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Sade T1 : Vous tenez entre vos mains la genèse de notre histoire. Vous qui avez oublié, voici comment tout a débuté.
Comment nous, frères Joyce, avons construit notre légende. Et comment vous vous apprêtez à être destitués.
Nous nous sommes créés seuls, affamés de chairs, de sang et de désirs…
(Re)découvrez comment, moi, Sade Joyce, j’ai débuté ma vie et celle des miens autour d’un unique dessein.
Car au fond, vous n’êtes pas sans savoir que je suis né pour tuer, Choisi pour défier, Attendu pour vaincre.
Le miroir T1: Lorsqu’Himiko, jeune fille sans-le-sou, apprend qu’elle a été adoptée et que, suite au décès de sa mère biologique, elle hérite d’un magnifique manoir, elle n’hésite pas une seconde à y emménager avec ses amis Mélusine et Francesco. Les deux jeunes femmes découvrent par hasard une trappe verrouillée au sol.
Quand Himiko trouve la clé permettant de l’ouvrir, un immense miroir se dresse face à elle. La jeune femme n’imagine pas que ce mystérieux miroir va bouleverser sa vie.
À PROPOS DES AUTRICES
Nade Arslan est née à Viriat en 1991. A l’âge de 8 ans, elle se passionne pour la poésie et se découvre un amour pour les mots en participant à un concours d’écriture. Auteure de la saga "Sade",
Nade Arslan met seize ans à développer l’univers tout entier de la chronique à travers les péripéties d’un personnage à la fois mystérieux, dangereux et captivant.
Originaire de Franche-Comté,
Jessica Boutry n’a pas du tout suivi un parcours littéraire. Elle est tombée dans l’écriture lors d’un pari avec une amie à l’époque du lycée: celle parvenant à écrire 40 pages remportait la victoire. Victorieuse, elle écrit son premier roman policier comique. L’écriture est alors devenue une passion qui lui permettait de s’évader, de rire toute seule devant son écran et de reproduire ses scènes afin de savoir si les postures étaient possibles, n’en déplaise à ses voisins qui devaient bien rigoler, ou la prendre pour une folle ! Jessica écrit avant tout pour s’amuser et aujourd’hui, elle souhaite partager l’univers que son cerveau farfelu a crée jour et nuit. Ses personnages sont comme ses enfants, elle les aime, mais surtout elle se lève la nuit à cause d’eux quand une idée surgit subitement pour la noter sur son téléphone. Geek invétérée et grande fan de mangas, ses étagères accaparant son appartement en témoignent (difficile de caser plus de 2300 livres ! ). Elle fait de nombreux clins d’œil à ces deux passions dévorantes, et au Japon, pays de son cœur, dans ses livres. Elle lit principalement des romans policiers et thrillers.
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Seitenzahl: 1243
Veröffentlichungsjahr: 2025
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BOOK BOX
SPICY FANTASY
Sade Tome 1
Nade Arlsan
Le miroir Eternity :
La Terre oubliée
de Jessica Boutry
Couverture par Scarlett Ecoffet
Maquette intérieure par Scarlett Ecoffet et Emilie Diaz
Correction par Emilie Diaz et Sophie Eloy
© 2025 Imaginary Edge Éditions
© 2025 Nade Arslan et Jessica Boutry
Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés.
Le code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou production intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
ISBN : 9782385721411
Ce roman est une darkromance, abordant des sujets comme le viol, l’emprise psychologique, les violences, le stress post-traumatique, l’addiction, les meutres, la mort et le sang.
Des scènes, des propos peuvent heurter la sensibilité d’un lecteur non averti.
Ce roman est interdit aux -18 ans.
À Nina, qui a fait de moi une mère accomplie et déterminée.
À Ted, Sade n’aurait pas eu la même saveur sans tes conseils.
À Micka, ta loyauté fait de toi plus qu’un frère.
À Alexis, ton soutien au moment où je ne l’attendais pas à tout changé.
À ma maman qui m’a appris à faire d’un défi une opportunité.
À Nico et papa qui ne liront jamais ce livre.
Aux meilleures belles sœurs qu’on puisse espérer avoir.
À Rose et Romy qui m’ont donné goût à la mer et aux bêtises.
À ma famille et sa capacité à réunir.
Je vous aime d’un amour inconditionnel.
À mes abonnés insta sans qui je n’aurais jamais connu Imaginary.
À Imaginary qui a décidé de croire en ce projet.
A vous qui tenez ce livre entre les mains, ne renoncez jamais.
Aussi, je dédie ce livre à toutes les Nivines.
Au royaume de nos esprits, il y aura nos ombres, nos récits, nos songes, nos utopies.
Sade Joyce
Vous ne vous rappelez jamais avoir entendu parler des frères Joyce, n’est-ce pas ?
Et pourtant, tout le monde connaît ce nom : à commencer par vous.
Il semblerait que votre nature, vous réduisant à l’espèce humaine, ne soit pas le spécimen le plus enrichissant si ce n’est le plus défenseur. La spécificité de votre genre réside dans les vestiges d’une source imprenable et fascinante : l’appareil psychique. Entendre, lire ou voir inlassablement se dessiner des créatures extraordinaires est, pour les êtres comme vous, psychologiquement intraitable. Vous êtes, pour la plupart, les seuls à être les victimes d’une amnésie absolue. Notre présence, pourtant, ne coexiste qu’au travers du folklore que vos ancêtres ont jadis érigé, transformé et innové.
Dans cet ouvrage clandestin, vous découvrirez les noms les plus célèbres, aux différentes facettes de leurs espèces, qui ont joué un rôle dans l’Histoire de votre planète. En définitive, il semble que Carl von Linné, à qui l’on doit la classification des êtres vivants, soit passé à côté de l’essentiel. Il ignorait l’existence de créatures, plus scabreuses, venues se greffer à la vôtre. Nous ne sommes en rien celles de votre nomenclature.
Mieux encore, nous sommes à la tête de la chaîne alimentaire, loin devant vous.
Vous subsistez parce que nous le voulons bien.
Si vous ne vous souvenez jamais avoir entendu parler de nos spécimens et du monde que l’on vous a dérobé, vous faites alors partie de ceux dont toute présence démesurée n’est pas lucide, votre cerveau n’assimilant pas la réalité la plus clairvoyante. Tout ce qui ne vous semble pas algorithmique et académique plonge votre intellect dans un trouble de la mémoire.
Un déni.
L’univers tout entier n’a de cesse de bercer ses maux d’incompréhension dans un océan d’artifices. Le dôme hypocrite qu’ils entretiennent depuis des millénaires ne fait que couver leurs frayeurs face à un inconnu qu’ils redoutent et dont ils ont pleinement inconscience. L’être humain est une espèce à part entière.
La plus faible d’entre tous et pourtant la seule capable de se croire au summum de la chaîne bestiaire.
Je règne en pervers, dominé par ces sales manières, une conviction maquillée par une bienséance fallacieuse. Je suis le monstre prometteur que Richard Goldschmidt1 défendait de son temps. Je partage cette analogie avec mon frère. Il en demeure le cadet. Lui et moi sommes nés d’une souche animale plus puissante que celles confondues. Nous avons la capacité à nous seuls de renverser tous les pouvoirs. Nous ne figurons ni dans votre nomenclature, ni même dans les rangs taxinomiques des créatures cachées dont nous sommes issus, en théorie. Nous nous fondons aisément avec toutes ces races dans leur ressemblance immatérielle. Nos chemins analogues, bordés d’un sadisme exclusif et d’une perfidie inégalée, justifient notre lignée, noble et naturellement impétueuse.
À nous seuls, nous sommes une légende fringante et leste.
Il est la démence, je suis l’inconvenance.
Nous sommes notre propre souche, au-delà de toutes, et de toute part sont nos terres. Bienvenue sur ce territoire, ce monde de tous les dangers, où flottent ces fantasmes que nous défions perpétuellement : le prix d’une liberté jouissive et irrévérente. Partout, ils parlent de nous comme des bêtes affamées et incontrôlables, influencées par une illusion maquillée. Les cordes sont en notre possession, leurs genoux piteux maintiennent leurs corps arpentés par nos griffes acérées, tandis que nous nous nourrissons de ce spectacle obscène.
Osez prétendre nous connaître et attendez de les voir vous rire au nez, car nul n’échappe à la déraison lorsque l’hypothèse de nos chemins pisseux mêlés au vôtre est avérée.
On ne trouve qu’un unique récit jamais divulgué sur les frères Joyce, de précieuses archives que tout le monde se serait arrachées sans une once de retenue, avide d’éclaircir les doutes défendus sur le folklore des éternels Peter Pan.
Nous sommes la fratrie tant redoutée, joycienne par nature.
Il est temps de marquer l’Histoire par la réminiscence écrite de notre dynastie.
Et il n’existe qu’une vraie mémoire dont l’authenticité ne peut provenir que des principaux concernés.
Cette chronique légendaire, vous la tenez entre vos mains.
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Omnia vincit amor2
Virgile (Églog. X, v. 69)
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Nos regards se croisèrent, le temps d’un souffle communément suspendu et indécis.
Elle reposait sur ce lit, prudente, animée par l’écrasante torpeur qui faisait face aux tourments hésitants que renvoyait ma conduite.
Son corps tout entier vacillait. Il avait eu peur, mais la terreur ne l’habitait plus désormais.
Elle n’avait plus à trembler face à celui qui avait su apprivoiser ses instincts et l’avait compris. Mieux encore, elle pouvait le sentir. Craindre celui qui l’avait privée de ses émois ne lui serait d’aucune utilité. J’avais conquis sa sensibilité, je m’étais saisi de ses passions à mon égard et à celui de mon frère. Tout son corps s’appuyait sur ce matelas, immaculé par sa pureté. Je l’observai poser un doigt à ses lèvres sans jamais cesser de s’emparer de l’iris algide qui entourait mes pupilles. Son attention ne se portait plus sur l’imprévisibilité qui se dégageait de ma conduite. Ce soir, je la savais en sûreté et bientôt mienne, à jamais. Sa main caressa lestement les draps sur lesquels son galbe se délassait avant de disparaître sous un épais coussin. Lorsqu’elle se décida à ne plus me sonder, elle se retourna, plaquant son ventre sur le matelas puis ferma les yeux, éreintée par les événements survenus quelques heures plus tôt. Son corps se mouvait à mesure que ses courbes se cambraient sous le poids de l’excitation.
Bordel qu’elle était belle.
Je penchai la tête, silencieux, rasséréné par le spectacle enivrant de sa silhouette découverte. Je l’observai dangereusement, adossé au mur, avant de disparaître, à cette vitesse si familière et imperceptible pour tout être de l’espèce humaine. Les contours de son galbe guidaient ma passion interdite pour cette femme. Elles étaient une censure que je souhaitais atrocement posséder : goûter à cette chair inédite demeurait défendu. Mais ce soir, je ne tarderai pas à jouir de cet interdit. Elle était celle qui me donnait cette illégitime sensation de subsister et me rendait moins infaillible. Cette déesse était à elle seule ce qui faisait de moi un être vulnérable, me consumait malgré l’immunité que me prodiguaient les vertus d’une immortalité certaine. Cette fascinante croyance défiait jusqu’à ma nature, jusqu’aux dogmes que mon frère et moi-même déifions.
Ce soir, il me savait aux côtés de celle de qui nous ne cessions d’entretenir l’éternité, la soumettant à soigner sa virginité. Il me pensait sensible et rempli de hargne après qu’elle ait volontairement tenté de troquer ce qu’une femme, Nivine qui plus est, a de plus précieux. Nous portions à cette femelle une dévotion sans égale, propre à chacun. Mon frère, lui, tenait à me soustraire à cet amour pour cette femme que j’avais cherché à rejeter. Nous n’avions de désir pour aucun autre être, quelle que soit sa race. Et pourtant, vous l’aurez compris, elle était ma seule faiblesse.
La Nivine ne tenta pas de savoir où je me cachais. La pièce était suffisamment vaste pour prétendre traquer une proie sans que celle-ci ne puisse deviner ma position. Elle resta allongée, sans jamais ciller, se fiant à ses doutes quant aux affects hypothétiques que le plus dangereux des frères Joyce, châtié du monde des vivants, pouvait éprouver pour elle. Puis, j’entendis ses gémissements lorsque mes poings se plantèrent non loin de son visage sur un matelas qui capitulait sous le poids d’une force sans entrailles : j’apparus enfin. De manière délibérée, je manquai d’effleurer ce visage précieux et si captivant. J’agrippai sa peau à hauteur de sa hanche droite et retournait son corps sans effort, la contraignant à me faire face. Presque d’instinct, il se soumit à la seule liberté de rotation, pris entre les bras de son bourreau, le mien écrasant le sien, labile et plus fragile. Elle esquissa une grimace sous le poids d’une douleur étouffante, presque humiliée par ses instincts présomptueux et quiets. Je pris plaisir à la voir chercher vainement mon regard, en quête d’un semblant de consolation dans ce qui était l’échec lamentable de son assurance quant à la dangerosité de ma démence, si usuelle pour elle. Je plantai mes yeux dans les siens, sans grand romantisme. Ma nature me plaisait par sa force animale. Je ne traitais pas avec l’empathie. Je n’accordais pas d’importance à la douceur humaine qui vous est si familière.
Je ne composais pas avec la miséricorde.
Ses espoirs étaient inutiles, et pourtant elle se savait mienne. Je l’observai se consoler en posant une main timide sur mon torse brûlant. Je cédai un semblant de grognement étouffé et à peine perceptible. Dès lors, la Nivine la retira vivement, le souffle coupé, résignée, comprenant qu’elle ne changerait pas le monstre que j’étais. Elle se laissa alors captiver par mon iris couleur acier l’apprivoisant : sans d’autre choix sinon celui-ci. Mes instincts prédominaient. Je n’étais pas humain. Elle ne l’était que par habitude : résultat hérité sans hérédité savante. Mes pupilles limpides se perdirent sur cette chair naturellement hâlée, parcourant les courbes de ses lèvres rebondies. J’effleurai ses seins arrondis, frissonnant sous la caresse diaphane de mon regard, violant ce semblant d’intimité, ce derme qu’aucun homme n’avait encore touché. J’esquissai un sourire, pervers et froid, appareillé à mes yeux imperturbables qu’elle cherchait à convoiter presque avec désespoir. Ma bouche, à la fois tendre et vorace, survola les siennes, immaculées et vertueuses. Je marquai un territoire défendu tandis qu’elle se sentait conquise et vénérée. Une main, lente, glissa dans son cou alors que de l’autre, je flattai la délicatesse d’une peau martyre et soumise. La Nivine se laissa faire et ses paupières se fermèrent peu à peu, sans une once de méfiance, me cédant une authentique confiance, bercée par la douceur de mes pulsions sauvages et familières, pourtant si étonnamment amènes avec elle. Nos souffles s’entrelacèrent inévitablement, et déjà, ma respiration se fit plus rauque. Je me soumis à l’excitation instinctive qui naissait en moi, dévorant la soudaine sensibilité qui m’habitait. La puissance des affects dans lesquels je me noyais consumait cependant tout désir bestial et pernicieux. Je ne devais ce comportement atypique et tendre qu’à un seul être. Il me faisait face, le corps reposant sur ces sombres draps de soie, sans d’autres choix que de s’abandonner au mien, dans ce lit qui la retenait prisonnière, pour unique captive des fantasmes charnels de son prédateur. Elle se laissa faire et gémit, une nouvelle fois, étouffée par le poids d’une appétence qu’elle n’avait jamais eu à repaître jusque-là. Une chaleur souveraine et animale me soumit à mon ambition bestiale, propre à ma nature. Je parvins cependant à réprimer la perfidie de ces impulsions familières pour n’en consigner que cet amour viscéral que je portais à cet être que je méprisais tant. La chambre baignait dans une pleine obscurité, bercée par les seules flammes brûlantes qui domptaient des cierges consumés. Nos regards se cherchèrent. Elle ignorait toujours qu’ils se croisaient déjà, inaccoutumée à cette nébulosité confuse qui rendait toute autre race aveugle aux ombres brumeuses. Elle me savait plus dominant encore dans cette nuit absolue, et me donnait pourtant une confiance irréfléchie. Je la désirais, égoïstement. Ses lèvres se rapprochèrent des miennes, timides et hésitantes. Elle fronça les sourcils quand elle reconnut le parfum des effluves d’alcool que dégageait mon souffle. Je fixai sa bouche, sans jamais ciller, empli de peurs profondes quant à ces attitudes inexplorées, sournois face à ces effusions inconnues. Sa main droite esquissa une conduite désorientée sous un tissu écru recouvrant ma chair. La Nivine traça un chemin craintif et vint se poser sur un derme blafard à hauteur d’un cœur désœuvré. Je laissai échapper un souffle brut, pareil au gémissement insatiable de tout autre animal de mon espèce. Elle frémit, submergée par une peur archaïque, puis retira à nouveau son étreinte. Je ne savais pas prendre le temps de dominer intimement une femme, je n’accordais de l’importance qu’à mes seuls besoins. Je ne donnais pas de plaisir, je ne faisais que le dérober. C’était inscrit dans mes gènes. Je ne souhaitais pas acquérir ce qui n’était pas inné. J’étais un animal déshumanisé. L’instant despotique surplombé par le contrecoup de ma réaction dépeignit l’ultime faiblesse du prédateur autocrate que j’étais. Celui du plus prisé en cette période, celle des temps révolus et ceux à venir. Je saisis alors sa main, de manière brutale, lui arrachant un cri évident, dominé par la surprise et l’appréhension. Elle s’efforça en vain de se défaire de cette emprise tandis que je restai sourd à son souffle plus agité. Sans jamais cesser de fixer son regard atterré, je portai mes doigts, menaçants, à sa bouche. Je défiai jusqu’à mes capacités irréelles de décence, provoquant une soif impatiente, domptée par ma nature de prédateur. Dangereusement, je tentai ce que personne ne soupçonnerait un jour possible. Mes lèvres acerbes s’écrasèrent lentement sur sa chair et sa main eut le réflexe certain de se refermer. Elle ne dit pas un mot, observant, de toute la délicatesse de ses sens, ce qui lui semblait inconciliable. Son silence dévêtit ses soudaines suspicions, vacillant entre le jeu pervers d’un destructeur né et celui d’une probable ferveur en devenir. Elle pouvait désormais inhaler la substance ambrée que j’avais ingérée à outrance : ma passion addictive pour le cognac désinhibait mes peurs. Elle savait combien je ne la maîtrisais pas et à quel point elle calmait ma rage. Je retournai sa main, dévoilant une peau plus claire à hauteur de son avant-bras, et laissai mes pupilles se nourrir du spectacle intraveineux qui s’offrait à moi avant de refermer brutalement des paupières dissidentes. Je restai sourd à l’ivresse sanglante qui terrassait mes instincts lubriques. J’effleurai redoutablement sa chair de mes lèvres, une fois encore, là où le parfum naturel d’un derme subtil recouvrait une substance lénifiante et la danse folle de cette souche vermeille rythmait mes sens les plus fins, excitant une langue impétueuse que je trahissais par mon incoercible douceur. À nouveau, elle se laissa faire, le souffle averti, abandonnant l’unité de fonction dont l’essentiel était la respiration. Au moment où je relâchai sa main, je saisis ses hanches sans demi-mesure. Mes doigts la maintenaient prisonnière. Je la retournai avec brutalité. Elle se plaqua au lit et je la forçai à cambrer son bassin pour profiter pleinement d’un fessier galbé et plus suave que la délicatesse elle-même. Alors, mes sens m’alertèrent sur les premières larmes qui perlaient sur ses joues sans même les voir. Je compris qu’elle était envahie par la peur, sa respiration s’accélérant. Ce fut avec difficulté qu’elle parvint à articuler de cette voix si familièrement éraillée et fragile :
— Sade, arrête…
Je l’obligeai à n’ajouter aucune nouvelle justification. Je restai sourd quand elle m’implora. On ne pouvait plus m’arrêter. Elle avait cherché à nous duper : tenter de perdre cette virginité avec un autre que moi avait été une redoutable erreur. Cette pureté qui la rendait éternelle à nos côtés et que nous avions toujours préservée, mon frère et moi, aurait pu se dissoudre en à peine quelques secondes si je n’étais pas intervenu. Cela ne lui valut qu’une incontrôlable dualité. Nash et moi avions mis fin à la vie de cet homme impudent. Désormais, c’était à son tour. Je répliquai alors, vertement, le ton froid d’instinct :
— Ferme-la.
— Tu as bu… S’il te plaît, arrête…
— Chhht…
Elle se tut inévitablement, étouffant un sanglot, glissant ses bras au niveau de son visage, longeant son épaisse chevelure brune et cendrée à la fois, l’allure naturelle et sensuelle. Je plaquai une main sur ses fesses fantasques, les tirant à hauteur de mes lèvres en lui arrachant un gémissement animal. Elle se mut dans une danse indécente, ondulant à un rythme provocant qui me contraignit à me saisir avec fermeté de ses poignets, appuyant mon corps contre le sien, l’obligeant à rester immobile au risque de me faire perdre cette instable maîtrise de mes instincts familièrement farouches. Je la fixai alors en l’espace de quelques secondes, hésitant, défiant nos interdits respectifs, assourdi par l’absolue excitation qui écrasait nos souffles désormais placides. Elle retenait le sien, aveugle de tous ces gestes que j’effectuais sur elle. Elle se sentait piégée et assujettie. Elle était démunie et ne savait pas quel comportement elle devait adopter. Puis tout s’accéléra. Je la soumis dans la découverte proscrite de son corps et elle ne pouvait que se laisser dompter. Mes lèvres effleurèrent déjà son cou lorsque je glissai une main sur sa cuisse parfaitement nue, sans une once de prudence et pour la première fois, dans une parfaite simplicité. Je gardai ma proie en haleine. La finesse affûtée et dangereuse de ma langue se dévoilait enfin. Elle cherchait à pénétrer sa chair, révélant des épines venimeuses, que dans votre folklore puéril vous confondez avec deux canines. Ma victime tenta de se débattre, à mesure que des milliers de picots la menaçaient. Je resserrai mon étreinte lui arrachant un cri douloureux auquel je restai sourd. C’était comme si traverser la barrière dermique de son corps n’était plus un obstacle suffisant pour lénifier leur voracité. Je résistai un instant, méditant sur la partie la plus affriolante qui ouvrait au mieux mon appétit. Sa silhouette se cambra dans une jouissance phonique qui excita plus encore mon attirance sanglante qu’elle fomenta un désir charnel, vétéran.
— Sade, s’il te plaît… insista-t-elle.
Elle tenta maintes et maintes fois de me supplier. Elle voulait me dissuader de franchir l’irréparable qui arracherait avec sa pureté son immunité éternelle. Une Nivine se devait de rester vierge pour garder sa beauté intacte, c’était inscrit dans leurs gènes. C’était le propre de son espèce. Les épines de ma langue se plantèrent avec brutalité dans sa chair, à hauteur de sa hanche, tandis que j’aspirai son sang aussi innocent que sa chasteté. Ma proie hurla sous le poids de la torture, impuissante face au poison qui la submergeait, articulant des mots que je n’écoutais plus. Mais la mélodie de ses cris berça mes sens. Je l'entendis pleurer plus vivement encore : elle n’était pas habituée à la maltraitance bestiale et perverse que je lui faisais subir. Sa voix devint de plus en plus sourde, au fur et à mesure que je lui volais son sang. Mais l’excitation lascive de nos souffles affamés inspira la volupté de mes caresses. Je n’écoutais plus ce qu’elle adjurait, je me laissais plutôt enivrer par mes raisons déraisonnables. À mesure que je parcourais progressivement le chemin que j’interdisais à tout autre homme, j’empreignis quelques pans de sa chair tandis que dans le même temps, son corps dessinait derrière moi les vestiges de ma folie au travers de spasmes. Je marquai de ma bouche le sceau irrémissible de mon passage sur l’estancia ardente que je domptais, sur celle que je désirais posséder pour l’éternité.
L’éternité.
Il me fallait pour ça ne jamais profaner sa chasteté bien gardée. Il me fallait ne jamais bercer ses lèvres, ne jamais étreindre ce corps, ne jamais me croire un jour capable d’une pareille délicatesse. Il me fallait ne jamais porter à un autre être que mon frère ce soin jadis exclusif. Il m’aurait fallu ne jamais pénétrer l’antre d’une pureté inexploitée, ne jamais l’entendre jouir d’une volupté qu’elle découvrait et que je connaissais depuis des siècles au travers d’autres femmes, ne jamais la sentir se mouvoir au rythme de ces caresses, négligeant la désolation venimeuse qui laissait déjà apparaître sur sa peau les hématomes d’un délice égoïste. Ne jamais humer son parfum naturellement amène, ne jamais goûter une dernière fois à sa chair enivrante et ne jamais la voir s’assoupir avec douceur, bercée par l’épuisement que lui infligeaient nos ébats déchaînés et la sérénité d’une effusion partagée. Elle avait laissé place à un plaisir interdit, marquée cependant par une douleur que jamais elle n’oublierait. Cette nuit-là, pour la première fois et à jamais, elle devenait mienne. Je l’ignorais encore, mais c’est ainsi seulement que je savais exprimer mon adoration pour cette femme. J’étais dévoué à elle, fervent commentateur de ses affres.
Nos regards se croisèrent, à nouveau, le temps d’un souffle communément suspendu et indécis […]. Elle avait eu peur, mais la terreur ne l’habitait plus désormais.
Désormais, je la condamnais à une éternelle perdition, insensible à toute immortalité, prisonnière de l’unique instant présent, l’entraînant dans cet abîme joycien.
À perpétuité.
Désormais, elle était mienne.
Vous en êtes les témoins.
« Le caractère commun à tous les gènes réside dans le fait que chacun d’eux transmet perpétuellement aux générations suivantes une aspiration du passé familial, de la lignée. » D’après la théorie des pulsions du Dr L. Szondi.
Il semblerait qu’une psychose soit une maladie plus grave que la névrose.
Certains défendront l’idée qu’avoir pleinement conscience de ses troubles et des instabilités psychiques qu’elle suscite engendre une existence moins solennelle que se noyer dans une entière ignorance de son syndrome. Il n’est question que d’un angle de vue bien défini, mais surtout et avant tout de l’intérêt porté soit au malade, soit à ses victimes.
Vous, qu’est-ce qui vous préoccupe le plus ? Le passage à l’acte du psychotique ou les conséquences qu’il engendre sur sa cible ? En d’autres termes, oseriez-vous admettre qu’il vous fascine plus encore de prendre connaissance des recettes antisociales d’un aliéné que de la plaie qu’il administre à ses proies ?
Quoi de plus plaisant que de se fatiguer à froisser l’équilibre psychique de l’autre et prétendre ne pas avoir conscience de sa propre perversité inspirée par l’effondrement d’une structure affective personnel ? Relisez ces derniers mots jusqu’à ce que la signification de cette réflexion trouve son sens. La démence est à certains ce que d’autres définiront comme une couverture utile dans un bain de pathologies dyadiques triées entre ce que la pensée est à même de supporter et ce qu’elle n’est pas en mesure d’admettre. À vous de dissocier la situation la plus grave désormais, et si vous prétendez n’avoir aucun moyen pour trancher : feuilletez ces mémoires, observez et jugez quelle position vous semblera la plus décente. Je suis ce qu’ils appelleront le fruit d’une prépsychose que personne n’aura soupçonné à temps : incurable sociopathe, génie prodigieux.
1612. Prédateur marginal dans un premier temps, j’étais, à cette époque, âgé de huit ans, dans un repli social absolu.
Et c’est ici que mon histoire commence.
Celle dont l’humanité tout entière dépendra.
Le spectacle des nerfs actifs de la vipère inanimée dessina sur le coin de mes lèvres un sourire évident, dénué de toute ardeur, et empli d’une curiosité certaine, mais surtout vorace. Assis à quelques mètres du porche de la demeure parentale, je restai stoïque, la réflexion aphone, unique enfant de la lignée. La villa avait été pensée avec plus d’imagination que la simple présence d’une progéniture, et peut-être n’avais-je pas toujours été seul héritier de cette dynastie. Je croisai les bras, l’iris grise et désormais plus sombre se figeant sur la dépouille bientôt immobile de la créature, sourd aux appels incessants de ma génitrice. L’anatomie cadavérique du serpent se disloqua plus modérément et je me décidai alors enfin à tendre la main. Je n’avais pas appris le dogme social fondamental et perpétuel de l’animal redoutablement venimeux. De ce fait, aucune peur ne m’habitait.
J’avais été amputé des attentes et des croyances répétées de notre société.
Tandis que mes doigts empoignaient maladroitement le corps écaillé de la bête, à hauteur de l’étendue temporale et l’extrémité postérieure, l’autre tâtonnait le sol d’un jardin négligé, à la recherche d’une large pierre suffisamment affûtée.
Je tentai alors de déterminer l’âge du reptile. Sa taille n’était pas un indicateur fiable. Mais ça, je l’ignorais. La vipère était légèrement plus longue que mon bras, on pouvait la deviner novice et fraîchement née. J’obligeais ainsi mes convictions à ne se soustraire qu’à cette hypothèse intègre. En conséquence, le vice était plus fétide encore si on tenait compte du précepte sociétal selon lequel une jeune géniture, symbole de l’innocence infantile, était un être inoffensif, et de ce fait, méritait moins la mort ou la torture qu’un être plus adulte. Certes, il m’importait peu de défendre cette distinction, mais déjà, à l’âge de huit ans, en parfait génie précoce, ressentir ce besoin âpre de désarmer cette croyance était évident.
Lorsque je mis enfin la main sur l’objet visé, je le ramenai lentement à hauteur de la créature, hésitant quelques secondes. Mes doigts se resserrent autour de la pierre tranchante. Mon regard allait de l’outil à l’animal encore à demi conscient. Je lui portai un coup violent, dans un objectif convulsif : celui de découvrir l’anatomie ovipare du reptile parsemé de fines écailles et de plaques cornées. J’étais empli d’un primum movens3 déroutant selon eux, enivrant à mes yeux. Et pourtant, la tuerie de la bête était insignifiante face à ce qu’on cherchait à faire oublier dans les mémoires de la ville. J’étais l’auteur d’un non-crime qui me valait mon repli et ma solitude dans cet antre morbide. Certains avaient jugé mon acte « accidentel », m'excusant d’être martyre d’un drame fortuit. Tandis qu’ils m’élevaient au même rang que la victime de ma folle et pernicieuse curiosité (pour ne pas dire attractivité) sur la mort.
D’autres, plus clairvoyants, pressentaient chez moi un excès précoce et redoutable d’ingéniosité immorale… au grand désespoir des uns, et à l’importante fascination des autres.
— Tu devrais essayer avec ça.
Une voix féminine me fit sursauter. Je me relevai aussitôt, relâchant la bête rampante, comme si le tenir prouverait mon abjection, me retournant pour faire face à cette inconnue. Je reculai, m’éloignant de quelques centimètres à peine du cadavre de l’animal. Mes yeux se posèrent sur le reptile, devinant sans trop de mal que la jeune femme m’observait déjà depuis de longues minutes au vu de l’objet qu’elle me tendait. Une fine lame cristalline glissait de sa main. Je penchai la tête, d’un geste lent, sans trop y prêter attention, signe d’une réflexion putride. Elle esquissa un rictus, me détaillant de cet œil étrangement familier. Je relevai surtout cette satisfaction dans cet iris amer. Je fronçai machinalement des sourcils, ce qui faisait ressortir davantage le contraste luisant de mon regard. Mon corps quant à lui resta immobile. Elle effectua un pas en avant. Je demeurai stoïque, pourtant. Dès lors, son sourire s’élargit sur le coin de ses lèvres. Elle semblait comblée par ma froideur impénétrable.
— Tu obtiendras un travail plus propre, insista-t-elle, agitant légèrement la main toujours tendue.
Je fis preuve d’une impertinence arrogante, signe de mon associable sociabilité. Elle m’observa faire cependant, silencieuse cette fois. Je m’assis à nouveau près de la chair fraîche de la bête, me saisissant une fois de plus de l’épaisse pierre avant de poursuivre mon opération, découpant maladroitement le derme écailleux de la vipère, à hauteur de la zone ventrale. Elle me fixa, sans prêter intérêt à mon œuvre, ses yeux plantés sur mon visage de marbre puis jeta l’objet, qu’elle m’avait tendu, non loin de moi. Hésitant, je m’en emparai timidement, sans même accorder de sympathie à son propriétaire.
— Ce qu’on dit est vrai.
Je tournai la tête et mon regard se posa sur ses traits. Elle avait toute mon attention désormais. Mon iris claire se riva sur le sien, presque imperturbable, lui aussi. Mais elle, contrôlait sa froideur. Elle n’était pas naturelle. Je pouvais le sentir sans même qu’elle ait à se trahir. A cette époque, je pensais que nous étions tous dotés d’une telle sensibilité à ressentir ce que les autres tentaient de cacher.
— Ils disent que tu es très beau.
J’arquai un sourcil. Ils disaient tous ça. Mais qui étaient ces gens quand à huit ans on n’avait jamais approché la présence humaine ni même la compagnie sociale d’une foule ? En ce temps, la splendeur dépeinte sur un faciès n’avait pour moi aucun intérêt, aucun sens. C’était là une croyance pernicieuse, erronée. Je ne tarderais pas à le comprendre. Dès lors, deux iris translucides défiaient ceux plus envoûtants et moins algides de la jeune femme. Elle me faisait perdre patience.
— Ton visage est captivant et si… mature.
J’esquissai à mon tour un sourire, dépourvu de toute sympathie, vide de distraction. A cet instant, tout ce que d’instinct je percevais de la beauté ce n’était que celle d’un enfant imposant un respect asphyxiant à un animal rampant bientôt mort.
— Je ne sais pas qui vous êtes, mais, s’il vous plaît, ne dites rien de ce que vous venez de voir, articulai-je simplement, en ignorant volontairement ses propos.
Après m’être relevé et saisi de la dépouille d’une main ferme, écrasant les membres internes qui n’avaient pas eu assez de temps pour s’extraire du corps du reptile, je la jetai dans les épais massifs que ma génitrice choyait abusivement. Je me fichais clairement qu’elle lui confie ce à quoi elle avait d’assisté. Je testais, en revanche, sa fiabilité. À quel point pouvais-je me fier à cette inconnue ? Quelles étaient ses intentions ? Pour quelles raisons était-elle venue me voir ? Pourquoi semblait-elle captivée par ma personne ? Nous tarderons à le découvrir. Mais, commençons par évaluer sa loyauté.
— Elle n’en saura rien, murmura-t-elle dans un sourire amusé, tout en regagnant, à mes côtés, le manoir familial.
Elle mentait. Je pouvais le ressentir. Pourtant, dans cette expérimentation, j’espérais me tromper. Elle releva quelque peu le menton, gestuelle typique en ce siècle, hautaine et faussement confiante en ce qu’elle faisait ou envisageait de faire. Le charme d’une telle noblesse édictait une emprise souveraine chez cette femme. Elle était captive de ma magnificence, totalement inconsciente qu’elle était victime et séduite par une manipulation silencieuse et sans effort.
Elle reflétait une fierté féline et égoïste, qu’elle ne portait pas aux différentes Nivines : pour n’importe lequel des hommes, il n’y avait qu’elle. Elle n’était pas sans savoir qu’elle était belle. Aucun d’eux n’était en mesure de se détacher de ce faciès, ni même de sa silhouette. Son élégance défiait toute autre femme que j’avais pu rencontrer jusqu’ici, quand bien même elles étaient trop peu. Je devinai déjà qu’elle serait vraisemblablement l’unique. Elle semblait inégalable et n’ignorait pas les traits parfaits qu’elle portait. Elle devait être âgée d’une trentaine d’années à peine, et pourtant son visage ne recouvrait aucun défaut. Il était symétrique, absolu et suave. Une crinière blonde et épaisse dévalait son dos dans un rythme soigné, probablement la seule de son époque à les relâcher de la sorte. Je la suivis jusqu’à la porte entrouverte de la maison.
Lorsqu’elle fit face à ma génitrice, leurs regards clairs et communément amers se défièrent dans un silence volubile. L’inconnue, sans surprise, dominait en maître, signe d’un dialogue qu’elle était permise d’engager. Et c’est ce qu’elle fit.
— Tu devrais le surveiller, Thalia.
Sans plus attendre, ses lèvres rosées et voluptueuses articulèrent une mouvance lascive. Elle dominait jusqu’à son timbre de voix, libidineux et suprême – que je ne mesurais pas en ce temps, à cet âge. Tout semblait finement réfléchi, désiré et de ce fait, contrôlable. Ma génitrice fronça des sourcils dans l’attente d’une explication qui ne saurait tarder à émerger. Je ne réalisais pas encore le poids des mots de notre interlocutrice ni même de la trahison implicite jaillissant derrière les sens multiples de sa phrase. Je ne m’étais pas trompé, quand bien même j’avais tant souhaité que ce soit le cas. Elle était plus vile en ce temps. À cette époque, elle occupait la place dominante de notre dualité.
Ce n’est que lorsqu’elle me libéra la main que je remarquai que mes doigts écrasaient les siens, dans un semblant d’affection inconsciente. D’un geste vif, je portai la mienne derrière mon dos. Pourtant, tel n’était pas le cas. L’inconnue triomphait d’une aisance perverse et maligne dans l’art de la manipulation mentale et somatique. J’ignorais à partir de quel instant j’avais ressenti ce désir physique au seul fait d’effleurer le derme hâlé de mon interlocutrice. À vrai dire, je doutais même qu’il s’agisse d’un quelconque besoin pulsionnel. Elle me sourit tandis que je me retournais déjà pour quitter les lieux. Cependant, elle en décida autrement.
À cet âge, l’enfant apprenait tout juste à se décentrer pour considérer un nouveau monde que son propre environnement. C’est à juste titre que, à ce jour où je vous narre ces faits, Freud introduisait, il y a près d’un demi-siècle, la notion de « destruction de l’illusion narcissique ». Autrement dit, une révolution copernicienne chez toute progéniture saine. C’est ce qui forgerait, en partie, son identité sociale, son appartenance à un groupe et, de ce fait, son intégration au sein de la société. J’occupais, pour ma part, une position égocentrique adhésive. L’inconnue contribuait à son maintien vorace, ce qui n’était pas pour me déplaire, nous satisfaisant ainsi, tous deux.
— Ton fils jouait avec les tripes d’un serpent qu’il a lui-même tué et dépouillé, confia-t-elle sans une once apparente d’incommodité. S’il goûte à son sang, tu sais comme moi ce qu’il adviendra. Cela serait un parfait gâchis, ajouta-t-elle en me jetant un bref coup d’œil.
Je marquai un arrêt, adoptant un rictus dénué de tout son sens commun, avant de tourner les yeux vers celle qui nous faisait face. Mon corps, quant à lui, resta figé. Elle me fixa à son tour, me renvoyant un sourire empli d’une satisfaction excessive. Alors, mes doigts se murent jusqu’à sentir l’ongle de chacun d’eux s’enfoncer dans la paume de mes mains. Mes instincts ne m’avaient pas trahi : ils savaient qu’elle le ferait.
— Sade ne ferait jamais une chose pareille, s’offusqua ma mère.
— Allons, Thalia, j’ai entendu dire qu’il avait déjà fait bien pire.
L’inconnue pencha la tête, accompagnant son timbre acide d’un sourire malavisé. N’était-il pas convenu de préserver le souvenir de ce spectacle sanguinaire ?
— Ils surveillent ton fils de très près, expliqua-t-elle sur un ton défiant toute hésitation.
— Pourquoi crois-tu qu’on le garde enfermé ici ? — Le priver de notre société ne fait qu’empirer son développement. Il ne suffirait de rien pour que j’en touche un mot au Roi, poursuivit-elle dans un souffle presque imperceptible, comme si les entendre représentait un risque.
— Tu ne ferais jamais ça, chuchota-t-elle sur un même ton.
— Et pourquoi pas ?
— Parce qu’on découvrirait ma nature et celle d’Ellias.
— Et ?
— Tu sais que notre union n’est pas permise.
— Nous y voilà, articula-t-elle lentement. La sécurité de ton fils t’importe peu, n’est-ce pas ? lança la femme dont j’ignorais encore le nom, tandis que déjà elle regretta ses paroles : Thalia se jeta sur elle, plantant son regard empli d’une animosité naissante, obligeant l’inconnue à reculer d’un pas.
— Je tuerais pour lui, prononça Thalia lourdement, de sorte que son interlocutrice puisse relever chacun de ses mots.
— On dirait qu’il est fait à ton image, ironisa-t-elle, alors que nous savions tous les trois à quoi elle faisait référence.
— Arrête ! s’écria Thalia. Laisse mon fils en dehors de…
— Ton fils ? Que fais-tu du deuxième ? ajouta-t-elle plus provocante que jamais, presque sans limite.
Thalia resta silencieuse. Elle semblait soudainement plus pensive, subitement absente. L’inconnue avait su l’atteindre là où il fallait. Elle ne répliqua pas, mais l’évidente réponse qui accompagnait cette interrogation faisait écho dans sa réalité psychique éreintante. Elle décida, sans surprise, de ne jamais réagir aux sollicitations de cette femme. Je me souviens qu’elle lui renvoya la rhétorique insoutenable d’une demande dont l’explication leur paraissait, à toutes deux, incontestable.
— Venons-en aux faits, trancha Thalia les bras croisés autour de sa taille. C’est pour Sade que tu es là, n’est-ce pas ? questionna-t-elle alors qu’elle reculait. Ce qu’il a fait à la jeune Marguerite était un accident.
— On m’a envoyé chercher ton fils, reprit-elle, sourde à ses plaintes.
Thalia stoppa ainsi tout mouvement : la réponse de son interlocutrice m’arrachait déjà à elle. Elle s’avança lentement vers moi, comme si chaque pas qu’elle effectuait représentait une tâche difficile et insurmontable. Thalia m’enlaça contre elle, geste familier d’une mère à son enfant. Elle déposa ses lèvres sur ma joue hâlée. Je la serrai plus fort, inconscient de la raison de la conduite qui la motivait à me cajoler. L’inconnue s’approcha à son tour. Thalia lui fit face, se relevant péniblement, m’obligeant à me cacher derrière elle. Je ne parvenais plus à voir ni elle ni son interlocutrice. À vrai dire, je ne percevais pas les tensions qui habitaient leurs visages respectifs. Je me remémorai le souvenir du regard limpide de ladite Marguerite, cette petite fille noyée dans l’oubli depuis maintenant trois années. Mes pensées furent interrompues lorsque leur dialogue reprit :
— Et ensuite ? relança Thalia dont les mains tremblantes dans son dos tentaient aveuglément de me saisir.
Je réalisai enfin le sens de l’atmosphère soudainement plus lourde qui s’abattait sur moi. Je partis me dissimuler derrière la seule table rustique de la pièce, sentant l’attention de l’inconnue se poser sur moi à mesure que sa tête se penchait pour fuir la silhouette de ma mère qui cachait la mienne. La jeune femme embrassa un mimétisme parfait et répliqua ce que Thalia avait décidé de ne pas faire. Elle demeura muette, adoptant un dialogue non verbal, une gestuelle dont la compréhension restait éminemment évidente. Un sourire narquois se dessina sur le coin de ses lèvres. Thalia le releva : elle venait d’obtenir, en quelque sorte, sa réponse. Notre interlocutrice prit alors appui contre le pan du mur le plus proche puis croisa les bras sans jamais détacher son regard de ma génitrice. Elle ne me fixait plus désormais, mais je pouvais aisément percevoir l’attention qu’elle me portait.
— Ils le tueront, précisa froidement l’inconnue.
Un frisson incontrôlé envahit mon corps tout entier. Son attitude restait inappropriée pour l’époque. Elle semblait prendre plaisir à torturer nos peurs respectives. Aucune femme ne défiait une baronne dans sa propre maison. Aucune autre ne se tenait comme elle daignait le faire et pourtant, dans toute sa négligente allure, la beauté de cette inconnue demeurait implacable et noble. Sa voix voluptueuse qui annonçait ma mort prochaine aurait pu rendre à un sourd ce que l’Univers lui aurait arraché le temps d’un timbre irréprochable. Son iris olive scintillait dans la pénombre naturelle de la pièce et noyait une pupille noire presque asphyxiée par l’imparfaite mosaïque d’une fragrance fraîche qui n’a pas atteint la couleur de la maturité. Son teint mat masquait la moindre marque qui aurait pu venir gâcher pareille harmonie. Il n’existait pas d’égale beauté dermique chez toute femme, quelle qu’elle soit : son visage était recouvert d’un épiderme régulier et brut qui laissait entrevoir avec difficulté un semblant irrésistible de taches de rousseur. Ses lèvres se mouvaient, embaumant le climat d’un arôme pernicieux. Elle se mit alors à rompre le silence, marchant un pas devant l’autre, les faisant doucement retentir dans la pièce, devenue plus sombre à mesure que le soleil se couchait :
— Et tu sais pourquoi je ne le ferai pas ? interrogea-t-elle, sans même considérer Thalia, l’attention dangereusement posée sur moi.
Des secondes interminables s’abattirent sur leur échange.
— Parce qu’ils ont peur de ton fils… ou de tes fils, devrais-je dire, ajouta-t-elle sans en attendre la moindre réponse, aveugle au regard haineux et méfiant que lui jetait ma mère.
Je me rappelle avoir manqué de concentration. Je ne voulais pas croire qu’elle ait mentionné la présence d’un autre enfant.
— Qu’est-ce que tu veux, Europe ? questionna à nouveau Thalia, le ton glacial et impatient.
C’était la première fois que j’entendais son nom.
Europe. Retenez-le. Gardez cette femme en mémoire. Rappelez-vous chacun de ses mots, chacune de ses attitudes.
Elles se connaissaient, visiblement. Non pas maintenant qu’elle posait une identité plus formelle sur sa silhouette supérieure, mais Thalia simulait un timbre de voix et un comportement que la dénommée Europe seule connaissait. Et en ce temps, on ne se tutoyait pas. Or, elles le faisaient depuis le début de leur échange.
— Voyons Thalia, tu sais ce que je veux, annonça-t-elle dans un sourire excitant, dévoilant une dentition immaculée, penchant sa tête légèrement vers nous. Il me faut les deux, prononça-t-elle sans que j’en saisisse le sens.
Lesdeux ?
— Comment nous as-tu retrouvés ?
Son souffle était saccadé, sa voix dénotait une angoisse grandissante.
— Pitié, Thalia, ne me fais pas perdre mon temps. Tu sais qui nous sommes. Nous maîtrisons absolument tout, expliqua Europe dans une impatiente ardeur. Et plus tu poses de questions, plus ils se rapprochent.
Ma mère fronça alors des sourcils. Elle soupçonnait pourtant de quoi parlait Europe. Les traits de son visage se dilatèrent, trompant une fragilité affective instable. Quant à moi, je ne comprenais pas un traître mot de cet échange, mais je sentais qu’il me fallait retenir chacun d’eux. Ma mémoire était surhumaine. J’étais capable de vous décrire chaque détail, de chaque seconde de ma longue vie, depuis que j’étais en âge de construire un vestige de réminiscence. Je me rappelle avoir eu peur de cette femme à l’instant où elle les avait mentionnés, eux. Quels qu’ils soient. J’ai le souvenir d’avoir saisi la main de Thalia. Elle l’avait resserrée à partir du moment où elle avait éprouvé ma détresse. Ma mère était une protectrice acharnée. Son dévouement n’était pas démonstratif, mais je n’avais pas besoin de signes visibles dès lors que je l’avais toujours ressentie prête à tout pour moi, absolument tout.
— Il ne nous reste plus beaucoup de temps, répéta avec insistance notre invitée, soudainement plus agitée, jetant un regard pressant derrière elle. J’épargnerai la vie de Sade si tu me dis où tu caches son frère.
À cet instant, je crus que mon cœur avait oublié de battre de longues secondes durant, que les minutes cessaient de s’écouler. Avec du recul, je compris qu’il s’agissait d’un état de choc. Avais-je réellement un frère ? À en écouter mes sens, Europe ne semblait pas mentir : le timbre de sa voix restait constant, sa respiration cohérente et non contrôlée, les pulsations de son cœur ne la trahissaient pas. Mais cela n’excluait pas le risque qu’elle se trompe.
— C’est… Tout ça n’est pas vrai, Europe, tout ce que tu entends au sujet de Sade est faux, répondit ma mère avec sang-froid, alors que tout chez elle manifestait une instable perplexité.
— Arrête ça Thalia, menaça Europe, se rapprochant doucement de nous. Ne me fais pas perdre patience, poursuivit-elle. Je t’offre la possibilité d’épargner la vie de tes fils, ne laisse pas cette chance t’échapper.
— Les épargner ? répéta Thalia dont l’intérêt venait d’être piqué.
— Je te propose de passer un accord, toi et moi.
Je me rappelle l'attention que me porta ma mère qui s’était retournée pour me fixer instant. Elle était désespérée, effrayée. Elle contenait difficilement ses larmes. Je me souviens avoir tant voulu la réconforter. Mais je ne savais pas comment me comporter. Elle hésita de longues secondes et finit par prendre la parole en fuyant mon regard, relâchant ma main. Je compris alors qu’Europe ne se trompait pas : j’avais un frère. L’avais-je tué lui aussi ? Marguerite n’était pas ma seule victime ? Était-il encore vivant ? Pourquoi n’étions-nous pas réunis si c’était le cas ?
Thalia paraissait plus honteuse, mais déterminée à nous « sauver», même si j’ignorais quel danger nous courions :
— Je t’écoute, réagit-elle tout en s’asseyant sur la chaise derrière laquelle j’étais resté planté.
— Bien. Je vais te laisser éduquer tes fils comme bon te semblera, mais ils ne doivent jamais se rencontrer l’un et l’autre, négocia-t-elle peu surprise par l’air étonné que prenait Thalia. Car s’ils se voient, ils éveilleront les soupçons, précisa-t-elle alors pour répondre aux interrogations non verbales de ma génitrice. Mes Nivines s’assureront de cacher leur existence si le moindre dérapage de qui que ce soit venait à vous trahir et nous tromper par la même occasion, expliqua-t-elle à mesure que s’estompaient naïvement les traits oppressés sur le visage de Thalia qui écoutait chaque détail.
Des Nivines ? Je me souviens avoir capté l’attention d’Europe au moment où mes sourcils se froncèrent. Elle comprit alors que je ne connaissais rien de leur monde. Je lui donnais ainsi de précieuses informations, indépendamment de ma volonté. Europe était une observatrice de pointe, construisant intuitivement, et à une vitesse incroyable, des pensées stratégiques en arborescences, calculées et réfléchies. Je désirais en apprendre davantage. Je me rappelle avoir ressenti une soif autre que physiologique : je souhaitais savoir qui était ce frère dont elles parlaient. Je voulais en connaître plus encore à son propos. Elle avait réveillé chez moi un instinct prêt à renaître.
— C’est pourquoi tu dois me dire où tu caches son frère, reprit-elle en fixant de nouveau ma génitrice.
— Et… C’est… C’est tout ? questionna Thalia avec méfiance.
— Passé leur seizième année, je viendrai les chercher.
— Qu’est-ce que tu vas leur faire ? interrogea sèchement ma mère.
— Ils sont issus d’une union interdite entre deux espèces différentes, et comme notre genre le veut, nous donnons vie au plus vigoureux, commença-t-elle par dire en plantant ses yeux verts dans les miens, avec insistance. Un fratricide in utero, vieux de milliers d’années maintenant, est inévitable, poursuivit-elle comme si elle s’efforçait de s’adresser à moi cette fois. Mais la sélection naturelle a été déjouée par la survie mutuelle de Sade et son frère, précisa-t-elle ensuite, tout en sachant pertinemment que ma génitrice n’apprenait rien dans ce discours.
Mais moi, si. Et Europe accaparait toute mon attention. Elle s’était dangereusement rapprochée de nous. Je ne le remarquai que lorsqu’elle reprit la parole, détournant ses yeux des miens :
— Cela n’est jamais arrivé jusqu’ici, Thalia. C’est une première dans notre Histoire.
— Il s’agit d’un hasard, Europe. Pourquoi mes fils t’intéressent-ils autant ?
— Un hasard ? Rien n’arrive par hasard. Ils sont le fruit de notre volonté, Thalia. Ils ne sont là que parce que nous l’avons souhaité, annonça-t-elle naturellement, divulguant une révélation proscrite.
— Je ne comprends pas.
Les battements de son cœur s’accélérèrent.
— Nous sommes à l’origine des unions interdites entre espèces. Disons que nous expérimentons les possibilités si certains risques étaient pris, expliqua-t-elle sous le regard interrogateur de Thalia. Nous faisons en sorte de vous rassembler puis de vous surveiller…
— Ellias et moi nous aimons, notre rencontre est hasardeuse et personne n’a choisi de nous réunir, Europe, la coupa sèchement ma mère, bien déterminée à défendre l’homme absent qui semblait être mon géniteur.
— Vraiment ? questionna-t-elle dans un sourire amusé, mais moqueur, décidée à répandre la vérité.
Thalia resta silencieuse. Elle paraissait chercher à cacher un doute pourtant aisément perceptible même par le plus jeune d’entre nous. Soudain, elle fut plus mal à l’aise et s’agita quelque peu sur sa chaise. Elle se trahit. Elle l’avait toujours fait. C’est ce qui la rendait pleinement et facilement corruptible. J’observais déjà avec une grande admiration les talents infaillibles de manipulation que maîtrisait Europe. L’inébranlable légèreté avec laquelle elle rendait malléable l’esprit désormais déraisonné de ma génitrice me fascinait autant qu’il nourrissait ma haine pour cette femme.
— Dis-moi Thalia, quelles étaient les personnes impliquées dans votre mystérieuse soif de cacher l’existence de vos fils ?
Je ne comprendrais que plus tard l’intérêt obsessionnel qu’elle nous portait. L’audace démesurée d’Europe rendait la teneur du sens de ses mots probant. Mieux encore : en son impudence elle croyait et, de ce fait, nous enlisait.
— Ellias, cracha ma mère, dans un souffle imperceptible, après de longues minutes, plus pensive que jamais. Seulement lui, ajouta-t-elle.
— Pardon ? laissa échapper Europe de cette voix envoûtante, plus amusée que jamais de faire répéter ce qu’elle avait pourtant bien entendu.
— Ellias, Europe. Ellias et moi étions impliqués, capitula Thalia.
Je compris alors la puissance de conviction qui sommeillerait, infatigable, en Europe. Thalia, quant à elle, entendit la douloureuse trahison de celui avec qui elle avait sacré la défense de leurs entrailles, celle de leur postérité : une famille dont le destin ne se tissait qu’à travers les liens souverains de son lignage, portés par le dessein de sa progéniture. Mais sans les chaînes de souches infaillibles, les cellules descendantes perpétueraient-elles cette même lignée ou créeraient-elles une nouvelle dynastie ?
— Et comment crois-tu que nous sommes parvenus à vous trouver, toi et ton fils, dans ce vaste monde ? insista-t-elle, la voix faussement bienveillante.
— Arrête Europe, ordonna Thalia alors que sur ce ton elle permit à Europe de savourer sa force de conviction. Que lui as-tu dit pour qu’il trahisse ses fils ?
— Nous n’avons déployé aucune motivation, Thalia. Ellias est venu à moi de son plein gré.
Ma mère laissa échapper une hilarité fébrile, dénuée de tout bon sens. Elle ne riait pas. Elle devinait une déloyale lâcheté, ce qui l’envahit d’un soudain effroi apparent. Ses yeux n’effleuraient plus le sol imparfait, ils caressaient désormais les miens, grisâtres, mais flamboyant d’un génie invétéré. Une lasssitude se dessina sur le coin de ses lèvres. Nous nous fixâmes de longues minutes durant, jusqu’à ce que les pas d’Europe, lents et sourds, prêts à quitter les lieux, précipitent les paroles de Thalia :
— Attends.
Europe dévoila un sourire incomparable, livrant une dentition pure et exaltante pour l’époque. Je devinai que ce n’était qu’à cet instant seulement qu’elle obtint ce pour quoi elle nous faisait face. Je compris enfin, même à cet âge, la raison de sa venue. Je démêlai le canevas réfléchi et décidé de notre hôte, sans que personne n’estime l’intuition prodige que je détenais. Cette dernière se retourna vivement et releva un sourcil intéressé.
— Nash est avec Ellias, ils vivent avec Adam Bracq, finit-elle par dire, révélant un secret qu’elle avait gardé précieusement avec l’homme qu’elle aimait et qui semblait l’avoir trahie.
— Tes fils portent de sublimes prénoms, Thalia, glissa Europe dans un sourire victorieux, tout en disparaissant par la porte arrière du jardin.
Nash.
Bientôt, j’allais apprendre à te connaître.
Bientôt, je serai ce qui nous différenciera des autres.
Bientôt, à nous seuls nous dévorerons la sphère mortelle, spectatrice funèbre de l’humanité tout entière.
Bientôt, vous en serez nos témoins.
Évangile selon Sade Joyce
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Deus creavit, Linnaeus disposuit4
Carl Von Linné
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Le chapelain de la ville avait su convaincre Thalia du bienfait des petites écoles que le concile de Trente5 avait instaurées. Humainement, elles nous armaient dans l’apprentissage et l’assimilation des attitudes authentiques et académiques. Mais qu’en était-il de la solitude et de la pensée libre ? Le commun des mortels s’attachait à la propension d’un idéal communautaire qui ne subsiste qu’à travers leurs efforts acharnés. Une sphère qui maintient une institution sensée, paraît-il. Un leurre qui fait croire une société saine, selon moi.
Mais loin de moi l’idée d’une conscience contestataire et pleine de révolte.
— Monsieur Joyce ? m’appela une voix quasi familière tandis qu’elle m’arrachait à mes pensées. Pouvez-vous lire à haute voix les premières lignes des textes de Cicéron6, je vous prie, ajouta-t-elle alors que déjà je fixai mon interlocuteur de ce regard naturellement glacial et vide.
Seize années d’enfermement absolu me différenciaient de mes acolytes, assis non loin de moi. Nous étions une douzaine de garçons côte à côte dans une pièce claire, entourés d’une quantité indénombrable de reliures. J’étais le seul que tout le monde rencontrait aujourd’hui. Je venais d’un à côté, d’un milieu à huis clos où l’on ne côtoyait pas d’être humain autre que les domestiques de maison. Ma génitrice m’avait offert une vie familiale incomparable à cette vie sociale nouvelle et naissante qu’elle m’octroyait ces quelques derniers jours, à l’aube de mon dix-septième anniversaire.
Alors que notre enseignant et ses élèves me fixaient patiemment, je ne m’exécutai pas. À l’inverse, j’articulai uniformément :
— Si votre objectif est de m’humilier, professeur, vous pourriez faire mieux.
— Qu’entendez-vous par là, Monsieur Joyce ? me questionna ledit régent que mon attitude agile obligeait à exprimer un regard irrépressible. Vous rejoignez notre école aujourd’hui même, je ne cherche qu’à vous aider à l’intégrer, confia très honnêtement le seul maître de cette pièce. Mais il semblerait que vous n’en ayez guère besoin, je me trompe ? poursuivit-il tout en retirant ses lunettes, objet distinctif de l’époque, fronçant vivement des sourcils, l’attention admirative.
— Je ne veux pas, Monsieur Iscariote.
— Vous n’avez pas à vous sentir obligé, me répondit-il avec une bienveillance qui me laissa indifférent. Cela dit, vous ne pouvez pas vous contenter de refuser de lire ces écrits. Le mieux serait d’en partager avec nous les raisons, ne croyez-vous pas ? interrogea-t-il le plus sincèrement qu’il soit.
— Cicéron était bien trop vaniteux pour exploiter son potentiel ingénieux, répliquai-je le ton plus défiant et hésitant à la fois. Ses textes sont le reflet de ce potentiel inoccupé, selon moi, expliquai-je, la voix presque inaudible. Il était capable de plus et, à la place, il nous a laissé dans un flou d’audace inexplorée face à ses aveuglantes prédications.
J’étais un passionné de lecture depuis mon plus jeune âge. Je le devais à ma mère. Tout le monde, y compris celui qui nous faisait face, me regardait avec stupeur. J’étais un vecteur indésirable pour certains, mais essentiel pour d’autres. Pour autant, mon discours gardait leur conscience captivée, avec de bonnes ou de mauvaises interprétations. Mais je savais que ce qui fascinait l’homme d’Église, fondateur du collège Ave Maria, n’était très certainement pas les raisons pour lesquelles je n’affectionnais pas Cicéron.
Cela faisait maintenant de très longues minutes qu’il nous retenait pour un enseignement dont je m’étais passé jusqu’à présent. Dès lors que j’avais pénétré les lieux, il n’avait cessé de me porter une attention toute particulière. Ma venue n’était pas un hasard. Mieux encore, elle n’était pas la visée d’un acte de charité. On n’avait pas convaincu Thalia de ma présence pour m’apprendre des normes de civilités qu’elle m’avait épargnées durant tout ce temps, mais pour une tout autre préoccupation.
— Bien, sortez, ordonna l’homme tandis que tous, y compris moi-même, lui obéirent sans plus attendre. Quant à vous, Monsieur Joyce, restez, je vous prie.
Je me retournai, une main cramponnée sur le cadran de la porte, tandis que tous avaient quitté la pièce sans même prêter attention à la dernière requête exclusive de mon interlocuteur désormais.
— Approchez, insista-t-il.
Je m’exécutai, sans d’autre choix plus insupportable. Il n’était pas question pour moi de désobéir. Qu’avais-je à perdre si ce n’est d’apaiser ma curiosité ? Cet homme représentait un intérêt important dans le parcours de ma vie. Je sentais qu’il jouerait un rôle crucial dans ma mort prochaine. Étonnant n’est-ce pas ? Tenir des propos tels que ceux qui précèdent cette phrase et percevoir une pareille influence funeste à seulement seize ans n’est pour vous qu’un fait inconcevable ?
Patience.
Bientôt, vous saurez.
Restez attentifs et vigilants, ne manquez aucun élément de ce manuscrit : des indices ont été parsemés. Je serais curieux de voir si vous parviendrez à vous en saisir habilement.
Les réponses à vos questions sommeillent entre ces lignes.
Cessez de croire en la magie infondée et miraculeuse, vestige d’un folklore vendeur, et laissez briller votre intellect de ses plus grandes aptitudes. Faites-vous confiance. Croyez en vos capacités surdouées que prônait Tony Corinda7 en personne. Il est temps de mettre à jour vos savantes facultés et d’imaginer que la préhension et la perception de vos sens sont justifiées et plus cartésiennes que jamais. Permettez à vos inconscients de se rejoindre, observez et retenez.
— Sade, vous acceptez que je vous appelle par votre prénom ? commença-t-il alors que ses pas vibraient jusqu’à son pupitre.
— Bien sûr, MMonsieur Iscariote, assurai-je sans prêter attention à ce code de conduite particulier en ce temps.
— Bien. On m’avait dit que je serais un jour stupéfait si je vous rencontrais, m’expliqua-t-il alors qu’il prenait place sur ce qui d’apparence ressemblait à un siège. Vous êtes étonnamment présomptueux, sans compter votre beauté, poursuivit-il cette phrase ne m’interpellait que trop peu, résonnant malgré tout comme l’écho familier d’un climat de déjà-vu. Votre teint hâlé n’est pas propre à notre espèce, finit-il par ajouter parvenant enfin à attiser ma curiosité.
— À laquelle pensez-vous appartenir, Monsieur Iscariote ? tentai-je avec une audace écrasante, sans que j’eusse pourtant connaissance de ce monde qu’il semblait si bien appréhender.
— Europe m’a chargé de vous expliquer qui vous étiez véritablement, voyez-vous, avoua-t-il presque malgré lui, alors que l’évocation de la jeune femme attira plus encore mon attention. Mais pour cela, j’ignore par où commencer.
— Non, entrepris-je de répondre, provoquant chez lui une surprise emplie d’incompréhension. Pour cela, vous vous êtes assuré que Thalia soit mise hors de portée pour qu’elle ne puisse nuire à cette tâche qu’Europe vous a confié, affirmai-je sur ce ton étonnement expansif.
— La question n’est pas de savoir si votre mère doit être parmi nous, Sade, se justifia-t-il alors que déjà mes pensées caressaient le souvenir d’Europe vieux de huit ans. Simpl…
— Simplement, si elle était présente avec nous, elle n’aurait pu subsister là à vous laisser m’expliquer qui je suis, n’est-ce pas ? le coupai-je, froidement.
— Disons qu’elle refuse de croire en ce que nous avons prouvé être vrai, insista-t-il quelque peu déstabilisé.
— Je vous écoute.
— Vous m’avez demandé à quelle espèce je pensais dépendre. Je suis et je reste un homme d’Église qui a foi en notre Dieu tout-puissant, détailla-t-il posément, comme s’il cherchait à trouver les mots les plus justes. Pour autant, j’appartiens à la vôtre.
— Pourquoi alors Europe s’intéresse-t-elle tant à moi ? questionnai-je avec insistance, le timbre de voix presque agacé.
— Je vais y venir.
— En quoi ma beauté vous fascine-t-elle tant ? poursuivis-je alors qu’il me faisait signe de la main de prendre place face à lui.
— Tu détiens un certain charme, certes, mais tu as ce teint familièrement hâlé et un instinct étoffé.
— Pourquoi mon teint devrait-il être si différent ? Que connaissez-vous de mes instincts ?
J’avais désormais un millier de questions qui tissait des pensées arborescentes violemment réveillées et avidement affamées.
— Tu as une particularité propre à chacune des créatures vivant parmi les Hommes. Cela n’a jamais été constaté auparavant. Ton teint ne laisse personne indifférent, ni même tes camarades. Ne l’as-tu jamais observé ?
— Qui suis-je ? finis-je par demander synthétisant cet amas d’incompréhensions et de secrets latents qui grouillaient partout en moi.
Qui étais-je ?
Un monstre prometteur8 bien entendu.