’imaginer la tournure qu’allaient prendre les événements, et je n’étais pas conscient, à l’époque, que le moindre de mes choix aurait un impact crucial. Je m’appelle Eden Light, et voici mon histoire. »

Au fil des pages, ce thriller fantastique nous plonge dans un univers haletant et mystérieux. Entre les péripéties du Bureau, unité d’élite de la police pour le moins surprenante, et les accusations de l’énigmatique Claire Blanche, Eden en vient à se demander si ses capacités sont un cadeau du Ciel ou bien une malédiction. Parviendra-t-il à percer les secrets de l’Hypercube avant qu’il ne soit trop tard ?

Entrez dans la trilogie Omega et laissez votre cœur palpiter au rythme de péripéties haletantes !

EXTRAIT
Je haïssais ce que j’étais devenu. Je dois admettre que j’avais atteint un stade de cruauté et de manipulation qui m’effrayait moi-même. Comment ce jeune homme, étudiant modèle à l’université de Yorn, avait-il pu sombrer dans une telle perversion, au point de se trahir lui-même ? C’était de la folie, cette personne ne pouvait pas être moi. Et pourtant.
La nouvelle lune peignait le ciel d’un noir inquiétant. Seules quelques étoiles dispersées guidaient mes pas. Je courais dans la pénombre, le plus vite que mes muscles courbaturés me le permettaient, aussi hâtivement que mon cœur me l’autorisait. Alors que mes cuisses s’échauffaient dans une épouvantable torture, je m’efforçais de sprinter sans relâche. Mes jambes hypertrophiées devenaient aussi lourdes que deux blocs de pierre, et malgré cela je devais traîner ces boulets toujours plus loin. Mon corps sclérosé entamait ses ultimes réserves d’énergie, tandis que le souffle glacial de l’hiver m’arrachait le gosier. Ma salive était sèche. J’avais l’impression de cracher mes poumons à chaque expiration, tant j’étais à bout de souffle. Une lame brûlante, partant de mon estomac et remontant jusqu’au fond de ma gorge, lacérait mes entrailles avec une pugnacité semblable à la mienne. Au début, la sensation la plus douloureuse demeurait celle de mes mains transies par le froid, mais à présent je ne les sentais même plus. Ce dont j’étais certain, c’était que l’adrénaline me poussait hors de mes limites. Ou tout simplement était-ce ce que l’on appelle l’instinct de survie.

A PROPOS DE L’AUTEUR
Meryl Camus est un amoureux des histoires colorées et des pages noircies d’encre. Amateur de défis et déterminé à aller jusqu’au bout de sa créativité, il achève son premier manuscrit à l’âge de douze ans. Sept ans plus tard, à la suite d’une formation littéraire, ce goût du dépassement de soi le guide jusqu’à Sciences Po Lille, où il étudie plusieurs années avant de devenir entrepreneur. C’est cette quête du développement personnel qu’il souhaite véhiculer à travers ses récits, à commencer par Eden Light, le héros de sa trilogie Hypercube dont il achève le premier tome à dix-neuf ans.

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Présentation de l'auteur : Meryl Camus est un amoureux des histoires colorées et des pages noircies d’encre. Amateur de défis et déterminé à aller jusqu’au bout de sa créativité, il achève son premier manuscrit à l’âge de douze ans. Sept ans plus tard, à la suite d’une formation littéraire, ce goût du dépassement de soi le guide jusqu’à Sciences Po Lille, où il étudie plusieurs années avant de devenir entrepreneur. C’est cette quête du développement personnel qu’il souhaite véhiculer à travers ses récits, à commencer par Eden Light, le héros de sa trilogie Hypercube dont il achève le premier tome à dix-neuf ans.

Hypercube :

Désigne la modélisation de l’analogue quadridimensionnel du cube. Il représente un mouvement le long de la quatrième dimension qui génère l’évolution des éléments dans le temps. Le docteur Sullivan Blaise a été le premier à avancer que l’Hypercube non seulement liait les couloirs temporels, mais en plus rejoignait le monde des idées. Des études scientifiques sont en cours pour comprendre le fonctionnement de ce phénomène.

Prologue

Je haïssais ce que j’étais devenu. Je dois admettre que j’avais atteint un stade de cruauté et de manipulation qui m’effrayait moi-même. Comment ce jeune homme, étudiant modèle à l’université de Yorn, avait-il pu sombrer dans une telle perversion, au point de se trahir lui-même ? C’était de la folie, cette personne ne pouvait pas être moi. Et pourtant.

La nouvelle lune peignait le ciel d’un noir inquiétant. Seules quelques étoiles dispersées guidaient mes pas. Je courais dans la pénombre, le plus vite que mes muscles courbaturés me le permettaient, aussi hâtivement que mon cœur me l’autorisait. Alors que mes cuisses s’échauffaient dans une épouvantable torture, je m’efforçais de sprinter sans relâche. Mes jambes hypertrophiées devenaient aussi lourdes que deux blocs de pierre, et malgré cela je devais traîner ces boulets toujours plus loin. Mon corps sclérosé entamait ses ultimes réserves d’énergie, tandis que le souffle glacial de l’hiver m’arrachait le gosier. Ma salive était sèche. J’avais l’impression de cracher mes poumons à chaque expiration, tant j’étais à bout de souffle. Une lame brûlante, partant de mon estomac et remontant jusqu’au fond de ma gorge, lacérait mes entrailles avec une pugnacité semblable à la mienne. Au début, la sensation la plus douloureuse demeurait celle de mes mains transies par le froid, mais à présent je ne les sentais même plus. Ce dont j’étais certain, c’était que l’adrénaline me poussait hors de mes limites. Ou tout simplement était-ce ce que l’on appelle l’instinct de survie.

Je m’étais enfoncé dans le parc voisin. Non seulement les arbres me dissimulaient un peu plus de mes ravisseurs, mais surtout ils me mettaient à l’abri du mistral qui grondait sur la ville, comme pour punir ceux qui en troublaient l’ordre. Les charmes de vingt mètres de haut étaient devenus de précieux alliés. Derrière moi j’entendais des voix qui hurlaient mon nom, qui m’invitaient à me rendre. Cependant je ne pouvais pas, pas plus que je n’étais en mesure de réparer les dégâts causés. Et maintenant que je m’étais extirpé du chaos, chaque son demeurait beaucoup plus facilement perceptible. Je pense, de toute manière, que je ne serais jamais parvenu à ignorer le claquement des balles qui volaient dans ma direction. Les coups de feu s’intensifiaient à mesure que je perdais de la vitesse. Alors, dans la panique, il m’arrivait de trébucher sur une ou deux racines, puis je reprenais ma course, hors d’haleine.

J’avais mal aux pieds, j’avais mal à la gorge, aux poumons. Je parvenais à peine à respirer. Et pourtant j’avançais, grâce à cette chaleur en moi qui me poussait à accélérer lorsque je les sentais trop près de moi. Ils étaient en colère. Si j’avais été moi-même, je n’aurais jamais agi ainsi. Cette fois-là, je les avais trop provoqués, j’avais trop abusé de mon pouvoir. Dans un sens, je pense que nous avions été trop loin. Je m’enfuyais en sachant que j’avais abandonné un bout de moi-même, mais cela ne m’inquiétait pas outre mesure. Pour l’heure, c’était de moi dont il s’agissait, c’était à mes trousses qu’ils étaient – et à celles de personne d’autre.

Ils se rapprochaient : l’écho des balles qui pleuvaient derrière moi s’estompait aussitôt, tel un claquement foudroyant qui indiquait qu’ils n’étaient plus très loin. J’entendais leurs exclamations se renforcer. Je discernais le larmoiement des branches mortes craquant sous leurs pas, celles sur lesquelles je venais moi-même de marcher. J’avais quitté le parc pour m’élancer le long du port. Je n’avais jamais couru aussi vite de toute mon existence, mais ma hâte avait eu raison de mon endurance. J’étais à bout de force et à découvert. Je n’avais aucun endroit où me cacher, ils étaient déjà bien trop près. Une chose était certaine : désormais j’entendais des sons qui n’étaient plus leurs seules paroles. Je ne pouvais pas m’arrêter, je ne pouvais plus continuer. Où était-il, lui, alors que j’avais besoin d’aide ?

Puis, tout se passa en une fraction de seconde. L’espace autour de moi se figea, le temps se mit à tourner au ralenti. La charge propulsive s’amorça, la bille de métal fendit le vent hivernal dans un frottement léger et un claquement sourd rompit le silence. À ce stade, je pus presque percevoir le flottement de la douille dans les airs, qui bientôt plongerait sur le sol terreux. Je savais pertinemment que cette munition était la mienne. En réalité elle ne fit qu’effleurer mon mollet, mais elle balaya du même tir tout l’espoir qui m’animait. Enfin il y eut un nouveau coup de feu et puis... plus rien.

Je m’appelle Eden Light, et voici mon histoire.

ÉPISODE 1 CELUI QUI SAVAIT LIRE DANS LES PENSÉES

Chapitre 1Jour de pluie

« Tout commença à l’automne 2012. J’avais vingt ans et je venais de rentrer en troisième année au Collège de Yorn, la plus grande université de la ville. J’aurais souhaité y terminer mon cycle, me trouver un bon job et fonder une famille avec une femme douce et aimante, mais le destin en décida autrement. Jamais je n’aurais pu imaginer la tournure que prendrait le cours des choses. Je me souviens encore de ce lundi où j’attendais Charlie au Café du soleil. C’était un peu une seconde demeure pour nous, on aimait bien l’ambiance. On y rencontrait des gens chaleureux et des étudiants studieux. Un peu comme moi en fait. Bien sûr, j’avais mon coin préféré. La table 21, sur la mezzanine : à l’abri des courants d’air en hiver, mais suffisamment fraîche en été, à cheval entre la pénombre du fond de salle et la lumière de la baie vitrée. Je pouvais y bosser mes cours tranquillement, entre deux bacs fleuris, tout en ayant la table de billard à portée de vue pour me distraire lorsque je ne trouvais pas la force de ponctuer une dissertation. »

Il était convenu que Charlie le rejoigne à seize heures pour terminer un travail sur la littérature médiévale ; il ne devait plus tarder. Pour l’heure, la présence des deux jeunes femmes à la table d’en face le dissipait. Il n’avait pas eu de mal à identifier Cassidy et Roxanne, puisque l’une partageait ses cours d’anglais et l’autre ses heures de psychologie. La première était brune, grande et étourdie, tandis que la seconde possédait une chevelure blonde disposée en un chignon serré et des hanches délicates. Roxanne lui tournait le dos, ne laissant paraître que ses fines épaules sous son foulard en mousseline de soie rose. Mais il se rappelait parfaitement son minois innocent et son regard perçant. Elle savait s’entourer d’une aura dominatrice, une prestance qu’elle imposait sans jamais se la faire dérober.

Peut-être Eden l’avait-il fixée trop longuement, car Cassidy s’empressa de le dénoncer à son amie. Plutôt que d’essayer de deviner ce dont elles parlaient, Eden ouvrit négligemment un de ses manuels.

Les filles étaient à plusieurs mètres de la table 21, pourtant Cassidy se mit à chuchoter précautionneusement afin de s’assurer que personne ne puisse surprendre leur conversation.

— Ne te retourne pas, fit-elle en se penchant vers son amie, mais je crois bien que tu plais au mec derrière toi.

— Décris-le-moi, répondit simplement Roxanne, sans décoller les yeux du magazine féminin qu’elle feuilletait en sirotant sa limonade.

— Très bien...

Cassidy se mit à dévisager le jeune homme d’un air pensif, tout en prenant soin de décrire chaque élément qu’elle distinguait :

— Brun, cheveux mi-longs, visage fin... Plutôt bien habillé – chemise blanche, avec un gilet noir. Un manteau noir sur sa banquette. Il a l’air studieux. Le genre de mec qui lit la préface des livres et regarde les crédits jusqu’au bout à la fin d’un film, gloussa-t-elle. Mais il est plutôt beau garçon, je dois dire.

— Continue, fit Roxanne en levant les yeux vers son informatrice, avec un soupçon de curiosité.

Cassidy prit une légère inspiration et poursuivit :

— Eh bien, je dirais qu’il aime le café. Il est là depuis dix minutes et il a déjà bu deux tasses. Il a deux bagues aux doigts j’ai l’impression, et un pendentif, ajouta-t-elle en réajustant une mèche de cheveux. En réalité il est plutôt classe, mais je ne pense pas qu’il apprécie d’attirer l’attention sur lui. Enfin je ne sais pas. Je l’ai déjà croisé, mais je n’ai jamais entendu le son de sa voix. Il... Zut ! Je crois qu’il m’a vue !

Roxanne pouffa.

— De quelle couleur sont ses yeux ?

— Comment veux-tu que je le sache, je ne vois pas très bien d’ici, regarde toi-même !

Roxanne esquissa un sourire mesquin. Elle fit tomber son magazine d’un geste qui aurait difficilement pu paraître involontaire. Elle se pencha pour le récupérer sous sa chaise et en profita pour jeter un coup d’œil au garçon. Elle se redressa vivement, l’air surprise.

— Je le connais, susurra-t-elle, il est dans ma classe ! Il paraît que c’est lui qui a eu les meilleurs résultats aux examens de l’année dernière, et on dit qu’il se paie le luxe de ne pas assister à certains cours. Je déteste ce genre de type...

— Mignon et intelligent, coupa Cassidy en observant une nouvelle fois le sujet de leur conversation. De quoi rendre Justin jaloux, à coup sûr, renchérit-elle à l’adresse de Roxanne.

— Tu crois que Justin reviendrait vers moi s’il me voyait en compagnie de ce mec-là ? Sérieusement ? fit-elle, sceptique.

— Les hommes, ça veut tout avoir sous la main, affirma-t-elle avec suffisance en avalant une gorgée de son cocktail à la cerise. Tant que tu ne lui paraîtras pas hors d’accès, tu n’auras aucune valeur à ses yeux. Mais si tu pars chasser sur un autre territoire, il reviendra au galop, crois-moi. Et tu viens de trouver un territoire intéressant.

L’autre sembla réfléchir quelques instants. Elle mordilla sa lèvre pourpre, puis bondit de sa chaise en saisissant son sac à main, comme si elle venait de trouver la solution à tous ses soucis. Cassidy l’imita. Les filles déposèrent la monnaie dans une coupelle prévue à cet effet, sans pourboire, puis elles se dirigèrent vers la sortie. La jeune blonde prit le soin d’adresser à Eden un large sourire qu’il remarqua avec autant de surprise que d’incompréhension, à la suite de quoi il se perdit dans ses songes.

Un instant plus tard, Charlie Delpierre faisait irruption sur la mezzanine. Il avait une silhouette mince et élancée qui lui donnait un air adolescent. Son visage souriant, ses courtes boucles dorées et ses grands yeux bleus ne faisaient qu’accentuer son allure de dieu grec, néanmoins candide et taquin.

— À quoi tu penses ? lança-t-il gaiement en s’installant sur sa chaise.

— À des millions de choses, répliqua narquoisement Eden. Quoi de neuf ?

Charlie s’empressa de lui confesser qu’il venait de croiser deux filles qui parlaient de lui, mais qu’il n’était pas parvenu à saisir le motif de leur conversation. Il souligna que la brune s’était arrêté de parler à son approche. Eden se mit à rire, mais ne s’étendit pas sur le sujet. Il fallait toujours que ce garçon soit monté sur ressorts.

— Tu sais, dit Charlie, parfois j’aimerais vraiment bien savoir ce qu’elles ont en tête, les nanas. Un coup oui, un coup non. On ne sait jamais trop ce qu’elles pensent ! Tiens, tu te souviens de mon ex ?

— Qui ça, Mathilde ?

— Non, l’autre.

— Laura ?

— Non plus. Je te parle d’Elsa, reprit Charlie, celle qui avait un petit nez en trompette. Bref, la fois où je vous ai rejoint pour la soirée bowling, je devais l’emmener au ciné, mais j’avais complètement oublié ! « On peut remettre ça à plus tard », que je lui dis. « Fais ce que tu veux », elle répond. « Avec qui préfères-tu passer la soirée ? » Alors je lui ai dit « tu as raison chérie, merci ». Je lui répète qu’elle est la meilleure, et je viens vous mettre une raclée au Super Bowl. Elle l’a mal pris, va savoir pourquoi...

— Tu as vraiment fait ça ? toussota Eden avec amusement. Je l’ignorais.

— Ouais ! Les femmes, tu sais... Le mieux serait de connaître leurs pensées tu vois, leurs envies, ou – un Pepsi, s’il vous plaît, ajouta-t-il précipitamment à l’adresse du serveur qui passait.

Eden lâcha un rire chaleureux, puis remit le museau dans son cahier.

Les lignes d’encre bleue se suivaient et se ressemblaient. Il les parcourait avec lassitude, parfois deux fois d’affilée par inadvertance, tandis que Charlie s’était brutalement converti au silence. Absorbé par son écriture, Eden en vint à oublier sa présence pendant deux pages, le temps que Charlie s’absente pour de bon. Il avait filé discrètement, presque sans un mot. Cela lui prenait, parfois.

Au même moment, la mezzanine perdit sa luminosité habituelle. Le soleil s’était doucement éclipsé, à l’instar de Charlie, et de grosses gouttes commençaient à glisser le long des vitres. Car le Café du soleil lui-même n’échappait pas à la saison des pluies et le mois d’octobre pleuvait sur la ville de Yorn. Le vent balayait d’un souffle frais les feuilles mortes des arbres décharnés dans la rue, et faisait danser les branches des peupliers, sans décrocher l’étudiant de son ouvrage au vieux papier coloré par l’usure du temps.

La mythologie fascinait Eden. Il avait eu l’opportunité de l’étudier à l’étranger, mais il s’était décidé à rester encore quelque temps dans les bâtiments de la capitale régionale. Et par région, il fallait entendre l’ensemble du territoire que comprenait L’île, domaine à la fois en dehors du monde et ouvert sur lui. Forte de ses racines occidentales, L’île – avec une majuscule, comme si elle était la mère de toutes les îles, l’unique à pouvoir porter cette dénomination – parvenait à entretenir de solides relations diplomatiques et commerciales avec le reste du globe. Yorn constituait un réel centre d’impulsion pour le domaine. Cette ville s’étendait à elle seule sur toute la côte sud de L’île, à l’embouchure du fleuve Potamide, et s’étendait sur de nombreux terre-pleins au-dessus de la mer. Yorn reposait sur un brassage exceptionnellement vaste de cultures. Des familles de toutes confessions avaient migré depuis les quatre coins de la planète pour venir s’installer sur ces terres, ce qui en faisait une des villes les plus cosmopolites du monde. Pour cette raison le Conseil des Onze, principal organe exécutif de L’Île, avait adopté l’idée selon laquelle Yorn devait être divisée en quartiers distincts. Cette politique de séparation, mise en place au début du nouveau millénaire, avait été vivement contestée initialement, mais il n’avait fallu que quelques mois à la population locale pour accepter ce plan.

Le cœur de la ville, qui comprenait aujourd’hui les plus majestueux gratte-ciel de L’île et les monuments historiques, avait gardé son appellation d’antan : le District, en référence à la période séculaire où la zone était une entité indépendante de la capitale. Le quartier Tripoléen couvrait la grande majorité de la côte est et quelques îlots, là où, débordant sur l’avenue romaine, s’entassaient la misère et les clans. Depuis une fraction du Boivert, le parc urbain le plus visité de la région qui s’étendait sur trois quartiers, il n’y avait qu’un pas à faire pour passer du Tripoléen au Mistral, le quartier qui n’avait pour limite que la mer du sud-est. Par la voie rapide, par le parc ou par la plage, il était facile, à partir de là, d’accéder au quartier ouest, qui avait gardé la dénomination de Faubourg. C’était une zone devenue jeune et dynamique depuis l’implantation de la gare, du Collège de Yorn et des lotissements étudiants. Mais l’architecture n’avait rien à envier aux maisons du quartier nord. Les Pavillons attiraient les entrepreneurs à succès qui recherchaient du calme et du confort, tout en profitant d’un allongement dans l’ouest le long du fleuve. C’est sur la pointe de cette presqu’île que le port de Yorn était alimenté depuis la nuit des temps. Quant à l’îlot de l’Apyre, situé à quelques brasses à l’ouest des Pavillons et du Faubourg, il s’était transformé au fil des années en zone industrielle dont un pont très ancien en restreignait l’accès. Enfin, l’île d’Atarashii au sud, à équidistance de la zone industrielle et du Faubourg, était en fait un terre-plein dont la construction avait été amorcée un siècle plus tôt par des immigrants japonais. Le paradoxe était que ce quartier nouveau se voulait le plus traditionnel de tous, mêlant artificiellement les cultures diverses du monde et les plus belles créations architecturales. C’était le plus grand pont de Yorn, le pont Asgard, qui reliait ce gigantesque territoire au Faubourg.

Désormais, on étudiait les sept quartiers de Yorn dès l’école primaire, et les habitants acceptaient ce découpage comme le plus juste de tous. Néanmoins la ville ne représentait pas toujours un idéal de justice, ni même de sécurité, ce qui était souvent à l’origine des tensions sociales qui émergeaient en cette décennie de crises. Quelques années auparavant, les hautes instances politiques avaient même dû faire appel à l’armée pour calmer les ardeurs qui flambaient et protéger le régime. Si L’île agissait comme une région autonome, comptant ses propres dirigeants, son propre système scolaire et a fortiori ses propres problèmes intérieurs, elle n’accédait pas pour autant au titre de nation, ni même à celui de pays à proprement parler. Tout au plus était-elle une région à part, un monde ailleurs dont le drapeau flottait au sommet de l’hôtel de ville. Beaucoup seraient en mesure de développer les informations relatives à Yorn et sa région, mais la fierté de ses habitants et la discrétion imposée les poussent à taire sa localisation précise.

Eden pouvait voir le pont Asgard depuis la fenêtre de son appartement, et ne se lassait pas de l’admirer sous le coucher du soleil, laissant sa lointaine chaleur en raviver les cimes. À ses yeux, la lumière transportait avec elle une énergie revigorante, et le moindre rayon le mettait de bonne humeur.

Ce fut d’ailleurs une brève éclaircie qui sortit Eden d’un chapitre sur la légende arthurienne. Il songea à en profiter pour regagner son domicile, mais une étiquette sur la couverture intérieure lui rappela qu’il s’agissait du dernier jour pour rendre le manuel là où il l’avait emprunté. En observant le ciel menaçant, il se blâma d’avoir choisi la réserve régionale près de la gare plutôt que la bibliothèque du campus, à deux pas du café. Son aversion pour les bus de ville et le fait que les lignes de métro soient perturbées ne firent qu’accentuer son dépit.

Il s’engagea à pied en direction du centre-ville. Il marcha ainsi dans les rues humides pendant quelques instants, tandis que le ciel s’obscurcissait. Il ne savait pas si la précocité de ce crépuscule était due tant à la position du soleil qui se dissimulait derrière les gratte-ciel qu’au gros nimbo-stratus qui menaçait Yorn. Tel un chef de file, l’épais nuage gris s’avançait sur la ville en traînant derrière lui un voile de couleur fer, dont les teintes les plus reculées tournaient au noir. Bientôt, plus aucun rayon de lumière ne put percer le sombre rideau qui commençait à verser des gouttes sur la population, la précipitant à l’abri de ses larmes. Une rafale de vent fit virevolter son manteau derrière lui, et une seconde en balaya brutalement l’avenue. Le garçon choisit de se diriger vers la gare au plus vite, avant que l’averse ne frappe.

La pluie se fit de plus en plus pressante, de plus en plus lourde. Le temps qu’Eden ajuste sa capuche sur la tête, celle-ci était déjà trempée. Il essaya vainement d’appeler un taxi, mais à la seconde où il fouilla ses poches, il n’y trouva que quelques centimes qui ne lui seraient d’aucun secours. Rien non plus dans son sac à dos. Où avait-il pu mettre le reste de sa monnaie ? Il renonça et se faufila à travers la masse pour gagner l’intérieur. Il parcourut une centaine de mètres sous l’averse avant de l’atteindre. La gare apparut bondée de monde, prise d’assaut par une nuée de parapluies noirs. Il y patienta quelques instants, le temps que la météo s’adoucisse. Le ciel gris faisait l’objet de toutes les conversations de la foule, et la plupart s’étonnaient de l’arrivée précoce de la saison des pluies. Eden, lui aussi, s’attendait à ce que le déluge n’ait pas lieu avant la fin du mois, et pendant deux à cinq jours tout au plus. Yorn était autrement habituée à des pluies régulières, surtout au début d’octobre, mais ce soir-là le crachin se montrait particulièrement agressif. Puisqu’il ne s’agissait pas d’une modeste pluie d’automne, le jeune homme s’imagina qu’il pourrait attendre longtemps avant qu’elle ne se calme. Quelques notes retentirent dans la gare, puis une voix féminine ricocha entre les voies : « Mesdames, messieurs. Suite à un incident technique, la ligne de métro A1 est momentanément hors service. Merci de patienter jusqu’à son rétablissement. »

Eden soupira dans un haussement de sourcils, à peine surpris. Le destin s’acharnait décidément contre lui. Il n’était pas non plus question de déranger quelqu’un qui puisse venir le chercher en voiture, sous prétexte qu’il était incommodé par l’orage. Tant pis pour la légende de la Table ronde, il rendrait le livre plus tard et s’excuserait, pensait-il. Il était temps de rentrer, quitte à faire les deux kilomètres qui le séparaient de son domicile à pied. Dans tous les cas, il lui faudrait braver la tempête.

Il jeta un coup d’œil à son sac d’un air amer. « Fichu roi Arthur, sans le détour que j’ai fait pour toi je serais déjà chez moi à commander une pizza bien chaude... » À la réflexion, il s’amusa à imaginer le pauvre livreur de pizza à moto qui serait contraint de subir le temps peu clément pour venir jusque chez lui, et sourit même à l’idée de choisir une pizzeria à l’autre bout de la ville, exprès. Eden sortit de ses pensées lorsqu’un passant le bouscula. Le fracas des gouttes sur le toit de la gare lui indiquait que le calme n’était pas revenu dehors, et il se résigna finalement à marcher jusque chez lui.

Il quitta le tumulte de la gare pour affronter celui de la pluie. Il trottina plusieurs mètres dans la rue désertée, sans prendre le soin cette fois-ci d’éviter les éclaboussures de voitures ni de marcher dans les flaques d’eau. Les hautes architectures de la zone ne le protégeaient pas du petit déluge, qui semblait l’atteindre quel que soit l’endroit où il se trouvait, puisse-t-il se réfugier sous un toit. La pluie semblait non plus battre depuis les hauteurs célestes, mais d’un nuage qu’un mauvais génie aurait glissé au-dessus de sa tête comme un couvre-chef piégé.

Il ne tarda pas à être trempé. Il piétinait sur des trottoirs où personne ne s’aventurait, enfonçant ses pieds dans ce qui semblait être le cours d’un petit ruisseau. Le soleil avait eu le temps d’assécher les rues de la ville les semaines passées, et la pluie soudaine, plutôt que s’infiltrer dans le sol, ne faisait que glisser dessus. Luttant avec ferveur contre le vent qui se levait – comme si la pluie seule n’était pas une force de la nature suffisamment déstabilisante – il tourna à l’angle, rue du Square.

Lorsqu’il passa le coin, une bourrasque inonda ses paupières. Eden cligna des yeux à plusieurs reprises, combattant le flou humide, puis reprit son chemin. Il ne reconnut rien à la route qu’il empruntait, sinon les sillons d’un vent pluvieux qui parcourait le labyrinthe d’eau.

Alors, pour la première fois depuis les cinq dernières minutes, il vit un piéton au loin. À travers les gouttes, il distingua la silhouette noire d’un homme qui marchait précipitamment. Il le remarqua d’autant plus que ce dernier laissa quelque chose lui échapper. Eden se hâta de ramasser l’épaisse enveloppe de papier kraft qui venait de tomber sur le trottoir arrosé. Elle semblait avoir survécu à la pluie, mais elle paraissait surtout contenir un objet, un objet épais. Il la rangea sous son manteau et s’engagea à la poursuite de l’homme, qui avait disparu derrière un coup de vent. Quand il put le distinguer à nouveau, Eden l’interpella à plusieurs reprises, mais le bruit sourd de la pluie qui chutait, devait sans doute empêcher l’homme de l’entendre, car celui-ci continuait sa route sans se retourner. Ne pensant plus qu’à rendre le courrier à son propriétaire, il le fila sur plusieurs rues, si bien qu’il finit par se perdre dans le dédale aquatique qu’était devenue Yorn, plongée dans une obscurité bleutée.

Eden termina sa course dans une ruelle déserte, où l’on ne distinguait plus le caniveau de la route tant les flots étaient conséquents. Il effectua une nouvelle tentative lorsqu’il aperçut le personnage à l’autre bout de la rue, visiblement immobile. Il s’approcha vivement de lui, en lui faisant un signe du bras.

— Attendez ! l’apostropha Eden. C’est à vous !

Il n’était plus qu’à une vingtaine de mètres. L’endroit était à l’abri du vent, mais le brouillard nuisait à l’acuité visuelle de quiconque venait à s’enfoncer dans l’allée. Même entre deux murs, la pluie parvenait à battre violemment contre les parois et les containers. L’eau montait jusqu’à ses chevilles, et parfois même un peu plus haut lorsque le sol était concave, ce qui rendait ses déplacements ardus. Quinze mètres les séparaient désormais. L’individu, par chance, semblait l’attendre. À mesure qu’il avançait, la pluie se faisait de plus en plus pesante, elle frappait vigoureusement son visage, l’aveuglait. Dans son élan, Eden trébucha et tomba dans l’eau. Il aperçut dans la flaque son visage lisse, dont la pâleur faisait ressortir la chaleur de ses lèvres. Néanmoins la fraîcheur de l’endroit rosissait ses joues, et des gouttelettes glissaient le long de celles-ci. Sa capuche imbibée retombait sur ses cheveux humides, lesquels nageaient sur son large front et ses sourcils froncés. Il aperçut, gisant sur le sol, sa gourmette d’argent dont le fermoir, déjà usé, venait de céder. Ses mains fraîches et mouillées la saisirent et la rangèrent dans une poche de sa veste, puis elles s’appuyèrent contre son reflet criblé de gouttes d’eau et il se redressa tant bien que mal. Sans un mot, il se remit à marcher.

Dix mètres. L’homme semblait porter un imperméable sombre, qu’une haute capuche surplombait. Haletant, Eden poursuivit ses efforts, tandis que l’eau dégoulinait le long de son front et de son nez. La silhouette vers laquelle il tendait était brouillée par la pluie qui tombait sur elle, si bien qu’il lui était incapable de distinguer quoi que ce soit. Eden s’approcha encore un peu plus, et une bourrasque souffla dans la ruelle. Elle lui ôta la capuche de sa tête, l’obligeant à lutter contre le vent à visage découvert. Il chancela légèrement et dut s’aider des murs qui l’entouraient pour continuer sa progression. Ils n’étaient plus qu’à une demi-douzaine de mètres l’un de l’autre quand Eden plongea la main dans son manteau pour saisir l’enveloppe. À cet instant l’inconnu recula de quelques pas. Le courant d’air rendait la progression d’Eden très difficile, mais pas autant que le crachin qui frappait son visage de plus en plus fort, au point d’en être presque douloureux. Même à cinq mètres, Eden fut incapable d’examiner le visage de la personne, tant sa vision restait voilée par la pluie et tant le vaste chaperon dissimulait la figure de l’homme. Ce dernier, qui ne vacillait pas, se mit à tourner le dos.

— Attendez !

Cette fois-ci, le vent avait atteint une force exceptionnelle, et la pluie constituait désormais un mur d’eau que seul le son pouvait percer. Eden, qui ne pouvait plus progresser, s’efforça de lancer d’ultimes paroles à travers la tempête.

— Cette enveloppe... vous l’avez laissée tomber... je l’ai ramassée ! À ces mots, l’autre répondit par-dessus son épaule :

— Qu’à cela ne tienne.

« Était-ce dû à la force du vent et à la férocité de la pluie ? Toujours est-il que ses mots parvinrent à mes oreilles avec une indicible clarté, malgré la tempête qui faisait rage. Sa phrase me parut aussi froide que les gouttes qui cognaient contre mon visage, et pourtant elle semblait pleine d’intention. La pluie s’intensifia davantage encore, si bien que je fus confronté à un étouffant mur blanc. Je me retournai pour mieux encaisser la tempête, puis le vent qui faillit me faire quitter le sol s’apaisa net. La pluie tombait verticalement à présent, et avec force, mais elle ne me parut qu’une simple bruine comparé à ce que je venais d’affronter. Je me tournai vers la lueur des voitures au bout de la rue, que je pouvais désormais distinguer sans peine parmi les piétons. Il pleuvait à verse, simplement. Mais ce qui me marqua le plus à ce moment-là, ce fut le fait qu’entre-temps l’homme était parvenu à s’éclipser. Je ne cherchai même pas à le retrouver, estimant que j’avais suffisamment donné pour la soirée. Je rentrai chez moi sous la pluie, avec l’enveloppe.

Quel drôle de personnage... Que voulait-il exactement ? Maintenant que j’y pensais, j’avais été stupide de chercher à le rattraper, d’avoir à tout prix voulu lui rendre ce qui lui appartenait. Je priai un instant pour que ce paquet ne fût pas piégé, et de même je me demandai s’il m’était réellement destiné. Mais en fait, ses mots avaient été clairs : cela ne semblait pas le déranger que je sois le possesseur de l’enveloppe. J’ajouterais même qu’elle m’était probablement adressée. Voulait-il me la donner à moi ou bien simplement au premier passant venu ? Peu importe. Mais pour quelles raisons ? Pourquoi aujourd’hui ? J’avais l’impression que la pluie s’abattait de plus en plus fort à mesure que je voulais accomplir une bonne action. D’où ce sentiment pouvait-il venir ? Il se passait parfois à Yorn des choses intrigantes. Aussi en ce soir de pluie, je suis rentré, seul et grelottant. Dans le flou. »

Eden était revenu chez lui depuis presque une heure mais il sentait encore les palpitations de la pluie s’abattre sur ses épaules. Pourtant, comme un athlète épuisé à la fin d’une épreuve, il se rappelait de cette fin de journée humide comme d’un vaste rêve, tant cette tempête paraissait irréelle.

L’appartement d’Eden était à son image. Grand et sobre, au coloris noir et blanc. Il ne manquait rien mais il comportait peu de superflu, tout au plus quelques photos fixées au-dessus de son bureau. La fenêtre, lumineuse dès l’aurore, donnait sur le Grand Pont, conférant à quiconque s’en approchait une soudaine impression de liberté.

Ses affaires séchaient sur le radiateur, tandis que lui, qui avait revêtu un short sec, s’efforçait de passer ses cahiers et manuels au sèche-cheveux. Même « Contes et légendes du Moyen Âge » n’y échappa pas. La soirée était entamée depuis longtemps lorsqu’Eden choisit de s’intéresser au colis qu’il avait lui aussi séché, puis déposé sur sa table de chevet. En vérité, il brûlait d’envie de l’ouvrir depuis l’instant où il l’avait eu entre ses mains, mais il redoutait ce qu’il pouvait y avoir à l’intérieur. Assis sur son lit, le jeune homme prit l’enveloppe sur ses genoux. Finalement, il se dit qu’il aurait fini par l’ouvrir tôt ou tard, et que d’une manière ou d’une autre elle lui était adressée. Il déchira le papier kraft.

L’objet qu’il en sortit, il n’en avait jamais vu de semblable. Il s’agissait d’une sorte de cube qui avait la taille de la paume de sa main, ni plus ni moins. En réalité, c’était davantage un cube emboîté dans un autre, transparent comme du verre. Or cela ne semblait pas être du verre, ni du cristal et encore moins du plastique ; mais plutôt un mélange entre ces trois matières, une texture qu’Eden n’avait jamais eu l’occasion de toucher. L’aspect du cube variait de la transparence totale à un blanc d’albâtre selon l’éclairage. Eden n’avait jamais rencontré ce genre de polytope régulier en dehors des cours de géométrie auxquels il avait assisté, et il ne pensait pas un jour toucher la matérialisation concrète d’un cube en quatre dimensions. C’était pourtant cela et rien d’autre qu’il y avait dans l’enveloppe – laquelle ne comportait aucune écriture.

De quoi s’agissait-il ? Était-ce un jeu, un accessoire ? Eden tenta de le démonter, de le tourner, sans résultat. C’est d’un geste maladroit qu’il l’échappa et le laissa tomber par terre, sans pour autant abîmer autre chose que son parquet. Remarquant que l’objet affichait une certaine solidité, il le mit à l’épreuve en le cognant contre diverses choses, à commencer par son genou, puis le rebord de son lit. Il cogna le cube à plusieurs reprises contre un coin de sa table de nuit, avec une curiosité de plus en plus insistante, jusqu’à ce qu’il brise un bout du meuble. L’objet encaissait les impacts sans en garder la moindre trace et ce, même lorsqu’il cassait du bois. Eden ignorait d’où cette idée saugrenue lui était venue, mais elle lui avait permis de constater que le cube était aussi résistant que de la pierre, peut-être même que du diamant. La seule différence notable après cette série de tests, ce fut l’un des quatre côtés latéraux du cube extérieur. Peut-être ne l’avait-il simplement pas remarqué au préalable, mais l’une des faces, quelle que soit la lumière, restait d’une transparence impeccable.

Il était tard. Eden renonça à rechercher l’utilité de ce cube et jugea qu’il serait préférable de s’y pencher le lendemain. Il s’allongea avec un mal de tête et le nez humide, puis reposa le curieux outil sur son chevet, comme si l’un veillait sur l’autre. Qu’il s’agisse de sa journée à l’université, des deux demoiselles du café, de Charlie, de la pluie, de l’homme ou de l’étrange cube, Eden, sans se demander de quoi demain serait fait, mit de côté chacune de ses pensées pour trouver la quiétude d’un lourd sommeil. Un repos tranquille qu’il ne retrouverait plus avant longtemps.

Chapitre 2Pensées obscures

Il n’était ni absent, ni présent ; ni totalement endormi, ni vraiment éveillé. Comme chaque rêve, celui-ci lui parut particulièrement réaliste sur le moment. Malgré le flou onirique omniprésent, ce rêve s’avérait plus percutant et plus manifeste qu’à l’accoutumée.

Eden percevait un homme tapi dans un coin d’ombre. Celui-ci se tenait debout dans une pièce lugubre, adossé contre un mur, la tête recroquevillée. Tout, autour d’eux était gris, ou blanc, sans forme ni coloris. Eden pourtant, tel un fantôme omniscient, voyait à travers l’obscurité aussi facilement qu’un chat s’oriente dans la pénombre. Étrangement, il se sentait à la fois acteur et spectateur de son rêve, un mélange des deux rôles aussi flou que le contour des murs. Le point de vue externe dont il jouissait de temps à autre n’était cependant pas à l’abri de flashes ou de zooms soudains, qu’il ne pouvait contrôler. La plupart du temps néanmoins, il lui semblait percevoir l’environnement directement à travers les yeux du protagoniste. Les détails s’ajoutaient les uns aux autres au fil du temps. C’était comme regarder la bande-annonce d’un film au cinéma ou consulter rapidement une série de photographies : les images défilaient sans attendre qu’on les saisisse correctement.

Une porte ouverte se dessina dans la paroi, débouchant sur un couloir éclairé par la lueur du jour. Suivant le flot de netteté qui prenait les devants, Eden, qui partageait le même regard que l’individu, s’avança dans l’ouverture. Il s’infiltra pas après pas dans le passage, et se dirigea vers les rayons du soleil. À mesure qu’il progressait, le décor se peaufinait davantage et le rêve se modélisait plus distinctement. Ce qui n’était initialement qu’une image en noir et blanc s’était transformé en un net tableau coloré, dont le couloir affichait désormais plusieurs candélabres fixés à ses murs de marbre blanc.

Chacun des pas du jeune homme résonnait dans l’allée, tant elle était longue et dépeuplée. Mais bientôt, le léger claquement des braseros brûlants et l’écho de la marche sereine d’Eden se couplèrent à un tumulte lointain qui grandissait. Les sonorités graves des voix masculines et la puissance de leur acclamation en firent presque vibrer la flamme des chandeliers, tandis qu’il s’avançait d’un pas décidé vers la lumière, vers le large balcon qui l’attendait au fond du corridor. Il arborait une bandoulière écarlate qui tranchait avec les tons sombres de son uniforme, ainsi que des bottes de cuir dont la qualité était semblable aux poings gantés qu’il agitait en marchant. À mesure qu’il approchait du balcon, le vacarme s’amplifiait, jusqu’à ce qu’enfin il pose ses mains sur le rebord de la terrasse en pierre. Droit, il surplombait de plusieurs étages une immense foule bicolore. Une masse de plusieurs centaines d’hommes vêtus de rouge et de noir s’était tue en un instant, le temps que celui qu’ils attendaient arrive jusqu’au balcon de marbre.

Dans le silence, Eden contempla la myriade de soldats qui se tenaient devant lui, à travers les yeux du protagoniste de son rêve. Puis son regard s’attarda sur le monument qui se dressait derrière eux. Ce qui semblait être un amas de verre géant avait été taillé en un cube design, probablement dans un but davantage esthétique qu’utile. Ce moment précis où Eden dominait la foule, peut-être se figea-t-il pour l’éternité, ou bien s’accéléra-t-il indéfiniment sans que l’on puisse jamais en saisir le fin mot. La scène venait de s’achever, dans une ambiance pesante où le soleil de plomb paraissait plus rouge que jamais.

* * *

Mardi, 6 h 23 Yorn, faubourg

Eden s’extirpa de son rêve le cœur battant. Il venait d’assister à une séquence où les images défilaient comme un rapide diaporama, lequel prenait parfois le temps de se figer ou de ralentir. Ce rêve, contrairement à d’habitude, n’avait mis en scène ni les personnes de son entourage, ni les lieux qu’il côtoyait. Ce qui se basait ordinairement sur ses ressentis passés et ses souvenirs, parut reposer cette fois-ci sur quelque chose d’extérieur, de non personnel.

Cela ne l’aurait pas alarmé autant si une douloureuse migraine n’avait pas suivi son rêve. Il s’assit au bord de son lit, les dents serrées, le visage crispé. Il prit sa tête entre les mains puis chercha l’interrupteur à tâtons. Quand il fut en mesure de discerner son armoire, sa table de chevet au coin abîmé, son bureau, et tous les éléments qui meublaient son petit espace, il se dirigea vers le tiroir à côté de l’évier, prit un comprimé effervescent et se servit un verre d’eau. À cet instant il regretta d’avoir passé autant de temps sous la pluie la soirée précédente. Le froid et l’humidité étaient probablement à l’origine de son état. Ceci fait, son radio-réveil se mit à chanter une mélodie qui signalait habituellement la fin de la nuit. Ce matin-là, il l’avait jugée bien trop courte.

La douche brûlante qu’il fit couler sur son corps un instant plus tard ne calma pas sa céphalée, laquelle le poursuivit jusque dans la rue. Sept heures du matin, et les trottoirs de Yorn se faisaient déjà piétiner par ses nombreux habitants. Son mal de tête prit une tournure inattendue lorsqu’il s’engagea dans la rue qui menait au métro. Ce fut à ce moment-là que le choc survint, lorsqu’il passa devant un jeune couple qui examinait la vitrine de la boulangerie. D’où venaient ce brouhaha sourd, cette cécité éclatante, cette bousculade invisible ? Sa migraine s’intensifia si férocement et si brutalement qu’il se crut victime d’une rupture d’anévrisme.

Eden sentit son cerveau surchauffer : sa locomotive intérieure brûlait avec une ardeur telle que le train de pensées qu’elle guidait se mit à accélérer et accélérer encore, au point de quitter les rails dans un tonnerre du diable, déchaînant les wagons en furie hors du chemin de fer et de feu. Il plaqua ses mains contre les tempes et se jeta sur le mur le plus proche pour s’y adosser, fondant dans une détresse abominable.

« Je voulus crier de douleur mais aucun son ne sortit de ma bouche, peut-être parce que j’étais trop occupé à serrer les dents. C’était la seule chose qui empêchait la douleur de grimper davantage. Je sentais le regard des gens se poser sur moi, avec leur air inquiet, effrayé ou parfois dégoûté, et ça n’en était que plus désagréable. Aucun d’entre eux ne m’aura tendu la main. Et plus ils me fixaient, plus mon mal grandissait. Que m’arrivait-il ? Tout était chaud là-haut, dans ma tête, tout bouillonnait. Mon cerveau palpitait au même rythme que mon cœur effréné. Cet homme... cette femme... cette vieille dame, lui, elle...

Tous.

Dès lors que je les regardais, ça se produisait. C’était comme si tout devenait flou autour d’eux pendant quelques secondes, que rien n’existait à part la personne que je regardais. Et elle n’était jamais seule. Il y avait toujours en plus ces images, ces sons inaudibles. Je parvenais presque à toucher ces photographies mentales, à ressentir leur message et à m’imprégner de leur couleur. Il y avait des chiffres, des lettres, des musiques, tout et rien à la fois, comme un chaos indomptable que je devais ranger. Et, bien que ça se passe autour d’étrangers, c’était dans ma tête que tout s’organisait. En dépit de toutes ces images extérieures, c’était à l’intérieur de moi-même que cela prenait vie. Je me sentais mitraillé par des informations que je peinais à saisir, j’étais criblé d’images que je n’avais jamais aperçues, et je souffrais de les recevoir. Quand ma tête était sur le point d’exploser, je me concentrais pour dessiner un contour plus net à ces données, ce qui calmait mon calvaire. Les images devenaient plus claires et mon calvaire s’adoucissait. Alors la personne passait son chemin, et moi je passais à une autre personne. »

Le jeune homme s’était remis sur pied, et continuait sa route vers la station de métro. Il rencontrait de plus en plus de personnes. Certaines l’ignoraient, d’autres lui balançaient des images en pleine tête, fut-ce inconsciemment. Ce contact se montrait d’abord agressif, comme si on lui jetait des projectiles mentaux, puis, à mesure qu’il parvenait à polir ces images contondantes, les projectiles s’émoussaient pour ne devenir que poussière. Chaque balle réduite en poudre constituait une douleur de moins qui le percutait. Eden parvint à répéter cet exercice à plusieurs reprises, si bien que son mal s’amenuisait de minute en minute. En définitive, il avait eu le choix entre se terrer dans un coin en pleurant sur son mal ou bien affronter les météores que la population lui balançait. Il se résigna à lutter contre l’adversité pour en faire une alliée, car maîtriser les images qu’on lui lançait pourrait devenir un réel atout.

Tôt le matin, la station de métro comptait déjà beaucoup de monde. Si bon nombre de personnes lui tournaient le dos, détournaient leur regard ou même l’ignoraient totalement, beaucoup d’autres entraient en contact avec lui, de près ou de loin, ce qui impliquait une épreuve mentale pour Eden. Elle ne durait que l’espace d’une seconde, mais elle lui en paraissait des dizaines. Si gérer les informations concernant un homme s’avérait possible, gérer celle d’une multitude à la fois relevait de l’enfer. Mais il ne baissa pas les bras, et se rendit sur son quai en affrontant ses opposants. Malgré lui, Eden se prenait parfois à baisser la tête comme un condamné pour éviter le duel, mais il sentait tout de même la pression que les gens lui infligeaient. Était-ce dû à sa nouvelle maladie, ou bien la foule se montrait-elle toujours aussi agressive sans que personne ne le remarque ? Les gens, pensa Eden, semblaient en perpétuel conflit.

Dans son périple souterrain, il put faire quelques brèves expérimentations. Il arrivait que sa douleur s’intensifie, tout comme il arrivait qu’elle se taise complètement. Aussi il percevait souvent cette synesthésie autour des personnes, mais de temps à autre, il se retrouvait incapable d’y accéder, ce qui au fond le réjouissait.

« Pour moi, cela révélait deux choses : d’une part, je venais d’acquérir un certain don du Ciel et d’autre part, je ne parvenais pas à le maîtriser. Une lutte, avec des nuées d’informations, s’engageait à chacune de mes rencontres, en tout cas lorsque je ne m’écroulais pas sur place. Lorsque je suis monté dans le métro, je me suis mis à fixer le sol et à m’interroger quant à ce phénomène incroyable. J’ai rapidement conclu que ces dizaines d’anonymes ne pouvaient pas tous être fâchés contre moi, au point de me cribler comme ça. Si le problème ne venait pas d’eux, alors il venait immanquablement de moi. Je devais apprendre à contrôler cette sensation, cette capacité.

J’ai relevé la tête pour croiser le regard d’une grand-mère. Elle avait l’air innocente, plutôt chaleureuse. Je me souviens même de son large sourire, éprouvé par le temps, lorsque je me suis baissé pour ramasser la pièce qu’elle avait laissé glisser de son porte-monnaie. Sans surprise, je me suis retrouvé plongé dans un brouillard de couleurs autour d’elle. C’était là mon ultime test, je devais réussir à vaincre ce nuage de photographies, à polir ces projectiles oniriques. Chaque image qui se présentait, je tentais de la tailler, la retourner, la découper. Maintenant, je décortiquais chacune des informations qui me parvenaient, avec de plus en plus de facilité. À ce moment-là, je n’en étais déjà plus à mon coup d’essai, je me sentais capable de réussir à dompter cette énergie qui bouillonnait en moi. La peinture impressionniste que mon esprit percevait, se détaillait peu à peu désormais. En plus des couleurs, j’ai pu très vite dessiner un contour, des formes puis des nuances. À cela s’ajoutaient de nombreux éléments du quotidien. Ainsi, l’étendue verdâtre et bleutée s’était transformée en un jardin d’été, puis en une nette pelouse sous un ciel dégagé et enfin, en un jardin parsemé de jouets, de fleurs et de fruits, sous quelques nuages blancs et un soleil rayonnant. Il devait faire vingt-deux à vingt-quatre degrés.

Nouvelle image, nouvel exercice. Ma cible m’avait projeté une photo beige et marron, floue, et elle était devenue le portrait d’un jeune homme bienveillant. Les chiffres et les lettres, les codes et les symboles, une fois remis dans le bon ordre, se métamorphosaient en un flux d’informations intelligibles. Elles m’indiquaient que l’homme en question était son fils de trente-sept ans, et qu’il résidait à Bruxelles, en Europe. Tout devenait plus clair, et tout se passait en une fraction de seconde. C’était comme si je pensais à la place de ma cible, dans sa tête. Une fois chaque flash remis à sa place, j’ai même réussi à déceler l’avis de cette vieille dame concernant le métro : trop bruyant, trop remuant, mais pratique. Par une série d’indications sans formes, j’étais même parvenu à comprendre qu’elle partait rejoindre un de ses proches.

Pour la première fois, j’avais pris le dessus sur ces songes qui m’envahissaient, et j’avais finalement saisi l’ampleur de ce qui m’arrivait ce matin. J’étais désormais capable de lire dans les pensées. »

Le métro remonta à la surface. Après les deux Escalators, il ne restait plus à Eden que quelques dizaines de mètres à parcourir pour atteindre l’université, à travers un chemin qui s’étendait sous une allée de feuillus. Mais pour l’heure, il ne se focalisait sur rien d’autre que ce qu’il lui arrivait. D’après ce qu’il avait toujours imaginé, si quelqu’un avait pu lire dans les pensées, cela aurait été quelque chose de simple, un outil pratique qui aurait permis de saisir la chose à laquelle l’autre pensait instantanément. Mais il avait compris qu’il n’en était rien, qu’il ne s’agissait pas de lire une ligne au-dessus de la tête de son interlocuteur ni d’écouter ses paroles intimes. Lire dans les pensées, c’était capter des éléments en fuite, les déchiffrer et pénétrer les solides défenses de l’esprit.

Depuis qu’il était parvenu à lutter contre les pensées que les gens lui envoyaient, Eden ne souffrait plus de son mal de tête, ou peu. Mais si ce mal n’était pas dû à la pluie, à quoi l’était-il ? L’image du cube lui revint à l’esprit. Toute cette agitation lui était presque sortie de la tête. L’orage, l’anonyme, le cube, le rêve... lequel de ces éléments était à l’origine de ce pouvoir inattendu ? Sa réflexion fut interrompue par une tape dans le dos. Il se libéra de son sac à dos tout en se tournant vers Charlie, qui l’observait d’un air taquin.

— Sympa la petite douche hier, s’esclaffa ce dernier. Bien rentré ?

— J’ai fait comme j’ai pu. J’espère que tes cheveux n’ont pas frisé ! répondit-il à celui dont la toison d’or s’entremêlait naturellement.

— Très drôle... C’est pas une petite averse qui va faire peur à Charlie Delpierre !

Petite averse ? Il avait dû rentrer à temps, pensa Eden, qui aurait plutôt qualifié le temps de véritable déluge. Que pouvait-il avoir dans la caboche ? Seulement, Eden n’éprouvait aucune envie de s’infiltrer dans les songes de son meilleur ami, aussi dut-il lutter pour ne pas s’introduire dans sa tête. À sa grande surprise, il vint à bout de ce défi sans grande difficulté. S’il parvenait ainsi à s’empêcher de percer l’esprit des gens, cela lui faciliterait grandement la tâche. Non seulement il ne subirait pas les assauts psychiques des autres, mais en plus il choisirait quand accéder à leurs pensées. Dans ce sens-là, le pouvoir d’Eden était véritable.

Enfin il prit la peine de répondre à Charlie, en prenant un air aussi dégagé que possible, qu’il tenterait de conserver pour le reste de la journée. Il venait de lui arriver quelque chose de surnaturel, un événement qu’il aurait aimé partager avec tous ses proches. Mais cela faisait moins d’une heure qu’il était capable d’exercer ce don, qui fonctionnait encore assez mal de surcroît. De quoi aurait-il l’air s’il en faisait part à Charlie, et que du jour au lendemain, il n’était plus capable de lire dans les pensées ? Pire, comment réagirait-il à cette annonce, tout simplement ? Eden avait besoin de se familiariser davantage avec cette nouveauté, avant d’ébruiter quoi que ce soit. Peut-être était-il en danger et qu’en n’alertant personne il aggravait son cas, mais c’était un risque relativement léger comparé au poids des répercussions que ce pouvoir allait avoir sur sa vie quotidienne. Pouvoir qu’il devrait gérer au mieux s’il ne voulait pas sombrer dans la démence.

La journée fut longue. Eden dépensait davantage d’énergie à se retenir de percevoir les multitudes d’idées qui flottaient autour de lui qu’à se concentrer sur les cours. Il lui arrivait de n’avoir aucun effort à faire pour que son don s’éclipse, mais la plupart du temps il restait muet et évitait le contact des autres étudiants. Ce qui n’était pas facile dans ce microcosme. Car le Collège de Yorn était un village à part entière : une fourmilière d’étudiants arpentait les différents bâtiments disposés en blocs, comme les salles de cours ou les internats, et s’évadait parfois du côté du parc circulaire, au centre duquel se dressait la demi-sphère vitrée du gymnase. Le plus grand cauchemar des agoraphobes restait cependant le forum. Cette place pavée, entourée de petits commerces, composait la vitrine de l’université, et le cœur des rencontres estudiantines. Le remarquable portique de pierre disposé en arc de cercle au bout du chemin, à l’entrée du domaine, donnait non seulement sur la station de métro, mais aussi sur le faubourg, une zone paisible dans laquelle Eden possédait son studio, non loin du pont Asgard.

À la pause déjeuner, sur le chemin de la cafétéria, Charlie lui racontait une histoire drôle lorsque deux paires de talons rouges apparurent, claquant de concert dans le hall bondé de monde. Le nuage de pensées se déclencha autour de Roxanne et Cassidy lorsque Eden croisa leur regard, mais il parvint à le repousser temporairement. La jeune blonde s’arrêta soudainement hésitante, puis elle lui sourit. Elle fit apparaître ses dents éclatantes sans que ses yeux changent d’expression. Elle échangea un regard complice avec Cassidy, qui se tenait à ses côtés dans une parure noire, puis s’avança vers les deux garçons et s’arrêta à un pas d’Eden, suffisamment près pour qu’il sente le parfum sucré qui enrobait sa veste en jean. Tout en ignorant Charlie, elle lança avec assurance :

— Tu étais au Bar du soleil hier, pas vrai ?

— C’est le Café du soleil, maugréa Charlie à lui-même, sans que sa remarque n’atteigne personne d’autre que Cassidy.

— Oui c’est vrai j’y étais, répondit Eden avec une pointe d’étonnement. Toi aussi il me semble ?

— La table juste en face, c’est ça, acquiesça-t-elle. On m’a dit que tu avais eu de super résultats aux derniers examens... Major de promo, c’est quand même impressionnant.

— Ah ? Oui, merci. C’était pas facile, mais on arrive à tout avec un peu de travail.

— Et beaucoup de talent, sûrement, compléta Roxanne en hochant la tête.

Il y eut un silence. Tout le monde soupçonna qu’elle feignait l’admiration, excepté le seul qui aurait pu en avoir le cœur net en parcourant ses songes. Au lieu de ça, il se sentit déstabilisé, trop bousculé pour entamer une quelconque immersion dans son esprit.

— Je ne me suis même pas présentée ! reprit-elle joyeusement. Moi c’est...

— Roxanne, acheva Eden en serrant délicatement la main qu’elle lui tendait. Je me souviens très bien. Et je me rappelle aussi de... Cassidy, c’est ça ?

D’un geste nerveux, la jeune femme rangea ses cheveux noirs derrière ses oreilles, mais elle sembla ravie.

— Moi c’est Eden. Vous connaissez peut-être Charlie ?

— Hey ! Enchanté de faire votre connaissance, dit Charlie.

À ces mots, il attrapa la fine main de Cassidy et la baisa du bout des lèvres. Celle-ci éclata de rire, aussi flattée que surprise. Roxanne, de son côté, le salua d’un geste, sans même lui proposer sa main. Elle se retourna vers Eden, qui paraissait amusé.

— Parfait, parfait. Voilà. Très bien, débita-t-elle. Oh ! J’allais oublier ! C’est peut-être un peu osé de ma part, et tu vas te dire : mais pour qui elle se prend celle-là ? Ha !ha ! Mais je me demandais si tu serais OK pour me donner un coup de main en psychologie. Je suis loin d’être mauvaise en la matière, ça non. Et je suis même plutôt douée quand il s’agit d’avoir ce que je veux, tu vois ? Mais là, on a à peine débuté le semestre et je me sens déjà larguée. Je me suis dit que tu serais peut-être plus fort en neuro-linguistique que moi, c’est même sûr. Mais si ça pose problème, ce n’est pas grave bien sûr ! ajouta-t-elle précipitamment.

— Non pas du tout, je serais ravi de t’aider, répliqua Eden. Tu as mon numéro ?

« Et c’est ainsi que je fis la connaissance de Roxanne Deschamps. C’était une fille surprenante, très complexe. J’aurais pu visiter ses pensées et cerner son personnage, mais je n’étais pas suffisamment expérimenté à l’époque pour le faire correctement. Je n’en avais pas non plus l’envie, je crois que j’avais peur de ce que je pourrais y trouver. Ça ne m’a pas empêché de planifier un rendez-vous avec elle le jeudi qui suivait, dans un bar sympa que je ne connaissais pas. À ce moment-là, je n’avais aucune idée de ce que cela pourrait impliquer par la suite. »

— Tu as vu comment elle me regardait ! s’exclama Charlie après un moment, dans la file de la cafétéria. Cette fille m’adore.

— Qui ça, Roxanne ? s’étonna Eden.

— Non, je parlais de la brune ! déclara-t-il en levant le menton. C’est elle que j’ai croisée hier au café. Attends... C’est quoi son nom déjà ?

Voyant qu’Eden ne prenait pas la peine de lui répondre, il s’interrompit et embraya sur Roxanne.

— Ah oui, tu as eu son numéro du coup. Je la trouve drôlement entreprenante ta copine, mais bon, c’est vrai qu’elle n’est pas trop mal. Et puis depuis le temps que tu la matais en anglais (son ami leva les yeux au ciel en feignant l’agacement). Quoi ? J’ai pas raison ? D’ailleurs, elle n’avait pas un copain, elle ?

— En tout cas, c’est moi qu’elle a invité pour des cours particuliers, trancha Eden. Pas la peine de chercher plus loin, on sait tous ce que ça veut dire, ajouta-t-il avec malice. Et puis je me fiche pas mal de cette fille de toute façon, je la connais à peine.

— Cassidy ! s’écria tout à coup Charlie avec son plateau à la main. C’est ça, elle s’appelle Cassidy Frigane. Ou Frangine. Quelque chose comme ça...

Eden pouffa.

Plus tard dans la journée, il se prit à lire dans la tête de monsieur Fournier, alors qu’il rêvassait en cours d’Histoire moderne. Ce fut comme si son esprit flottait allègrement dans la salle, jusqu’à ce qu’il en rencontre un autre, comme celui – relativement brouillon – de son professeur. Mais bien souvent, cela dépendait du bon vouloir de ses capacités, qui ne se manifestait pas toujours à sa guise. Il regrettait par exemple de ne pas avoir sondé les intentions de Roxanne, même si cela avait posé un certain problème d’éthique.

Ce soir-là, Eden ne passa pas au Café du soleil et rentra précipitamment à son domicile. Sa joie du jour, c’était de n’avoir éveillé aucun soupçon auprès de son plus proche ami. Il estimait que si Charlie n’avait rien décelé d’anormal chez lui, personne n’en serait capable. Il lui fallait tout de même trouver des solutions pratiques pour éviter de paraître étrange les jours suivants, à commencer par maîtriser ces impulsions mentales. Le mal de tête, bien qu’incontournable, ne constituait pas une épreuve insurmontable comparé à la tâche qui l’attendait s’il voulait contrôler pleinement les images qu’il percevait.

Assis sur son lit, Eden empoigna le cube et l’examina d’un air pensif.

— Bon sang, qu’est-ce que tu me caches ? soupira-t-il, comme s’il attendait une réponse.

Il le reposa à sa place, sur son chevet, avant de méditer au sujet de ses nouvelles capacités. N’étaient-elles qu’éphémères ou au contraire aucun retour en arrière n’était-il envisageable ? Comment était-il censé exploiter ce don ? Vint ensuite une interrogation d’ordre moral. Eden se reprochait d’avoir forcé les pensées des gens qui l’entouraient, et s’en voulait d’avance à l’idée de devoir recommencer, volontairement ou non. Il venait, malgré lui, de faire obstacle à la liberté de penser, une liberté fondamentale de l’homme, qu’il aurait aimé ne jamais transgresser.

Cette fois-ci, il n’avait pas sondé les pensées de Roxanne. Mais l’avait-il seulement choisi ? Par chance, ses capacités ne s’étaient pas manifestées au moment de l’entrevue, car alors, que ce serait-il passé ? Aurait-il su calmer son esprit vagabond, ou bien aurait-il malgré lui exploré les pensées de son interlocutrice. Là, qu’y aurait-il vu ? Ne pas contrôler ce pouvoir, c’était aller au-devant d’un malaise certain. Et quand bien même il le maîtriserait parfaitement, Eden ne pouvait jurer qu’il ne céderait jamais à la tentation de lire dans les pensées, même pour des banalités. Parfois cela lui semblerait d’une grande aide, mais parfois il découvrirait des choses qui ne lui plaisent pas... « et ce serait bien fait ! », pensait-il. Nul n’avait le droit de s’immiscer ainsi dans la tête des gens, il le savait. Or il en avait le pouvoir. Dès lors comment pouvait-il juger objectivement s’il avait la possibilité ou non de l’exploiter ? Depuis qu’il avait ce cube, la vie d’Eden se réduisait à un dilemme inhumain.

Cette mésaventure n’augurait-elle pas le début du malheur éternel qui condamnait celui qui était différent des autres ? Parce qu’il avait accès à ce que les autres ne voyaient pas, ne pourrait-il jamais s’intégrer dans la société ? Il ne pouvait pas renier ses capacités. Ces dernières, finalement, représentaient-elles un don, une arme ou bien un fardeau ? Car tous les chemins menaient à cette intangible conclusion : il était condamné à connaître la vérité.

Eden se prit une nouvelle fois la tête dans les bras, constatant pour la première fois que ce cadeau comportait un revers de médaille. Il soulevait bien plus de questions qu’il n’y répondait, et son possesseur en souffrait. La seule satisfaction qu’il avait eue aujourd’hui, on la lui reprit en l’espace d’un texto qu’il reçut sur son téléphone portable. Charlie lui envoyait :