Sade - Chapitre 1 - Nade Arslan - E-Book

Sade - Chapitre 1 E-Book

Nade Arslan

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Beschreibung

Les siècles ont passé et j’ai bâti une ère nouvelle. Je suis désormais à la tête du Monde.

Bienvenus au XXIè siècle.

Dans les profondeurs des océans, j’ai forgé un empire redoutable, dirigeant une armée composée des plus puissants de chaque espèce. Mais lorsqu’une mystérieuse Nivine, Érévane, apparaît dans ma vie, tout bascule. Il semblerait que nous partagions un passé commun. Dérouté par cette beauté rare qui ne se laisse pas séduire, je l’ai faite captive, persuadé que je pourrais la soumettre à mes désirs, comme toutes avant elle. Pourtant, derrière son arrogance se cache une femme prête à tout pour venger ses parents et faire tomber celui qu’elle considère responsable de leur mort.

Moi.
 Je ne suis pas celui qu’elle veut.
 Je ne suis pas ce qu’elle attend. Mais elle finira par m’appartenir.
 Je la ferai mienne, quoi qu’il m’en coûte…
 Même si cela devait la détruire.
 Vous en êtes les témoins, encore et toujours.

Découvrez le premier chapitre de la saga "SADE", ce roman peut être lu indépendamment des tomes 1 et 2. 
ATTENTION : Ce roman est une darkromance, abordant des sujets comme abus sexuels (consentement discutables et viols), addictions, violences physiques et psychologiques, sang, meurtres.


Des scènes, des propos peuvent heurter la sensibilité d’un lecteur non averti. 

À PROPOS DE L'AUTRICE 

Nade Arslan est née à Viriat en 1991. A l’âge de 8 ans, elle se passionne pour la poésie et se découvre un amour pour les mots en participant à un concours d’écriture. Auteure de la saga "Sade", Nade Arslan met seize ans à développer l’univers tout entier de la chronique à travers les péripéties d’un personnage à la fois mystérieux, dangereux et captivant.

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Seitenzahl: 524

Veröffentlichungsjahr: 2025

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Couverture par Scarlett Ecoffet

Maquette intérieure par Scarlett Ecoffet

Correction par Emilie Diaz

© 2025 Imaginary Edge Éditions

© 2025 Nade Arslan

Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés.

Le code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou production intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

ISBN : 9782385723972

AVERTISSEMENT

 

 

 

Ce roman est une darkromance, abordant des sujets comme abus sexuels (consentement discutables et viols), addictions, violences physiques et psychologiques, sang, meurtres.

Des scènes, des propos peuvent heurter la sensibilité d’un lecteur non averti. Les références précises aux agressions sexuelles se trouvent aux chapitres : 3, 5, 14, 20, 24, 31, 33, 35.

 

 

Ce roman est interdit aux -18 ans.

PROLOGUESade

 

 

 ♫ Cry me a river

Tommee Profitt & Nicole Serrano  ♫

 

 

Un jour, quelque part, en 2022.

 

Vous savez ce qui me différencie des Hommes ?

Ils chassent pour survivre quand je tue pour le plaisir.

Il semblerait aussi que les gênes de ma mère aient érigé mon charisme.

Pourtant, à la différence des Nivines, je n’existe pas par amour.

Je baise comme je vis, avec fureur et démesure.

Pour ce qui est des Circés, épargnez-moi cette comparaison.

Contrairement à eux, quand je reste silencieux, ce n’est pas parce que je n’ai rien à dire.

À la différence des Vampires, je ne cherche à apaiser aucune inquiétude : tout ce qui me fait peur n’est pas mis sur le dos de la démence puisque je suis un fou par définition.

On m’a longtemps confondu avec cette dernière espèce. Longtemps réduit à d’autres. Particulièrement depuis ma victoire contre celui qui a assassiné ma génitrice, Slave. Sans compter la chute du roi, et avec lui, de son cardinal.

Des hypothèses ont émergé de toute part, des siècles durant.

Les scientifiques ont levé des fonds pour financer leurs recherches sur ma genèse. Pour ma part, j’étais occupé à conquérir le monde. Occupé à hisser mon escouade et à honorer la promesse que je lui ai faite. Je m’étais saisi, en ce temps, des reines indomptées et des fugitifs affamés.

L’objectif était d’assurer leur protection. Simplement.

Mais désormais, l’Ordre du Soulèvement et de l’Insurrection n’avait plus de frontières. Paris ne suffisait plus. J’ai bâti un empire, je leur ai offert une nation.

Un pays reconnu par tous et que j’ai baptisé Agartha1.

C’est la confiance qui rend possible le développement de la socialité et le fonctionnement de la démocratie.

Pour l’heure, faites preuve de patience. Dans ces mémoires, vous en saurez davantage.

Nous sommes tous venus au monde dans la douleur et le sang. J’aime à dire que je suis le seul y avoir pris goût. Le seul de nos trois espèces à avoir décidé de le partager avec mon frère jumeau. Le seul à l’avoir épargné, à avoir déjoué la loi d’un fratricide inévitable. Il semblerait que j’étais destiné à naître pour défier, vaincre et tuer. Je préfère croire que j’étais fait pour dominer, détrôner et régner.

Je me nourrissais exclusivement de pouvoir, tant souverain que sexuel. C’est ce qui me faisait me sentir vivant.

Mais c’était avant de la rencontrer, elle.

Des siècles plus tard. Il y a quelques mois à peine.

Depuis, c’était comme si tout ce que j’avais construit se fissurait. Comme si désormais, l’être suprême et invincible que j’étais possédait une faiblesse. Et cette vulnérabilité ne tarderait à être démasquée. Bientôt, mes ennemis se délecteront de pouvoir destituer celui qui, quatre siècles auparavant, leur avait dérobé toute suprématie.

Plus elle leur résiste, plus leur fascination pour sa chair s’accroît. Ils aspirent à la dominer quand je vise à la posséder.

Je ne peux nous censurer, eux comme moi.

Chacune de ses oppositions me rapproche de mes instincts et je me sais capable de la dompter par la force. J’ai toujours cru que tout pouvait se contrôler et je n’ai jamais su composer avec l’opposition. Cette femelle pourrait suffire à ma perte, en un claquement de doigts. Ma vie lui appartient et elle semble encore l’ignorer. Je pourrais tout anéantir, tout ce que j’ai bâti, juste pour elle. Je pourrais faire tomber des royaumes si elle me le demandait.

Quand son regard se pose sur moi, ce n’est pas seulement des yeux qu’elle me consume. C’est de son âme tout entière.

Quand elle est là, tout s’effondre : je n’ai plus d’arme, plus de défense. Seulement ce désir, plus vorace que n’importe quelle conquête. Que suis-je censé faire avec ça ? Me laisser sombrer ? Sacrifier mon empire pour une femme qui, peut-être, ne me verra jamais différemment que comme le monstre que je suis ? En raison de sa seule capacité à incarner tout ce que je ne suis pas.

Fragile, douce et sensible.

Après l’échec de la Vie, la Mort et la Folie, il semblerait que l’Amour veuille m’entraîner dans les profondeurs abyssales de la damnation. Cette juge est cruelle et irrévocable. Ma punition porte un nom.

Érévane.

Elle voit le monde autrement, d’une manière que je ne comprendrai jamais.

Peut-être n’est-il pas trop tard ? Peut-être pourrais-je lui montrer que l’amour aussi peut être une forme de pouvoir ? J’ai façonné des empires, brisé des hommes, pourquoi ne pas la rendre mienne, totalement ?

C’est elle que je veux. Plus que toute autre. Et je serai prêt à tout pour l’obtenir.

Elle m’a mis hors-jeu et pense que la partie est finie.

Cependant, elle sera terminée quand j’aurai gagné, qu’elle sera mienne.

Vous en serez les témoins, comme toujours depuis les premiers chapitres de mon histoire.

Chapitre 1Érévane

 

________________________

 

Whatever the eye sees, the heart won’t forget.2

Proverbe arménien.

________________________

 

 ♫ Pain’s my only home

Zevia  ♫

 

 

Arménie, 24 avril 1915

 

Il n’existe pas pire enfer que celui de la beauté absolue.

Elle inspire nos chimères, prête à nous voir capituler. Elle nous consume et nous ne pouvons pas lutter, la laissant nous dévorer, jusqu’à ce qu’un jour elle nous épuise. Elle engloutit notre éternité et nous embrase avec elle. Elle nous rend différentes de ces autres femmes dont l’humanité est innée. Nous leur ressemblons, en apparence uniquement. Avec la particularité que notre charme est un appât imparable et qu’aucun homme ne peut y résister.

Elle est une arme, paraît-il : un seul moment de plaisir charnel, fragile et jubilatoire, et elle prendrait un air plus suprême, figée à travers le temps.

À cette époque justement, elle ne m’apportait qu’ennui et lassitude.

Elle narguait la simplicité sensuelle et naturelle de mon innocence.

C’est ce à quoi j’étais vouée.

Et quelle ironie du sort…

Un jour viendra, je n’aurais pour unique preuve de ma beauté insaisissable que ces vulgaires lignes manuscrites et le souvenir haïssable de cette parfaite élégance.

Cela fait désormais dix-huit ans que je me laisse prendre à ce jeu, m’empêchant de confronter une réalité que je saurais un jour être libre de vivre. Celle dont toutes les Nivines comme moi ne rêvaient pas de subir. Ce n’était que la jouissance lascive qui rendait leur éternelle beauté vulnérable et les plus fortes d’entre nous étaient à l’image de notre espèce. Nos pulsions animales nous mettaient à l’épreuve de nos atouts incontournables et nos désirs sauvages assouvis nous faisaient perdre ces facultés. Le cercle infernal de notre lignée était ainsi fait. Dès lors, devenues femmes et mortelles, nous serions à même de porter une descendance immortelle au charme inégalable.

La boucle était ainsi bouclée et la survie de notre espèce assurée.

À l’heure où j’écris ces mémoires, il était très rare de faire la rencontre d’une Nivine restée pure. Notre nombre s’amoindrissait. Il se disait que l’évolution de nos sociétés occidentales nous contraignait à fuir notre respectable virginité. Certaines d’entre nous sacrifiaient la leur par instinct de séduction, aveuglées par l’amour et l’union d’âmes sœurs, d’autres pour le plaisir unique que procure le goût sexuel d’une chasteté consumée.

— Érévane ? 

Un timbre familier m’entraîna doucement et inéluctablement hors de mes pensées. Je relevai la tête, croisant le sourire hypnotique et sécurisant de ma mère.

— Tu ne manges pas ? m’interrogea-t-elle dans un arménien complet.

— Laisse-la, India, répondit une voix sage et quelque peu soucieuse. Cette soirée est pour elle, ajouta mon père de ses yeux naturellement brillants, alors que j’entamais déjà mon assiette.

— Son plat va refroidir, et nous ne pouvons pas rester bien longtemps dans les rues de la ville, Levon. 

Ma mère était plus inquiète que jamais. Le contexte politique ne nous permettait pas, Arméniens de Constantinople, d’errer paisiblement dans les rues de la capitale. Mon père, Levon Arslanian, était un diplomate de renom. Le meilleur homme d’influence selon moi. Doté d’une parfaite virtuosité en matière d’adaptation, il était le plus grand négociateur de la ville, sollicité à de maintes reprises par Talaat Pacha, ministre de l’Intérieur de notre gouvernement actuel. Gouvernement qui, je le comprendrai par la suite, avait un plan d’extermination massif envers ses citoyens passionnés. Quoi qu’il en soit, les Jeunes-Turcs, parti politique nationaliste réformiste et révolutionnaire, avaient toujours su mettre en avant son humilité notable. Je l’aimais tant pour son empathie excessive que pour sa capacité à maîtriser un sang-froid admirable.

Il était profondément humain et je l’enviais pour ça.

Ma mère, India, quant à elle, était une Nivine dont la lignée m’était inconnue en ce temps. Elle ne parlait pas de son histoire. Tout ce que nous savions était qu’elle s’était exilée jusqu’en Géorgie et qu’elle avait été recueillie par un clan de son espèce avant de s’enfuir pour rejoindre le Karabakh, État de l’est de l’Arménie actuelle, au début du dix-neuvième siècle. Elle rencontra ensuite mon père en 1896. Ils se marièrent quelques années plus tard. Avant lui, elle avait cédé son immortalité, mais demeurait la seule Nivine sur Terre que je connaisse à rester éternelle malgré tout. J’étais née le 24 avril 1897 en Russie, mes parents ayant fui les tueries faites par l’Empire ottoman à l’égard du peuple arménien. Jamais elle n’avait souhaité évoquer son passé du temps où elle était une véritable Nivine : c’est-à-dire, prisonnière des Circés, à Paris et aux côtés de sa sœur, Europe. Je n’avais pas d’héritage concernant l’origine de ma dynastie maternelle. Or, il aurait été plus judicieux de comprendre d’où je venais en ce temps, peut-être aurais-je été plus à même d’appréhender certains tournants que prendrait le cours des événements.

— Alors, Érévane, le choix du restaurant te plaît-il ? me questionna mon père de cet air si familièrement mélodieux. 

Je lançai naturellement en direction de mes parents :

— Merci, c’est un beau cadeau que vous me faites.

Qui aurait pu croire que ces mots seraient ceux qui achèveraient l’histoire unique d’une famille emplie d’une passion indicible ?

Ils n’auraient pas été les derniers désignés si l’on m’avait donné le choix.

Si l’on m’avait laissé le temps de penser qu’au-delà de l’immortalité, l’éternité n’était pas offerte à tous – même aux plus honorables – auraient-ils été différents, vraiment ? La véritable question était-elle réellement celle-ci ?

Non, bien évidemment. Aurais-je voulu savoir d’avance ce qui allait se passer ? L’éternité se donnait à moi pour me rappeler insensiblement et incessamment la réponse.

Car ce qui suivait, croyez-moi, la mémoire nationale, elle, désagrègera jusqu’à sa célébration.

Je lui souris en retour. Ma réponse, il la connaissait quoi qu’il en soit. C’était de loin le meilleur restaurant de la Capitale, prochaine Istanbul. Ils le savaient et leur choix n’était pas un hasard. Il était réservé à l’élite et nous pouvions y manger en toute quiétude. Les lieux offraient un décor des plus simple et rustre, seul un nouvel appareil radiophonique, disposé près de notre table, et par là même de l’entrée, se distinguait du reste des ameublements. Mais nous étions accueillis honorablement et nous pouvions nous y sentir chez soi. Hormis les plats arméniens qui me renvoyaient aux délices des mémoires de la grâce matriarcale, il renfermait le souvenir débordant d’aventures passées d’une famille aux liens accomplis par une allégresse sans faille. Tandis que je souriais tour à tour à mes parents, une voix humaine transmettait, en Turque, quelques informations qui n’avaient pour moi aucun sens probant :

« …Restez vigilants… Il semblerait que les frères Joyce soient encore à ce jour insaisissables… Nous vous demandons de ne pas vous adresser aux inconnus… Un couvre-feu est dorénavant signé et imposé au peuple turc… Un nombre incalculable de corps inanimés ont été identifiés ce matin à la périphérie de la Capitale… Pour l’heure, tous arméniens, bientôt notre tour arrivera… Sade et Nash sont et resteront une menace, ne croyez pas en leur endoctrinement… »

Je ne relevai pas le sourire en coin que ma mère esquissa. Je n’avais pas suivi leur conversation. J’en déduisis que mon père en était l’auteur.

— Qui sont ces hommes dont tout le monde parle, Levon ? feignit ma mère tandis qu’un jeune homme nous débarrassait de nos assiettes.

Ni mon père, ni moi ne remarquions qu’elle nous faisait croire qu’elle ne les connaissait pas.

— Les frères Joyce ?

— Oui.

— Il existe diverses histoires à leur propos, développa-t-il d’un air sombre. 

Elle me jeta brièvement un coup d’œil alors que je fixai mon père des yeux, lui communiquant ma curiosité soudaine, quémandant silencieusement qu’il nous en dise plus encore.

— Quoi qu’il en soit, je crois plus en une légende urbaine, qui prend tous les jours plus de proportions. Pour moi, ce sont des personnages inventés de toutes pièces qui ne servent que d’échappatoire pour se déresponsabiliser des milliers d’Arméniens assassinés, chuchota-t-il pour que nous soyons les seules à le percevoir. Quel intérêt auraient-ils à nous décimer ?

Il nous était insupportable, à ma mère et moi, d’entendre parler de ces événements. La discrimination envers notre peuple était croissante. Notre situation ne faisait qu’empirer et je compris très vite qu’India regrettait sa question. Nous aurions pu imaginer qu’interrompre cette discussion aurait été plus accommodant, mais mon père poursuivait son échange avec elle tandis que déjà je me désintéressais d’un sujet qui ne me concernait que trop peu. Il n’était pas permis, à cette époque et à de jeunes filles, même issues d’un rang respectable, de se rapporter à ces sujets que je croyais politiques. À vrai dire, je m’échappais volontiers d’une thématique qui ne m’inspirait que l’angoisse de la mort de mes confrères.

Mes parents échangeaient vaguement leurs opinions sur la question quand le son strident de la porte d’entrée du restaurant captiva mécaniquement notre attention, nous contraignant de nous retourner.

— Sur ordre du gouvernement, commença par dire l’inconnu, tout le monde à terre ! Maintenant ! vociféra-t-il ensuite m’arrachant un sursaut.

Jamais je n’oublierais cette voix, ni même cet ordre que prononçait ce soldat turc sur une foule réceptive face à la menace brutale de son arme pointée sur nous qui appuyait ses propos. Elle les rendait plus intimidants encore. Il gardait un œil sur son viseur, tandis que l’autre se posait sur moi. Je connaissais ce regard.

Celui porté par un instinct bien déterminé.

Celui qu’un homme, peu importe la situation, se voyait contraint d’admirer le temps d’une seconde ou plus.

Une Nivine attirait toujours l’attention et la convoitise incontrôlée des hommes, quelle que soit l’espèce à laquelle ils appartenaient. Cependant ça, en ce temps, je l’ignorais encore. Je détournai à toute allure le regard, les posant sur mes mains qui se croisaient à hauteur de mon ventre, tremblantes. Personne n’avait remarqué que je ne lui avais pas obéi, pas même moi. Il reprit alors très vite ses esprits.

— Levon Arslanian ? interrogea-t-il.

Mon père se releva lentement, les bras haussés en guise de soumission. Avec le recul, je compris qu’il savait. Ma mère, quant à elle, avait déjà deviné qu’il n’aurait pas dû. Elle l’avait perçu dès lors que cet homme et ceux qui le suivaient étaient rentrés dans ce restaurant. Elle avait hurlé son nom au même moment où mon père réagissait, néanmoins c’était trop tard. Je n’avais pas remarqué qu’elle s’était d’ores et déjà relevée. Personne ne l’avait constaté.

À peine avait-il répondu à l’appel qu’une détonation le poussait lourdement au sol. Je compris qu’on venait de lui tirer dessus. Une balle au thorax, puis deux, puis une troisième à la tête. Des cris accompagnèrent l’exécution. La foule hurla, épouvantée, et moi je restai cependant sans voix, les yeux écarquillés face au corps de mon géniteur qui gisait à mes pieds. Les battements de mon cœur étaient assourdissants. Je revêtis, malgré moi et en quelques secondes à peine, le jet de son sang écarlate. Je n’avais même pas remarqué la rapidité avec laquelle ma mère m’avait empoigné le bras, après avoir pris le soin de basculer, dernière-nous, la table à laquelle nous étions assis, ralentissant la marche des vétérans. Le barrage céda très vite, et déjà, elle nous entraînait dans une course folle. Je les vis piétiner vulgairement le corps de mon père, avant de me retourner définitivement, abandonnant derrière moi, le souvenir amer d’une famille bientôt oubliée.

Je me laissai emporter, tirée par la force instinctive qu’une mère était à même de déployer pour sa fille. Je n’entendais plus rien, seul le silence couvrait les bruits de nos pas, les hurlements des passants, les ordres que nous donnaient les soldats au loin. Je n’avais pas remarqué que nous avions gagné l’extérieur. Je ne parvenais qu’à voir les silhouettes déchaînées qui s’écartaient à mesure que l’on avançait. On nous cédait le passage. Nous continuions de courir tandis que ma génitrice me secouait, tout en essayant, tant bien que mal, de garder l’équilibre. Ses lèvres articulaient un son inaudible. Je la suivais, tirée par son bras gauche, l’ouïe assommée par la mémoire instantanée et incessante de mon père qui capitulait sous l’autorité indigne et lâche de ce soldat. Je fixai ma mère, ébahie par son audace et stupéfaite de ne pas voir l’ombre d’un chagrin, d’un effroi ou d’une quelconque réaction décente chez elle, face à ce qui venait de se passer.

On m’a toujours dit que je ressemblais à elle.

Du moins, physiquement.

Car son courage, je ne parvenais pas à le dompter.

J’étais ainsi faite : uniquement à son image. En toute logique, une Nivine ne pouvait s’apparenter qu’à sa génitrice. Nos yeux tantôt verts tantôt noisette étaient tracés à l’identique. Ils formaient un contour parfait, laissant deviner des cils étoffés et galbés dont la ligne était dense et sombre. Ils se mariaient divinement avec nos cheveux noirs, dont les larges boucles offraient des ondes célestes. Nos lèvres sauvages et pourpres rebondissaient de candeur. La courbure de nos silhouettes était certainement ce qui nous rendait plus désirables que nos consœurs humaines. Nous représentions l’archétype de la beauté intemporelle et irrésistible, dont les cambrures exemplaires étaient proportionnellement réparties.

Ce qui nous différenciait, elle de moi, c’était nos caractères. Elle avait un sang-froid que je n’avais pas. Elle était téméraire, déterminée et intrépide face à n’importe laquelle des situations.

La preuve en était à cet instant.

Quant à moi, j’étais spectatrice d’une scène théâtrale dans laquelle on m’imposait de jouer un rôle que je découvrais au moment même de l’interpréter. Je ne souhaitais qu’une chose pourtant, à cet instant précis : m’échapper de ce cauchemar.

— Érévane, sauve-toi, maintenant, m’ordonna ma mère, ralentissant de plus en plus sa course et m’arrachant à cet état de sidération.

Qu… Quoi ?

Je la scrutai, ébahie.

— Non, non, je ne peux pas partir sans toi.

Elle s’était figée définitivement cette fois.

— Il faut continuer, chuchotai-je péniblement, plus essoufflée que jamais, tirant désespérément son bras.

— Ne fais confiance à personne, s’il te plait, ajouta-t-elle, sourde à mes plaintes.

— Maman, ne parle pas comme si j’allais te perdre par pitié, arrête ça, l’implorai-je d’une voix éraillée, sans parvenir à retenir mes larmes.

— Promets-moi de ne faire confiance qu’aux Joyce ? insista-t-elle.

— Mais de quoi tu parles ? Je ne sais même pas qui ils sont… poursuivis-je, sourcils froncés, tandis que la peur laissait place à une colère grandissante.

— Promets-moi, Érévane, répéta-t-elle en me saisissant les bras.

— Maman, on vient de… répondis-je en marquant une pause tant prononcer ces mots était douloureux et irréel pour moi. On vient de perdre papa… arrête de me parler de ces gens… suffoquai-je le regard troublé par les larmes et la peine.

— Érévane, me secoua-t-elle subitement moins affligée, ses yeux plantés dans les miens m’obligeant à les baisser.

Je capitulai sous son autorité.

— Écoute-moi, ajouta-t-elle plus calmement. Il faut que tu te ressaisisses. Nous n’avons plus le temps de pleurer ce qui arrive. Ni le choix, reprit-elle, cherchant désespérément les mots les plus adéquats. Tout ce qu’il se passe n’est pas un hasard. 

Elle parlait comme si elle s’était préparée à l’éventualité de perdre celui qu’elle avait de plus cher.

Comme si elle savait aussi qu’elle s’apprêtait à mourir.

Un frisson parcourut mon corps.

Je fronçai les sourcils tant la tournure que prenait ce dix-huitième anniversaire était presque rocambolesque. Je ne parvenais pourtant pas à comprendre ce qu’elle tentait en vain de m’expliquer. Je n’avais plus les idées claires. Pire encore, j’abandonnais toute lucidité, mon regard limpide l’accompagnant dans son effondrement.

— Ne crois pas ce qu’ils te déclareront. Peu importe ce que tu verras ou entendras, tourne-toi uniquement vers Sade, articula-t-elle lentement comme si elle souhaitait s’assurer que je retienne et applique ses conseils.

— Comment tu peux m’imposer ça après tout ce qui se dit sur ce… je ne sais même pas ce qu’il est ! hurlai-je, me saisissant les cheveux et les resserrant toujours plus fort tant la rage faisant écho dans mon crâne. C’est un tueur, un monstre et toi tu me demandes de me jeter dans la gueule du loup ?

— Il est fou à lier et anéantirait le monde entier s’il le désirait, il est à craindre plus que la mort elle-même, Érévane. Mais toi, reprit-elle avec une assurance déstabilisante avant d’ajouter : jamais il ne te fera de mal.

Je ne reconnaissais plus ma mère. Elle se permettait d’aborder ce sujet nouveau comme si le temps s’était arrêté, comme si rien ne nous pressait désormais. Comme s’il ne comptait plus. Comme si nous étions toutes deux immuables. C’est lorsqu’elle comprit qu’elle arrivait à me calmer et à obtenir toute mon attention qu’elle poursuivit :

— Il est intouchable, avec lui à tes côtés personne n’osera te faire de mal.

— Tu parles comme si tu le connaissais, réussis-je à articuler avec méfiance.

— Fais-moi confiance. Si tu parviens à gagner la sienne, alors il te protègera.

— Mais tu disais ne pas connaître ces gens tout à l’heure ?

— Sois fière de ton espèce, ne la gâche pas, Érévane, ajouta-t-elle sans même prendre le temps de me répondre.

— Quelle espèce ? Mais de quoi tu parles ?

Elle délirait. Ça n’avait pas de sens.

— C’est parce que je le lui ai demandé que personne ne te détruira. Il veillera sur toi. Il me le doit, poursuivit-elle, sourde à mon regard.

— Je ne te comprends pas Maman, tu disais ne pas le connaître… répétai-je dans un souffle, mes pupilles balayant ses mains se saisissant des miennes. 

Tout allait beaucoup trop vite et ne laissait pas la place aux émotions.

C’était comme si je ne pouvais pas me permettre de réagir normalement.

Comme si je devais mettre en application ce que tout le monde attendait de moi. Mais je n’étais qu’une jeune fille.

Ma mère me fixa sans répondre, ses doigts tremblants vinrent passer une mèche de mes cheveux derrière mon oreille. Je la laissai faire, car cette douceur me renvoyait à ce que j’avais toujours connu d’elle.

Son silence, quant à lui, m’indiqua à quel point il y avait bien d’autres choses la concernant que j’ignorais encore. Bien sûr qu’elle le connaissait. C’était évident, son attitude tout entière la trahissait. Dès lors, c’était comme si je refermais l’histoire actuelle de ma mère pour en ouvrir une face cachée.

Plus sombre.

C’était comme si je ne la reconnaissais plus.

India venait d’adopter un discours qui était le reflet de ce qu’elle avait autrefois revêtu. Elle réveillait les vestiges d’une vie passée. C’était évident. Celle que personne n’avait jamais soupçonnée.

Le temps retint ses secondes, le monde cessa de tourner.

Il se dessinait, devant moi, la silhouette d’une parfaite inconnue, dont seuls les traits m’étaient familiers.

Je reculais à mesure que son visage se durcissait, figé par l’esquisse abstraite d’une rosace pourpre entachant lentement le tissu clair de sa robe Salonique qu’elle n’enfilait qu’à de rares occasions. Ses yeux traduisaient une douleur violente, mais fugitive. Son corps devenait soudain trop lourd pour la porter. Ses genoux touchaient désormais terre. Jamais elle ne cessa de me fixer comme si elle souhaitait emporter avec elle le dernier souvenir de sa postérité.

Je compris qu’on venait de lui tirer dessus.

Je laissai échapper un bruit sourd, celui d’un appel à l’aide.

Je suppliai le temps de suspendre sa course, j’implorai l’espace de ne pas désagréger nos liens matriarcaux.

Mais le silence lourd et pénible me répondit, me laissant seule et désemparée. J’étais en état de choc. Je me mis à suffoquer. Mes yeux s’écarquillèrent. Ils semblaient prendre conscience, eux aussi, de l’ampleur de la situation. Je venais de voir ma mère s’éteindre, et avec elle son histoire.

L’histoire d’une Nivine vouée à l’omerta.

Celle qui venait d’ores et déjà de tracer la mienne.

Ce soir, je fêtais ma dix-huitième année en tant que Nivine sur cette Terre.

On venait de m’allouer le cadeau le plus monstrueux que l’on puisse espérer se voir offrir. C’était désormais seule que je devais apprendre qui j’étais réellement, comprendre l’univers secret qui m’entourait.

Pourquoi ma mère avait-elle une confiance aveugle en ce monstre dont tout le monde parlait ?

Mon cerveau n’était plus en mesure d’accomplir sa tâche même la plus simple.

Bien au contraire, il y grouillait un fourmillement endiablé et infernal retraçant inlassablement chaque recoin de cette situation épouvantable.

Attendez de le vivre et revoyez vos jugements d’un angle plus divergent.

Seule une voix hurlant, inépuisablement, le nom de « Sade » était le souvenir des dernières résonances avant que je ne percute, à mon tour, le sol, harassée par le carnage qui m’entourait.

Mon regard se troubla jusqu’à en confondre les affres qui me faisaient face.

Je perdis connaissance.

Étais-je morte moi aussi ?

 

 

Chapitre 2sade

 

 

________________________

 

Vous pensiez lire mon histoire. Je détournais en réalité votre attention.

Je vous ai tous dupés. 

Sade Joyce.

________________________

 

♫ Boom boom

2WEI & Bri Bryant  ♫

 

 

14 décembre 2021.

 

— Ne t’arrêtes pas Europe, murmurai-je entre les dents, la mâchoire serrée.

Sa réputation n’était plus à faire.

Elle se débrouillait à merveille.

La Nivine n’était plus celle que j’avais rencontrée, quatre siècles auparavant.

Elle était la plus talentueuse de mes femelles.

La meilleure qui soit.

Et je demeurais particulièrement intransigeant avec elle.

Son pire cauchemar.

— Continue, ordonnai-je.

— Je n’en peux plus Sade, souffla-t-elle avec peine, haletante.

Je me tenais au centre, les muscles tendus, le regard froid et impassible. Devant moi, Europe frissonnait, oscillant entre l’imprévisibilité de son maître et l’épuisement. Sa respiration était forte, saccadée. Cependant, elle restait concentrée, comme je le lui avais enseigné. Je percevais chaque fibre de sa chair, à l’écoute de ses limites. Elle pensait les avoir atteintes.

J’exigeais qu’elle les dépasse.

Quiconque faisait partie de l’Ordre n’était pas sans savoir que je ne me contentais pas de réussir.

J’allais au-delà.

Quand je sentis qu’elle était prête à capituler, je rompis le silence.

— Combattre n’est pas seulement une question de force, mais d’état d’esprit, d’équilibre et d’intuition.

— Je n’en peux plus, répéta-t-elle vainement.

— Je veux de la rigueur, Europe, menaçai-je.

Je m’avançai alors vers elle, à une vitesse humainement progressive.

— Sade…

— De la discipline, ajoutai-je sans une once d’empathie, suivi de constance.

Je perçus la détresse dans sa voix alors qu’elle leva le bras pour engager sa garde, comme je le lui avais enseigné. Bientôt à quelques centimètres d’elle, j’envoyai mon tibia à hauteur de son talon et sa chute en fut violente.

— Perdu.

Quelques-uns de mes hommes observant cet entraînement voulurent se jeter sur elle pour lui proposer son aide. J’étais fier de cet élan cohésif qui unissait mon escouade. Cependant, comme toujours depuis des siècles, je pouvais anticiper l’intention de chaque individu, quelle que soit son espèce. J’avais ainsi déjà planté ce regard émérite, fait d’acier et d’influence, sur eux et ils n’eurent pas le temps de ciller.

— Debout.

Je restai de marbre, les mains dans les poches. Je focalisai sur mon objectif.

Quant à Europe, elle fut vexée que je ne cherche pas à l’aider.

— Va te faire foutre ! marmonna-t-elle en tentant de se relever.

Je serrai la mâchoire. Tous étaient en mesure de l’entendre crisser.

— Plus vite.

Je me dirigeai à nouveau vers elle. D’instinct, elle s’exécuta et recula, encore haletante. Je la poussai jusqu’au bout d’un souffle éreinté. J’étais déterminé à jouir de cette finalité. J’incarnai l’être le plus égotiste que l’on puisse trouver sur Terre et au-delà. En ce XXIe siècle, cette vérité était connue de tous. Vous y compris.

Je décidai, peu importe ce que cela vous en coûtait.

Ne vous rappelez-vous pas que la motivation à elle seule n’avait aucune valeur ?

Ces mémoires étaient l’essence de votre évolution, pas uniquement celle de ma Nivine.

Oui. Vous m’avez bien lu.

Depuis la genèse de mes récits, vous n’êtes plus les mêmes. Vous tous m’appartenez désormais, bercés par les mots de mon histoire, inspirant la vôtre. Vous avez décrypté et découvert les premières épopées du prodige sans même vous apercevoir que je prenais pleinement possession de ce Monde. J’ai détourné vos attentions, créé le chaos de l’Histoire de l’humanité. Je suis à l’origine de vos guerres, de vos choix politiques, monétaires, sociétaux… J’ai suscité votre intérêt, piqué votre curiosité, capté votre appétit. Je vous ai fait vous affronter, j’ai divisé vos peuples, décimé vos ancêtres. Je vous ai fasciné uniquement pour vous tenir éloignés de ce contrôle que je vous dérobais, de ces règles que j’ai moi-même érigées.

Désormais, au même titre qu’Europe, vous êtes miennes.

Quant à vous, Messieurs, vous avez été soumis à mes commandements.

N’oubliez jamais que je serai le marionnettiste de chaque vie sur Terre.

Peut-être même qu’à cet instant où vous me lisez, je vous observe.

Peut-être que je suis à l’origine de ce qui vous arrive, chacun de vous, les uns après les autres.

Qui sait ?

Les règles du jeu sont simples : coopérez et vous serez épargnés ; défiez-moi et vous éveillerez une cruauté jamais égalée.

Ma Nivine discernait désormais toute la bestialité qui grouillait jusqu’au fond de mes tripes. Je perdais patience à la manière de mes déplacements : la transition était quasi imperceptible. Ainsi, un silence acide lui suffit pour se reprendre.

Elle poursuivit l’échauffement, avec une finesse déroutante et malgré sa langueur. Europe attaqua, aussi rapidement et précisément qu’elle le pouvait. Elle asséna une série de coups destinés à déstabiliser ma défense, néanmoins chacun d’eux était prévisible. Elle n’en était pas surprise. À chaque entraînement, avec n’importe lequel de ses acolytes face à moi, c’était le même récit. Tous avaient l’habitude de ma suprématie. J’étais invaincu, indétrônable. Je pouvais deviner les intentions de n’importe qui, n’importe où, n’importe quand. Malgré tout, sans que je n’eusse à faire d’effort, je la laissai tenter des stratégies. Elle se déplaçait avec une fluidité étonnante, ses pieds effleurant à peine le sol alors qu’elle changeait de position. Son partenaire de guerre, et ami de longue date lui lança un objet qu’elle saisit sans un regard pour lui. Elle dressa un katana ancestral, joyau de leur dualité, entre elle et moi. Sans perdre de temps, la lame frappa l’air comme une ombre vengeresse tout en s’avançant dans ma direction. Face à l’ennemi, cette méthode aurait été brillante. Elle ne prêta pas attention au rictus qui se dessinait sur le coin de mes lèvres. Celui-ci en revanche n’échappa pas à Miyamoto qui croisa les bras pour mieux observer les progrès spectaculaires de la plus ancienne Nivine sur cette planète.

Europe et ses sœurs ayant rejoint l’Ordre étaient les seules Nivines entraînées au combat en ce Monde. Aucune autre ne détenait pareil privilège. Les Circés, qui avaient négocié avec moi la poursuite de certaines règles qu’ils avaient érigées quelques siècles auparavant, cherchaient à maintenir un équilibre : des milliers de Nivines les servaient encore parce que je le leur accordais. J’étais leur décideur.

Même sur Terre.

La paix n’était possible que parce que je la tolérais.

Je pouvais choisir de déclarer une guerre, qui mènerait n’importe lequel de vos peuples à leurs pertes, en un seul claquement de doigts.

Les milices étaient corrompues, tous les dirigeants respectaient mes ordres, les plus hauts placés ne s’efforçaient pas à me défier, plus aucun État n’osait discuter mes opérations, ou celle de mes hommes, quand bien même elles les mettaient à mal. Le tout, au milieu de spéculations conspirationnistes les plus insensées, et pourtant vraies, des folklores hypothétiques moqués, mais bien avérés : il se chuchotait que je tenais le Monde entre mes mains et qu’il se soumettait, apeuré par mon imprévisibilité.

Il se trouvait que ces survivalistes n’avaient pas tort, mais que la folie qu’on leur diagnostiquait arrangeait mes affaires.

J’esquivai d’un mouvement fluide une riposte d’Europe, arraché à mes pensées, anticipant sa seconde trajectoire sans effort. Mes sens étaient remarquablement plus performants depuis ma stabilisation. Déjà infaillibles avant celle-ci, plus aucun détail ne leur échappait. Ils ne sommeillaient jamais et prenaient la main lorsque je manquais d’attention. Dès lors, je disparus pour me positionner derrière elle avant qu’elle n’eût le temps de réagir. La Nivine pivota après quelques secondes de stupeur et porta aveuglément un coup en direction de mon flanc. J’attrapai fortement son poignet et la maintins dans une prise ferme.

— Encore perdu.

— Personne ne peut te vaincre, ce n’est pas juste. Laisse-moi me battre contre un de tes hommes et je te prouverai que je suis capable de le réduire en miettes.

Je me mis à rire. Elle afficha une moue, feignant la vexation. Une pression plus puissante la fit se reprendre. Plus elle cherchait à m’échapper, plus je resserrai mes doigts sur sa peau.

— Tu me fais mal !

— Tu manques d’entraînement.

— Lâche-moi !

Ce ne fut qu’au moment où tous purent entendre le craquement de ses os que je décidai de la libérer. Elle étouffa un cri et porta sa main à hauteur de sa chair meurtrie qui tardait à se rétablir. Les Nivines ressentaient la même douleur que moi lorsqu’elles guérissaient d’une blessure, cependant le temps de cicatrisation n’était pas le même. Elle jeta un œil à sa main engourdie et me fusilla de son iris émeraude.

— On recommence, ajoutai-je avec froideur, sans une once de bienveillance.

Mes soldats, elle y compris, avaient l’habitude d’une pareille autorité. Tous me scrutèrent sans surprise. Cette attitude n’était pas seulement orchestrée pour elle. J’étais un leader défenseur, paré au combat aux côtés de mes hommes, mais l’entraînement était inflexible. Mes consignes demeuraient impitoyables depuis la naissance de l’Ordre du Soulèvement et de l’Insurrection3.

C’est ce qui avait fait de nous une escouade invaincue depuis quatre siècles.

— Mais… tenta Europe.

— Ta garde, grondai-je à bout de patience.

— Sade j’ai mal…

Je la fixai le temps d’un instant, analysant sa posture, m’assurant qu’elle pouvait toujours fournir un effort. Elle n’avait pas encore dépassé l’absolue limite de ce qu’elle pouvait davantage donner. L’intensité de son regard chercha à me déstabiliser. Elle était douée pour la séduction. Je l’avais d’ailleurs désignée pour l’enseigner à mes hommes, Circés et Vampires confondus, quel qu’en soit le sexe. Puis, elle esquissa un sourire, délicieux et empli de désirs.

Un sourire que peu de gens auraient osé ignorer, frappés par l’opportunité d’être choisis par une Nivine.

Et pas n’importe laquelle.

Europe avait une réputation à échelle mondiale.

Elle était espérée par tous et inaccessible pour quiconque.

Elle était mienne et m’appartenait.

D’avance, ne vous méprenez pas. Rappelez-vous combien mon espèce, plus animale qu’humaine, dépasse votre moralité.

Mon regard quitta le sien pour venir se nourrir de ses lèvres. Ce que je dévisageais excita mes sens. Le sourire de ma Nivine transpirait la victoire.

Il charma mes instincts, les dupant sans qu’ils n’en prennent conscience.

Moi si, cependant, et je me languis de les voir se faire avoir.

Alors, je la laissai faire, esquissant un faible rictus.

Europe, ses sœurs et le cognac savaient les corrompre de temps à autre. Tout dépendait de leur seuil de tolérance émotionnelle. Elles les domptaient mieux que je ne le pouvais, les faisant taire par moments. Ils devenaient moins dominants me permettant ainsi de ne plus subir leurs exigences brutales et barbares, parfois lubriques.

Ma Nivine sentit l’opportunité être la bonne.

Elle s’approcha, prudente, la cadence envoûtante.

— Tu dois aller au-delà de la vitesse, Nivine, lui avais-je enseigné par le passé.

— Je ne peux pas aller plus vite que ça, Sade, avait-elle objecté.

— Je ne crois pas te l’avoir demandé. Ne te fie pas uniquement à la rapidité. Regarde plus loin que le coup, anticipe la pensée de ton adversaire.

Europe était désormais suffisamment proche. Je la laissai faire, séduisant mes instincts, naïvement dupés. J’esquissai un sourire, elle haussa des sourcils et poursuivit tout de même. Elle disparut en une acrobatie exquise, prenant appui sur ses mains pour se retrouver sur ses pieds, un rictus indécent aux lèvres. Je humai un mélange de désir, de domination et de défi renaître au fond de mes tripes.

Presse-toi, mes sens ne te feront aucun cadeau ma jolie.

C’est à ce même instant qu’elle réapparut derrière moi, une fraction de seconde à peine après avoir endormi mon intuition. Elle était très douée, presque autant que mes Vampires. Mais son orgueil face à cette présomptueuse attaque lui fit perdre un instant de trop : mes instincts étaient à eux seuls pourvus d’un avantage inégalable. Les connexions neuronales qu’ils émirent dépassaient toute loi spatio-temporelle. C’était comme s’ils stoppèrent les secondes. Comme si elles ne statuaient plus désormais.

Même au XXIe siècle l’Homme ne parvenait pas à s’imprégner de ce fait scientifique pourtant démontré, tout comme la conscientisation de l’existence de propriétés quantiques. Vous étiez toutefois l’espèce qui avait prouvé que mon système visuel fonctionnait cinq fois plus vite que le vôtre, ralentissant de ce fait le moment.

Ainsi, je portai ma main sur la lame qu’elle commença à brandir.

Deux secondes s’écoulèrent. Il en fallut trois de plus pour qu’Europe prenne conscience qu’elle venait définitivement de perdre. Mes lèvres s’étirèrent à mesure que les siennes adjurèrent. Elle écarquilla des yeux. Pourtant, chaque fois, face à moi, le résultat était le même : ils échouaient.

Je tirai le katana vers moi et avec lui Europe. La violence de mon geste lui fit lâcher prise et perdre l’équilibre. Elle chuta au sol, son regard empli d’affronts.

— Relève-toi et montre-moi ta volonté, Nivine, sifflai-je la mâchoire serrée.

— Laisse-moi me battre avec un de tes hommes, Sade, insista-t-elle avec défiance.

Je marquai une pause. Elle en profita pour apaiser son cœur et reprendre son souffle. Mes yeux étaient posés sur elle, je ne lui portai aucune attention pourtant.

— Swell, finis-je par dire.

— Sade ? répliqua immédiatement le soldat.

— Bats-toi contre Europe et ne lui fais aucun cadeau.

Ma Nivine pesta dans un arménien que je maîtrisai parfaitement désormais.

— Très bien, obéit le jeune garçon.

— Tu vas me laisser affronter le fils d’Achab, sérieusement ?

Swell était un hybride et sa beauté à la hauteur de celle de Nash et moi. J’avais rendu possible le mélange interespèces depuis que j’avais conquis le Monde. J’avais aboli cette Loi qui avait entravé l’amour qui unissait mes parents. Celle qui avait conduit Thalia tout droit vers la Mort. Achab et Litha avaient été les premiers à pouvoir vivre leur passion en toute légitimité. Ils avaient marqué l’Histoire et la leur était connue de tous, très souvent étudiée dans les manuscrits des enseignements sur Terre.

Je l’avais exigé pour ne jamais qu’on les oublie, elles.

D’abord, Thalia.

Les rues portaient son nom à échelle mondiale. Son sacrifice était inscrit dans la mémoire de vos annales au même rang que vos grandes figures. Elle était la sommité incarnée. La chrétienté même l’évoquait désormais : elle représentait celle qui avait permis au-dit et illustre Sade de sauver son espèce martyre.

Les Vampires n’arboraient plus l’Exile depuis la chute de Slav4.

Puis, Litha.

Elle était une Nivine qui avait perdu sa virginité, arrachée par les Circés d’abord, offerte à Achab ensuite. De ce fait, et comme sa nature le voulait, on lui avait enlevé son éternité. Ainsi, la mère de Swell était morte, abandonnée par l’immortalité que lui avait octroyé sa chasteté.

 

— Sade, je suis enceinte, m’avait-elle annoncé quelques années après la chute du Roi et ma prise de pouvoir.

Elle avait marqué un silence.

— Sade ?

Elle s’était approchée.

— Je t’ai entendu, Litha, étais-je intervenu comme pour stopper son avancée et, avec elle, la fougue de mes sens.

Elle ne les avait jamais laissés indifférents. Ils ne supportaient pas de n’avoir jamais goûté charnellement à la Nivine.

— Pourquoi ne réagis-tu pas ?

Je me raclai la gorge. Elle posa une main sur mon torse. Je fermai les paupières et contractai la mâchoire.

— Je ne suis pas celui à qui tu devrais l’annoncer en premier, tranchai-je durement feignant l’insensibilité.

— Je sais.

Je l’avais vexée. C’est ce que venaient de m’indiquer mes sens. Elle se tourna prête à partir, je ne désirais pas la laisser faire.

Litha m’était interdite et je luttai en permanence pour ne pas succomber à ses avances. Nous jouions avec le feu, nous étions imprudents et pourtant, Achab m’accordait une confiance indéfectible.

— Pourquoi ? lançai-je contre toute attente.

Elle s’était retournée et son regard se fronça.

— Que veux-tu dire ?

— Pourquoi ne pas encore l’avoir dit à Achab ?

Elle hésita. Je regrettai déjà mes mots. Je savais d’avance ce qui sortirait de ses lèvres galvanisantes. J’avais prié tous vos dieux que jamais elle ne me réponde. Et pourtant…

— Parce que je crois que j’aurais souhaité que tu sois le père de mon enfant, Sade.

Chacune de ses paroles donna du pouvoir à mes sens. Elle avait fini par me confesser son amour, sa passion, sa dévotion pour moi.

 

Ne la blâmez pas.

Les Nivines, pour la plupart, ne le contrôlaient pas. Cette attirance réciproque, bestiale, était ce que d’instinct un animal imputait sans même le souhaiter lui-même. Litha n’avait pas le choix. Elle était régie par ses impulsions et ne l’expliquait pas elle-même. Elle n’était pas la seule.

Certaines tombaient amoureuses, d’autres uniquement en proie à ce que je leur offre une progéniture, quand quelques-unes cherchaient ma sécurité ou encore à ce que je les assujettisse, le tout dans une sélection naturelle et sauvage que vous ne pouviez concevoir. Tous les cinq ans était organisé The Reaping5, un événement planétaire et médiatisé permettant aux Nivines de la Terre entière d’intégrer mon harem, aux côtés d’Europe, remplaçant les « anciennes » qui, parce que je les déflorais ou qu’elles l’étaient déjà, prenaient de l’âge.

 

— Litha… soufflai-je, l’implorant de freiner ses intentions.

Elle s’était collée à moi désormais, ses iris caressant mes lèvres, rapprochant les siennes. J’avais lutté pour lui résister.

— Je sais… Tu ne me désires pas.

Mon visage se fronça. Elle semblait convaincue et avait pourtant tort de le croire.

— Je veux te posséder depuis le premier jour de notre rencontre.

Je me surpris moi-même à lui confesser pareille aspiration. Elle haussa des sourcils.

— Mais tu appartiens à mon plus fidèle ami, tranchai-je alors que je devinai ses espoirs.

— Je sais.

Elle posa ses mains à hauteur de l’interdit. J’expirai un souffle rauque. Elle était celle qui amorçait toujours notre promiscuité que je m’efforçai de censurer.

— Nous en avons déjà trop fait, compléta-t-elle tout en glissant ses doigts à travers ma chemise.

Sa chair au contact de ma peau m’arracha un grognement animal, précédant le Mugi6.

— Arrête, grondai-je.

— Je ne veux pas.

Nos paupières se fermèrent simultanément. Je me berçai de faux souvenirs, embués d’érotisme inavoué pour cette Nivine.

— Litha, cet enfant, tentai-je à nouveau… C’est le plus beau cadeau que tu puisses lui faire. Ne lui gâchons pas ça…

— Sade, je ne peux pas le contrôler.

Mes sens avaient le pouvoir depuis ma résurrection, quatre siècles plus tôt7. Ils décidèrent de s’imposer en maître et ils avaient le dessus sur moi. Je cédai à Litha ce que nous convoitions depuis le début de notre rencontre chez les Peyras8.

 

Depuis, je portai seul le secret de cette nuit d’ébats incessants. J’avais possédé Litha avec fougue, absorbé son sang. Je détenais l’immunité absolue sur ce venin de prédilection. Aucun être ne pouvait le consommer. Pas même Nash. Mais ce que je préférais chez elles, c’était le goût de l’embrasure voluptueuse que je domptais mieux que personne.

Elle avait soufflé mon nom, elle m’avait imploré de continuer, regretté cette requête ensuite. Elle avait trahi sa plus fidèle camarade. Europe aurait été folle de jalousie si elle l’avait appris. Quant à moi, j’avais berné mon acolyte le plus loyal qui soit… Sans une once de culpabilité.

Ni honte.

À tel point que je l’avais secrètement chevauchée des années durant. Elle avait joui davantage sous le poids de ma violence que la tendresse de mon meilleur ami.

Son corps me manquait excessivement, même des siècles plus tard.

Elle m’avait fait jurer de veiller sur l’homme qu’elle avait aimé avant moi et fait promettre de toujours protéger celui qu’elle avait chéri plus que nous.

Tel avait été son souhait. Je n’avais eu de cesse de respecter ses serments. Particulièrement depuis que j’avais étouffé son dernier souffle de vie.

Principalement parce que personne ne savait que j’étais celui qui l’avait tué. Précisément parce que j’étais rongé par les remords.

Gagnée par la honte, elle m’avait confié ses intentions de tout révéler à Achab. Je n’avais pu prendre ce risque. Ainsi, j’avais dû être le seul à porter ce fardeau.

Soulager Litha. Épargner Achab. Protéger Swell.

Tout comme elle me l’avait demandé.

J’avais rendu service à Litha.

Tels étaient les convictions de mes sens.

Ils étaient décisionnaires.

Vous m’avez bien lu.

Vous êtes les seuls qui savez désormais.

Nous sommes scellés jusqu’à ce que votre mort nous sépare.

Osez trahir ces confessions et n’espérez jamais vivre une seconde de plus.

J’ai tué Litha pour les mêmes raisons.

Chapitre 2Sade

 

 

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L’amitié n’a de sens que si elle prête à se prouver par un sacrifice. 

Sully Prudhomme.

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♫ Cry me a River

Tommee  ♫

 

 

— Je ne peux plus cacher ça à Achab, Sade.

— Qu’est-ce qui te prend ?

— Il doit savoir.

— Savoir quoi ?

— Pour nous.

Je regardai sa silhouette nue à mes côtés. Mes doigts effleurèrent sa peau d’une douceur que l’on octroyait qu’aux Nivines seulement. Ses paupières se fermèrent quelque peu. Elle retint sa respiration. La honte l’envahit. Je pouvais la humer. Je choisis de l’ignorer. Mes lèvres caressèrent sa nuque et gagnèrent rapidement son cou. Mes sens connaissaient déjà l’issue de mes réflexions.

Dieu qu’elle était belle.

— Dis quelque chose… avait-elle soufflé péniblement.

— Te dire quoi Litha ?

— Ce que tu en penses ?

Le silence s’installa à nouveau en maître, mes mains décidèrent de les défier : elles poursuivirent l’exploration de la chair de la Nivine d’Achab et enfreignirent l’interdit, désobéi à de maintes reprises. Je le rompis le premier cette fois, usant d’une instrumentalisation, à la recherche d’une culpabilité qui la freinerait dans cet acte de courage qu’elle semblait déterminée à braver :

— Et Europe ?

— Elle sera dévastée, avait-elle répondu sans hésitation.

Elle avait déjà réfléchi à la question. Je devais trouver un autre moyen.

— Le mot est faible, avais-je prétendu.

— Alors c’est la fin…

Certainement pas. Je retins le Mugi, de justesse. Je savais de quoi elle voulait parler. L’alpha que j’étais ne le permettait pas cependant.

Je n’avais jamais besoin qu’on reformule des intentions que je pouvais aisément anticiper. Pour autant, je feignis l’incompréhension, stoppant toute reconquête de ses courbes.

— La fin ?

— Toi et moi, nous devrons cesser ces ébats.

Elle venait de prononcer ces mots avec difficulté et j’avais volontairement ignoré ses larmes qui menaçaient de troubler ce moment.

— Je ne pourrais pas, avais-je tranché, mes doigts saisissant doucement sa mâchoire l’obligeant ainsi à me regarder.

L’expression qu’elle me renvoya, pleine de douleur, me percuta.

— Achab ne te laissera plus jamais seul avec moi, avait-elle murmuré, gagnée par la désolation. Si Europe ne m’a pas tué avant…

— Je ne permettrai à personne de te faire du mal.

Elle me sourit. Elle n’en doutait pas. Elle décida de pencher son visage vers le mien, m’invitant à déposer mes lèvres sur les siennes. C’est ce que je fis, avec douceur et pour la première fois. Elle les entrouvrit, me conviant à opérer comme j’avais l’habitude de le faire, avec plus de bestialité. Elle n’eut pas besoin de me prier pour ça. Ma respiration s’accéléra, gage de mon désir pour elle.

— Viens par là, avais-je ordonné dans un souffle.

Il était sans doute préférable qu’elle ne se doute pas de ce que j’étais disposé à accomplir pour épargner Achab, Swell et Europe.

Tout comme j’étais paré à lui faire grâce de ses intentions.

Sa vie, en revanche, ne bénéficierait d’aucune clémence.

Et c’est ainsi, dans le silence de l’instant, que je cédais à l’appel de mes sens. Celui d’une étreinte glacée, entre Litha et moi.

J’étais prêt à tous les sacrifices pour garantir l’avenir de ma dynastie, même au prix de cette Nivine.

 

***

 

— Sade ?

Swell.

Il m’arracha à mes pensées sans savoir combien elles étaient sombres et qu’elles dissimulaient les derniers instants de vie de sa mère… Mes instincts avaient gardé le contrôle sur le spectacle que venait de nous offrir Europe et lui. Il ne les avait jamais perdus de vu, malgré la nostalgie qui me gagna. Je fis confiance en ce que je ressentais sans même avoir porté d’attention :

— C’est parfait, déclarai-je.

Je croisai les bras, relevai le menton et plissai des yeux pour ne rien rater tentant de chasser les réminiscences de la rédemption. Cependant le jeune hybride, stabilisé à 20 ans depuis des siècles, me rappelait sans cesse sa mère. Les battements de son cœur accaparèrent mon attention, manquant de s’enrayer. Je n’étais pas inquiet, je savais qu’il tenait à ne jamais me décevoir.

S’il avait connaissance de la vérité… la désillusion le ferait sombrer, de la même manière qu’elle avait anéanti Achab à la mort de cette femme que nous aimions tous les trois, détenue par l’éternité, portée par l’unique dévotion de me servir.

Quant à Europe, si je voulais éviter un maelström de la révolution9, je devais l’écarter de ces aveux.

J’étais le seul à pouvoir vivre avec ça. Même Nash ne me comprendrait pas.

Et si quelqu’un ne devait absolument pas être déçu par moi, c’était lui avant tout.

Mes instincts, malmenant ma quête de pénitence, m’imposèrent de rester attentif à l’entraînement qui se déployait face à moi. Leur combat bousculait les spectateurs, et les soldats à nos côtés, prêts à se battre eux aussi. La salle était pourtant immense. Europe esquivait la fureur de Swell, épuisée. Quelques pans de sa chevelure blonde tombaient désormais devant son visage perlant de sueur.

Je désirais pousser plus encore les limites de ma Nivine.

La première du plus grand harem que je possédais n’était plus celle que vous aviez connue. Elle incarnait une version d’elle-même qu’elle avait cherché à devenir lorsque des décennies durant elle avait tenté de survivre. Je lui avais fait une promesse, il y a quelques siècles, que j’avais honorée en quelques années à peine. Elle m’était restée fidèle et se savait être ma première protégée. Rien ne pouvait lui arriver tant qu’elle satisfaisait mon appétit, aussi lubrique que servile. Elle était suspendue à mes aspirations, obéissante et sage. Europe s’était tempérée.

Seul son amour pour moi s’était développé. Son obsession n’avait fait que croître et l’exploitation que je faisais de ses sœurs lui était si invivable qu’elle m’avait supplié de limiter mes nuits avec elles et d’augmenter celles où je la réclamais elle plus qu’une autre.

Elle restait la Nivine la plus importante à mes yeux, loin derrière ma mère, mais bien avant Litha.

De toute évidence.

— J’ai besoin d’une pause, tenta-t-elle.

— Accordée.

Tous me scrutèrent, surpris, elle y compris. Elle fronça des sourcils, vigilante, observant mon expression pour s’assurer que je ne bluffais pas.

Miyamoto lança aussitôt une bouteille d’eau à sa partenaire de guerre. Europe s’en saisit avec justesse et s’empressa de la porter à ses lèvres.

Je détaillai sa tenue, ajustée parfaitement à ses formes. Rien n’avait changé chez elle. Elle affamait toujours autant mes sens et le goût de son sang avait scellé mon immortalité. D’innombrables reviviscences de nos ébats sexuels inondèrent mes pensées et chacune d’elles réveilla mon appétit.

Son regard croisa le mien et ce qu’elle y déchiffra manqua de la faire s’étouffer. Elle recula l’objet de ses lèvres et toussota avec délicatesse avant de les pincer.

Même ça, elle le faisait avec élégance.

Elle s’approcha alors de moi et j’esquissai un sourire en coin, l’attitude imperturbable et satisfaite.

— J’étais à ton goût ?

Je glissai les mains dans mes poches, relevai le menton, mes iris plantés dans les siens. Elle frissonna et son attention prit une allure féline et envoûtante.

À la manière d’une Nivine.

Cependant, je ne me laissai pas duper et répondis froidement, fidèle à moi-même :

— Pas suffisamment pour que tu nous accompagnes sur ce coup.

Elle écarquilla les yeux. Je demeurais imperturbable.

— Quoi ?!

— Je ne te prends pas pour cette mission, répétai-je la mâchoire serrée.

— Sade, tu ne peux pas me faire ça.

— Europe, ne discute pas les ordres.

Je restai de marbre, lui tournant le dos pour rejoindre mes hommes et revenir sur l’entraînement auquel ils avaient assisté. Le rapport était de coutume.

— J’ai travaillé dur… protesta la Nivine, blessée.

— Je sais, déclarai-je en faisant signe à mes hommes de me suivre.

— Alors, prends-moi ! s’offusqua-t-elle.

Je me stoppai aussitôt, silencieux le temps d’un instant. On pouvait entendre son souffle. Elle hésitait entre le regret du ton sur lequel elle venait de s’exprimer et l’envie folle de s’élever contre ma décision.

Quand je fis volt face, un sourire pervers au coin des lèvres s’érigeait à mesure qu’elle le scrutait, sourcils froncés.

— Je te prendrai ce soir, Nivine.

Elle comprit aussitôt et en frémit de plaisir. La présence de mes soldats ne la gêna pas.

La libido de ces femmes – et plus particulièrement celle d’Europe – était aussi développée que la mienne. Nous étions faits pour vivre de sexe et de désirs excessifs. L’explosion hormonale qui se dégageait de nos voluptés dépassait vos jouissances. L’extase que vous expérimentiez, dans sa fragilité, semblait dérisoire à côté de la force abyssale de nos orgasmes. Ils étaient incomparables aux vôtres. Les Hommes avaient tenté de partir en quête de cette ivresse que décrivaient ces femelles. Cependant jamais ils n’étaient parvenus à la reproduire.

Nous étions ce qui maintenait leur frustration ascétique.

— Je veux dire, en mission, se reprit-elle, ignorant délibérément mon intervention.

— Europe, j’ai dit non.

— Sade s’il te pl…

— Europe ! s’interposa Achab à bout de patience.

La Nivine le fusilla du regard et plia ses doigts en une insolente provocation : elle adressa à mon meilleur ami son majeur comme une déclaration silencieuse de mépris envers l’autorité qu’il représentait.

Le tout dans mon dos.

Cependant – et grâce à elle –, des centaines d’années auparavant, j’affûtai mes sens, déjà bien habiles en ce temps. J’incarnais le seul être vivant en mesure de capturer le mouvement le plus infime, la nuance de lumière la plus indétectable. Les précisions visuelles même en dehors de mon champ de vision n’avaient plus de secret depuis ma stabilisation. J’étais devenu indétrônable. Aucun détail perceptif ne m’échappait.

Personne ne m’égalait, y compris Nash.

J’étais en mesure d’orienter mon attention vers les murmures les plus lointains sur Terre et les distinguer clairement. Je pouvais décider désormais de discerner ou d’inhiber. Mes sens et moi menions une lutte permanente. Ils pouvaient prendre le dessus, de temps à autre. Grâce à Europe, et son sang qu’elle m’avait offert de goûter, j’étais parvenu à édifier mon rang de leader dans une Éternité me redoutant tout autant que la Mort et la Vie. Je n’étais le bienvenu nulle part.

Partout, je m’imposais, arrachant la place de monarque, consentie ou non.

— Qin. Néréa.

— Sade, rétorquèrent-ils simultanément.