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Sur le conseil d'Abir Gandy, le représentant des Symbiosiens, Sandrila Robatiny et Bartol sont de retour dans le système solaire. Dans leur référentiel, le voyage jusqu'à Biose avait duré quarante jours seulement, mais à cause de la vitesse relativiste de Symbiose, leur absence aura duré trente-trois années. Durant ces décennies, bien des choses ont changé autour du Soleil. Abir a été très énigmatique : « Je sais que votre empire a changé de mains en même temps que les pouvoirs qu'il vous donnait, Sandrila. Pourtant, vous êtes encore la personne la plus à même de régler la crise majeure qui sévit dans le système solaire. Soyez sûre que votre influence sera déterminante sur la cause de tout cela. À vous de la découvrir, cette cause. »
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Seitenzahl: 396
Veröffentlichungsjahr: 2023
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Toute ma reconnaissance à :
Lotta Bonde
Nathalie Fleuret
Diwezha Picaud
À Cara
Avertissement :
Toute ressemblance avec des personnes réelles qui existeront sera totalement fortuite. Il ne pourra s’agir que de pures coïncidences.
Les signes de conversations :
— Quelqu’un parle.
—:: Quelqu’un parle via le Réseau.
—> Quelqu’un parle à une machine.
—< Une machine parle à quelqu’un.
—::> Quelqu’un parle à une machine via le Réseau.
—::< Une machine parle à quelqu’un via le Réseau.
Événements graves dans le système solaire
Êtes-vous dans votre état normal, là ?
L’Éternelle encaissa
Il reste au moins une Sandrila Robatiny en vie
So Zolss avait un secret
Les cellules cérébrales éclateraient
La salle secrète était grande ouverte
L’Éternelle s’agenouilla
Il s’agit de tuer quelqu’un
Même pour deux mille jetons ?
Bhartol dans le Monde des Monstres
Sa mère ? hurla Bartol
Es-tu prêt à rencontrer Ahnuman ?
L’Éternelle écarta les bras
Tâchons de ne pas avoir peur l’un de l’autre
Elle avait dix mille ans
ilsera.com
Pour rejoindre l’Éternelle, Bartol entra délibérément dans le rectangle ténébreux. Il en ressortit aussitôt de l’autre côté. Disons « de l’autre côté », pour autant qu’il fût pertinent d’imaginer que ce moyen de franchir instantanément des distances interstellaires possédât bien deux côtés. Rien n’était moins sûr ! Mais peu importe que cette chose échappât à une géométrie intuitive ! Se la représenter avec deux faces donnait une excellente image de ce que l’on ressentait en se glissant dans ce pan de nuit.
La première fraction de seconde, il eut l’impression d’avoir fait demi-tour pour revenir immédiatement au point de départ. En effet, il se trouvait, semblait-il, dans la même pièce. Sauf que…
— Il y a du ménage à faire ! lança Sandrila Robatiny en se retournant vers le Marsalè ahuri.
Il faisait chaud. L’atmosphère était moite. Aucune lumière artificielle n’éclairait le lieu, mais celle du couchant qui entrait par la baie vitrée révélait un surprenant spectacle. Les écrans, qui formaient les murs, le plafond et le sol, étaient tous éteints, rien n’y apparaissait. Toutes ces surfaces étaient simplement grises et sales. Des feuilles mortes, des débris végétaux de toutes sortes et même de la terre couvraient le plancher. L’ameublement montrait qu’il avait également souffert d’une impitoyable agression entropique. Une porte de travers, pendue à un seul gond. Des parois éventrées. Des pieds cassés. Des fauteuils déformés, déchirés et encrassés. Un canapé rouge avachi…
Le Marsalè tourna sur un talon et retraversa le rectangle noir. Il se retrouva dans la pièce qu’il venait de quitter, telle qu’il venait de la quitter, c’est-à-dire en parfait état. Franchissant une troisième fois la porte interstellaire pour revenir près de l’Éternelle, il exprima sa surprise :
— Mais ! Qu’est-ce que, mais ? Nous sommes dans le même lieu… mais complètement délabré. Ce rectangle noir serait-il une sorte de dévastateur de maison de Sandrila Robatiny ?
L’Éternelle esquissa un sourire en se dirigeant vers la baie vitrée dont une des surfaces coulissantes était ouverte. Elle sortit sur le balcon. Bartol la suivit en émettant une série de borborygmes interrogatifs.
— Si Abir dit vrai, en traversant ce rectangle, nous venons de quitter Biose pour arriver ici, sur Terre. Dans ce cas, la porte interstellaire serait située au même endroit dans les deux salons. Celui-ci est le vrai. Je veux dire l’original en Afrique ; je reconnais le profil des collines à l’horizon ! L’autre est la copie, dans le nouveau monde.
— En es-tu certaine ? Est-ce sans aucun doute ta maison sur Terre ?
— Oui, j’en suis tout à fait sûre ! Comme je te l’ai dit, le paysage environnant m’est très familier. Ce gros pic rocheux, là, à gauche, par exemple. Il est caractéristique. Et je ne me fie pas uniquement à ma propre mémoire biologique ! Je le superpose parfaitement avec les céphimages enregistrées avant notre départ dans Symbiose.
Le regard du Marsalè suivit la direction indiquée par l’index tendu :
— Tu as raison, je m’en souviens aussi.
— Tu vois, il y a de très très fortes probabilités que nous soyons sur Terre.
Il siffla longuement :
— Cette porte interstellaire permet d’enjamber des années-lumière ! Des années-lumière instantanément. Le trajet ne dure même pas une seule seconde. On passe d’un monde à l’autre dans l’instant !
— C’est sidérant, en effet ! Étourdissant ! Mais tu sembles bien étonné ! Presque plus que moi-même, je veux dire. Tu as pourtant déjà utilisé cette chose avant moi, toi !
— Oui, tu as raison, mais c’était sur une distance beaucoup plus courte. De mon petit logement de Marsa jusqu’à Symbiose, qui était en orbite autour de Jupiter.
Sandrila Robatiny regardait en bas à droite :
— La nature a repris ses droits sur presque tout le terrain à part une petite surface dégagée, par là. C’est l’endroit où je décollais et me posais en gravitant ou en volant.
Bartol jeta un coup d’œil dans le salon afin de s’assurer que le rectangle noir était toujours là, puis il revint sur le balcon avec l’Éternelle. Secrètement un peu inquiet, il voulut obtenir une confirmation :
— Rapace n’est pas là, semble-t-il. Pas pour l’instant du moins. Oh ! ce n’est pas qu’il me terrorise, mais il avait quelque chose contre moi ces derniers temps. Ce volatile a un côté agaçant, reconnais-le.
— Il est sur Biose, tu le sais bien. Tu ne risques rien.
— Je me demandais si celui de Biose n’était pas un double qu’Abir aurait bricolé pour t’accompagner sur le nouveau monde.
— Même si c’était le cas, le Rapace resté ici sur Terre serait un vieil oiseau qui ne te chercherait plus querelle, tu sais !
Elle observait la façade à droite, à gauche et au-dessus d’eux. Bartol suivit son regard. Un épais lierre couvrait plus de la moitié de la surface du mur.
— Ah, oui ! fit-elle. Un énergique ménage s’impose, mais je ne pense pas qu’Abir m’ait recommandé de revenir sur Terre pour ça. Il doit y avoir quelque chose de bien plus urgent à faire. Mais quoi ? Il m’a dit exactement : « Il se déroule des événements graves dans le système solaire. Je pense qu’au moins une de vos présences devrait aller voir de quoi il s’agit. » Alors, de quels événements graves parlait-il ?
— Je n’en sais absolument rien, grande géanture ! Nous allons devoir le découvrir. Avec tout ça, je viens seulement de remarquer que je ne suis plus qu’un, comme au bon vieux temps du Bartol unique. Et toi ?
— Moi aussi, bien sûr. Nous ne sommes plus en communication avec nos doubles restés sur l’autre monde.
— Pourquoi, bien sûr ? Les ondes qui nous relient auraient pu passer par la porte interstellaire.
— Ce n’est pas le cas manifestement. Nous ne sommes plus en multiprésence. Nous ne pouvons pas communiquer avec Biose. On dirait que ça te manque d’être multiple, toi qui en avais si peur.
Il émit un de ses grognements ambigus.
— Ma céph ne fonctionne pas, observa-t-elle. Je ne capte rien, en tout cas. Et toi ?
— Moi non plus, rien ! Je suppose que nous avons besoin d’une mise à jour du logiciel de connexion, après trente-trois ans d’absence, il a dû géantement évoluer. Blisnud.X et MS-Connexion existent-ils encore ? Mystère ! Par ailleurs, les mondes solairiens ont dû tellement évoluer depuis le temps !
— Non seulement nous ne pouvons plus joindre Biose, mais nous ne pouvons plus céph communiquer du tout, même entre nous. Nous aurions dû interroger Abir pour apprendre le maximum de choses sur notre ancien monde.
— Nous pouvons toujours essayer de l’appeler maintenant, ou un peu plus tard.
— Oui… Nous aviserons… Les écrans muraux du plafond et du sol sont éteints ; la climatisation ne marche plus. Il n’y a apparemment pas d’électricité dans toute la maison. Allons au rez-de-chaussée pour voir la centrale électrogène. Soit elle est en panne… soit on l’a arrêtée.
Il se colla à ses pas. Comme ils s’y attendaient, l’ascenseur ne fonctionnait pas ; ils dévalèrent l’escalier. En bas, elle traversa le vestibule pour s’engager dans un couloir. Secrètement terrorisé à l’idée de se retrouver en face d’un ou plusieurs autres lui-même inconnus, le Marsalè la suivait partout ; on eut dit un enfant inquiet sur les talons de sa mère.
Elle s’arrêta devant une porte cabossée qu’elle tenta de faire coulisser manuellement puisque les ouvertures automatiques ne pouvaient fonctionner. Mais, même avec l’aide acharnée de Bartol, le panneau refusa de glisser d’un seul millimètre. Et pour cause ! Il était trop déformé ; en son milieu, une concavité biscornue donnait à penser qu’il avait reçu un choc d’une grande violence ; de plus, son montant était tordu. À droite et à gauche, le mur portait également plusieurs traces de coups.
— On dirait qu’il y a eu de la bagarre chez moi durant mon absence, remarqua-t-elle.
— Espérons qu’une horde de Bartol enragés ne soit pas la cause de tout cela.
— Arrête de penser à ça ! Guéris-toi de ton syndrome de Youri Yamaya !
— L’exemple de Youri Yamaya est de circonstance, grande géanture ! Parce que si je rencontre d’autres Bartol sur Terre, ceux-ci ne seront pas des extensions de moi-même, comme dans Biose. Ils seront des multiples d’un Bartol différent ayant vécu ici sa propre existence durant trente-trois ans. Ce Bartol multiple-là revendiquera son ego. Vrai ou faux ?
— À tous les égards, exact ! Tu as tout compris ! Il n’y a donc justement aucune raison d’en avoir peur, car il ne prétendra jamais être toi. Vous ne serez même pas comme des jumeaux, puisque vos âges ne seront plus synchronisés. Celui qui est resté ici aura vécu trente-trois ans de plus que toi. Enfin, presque ! Je ne tiens pas compte de la durée de notre voyage jusqu’à Biose. Tu devrais en conséquence être rassuré. Les seuls souvenirs que vous aurez en commun seront pour lui du lointain passé. Vous n’auriez rien à vous disputer, ni bien matériel, ni situation professionnelle, ni argent, ni amour… rien. Rien du tout. Aucun rapport avec le cas de Youri Yamaya ! N’est-ce pas ? Est-ce clair ou pas ?
— Tu as raison, rien à voir, en effet. C’est vrai ! Bien sûr. Oui, c’est limpide. Je suis rassuré, presque serein.
Il grogna bartolesquement avant d’ajouter :
— Et pour toi ? Si tu rencontres la Sandrila d’ici, avec son troupeau de multiprésences. Tout ce que tu viens de dire pour moi s’applique à toi, n’est-ce pas ?
— Bien sûr, forcément ! À part un détail sans importance, en effet, c’est pareil pour moi.
— Quel détail ?
— Le fait que trente-trois ans représentent pour toi plus de la moitié de ta vie, alors que cela ne fait même pas tout à fait quinze pour cent de la mienne. J’ai 224 ans, elle doit en avoir 257. Entre moi et elle, la différence d’âge ne sera pas si grande. Nous aurons proportionnellement beaucoup plus de souvenirs en commun.
— C’est vrai, j’aurais dû y penser. Un quart de millénaire ! Géante géanture ! Je ne suis qu’un tout petit enfant pour toi. Tu dois me voir comme un bébé, non ? Hein ?
La question fut comme avalée par un trou noir ; elle disparut tout bonnement et sans cérémonie, sans recevoir de réponse.
— Sortons, proposa-t-elle ! Je voudrais examiner la maison depuis l’extérieur. De plus, il y a un autre accès à l’électrogène dehors.
*
L’impeccable pelouse, autrefois entretenue par des tondeuses automatiques, avait laissé place à une végétation hostile de hautes herbes entremêlées de ronces. Grands lierres, chèvrefeuilles, clématites et autres plantes grimpantes étaient en compétition pour conquérir les façades.
— Tout est à l’abandon depuis des années, dit Bartol. Depuis trente-trois ans sans doute. Étrange que celle qui est toi ici ait laissé tomber tout ça ! Comment l’expliques-tu ?
Elle rectifia :
— Presque à l’abandon. Presque, donc pas tout à fait.
— Presque, tu as raison.
— Et… ce « presque » est de la plus considérable importance. N’est-ce pas ?
Ils se trouvaient non loin du seuil de l’habitation, sur un passage tracé dans la végétation sauvage. On voyait clairement que l’herbe avait été coupée pour former un chemin. Et manifestement, le centre de ce passage avait été fraîchement foulé.
— En effet, grande géanture ! De toute évidence, on a pris soin d’aménager un accès à ta maison. Je me ferais empailler l’âme pour savoir de qui il s’agit !
— J’ai l’impression que Drill et Ols ont eu beaucoup d’influence sur ta manière de t’exprimer.
En réponse, les cordes vocales de Bartol s’aventurèrent dans des modulations acoustiques qui eussent pu tout ou rien dire.
En avançant d’une cinquantaine de mètres sur ce couloir mystérieusement défriché, ils arrivèrent sur une large zone bien dégagée, ayant tout l’air d’être une surface destinée à se poser ou à décoller. Les hautes herbes environnantes, toutes inclinées vers l’extérieur, par rapport au centre de cette surface, trahissaient un effet de souffle qui ne pouvait qu’être récent.
— C’est l’endroit un peu débroussaillé que j’observais d’en haut, tout à l’heure, dit l’Éternelle. Il nous suffira d’attendre pour découvrir qui a entretenu mon ancienne aire d’atterrissage.
— Sans doute ton double. Ou tes doubles, même. Enfin ! Ton double multiple, si tu préfères.
— Quelque chose me dit que ce n’est pas elle. Ou alors que des circonstances inconnues ne lui ont pas permis de s’en occuper plus soigneusement.
— En tout cas, la précédente fois qu’on est passés ici remonte à peu, constata-t-il ; toute cette herbe a été piétinée de fraîche date.
— Oui, c’est vrai ! À moins que cette proche visite fût la dernière de toutes, nous n’aurons pas à patienter cent ans pour être fixés. Mais viens ! En attendant, j’aimerais voir la centrale électrogène. Qui sait, peut-être arriverai-je à rétablir l’électricité. Nous en aurons sans doute besoin, au moins pour recharger nos nucles.
Le générateur à fusion ne se trouvait qu’à une trentaine de mètres de l’entrée. Parcourir cette petite distance fut pourtant ardu ; en longeant le mur, ils durent se frayer un chemin à travers les hautes herbes entremêlées de ronces, de pyracanthas et autres créatures végétales plus ou moins inamicales. Ne disposant d’aucun outil de débroussaillage, ils durent se contenter d’écarter ces obstacles piquants à l’aide de deux bâtons que Bartol avait ramassés près de l’aire d’atterrissage.
L’appareil se trouvait derrière une petite porte métallique munie d’une poignée. Sandrila Robatiny essaya vainement de la faire tourner.
— Laisse-moi t’aider, proposa Bartol. Je me charge de cette visquerie de poig… de… de cette manette.
Elle fit mine de ne pas remarquer le dérapage verbal contrôlé de justesse :
— D’accord, vas-y !
Il mit à contribution toute la force de ses deux mains, en grimaçant sous l’effort. La poignée finit par tourner soudainement et le panneau pivota pour découvrir l’intérieur d’un local de petite dimension. L’Éternelle toucha un gros interrupteur rouge situé en haut d’un cylindre. Plusieurs cadrans, boutons et divers indicateurs numériques surgirent alors dans son champ visuel virtuel.
— Ma céph marche ! s’exclama-t-elle, agréablement surprise. Trente-trois ans après, l’interface de la centrale à fusion s’affiche toujours. Je remets le courant dans la maison.
Bartol regarda le dispositif qui se présentait sous la forme d’un simple cylindre vertical gris d’un mètre de diamètre et d’un mètre cinquante de hauteur environ.
— Mais enfin ! s’étonna-t-il. Pourquoi a-t-il fallu venir jusqu’ici ouvrir cette porte pour toucher cet interrupteur afin que ta céph s’interface avec cette machine ? Pourquoi n’as-tu pas pu le faire à distance ?
— Avant de partir pour le nouveau monde, j’avais pris soin de mettre ce point sensible de la maison en mode sécurité. Le bouton rouge. Cela évite tout danger que quelqu’un puisse en prendre le contrôle via le Réseau.
— Hum… Mais…
— ?
— N’est-ce pas étonnant que la Sandrila Robatiny d’ici ait laissé la centrale sur ce mode sécurité ?
— En ce qui concerne le mode sécurité de la centrale, il faut que je te précise qu’il était actif. C’est-à-dire qu’il s’enclenchait tout seul en l’absence d’un signal de ma part.
— Je n’ai rien cerveauté, comme diraient Ols et Drill. Tu me fais bouillir la caisse ronde !
— J’avoue que je ne suis pas très claire. Ma céph envoyait un signal codé toutes les quelques secondes. Si le système de sécurité ne recevait pas ce signal, il se bloquait.
— Ah ! J’ai cerveauté là. Mais du coup… Euh… ?
— Eh bien, je ne sais pas pourquoi, il était basculé en mode sécurité. A-t-il été actionné volontairement ? Ou bien s’est-il bloqué automatiquement en l’absence du signal qu’il attendait ? Je n’ai aucun moyen de le savoir.
— Bon, mystère, donc. Mais il y en a un autre : pourquoi n’a-t-elle pas mieux entretenu sa demeure et son terrain ?
— Cette dernière question je me la pose depuis que nous sommes arrivés. Je n’ai aucune réponse. Je ne sais pas ce qu’elle est devenue. Je ne sais pas si elle utilise la multiprésence. Je ne sais pas si c’est elle qui s’est occupée de l’aire d’atterrissage et du chemin qui conduit à l’entrée. Je te propose d’inspecter toute la maison pièce par pièce et de fouiller partout en espérant trouver des indices qui nous donneront des explications, ou qui nous permettront au moins d’échafauder quelques hypothèses. L’idéal serait que je retrouve un enregistrement de ses engrammes. Je pourrais ainsi savoir tout ce qu’il lui est arrivé.
— Au moins jusqu’au moment de l’enregistrement.
— Jusqu’au moment de l’enregistrement, oui. Mais c’est mieux que rien.
— D’accord, s’écria le Marsalè avec enthousiasme. Au travail ! Souhaitons que le courant soit revenu, car ça y est, il fait nuit à présent. Je n’ai pas des yeux qui percent les ténèbres, moi.
— Oui, on va chercher. Mais avant… je veux vérifier quelque chose.
— ?
— Suis-moi. Tu verras bien.
Ils retournèrent dans la vaste demeure. La fée électricité était bel et bien de retour. L’ascenseur fonctionnait, mais ce fut de nouveau dans le couloir du rez-de-chaussée qu’elle entraîna Bartol. En les suivant automatiquement partout, la lumière chassait l’obscurité avant même leur passage, mais la laissait revenir loin derrière leurs pas. Poursuivant leur chemin après le panneau coulissant bloqué derrière lequel se trouvait la centrale à fusion, ils arrivèrent en vue d’une autre porte qui s’ouvrit docilement devant l’impératrice du gène. Le Marsalè se demanda s’il allait voir là ce qu’elle espérait lui montrer. Ils entrèrent ensemble.
Dans cette vaste salle, il découvrit un magnifique gravitant.
— Il est bien là, dit-elle. C’est une bonne chose !
Bartol observa admirativement la machine :
— C’est un…
— Un Push 5, le renseigna-t-elle. Solie avait un Push 4. Ne t’en souviens-tu plus ?
— Ça me dit quelque chose, mais, tu sais… Je ne suis pas un grand connaisseur de gravitants, j’avoue.
— Peu importe ! Voyons s’il est en état de fonctionner. C’est ce qui compte. Sans véhicule, nous serons tout simplement bloqués ici.
Elle monta sur le marchepied d’embarquement et toucha l’identificateur situé dans un renfoncement du sas.
— Ça marche ! s’exclama-t-elle triomphalement. Il est sous mon céph-contrôle. Je suis rassurée de savoir que nous ne sommes pas rivés ici !
— Géantissime nouvelle ! Sans moyen ni de communiquer ni de nous déplacer, nous aurions moisi sur place sans même savoir ce qui se passe sur Terre et les autres mondes.
— Oui ! En effet ! Mais, il était en mode sécurité, lui aussi. Et pourtant, je suis certaine de ne pas avoir songé à prendre cette précaution.
— Qui a pu le faire dans ce cas ?
— À part ma copie terrienne, je ne vois pas. Peut-être trouverons-nous des indices à bord !
Il admira le sang-froid avec lequel elle déduisait cela, sans avoir apparemment la moindre peur de se rencontrer.
— …
— Allons voir, proposa-t-elle.
L’intérieur du gravitant s’illumina dès qu’ils entrèrent. Cette machine, de petite taille, mais très puissante, était complètement dépourvue de poste de pilotage. Comme tous les appareils modernes, la gestion et le pilotage se faisaient grâce à une interface céph. Aussi l’aménagement intérieur était-il seulement conçu pour l’habitation. Un salon et deux pièces individuelles avec toutes les commodités pour s’isoler. Un étroit couloir central conduisait à la première en passant entre les secondes. Alors que tous les deux se trouvaient dans ce corridor, d’un mètre de large à peine, sur une commande mentale de l’Éternelle, la porte d’une des pièces individuelles s’ouvrit sur leur droite. Elle le coinça de l’épaule contre le montant de l’ouverture et dit :
— C’est là que je m’isole quand j’en ai envie. Je m’étends sur le lit pour penser, par exemple. On peut voir ça comme ma chambre, en quelque sorte.
— …
— Toutes ces aventures exacerbent ma libido, poursuivit-elle en le fixant avec provocation. Pas toi, mon bébé ?
Il ne put cacher que ce « mon bébé » le hérissa au plus haut point.
— C’est toi qui m’as dit que je devais te voir comme un bébé, se justifia-t-elle. Tu l’as dit, n’est-ce pas ? À toi de me montrer que tu n’en es pas un !
— J’ai cru que tu n’avais pas entendu, bredouilla-t-il.
Réponse inutile ! Mais il avait eu besoin de répondre pour répondre, seulement pour masquer sa gêne et retarder un peu la réaction que la situation attendait de lui.
L’Éternelle avait toujours pour simple vêture ce biogrimage qui agissait comme de la glue sur les yeux de Bartol. Elle semblait enveloppée dans des nuages d’un vert très discret l’enrobant sur un centimètre d’épaisseur. Ces brumes voilaient ou révélaient ses courbes lascives en déplaçant lentement des zones diaphanes ou presque opaques. Bien qu’elles en connussent l’évidente réponse, les mains du Marsalè aimaient se demander si elles pourraient traverser ces phénomènes météorologiques pour atteindre la surface sur laquelle ils se mouvaient.
Elle lui attrapa la main droite pour la plaquer sur son arrogante poitrine. Tout en se caressant ainsi le sein gauche, elle se pencha pour murmurer près de son oreille :
— Quand tu me dis que tu dois être un bébé pour moi, est-ce à dire que tu me vois comme une vieille flétrie ? Est-ce donc cela que ta main droite te dit de moi, en ce moment ?
Il sentit le souffle tiède de la bicentenaire dans son cou. Le parfum que dégageait sa chevelure aux reflets métalliques avait le pouvoir d’une puissante phéromone sexuelle. La main du Marsalè songea fugitivement à faire, au moins, un petit effort pour s’arracher de l’offrande gibbeuse ensorcelante. Cette idée de résistance fut dérisoire. Il sut qu’il n’était pas de taille à désobéir à cette attraction ; c’était aussi vain que d’espérer échapper à la force de gravitation d’un trou noir. Une unique seconde lui suffit pour penser à Cara, pour se dire qu’en ce moment un autre Bartol était près d’elle et que lui était seul.
Il se sentit touché entre les jambes. Le fixant avec une intensité accrue, elle murmura dans un soupir dont la chaleur sensuelle l’envoûta :
— Sens-je une significative turgescence, là ? se demande la vieille dame d’un quart de millénaire que je suis.
Les lèvres qui susurraient ces mots provocants offraient une pulpe aguichante aux mille promesses édéniques. Elles s’entrouvraient juste ce qu’il fallait pour suggérer une légère moue qui les rendait encore plus attirantes.
Son appétit d’elle fut si grand, si puissant, si terrible qu’elle le posséda. Il fut son esclave tout en son pouvoir. Elle le hanta. Elle l’obnubila.
Il se déshabilla avec une hâte fiévreuse. Ses deux mains avides épousèrent des fesses qui portèrent son désir à son paroxysme. Quand il la plaqua contre lui, il ne fut plus rien d’autre qu’une palpitante dilatation. Ses doigts et sa bouche ne surent plus que priser. Soudés dans leur étreinte, ils churent sur le lit, elle sur le dos, lui au-dessus. Il tenta d’entrer en elle, avec une ardeur fébrile. Mais, d’un solide coup de reins, l’Éternelle retourna la situation : lui sur le dos, elle, à califourchon au-dessus, ce fut elle qui s’empala. Bras tendus, les mains sur les épaules du Marsalè, elle lui offrit sa poitrine à bout portant en se déhanchant avec une lenteur érotiquement contrôlée. Il ne maîtrisa rien, elle domina tout. Toujours altière, elle tint les rênes de leur plaisir. Il ne contrôla rien, elle gouverna tout. Même quand ils explosèrent, lui en elle, elle autour de lui, autant il ne put retenir des cris rauques, autant elle gémit authentiquement, mais dignement.
*
À bord du Push 5 de Sandrila Robatiny, allongé sur le lit, apaisé, presque ataraxique, Bartol laissait son regard vague errer vers le plafond de la chambre. Des scènes saisissantes montraient de merveilleux animaux qui avaient existé sur la Terre avant que les humains ne les exterminent ; on pouvait les contempler dans leur milieu naturel. Ce n’était pas la première fois qu’il voyait ce genre d’images ; il s’était souvent étonné du comportement des précédentes générations. Pourquoi s’étaient-elles livrées à de pareils génocides ? Mais, en ce moment, que ce fussent des girafes, des éléphants, des aigles, des cachalots, des tigres, ou quoique ce fût d’autre… rien ne retenait son attention. Son esprit était ailleurs. Il se posait maintes questions. Que faisait-il là ? Pourquoi n’avait-il pas pu résister à l’Éternelle ? Mais avait-il vraiment envie de lui résister, en fait ? Aurait-il dû essayer ? Pourquoi ? N’avait-il pas poussé des cris ridicules en éjaculant ? Qu’était-il pour elle, en réalité ? Elle n’avait pas adoré qu’il lui demandât si elle le voyait comme un bébé, semblait-il ; mais… pourtant que pouvait-il être pour elle, à part un enfant ? Leur différence d’âge était si grande ! Faire l’amour avec elle avait été un délice pour tous ses sens, il eût fallu être de bien mauvaise foi pour le nier ! Mais rétrospectivement, il avait l’impression d’avoir eu une relation asymétrique, presque incestueuse ; tant il était vrai que, une fois encore, comme toujours, comme en toutes circonstances, elle avait tout tenu en son pouvoir, que pas une seule seconde, elle ne s’était laissée aller. Ah, cette si robuste dignité hypertrophiée dont elle ne se départissait jamais !
M’aime-t-elle à sa façon, ou ne suis-je que son jouet ? se demandait-il. Comment, et dans quel domaine, puis-je être son égal ? À quoi puis-je servir dans notre couple, à part occasionnellement faire tourner une poignée qui résiste ? Il est loin le temps où je pouvais l’impressionner en neutralisant un Zark pour la sauver d’un contrôle ! Même quand elle m’appelle encore Choléra, ce ne peut être que par nostalgie du temps où je méritais ce petit sobriquet. Mais me voilà repris à son piège… Je dois bien m’avouer que je suis fou d’elle… Tout mon corps se souvient du sien. Mes lèvres ne pourront jamais oublier les siennes. La mémoire de mes mains est pleine de ses formes. Pour autant, je ne suis pas seulement un toxicomane de son physique ; je pense que je l’admire. Mais je ne suis pas certain de l’aimer du fond du cœur. Enfin, je ne l’aime pas comme j’aime Cara, en tout cas. Cara me manque. Que suis-je venu faire ici ? C’est à Sandrila qu’Abir a dit qu’elle devrait revenir sur Terre, voir ce qui se passe, pas à moi. Pourquoi suis-je revenu ici ? Peut-être devrais-je vite reprendre le rectangle noir, pour retrouver Cara. Quand je pense qu’un double de moi est en ce moment avec elle, sur Biose ! Quelle situation absurde ! Circonstance invraisemblable, totalement créée par Sandrila ! Elle est la seule dans l’Univers à concevoir de tels imbroglios d’existence. Mais, je ne peux me résoudre à me séparer de cette incroyable Éternelle ! Elle m’ensorcelle ! Elle me possède ! Je suis sa chose. Je suis sa chose et je ne suis pas certain que cela me déplaise vraiment. Pourtant, Cara me manque vraiment.
*
Pendant que Bartol essayait de mettre un peu d’ordre dans son esprit et dans son cœur, l’Éternelle pensait de son côté. Elle se trouvait dans la salle de bain du gravitant ; on appelait encore ces lieux de soin corporel ainsi, bien qu’on n’y prît aucun bain. Elle était depuis un moment sortie de la cabine d’eau, douchée, séchée et protégée par de nouveaux angé-blancs. Assise devant un miroir, elle essayait distraitement différentes couleurs pour ses yeux sans vraiment faire attention au résultat. Car, elle aussi s’introspectait.
Elle espérait que la vieille avait fait son effet. « Un quart de millénaire ! Géante géanture ! Je ne suis qu’un tout petit enfant pour toi. Tu dois me voir comme un bébé, non ? Hein ? », pff ! Elle s’était également remise à penser à ce qu’il avait déclaré un jour, au sujet de ce qu’il y avait d’artificiel en elle. Certes, il y avait pas mal de temps maintenant, mais, n’empêche, il l’avait dit !
Il y avait bien une petite voix, tout au fond d’elle, qui lui demandait : pourquoi cherches-tu toujours à te rassurer ? Pourquoi es-tu si peu sûre de toi ? Pourquoi as-tu si peur de perdre le contrôle ? Pourquoi ne jamais baisser la garde ? Pourquoi ne t’abandonnes-tu pas au plaisir de te dévoiler tout à fait à l’être aimé, toi qui aspires tant à cela, toi qui es si fatiguée de ne jamais poser ton pesant bouclier ? La seule fois où tu t’es laissée aller dans ses bras, c’était quand il t’a sauvée de cette situation difficile, quand les gardiens en zark t’avaient paralysée. Oui, tu t’es laissée porter, malgré toi. Contre ton gré, parce que tu ne pouvais pas faire autrement, car tu étais inerte. Pourtant, rétrospectivement tu as tant adoré ce moment, que tu l’évoques souvent encore !
Mais elle faisait tout ce qu’elle pouvait pour ignorer cette petite voix. Si un bouton pour en régler le volume avait existé, elle l’eût définitivement bloqué sur le niveau zéro.
D’autres questions tout à fait différentes venaient s’ajouter à toutes ces pensées déjà encombrantes et introspectivement énergivores : que faisait-elle ici ? Qu’est-ce qu’Abir, le représentant des Symbiosiens, attendait d’elle ? Était-il concevable que ceux qui avaient créé Symbiose attendissent qu’elle réalise quelque chose qu’ils ne savaient pas faire ? Ne faisait-elle pas déjà preuve d’un orgueil grotesque simplement en se posant cette question ?
En sortant de la cabine d’eau, elle avait plusieurs fois essayé d’appeler mentalement Abir, mais elle n’avait toujours pas reçu de réponse. Fallait-il repasser par la porte interstellaire et revenir sur Biose pour qu’il daignât lui en dire plus ? Quels étaient donc ces événements graves dans le système solaire dont il avait fait mention ?
Devait-elle entrer en contact avec sa copie multiple sur Terre pour tout lui expliquer et obtenir sa collaboration ? Ce serait sans doute la chose la plus efficace à faire. Le mieux serait de synchroniser les engrammes pour ne former plus qu’une seule San-drila Robatiny, Solairienne et Biosienne. Pourquoi la copie d’ici avait-elle presque abandonné sa maison africaine ? Y avait-il un rapport avec ces fameux événements graves ? Oui, certainement ! Qu’était devenu Génética Sapiens, durant ses trente-trois ans d’absence ? L’empire s’était-il agrandi ou avait-il périclité, voire disparu ? La Sandrila Robatiny d’ici était-elle toujours multiple ? Vivait-elle encore avec le Bartol d’ici, ou ce dernier avait-il trouvé une autre personne, plus jeune, semblable à Cara ? Ce Bartol d’ici avait-il fini par accepter d’être multiple, ou était-il toujours unique ?
So Zolss avait-il réussi à sauver son emprise sur le Réseau ?
Et les C12 ? Qu’étaient-ils devenus, eux ?
Tant de choses avaient dû changer en trois décennies !
Il faut que je rencontre ma copie Solairienne, se dit-elle avec de plus en plus de conviction. J’intégrerai ce qu’elle est, tandis qu’elle intégrera ce que je suis. Ensemble, nous deviendrons nous. Ou, nous deviendrons moi ?… moi multiple. C’est vrai que ce n’est pas toujours facile à conceptualiser la multiplicité.
L’Éternelle arrêta son choix sur des yeux verts constellés de micropépites dorées. C’est artificiel, pour reprendre le mot de Bartol, mais tant pis ! se dit-elle. Dans son iris, quelques millions de machines moléculaires s’étaient précisément orientées de manière à obtenir ce résultat. Elle s’efforça de masquer le fatras de pensées qui accaparait son intellect pour interroger la mémoire du Push. Les données qu’elle demanda par commandes céphmen-tales s’affichèrent dans son champ de vision virtuel. Légèrement froncés, ses fins sourcils exprimèrent sa concentration quand elle constata que la dernière utilisation de l’appareil remontait à quinze ans. Quinze ans ! Elle imagina que de nouveaux modèles plus récents et plus performants avaient dû remplacer ce Push 5, et que sa copie avait probablement acquis un Push 6 ou 7, ou un gravitant d’une autre marque. Qui sait ? Mais dans ce cas, où était ce nouvel appareil ? Et pourquoi avait-elle conservé celui-ci quinze ans sans l’utiliser ? Par nostalgie ? Cela paraissait très peu probable ; elle n’avait jamais été nostalgique pour tout ce qui était matériel.
Outre quelques dizaines de déplacements sur Terre, la liste des derniers trajets mentionnait des voyages sur la Lune, Mars, Mercure, Vénus et même la banlieue jovienne. Ces destinations la rendirent perplexe. Elle-même avait rarement utilisé le Push 5 pour des distances aussi grandes. Cet appareil de performance moyenne lui servait surtout pour les va-et-vient terrestres ou pour aller sur la Lune. Pour les trajets interplanétaires, elle préférait le Youri-Neil qui le plus souvent attendait en orbite. Que devait-elle penser de cette information inattendue ? Pourquoi sa copie solairienne avait-elle parcouru de si longues distances avec ce petit gravitant ? Le Youri-Neil était-il hors d’usage ?
Elle rejoignit Bartol. Celui-ci l’attendait, debout face au hublot rectangulaire de la chambre. Ce dernier ne montrait rien d’autre que le mur gris du hangar contenant le gravitant.
— Alors, plaisanta-t-elle, tu laisses tes yeux s’enfoncer dans les abysses de l’espace profond ! Attention au vertige !
Il se retourna et l’interrogea du regard, car il vit dans le sien qu’elle avait quelque chose à lui dire. Elle lui expliqua alors ce qu’elle avait vu dans la mémoire du Push.
— Je ne sais qu’en penser, dit-il. Peut-être que le Youri-Neil est hors d’usage, effectivement. Quant au fait que cette machine n’ait pas fonctionné durant quinze ans… on peut supposer qu’elle a acheté un autre engin, il y a quinze ans.
— Possible, oui. J’y ai pensé. Mais où est cet autre engin dans ce cas ?
— Si tu ne le sais pas toi-même, comment le saurai-je ? Je ne sais même pas comment ce Push sort d’ici. Je n’ai vu aucune grande porte dans ce garage. Tu es tellement douée pour réaliser des choses qui dépassent l’entendement, qu’il est possible d’imaginer que ta copie multiple n’a plus du tout besoin de gravitant. Qui sait, hein ! Elle est peut-être elle-même devenue une flotte de gravitants vivants ! À moins qu’elle ne soit devenue complètement immatérielle, qu’elle flotte un peu partout, loin ailleurs et aussi autour de nous, en ce moment même et qu’elle nous regarde et nous écoute. Peut-être est-elle devenue une brume invisible qui voyage à la vitesse de la lumière. Peut-être même qu’elle est déjà partout à la fois dans l’univers en ce moment. Pourquoi même ne pas imaginer qu’elle est tout simplement devenue l’Univers ? Et que là, enfin, pour la première fois, elle n’a plus d’idée pour devenir quelque chose de plus, quelque chose de plus surhumain, quelque chose de plus inconcevable. Peut-être que sa quête du toujours plus haut touche désormais à sa fin, car plus rien ne lui est inaccessible. Va-t-elle décider de modifier les lois de l’Univers ? Va-t-elle changer la force de gravitation, par exemple ? Qui sait ? Hein ?
— Ça y est ? As-tu fini ta crise de néophobie aiguë ? Qu’est-ce qui t’arrive ? Si les premiers homo sapiens avaient eu aussi peur du progrès que toi, nous en serions encore à grelotter dans des cavernes. Peut-être que les Bartol de l’époque étaient terrifiés en voyant les autres essayer d’inventer les premières chaussures en protégeant leurs pieds avec ce qu’ils trouvaient dans la savane. Je crois les entendre ces premiers Bartol : « Ne faites pas ça, malheureux ! Vous poussez trop loin les limites ! Les humains sont faits pour marcher pieds nus ! Vous changez la nature humaine ! »
Dix secondes de silence s’installèrent. Ils croisèrent leurs regards désolés et embarrassés.
— Bon ! fit-elle. Nous n’allons pas nous disputer maintenant !
— Non, fit Bartol penaud.
— Bien ! Pour répondre à ta question : comment ce Push sort d’ici. Le plancher s’enfonce, puis avance dans un tunnel de cinq cents mètres de long au bout duquel il soulève le gravitant vers la surface. De là, on peut décoller ou atterrir.
— Géantissime installation ! Je découvre. Tu ne m’en avais jamais parlé.
D’une commande céphmentale, elle fit coulisser un pan de mur qui révéla une penderie. Elle examina hâtivement son contenu en répondant :
— Je n’ai pas jugé que c’était important. J’avais tant d’autres choses du genre, ailleurs sur la Terre, sur la Lune ou d’autres mondes, au sujet desquelles je n’ai rien dit. Tout d’abord, car ce n’est pas intéressant, mais surtout parce que j’avais honte d’être trop riche par rapport à toi et Quader. J’avais peur que cela réduise notre complicité. La vie est étrange ! Quand j’étais très pauvre, j’avais honte de mon indigence. Quand je t’ai connu alors que j’étais devenue très riche, j’avais honte d’être trop fortunée. Mais nous en reparlerons, si tu veux. Pour l’heure, je te propose de retourner au salon.
Elle entra dans une combinaison moulante en zirko dont le dégradé de vert s’harmonisait parfaitement avec ses yeux et ajouta :
— Peut-être faudra-t-il revenir sur Biose pour interroger Abir.
— Je ne sais pas s’il répondra, mais je pense qu’il faut effectivement essayer quoi qu’il en soit. Allons-y.
*
Ils étaient tous les deux accoudés sur le balcon. Les yeux de l’Éternelle perçaient la nuit ; ils étaient dirigés droit devant vers la canopée, mais elle ne regardait rien de particulier. Ceux de Bartol ne perçaient rien, mais ils avaient du mal à se détacher d’elle, en particulier de ses yeux. Les iris verts à pépites dorées étaient d’une magnificence hypnotique !
En repassant dans le salon, l’absence de quelque chose d’important les avait immédiatement frappés : le rectangle noir n’était plus là. Malgré leur manifeste désir de communiquer avec Abir, celui-ci restait injoignable. Pour l’instant du moins, ils étaient bloqués sur Terre, au pied du mur. Dès lors, ils étaient en train d’évaluer tout ce qu’ils pouvaient faire. Les céphs ne fonctionnant pas, il leur parut inévitable d’aller au plus vite constater de visu ce qui se passait dans les mondes. C’était le seul moyen de découvrir quels événements graves se déroulaient dans le système solaire.
Répondant à Bartol, elle venait de confirmer que le Push semblait techniquement prêt à décoller sur-le-champ, malgré ses années d’inactivité. Ses réserves d’énergie et de masse éjectable permettaient de faire plusieurs fois le tour du monde ou d’aller sur la Lune en un temps raisonnable.
— Nous pouvons partir tout de suite, ajouta-t-elle, mais tu sais, cette machine a trente-cinq ans. À la vitesse à laquelle la technologie évolue, nous risquons d’attirer les curiosités.
— On nous prendra pour des originaux amateurs d’antiquités.
Elle tourna son regard vers lui en riant :
— C’est ça, bonne idée ! On dira qu’il s’agit d’un de nos gravitants de collection. Je te laisserai parler avec ceux qui nous questionneraient. Toi, qui es un peu passéiste, tu trouveras les mots.
Il lui pardonna sa boutade. Oui, ses yeux étaient à vendre son âme au diable ! Il la trouva tellement sublime qu’il allait se jeter sur elle quand elle changea soudainement d’attitude. Surpris, stoppé dans son projet, il l’observa avec étonnement.
— Chut, fit-elle, inopinément très concentrée.
Elle scrutait le ciel. Pour Bartol, il ne contenait que des étoiles ; certes elles étaient belles, mais pour autant, leur contemplation ne méritait tout de même pas cette inopportune interruption de leur intimité.
— Il y a du nouveau ! s’exclama-t-elle. Regarde et écoute.
Comme elle, il leva la tête. Puis il força sa vue et son ouïe autant qu’il le put, mais aucun de ses deux sens ne perçut quoi que ce fut de notable.
— Je ne vois que des petits points qui brillent et je n’entends que des cris dans la jungle. Mais, je sais que par rapport à toi, je suis aussi sourd et aveugle qu’un nez.
C’est alors qu’il commença à entendre un feulement et qu’il aperçut une lueur nettement plus grosse qu’une étoile. Cet éclat s’intensifia rapidement au fur et à mesure que le son devenait de plus en plus fort.
— Un gravitant, n’est-ce pas ? murmura-t-il.
— Oui, mon Choléra ! Un gravitant. Nous avons de la visite, dirait-on.
Le « mon » de « mon Choléra ! » fut une douce friandise pour le cœur du Marsalè. Mais le moment ne lui permit pas de la savourer plus que ça.
— Nous ne savons pas qui arrive, fit-il observer, et nous n’avons pas de quoi nous défendre. De plus, le rectangle noir n’est plus là.
— C’est exactement ce que je me disais. Sortons vite et courons à l’orée de la forêt, en face. De là-bas, nous pourrons épier ce qui se passe sans être vus.
Ils dévalèrent l’escalier et s’élancèrent en direction du couchant, vers les premiers grands arbres qui s’élevaient à quelque trois cents mètres de la maison. Bartol demanda à ses jambes de donner tout ce qu’elles pouvaient. L’engin approchait à grande vitesse ; déjà, la lueur de son moteur ionique était visible sur le sol. Elle ne s’opposait encore que faiblement à l’obscurité, cependant elle permettait tout de même au Marsalè de voir où il mettait les pieds. Mais, s’efforçant sans doute de courir plus vite que ses jambes ne pouvaient le porter dans les herbes trop hautes, il perdit l’équilibre et tomba à plat ventre. La rencontre avec la terre fut rude. Son menton heurta une racine et sa joue gauche fut labourée par un buisson épineux. Tous deux lui inspirèrent quelques dissonances lexicales qui eussent fait rougir un coquelicot. Il tenta de se relever avec une hâte fébrile, mais il se sentit littéralement décollé du sol et transporté à vive allure par des bras pourtant menus.
Tout se déroula si vite qu’il eut à peine le temps de comprendre ce qui se passait. Quelques secondes plus tard, l’Éternelle le déposa précautionneusement derrière l’épais tronc d’un grand acajou. Il arracha les végétaux entremêlés autour de ses mollets, s’appuya d’une main sur l’écorce rugueuse et la regarda :
— Merci, mon Éternelle géantissime ! lâcha-t-il en se massant le menton et la joue.
— De rien, mon Choléra !
Elle m’a porté dans ses bras comme elle aurait porté un bébé ! pensa-t-il.
Le gravitant gronda en inondant l’aire d’atterrissage et tout son pourtour d’une éblouissante clarté. Au fur et à mesure de son approche, les ombres s’allongèrent de plus en plus tout autour de lui. Sur les cent derniers mètres, il éteignit son réacteur. De puissants jets d’air le soutinrent alors, en réduisant la vitesse d’arrivée jusqu’au contact avec le sol. L’engin s’immobilisa et se tut. La nuit reconquit le territoire qui, en considération de l’heure, lui était indéniablement dû, et les feuillages osèrent de nouveau bruire.
Alors qu’il s’efforçait de distinguer ce qui se passait près du gravitant, une notification sollicita la céph-vision et la céphaudition de Bartol :
« Sandrila Robatiny souhaite partager des images et des sons avec vous. Acceptez-vous ? »
« Oui », pensa-t-il. Sur de courtes distances, les céphs pouvaient communiquer directement sans être connectées au Réseau.
Un céphécran lui permit alors de voir le vaisseau de près et presque comme en plein jour. Un homme sortit du sas, fit quelques pas et s’adressa à un ou plusieurs interlocuteurs encore dans la machine. L’image captée par les yeux de l’Éternelle s’agrandit. Elle se centra sur le visage au point de lui faire emplir tout le champ de vision. Le son de la voix fut aussi clair que si on se fût trouvé à deux mètres de l’inconnu :
— Eh ! Ça fait plaisir de revoir la maison !
Bartol fut encore une fois fasciné par les performances des « yeux » et des « oreilles » de l’Éternelle. Il avait beau le savoir, il avait beau s’y attendre, il était toujours surpris. La nuit n’existe tout simplement pas, pour elle, se dit-il.
De peur que l’inconnu disposât de pareils pouvoirs, et aussi parce qu’il avait l’impression d’être seulement à quatre pas de lui, il murmura :
— Reconnais-tu ce type ?
— Non. L’identification faciale n’est pas plus déterminante qu’une coiffure et les analyses de la voix, des mouvements et des points d’articulation ne donnent aucun résultat. Le gravitant est un Malag 4. Je ne connaissais pas du tout ce modèle.
Bartol vit qu’il y avait bien écrit Malag 4 sur la coque, en grandes lettres stylisées.
— Moi non plus. Je n’avais même pas entendu parler de cette marque.
Deux autres personnes sortirent du vaisseau. L’Éternelle zooma tour à tour sur chacune d’elles. Il y avait une femme et, apparemment, un asex.
— Le premier mecdule a dit « revoir la maison », chuchota Bartol. Il parle comme s’il se croyait chez lui. Ce n’est pourtant visiblement pas ta copie. À moins que celle-ci ait décidé d’être un homme.
Ce fut ce moment-là que la réception Réseau choisit pour se restaurer soudainement. Une céph-notification l’indiqua par un message auditif et visuel : « Connexion au Réseau rétablie ».
D’un échange de regards significatifs, ils se confirmèrent qu’il se produisait la même chose pour tous les deux. Il leur fut d’abord proposé d’actualiser leur logiciel de connexion au Réseau : « Votre version de Blisnud.X est trop obsolète pour fonctionner correctement, voulez-vous la mettre à jour ? ». Après avoir accepté en toute diligence, ils durent patienter durant la progression du processus presque trois minutes : subjectivement presque une semaine pour Bartol, moult éons pour l’Éternelle. Le premier fut ravi d’apprendre que Blisnud.X était toujours de ce monde.
La mise à jour enfin terminée, ce fut avec un empressement fébrile qu’ils essayèrent d’interroger les sources d’informations qu’ils avaient l’habitude de consulter avant de quitter le système solaire : Info-Mondes, Info-Terre, Info-Planètes, Info-Outre-Terre, Info-Mars, Info-Mercure… et bien sûr Info-Marsa.
La moitié de ces canaux étaient silencieux. Sur Info-Mondes, on parlait de la guerre. Quelle guerre ? Ils durent rester un moment sur ce canal pour comprendre qu’il s’agissait apparemment d’un conflit entre Mars et Mercure, mais pas seulement. Sur Info-Mars, on débattait de l’infâme ingérence et de la lâcheté de Mercure. Tandis que sur Info-Mercure, on dénonçait les agressions inqualifiables de Mars. Info-Marsa ne diffusait que de la musique.
Au fur et à mesure qu’ils découvraient tout cela, Bartol et Sandrila Robatiny échangeaient des regards éberlués et consternés. Ils ne consultaient pas forcément la même source au même moment, mais au bout d’une dizaine de minutes, ils furent tous deux au courant du plus important. Dans ce combat, certains sur Terre avaient pris parti pour la planète rouge, tandis que d’autres défendaient le monde proche du Soleil. L’affrontement avait fini par se généraliser à tout le système solaire. En trente-deux minutes, ils surent que des centaines de milliards de vies s’étaient éteintes et que nombre d’infrastructures vitales étaient détruites.
Consultant la liste des stations proposées, dans l’intention d’en consulter quelques-unes au hasard, Bartol remarqua que la première s’appelait « La voix du Plus Grand Des Divins ». Il eut, en cet instant, l’impression que ses globes oculaires gonflaient.
— Mille mégatonnes de grandes géantures ! lâcha-t-il. Regarde la première ligne dans le répertoire.
D’une commande céphmentale, elle afficha la liste dans son champ de vision virtuel.
— Ah, ça alors ! Trente-trois ans après sa mort, on parle encore de lui. On peut dire que…
Elle s’interrompit. Son étonnement fut aussi grand que celui de Bartol. Tous deux reconnurent l’image, les mimiques, les expressions et la voix du Plus Grand Des Divins. Mais ce qui les frappa de stupeur fut qu’il ne pouvait s’agir d’anciens enregistrements, datant d’avant sa mort officielle, car il commentait des événements récents. Il répondait à l’interviewer qui l’interrogeait :
« — Que pensez-vous de ces terribles événements qui ont coûté la vie à des centaines de milliards d’âmes, Plus Grand Des Divins ? Qui a mis le feu aux poudres, selon vous, Mars ou Mercure ?