Irène ou le pouvoir de l'elantana - Laurie Alice Dumas - E-Book

Irène ou le pouvoir de l'elantana E-Book

Laurie Alice Dumas

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La jeunesse éternelle : cadeau empoisonné ?


Dans la forêt pousse l’elantana, capable de figer pour toujours un enfant dans le corps de ses 7 ans. Seuls les Leroy le savent et, depuis des générations, ils gardent jalousement le secret. Justement, Irène va avoir l’âge requis. Dena, sa mère, a pris la décision depuis longtemps : sa fille conservera éternellement sa jeunesse grâce aux pouvoirs de la plante. Pour éviter d’éveiller les soupçons, elles doivent s’isoler et vivre en marge du village, près des bois. Mais Irène n’a jamais voulu de cette vie-là. Ce don n’est en aucun cas une chance ; c’est un cadeau empoisonné…


Dans ce roman aux allures de conte merveilleux, Laurie Alice Dumas dépeint avec justesse l’amour étouffant d’une mère qui en devient toxique, et le désir brûlant de liberté d’une jeune fille qui se pense prête à tout pour retrouver une vie normale.


À PROPOS DE L'AUTEURE


Laurie Alice Dumas, née le 15 février 1987 à Pontoise, a exercé plusieurs métiers dans différents domaines. La lecture et l'écriture l'ont toujours passionnée et, enfant, elle s'était promis de rédiger un roman. C'est chose faite aujourd'hui avec Irène ou le pouvoir de l'elantana, son premier ouvrage publié.

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Laurie Alice Dumas

Irène,

ou le pouvoir de l'elantana

Prologue

Dans la famille des Leroy se transmettait une plante unique aux larges pétales bleu foncé, striés de taches blanches, qu’ils avaient nommée elantana. Elle poussait dans une forêt normande, depuis plus de mille ans. Cette plante spéciale, qui reluisait quand on s’en approchait, ne faisait à l’origine pas partie du monde terrien. Ses graines avaient été plantées quelque part en Normandie par un être inconnu de notre monde. Les Leroy étaient les seuls, parmi tous les habitants de la région, à l’avoir découverte. Le tout premier à l’avoir consommée hasardeusement fut un garçonnet nommé Émile. Ses parents et lui découvrirent au fil des mois et des années qu’il ne grandissait plus. Les Leroy comprirent alors que la plante était à l’origine de ce phénomène : elle semblait donner la jeunesse éternelle ! Ils la cachèrent donc, des hautes feuilles jusqu’aux racines, entre des roches et sous de denses fougères. Le secret de l’elantana devait rester dans la famille…

Quelques années plus tard, Émile put se débarrasser de ce don qu’il ne voulait pas grâce à l’un de ses amis, un jeune garçon de sept ans qui ignorait qu’Émile, sous son apparence d’enfant, avait déjà la vingtaine… et encore plus qu’une plante étrangère à la Terre poussait non loin de là. Lorsque Émile lui prit la main quelques secondes, le don se transvasa dans le corps du petit garçon. Mais cela, Émile l’ignorait… Il ne prêta même pas attention, ce jour-là, à la légère lueur bleutée qui émanait de sa main. En réalité, l’elantana ne pouvait agir que sur un enfant à la limite de sa septième année.

Après avoir passé vingt années avec le même âge, Émile se mit alors à grandir rapidement, de mois en mois. Il était ravi de constater que l’elantana n’agissait plus sur lui… À peine deux ans plus tard, il avait l’apparence d’un jeune adulte. Un jour, il recroisa son ami dans la forêt, auquel il avait donné son don malgré lui. Le voyant un sac sur l’épaule, Émile, intrigué, lui demanda où il allait. Mais le garçon, pressé, ne lui répondit pas. Les trois dernières années, il n’avait cessé de se cacher, même de sa famille – cela avait été dur, mais sa particularité aurait suscité trop de questions… C’est ainsi qu’Émile comprit qu’il lui avait transmis le pouvoir de l’elantana et que c’était maintenant à son ami de subir le même sort. Le petit blondinet salua Émile de sa petite main et s’éloigna dans l’ombre des bois, sans laisser le temps à son ami de lui expliquer ce qu’il s’était passé. Il voulait quitter la Normandie pour aller vers d’autres terres. Seul. Émile regarda sa petite silhouette rétrécir, puis disparaître au loin. Il n’avait pas pu le dissuader de partir, et il en était miné. Il savait combien il était difficile de vivre avec ce don empoisonné.

D’autres personnes, au fil des décennies, cueillirent la plante et reçurent le don. Un jour, Dena Leroy, qui avait appris le pouvoir de l’elantana, décida de l’offrir à son enfant. En effet, la Normande – depuis plusieurs générations – désirait ardemment que sa fille, Irène, ne grandisse plus. Elle espérait ainsi la garder près d’elle pour jusqu’à la mort. La fillette allait avoir sept ans, âge où elle s’arrêterait de grandir, et ce, pour toujours. L’idée que le pouvoir de l’elantana marcherait sur sa fille enchantait Dena. Elle ne pensait plus qu’à ça, oubliant le fait qu’elle-même vieillirait malgré tout. Qu’un jour, elle ne serait plus là pour Irène. Que la fillette se retrouverait seule…

Quant au père d’Irène, Joris, il entra dans une colère noire lorsqu’il apprit le projet de sa compagne : il était inacceptable selon lui que Dena veuille imposer ce « don » à sa fille : il fallait y renoncer. Mais celle-ci refusa de revenir sur sa décision, même par amour pour lui, c’est pourquoi il lui annonça quelques jours plus tard qu’il se voyait contraint de partir, loin d’elles, seul. La nouvelle de son départ fut déchirante pour Dena. Elle l’avait tant aimé, avait tant souhaité qu’ils vivent tous les trois ensemble, pour longtemps… Mais c’était impossible pour Joris : Dena, s’octroyait le droit de gérer la vie de sa fille, et cela allait bien au-delà de ce qu’il pouvait comprendre. Les jours suivants, il fit tout pour dissuader Dena de faire boire à Irène la plante bleue aux pouvoirs actifs. En vain.

Il n’avait d’autre choix que de partir.

Chapitre 1

Sept ans pour toujours

Joris s’apprêtait à quitter la maison pour de bon. Il était vêtu d’un veston marron, d’une chemise blanche et d’un pantalon noir cintré. Sa chevelure épaisse, sa belle taille et ses yeux clairs répondaient à l’élégance de sa tenue. Dena, qui se tenait près de l’évier dans la petite cuisine aux meubles de bois blanc, entoura de ses mains la nuque de Joris, l’air suppliant :

— Joris, elle aura la vie éternelle…

Un rayon traversa le rideau en dentelle blanche qui ornait l’épaisse vitre opposée à l’évier.

— Dena, c’est à elle de décider, dit Joris en posant ses longues mains sur les joues de sa compagne. Tu dois lui poser la question, et non décider toi-même.

— …

Prenant son air le plus autoritaire, Joris tenta une dernière fois de dissuader Dena. Il ne voulait pas que sa chère fille arrête de grandir.

— Te rends-tu compte ? Irène ne pourra jamais se marier, ni avoir d’enfant, ni quoi que ce soit d’autre… Tu ne peux pas lui voler ça ! implora-t-il.

— Mais elle sera éternellement jeune et en bonne santé, répondit Dena, enthousiaste.

— Dena, c’est un choix égoïste !

— Chut ! Elle pourrait entendre.

La jeune femme, quelque peu nerveuse, fit remuer de ses pas sa longue robe marron à galons rouges. Joris en fut encore plus agacé, et le montra. Mais Dena ne pouvait s’empêcher de marcher d’un bout à l’autre de la pièce. Son regard se posait souvent vers l’entrée de la cuisine.

Soudain, ils entendirent leur fille parler dans son sommeil. Elle dormait dans sa chambre, proche de la cuisine. Tout s’était toujours bien passé dans cette maison, jusqu’à ce moment où Dena avait confié à Joris son désir d’utiliser le pouvoir de la plante sur leur fille. Cela faisait précisément une semaine. Elle ne comprenait pas pourquoi Joris était en désaccord avec elle.

Joris fit trois fois le tour de la cuisine carrée, but nerveusement une gorgée de café de sa tasse en terre cuite.

— Dena, dit-il d’une voix contrariée, je te prie de ne pas lui faire boire…

La jeune femme releva la tête, l’air sûr d’elle. Rien ne la ferait changer d’avis : cette pensée était ancrée en elle depuis le jour de la naissance de sa fille.

— … Comprends ma décision, lui demanda-t-elle.

L’homme était accablé, se sentait impuissant. Dena était bien trop têtue pour qu’il puisse espérer la faire changer d’avis. Son visage se ferma soudain de toute émotion. Puis une larme coula lentement le long de sa joue parsemée de quelques poils clairs. Il ne pouvait plus lutter pour la liberté de sa fille.

Il regarda longuement le visage gracieux de sa compagne.

— Dena… ma Dena…

La jeune femme aux longs cheveux soyeux, d’une teinte châtain clair, le fixa. Elle était contrariée de le voir ainsi. Elle avait tant espéré qu’il finisse par accepter !

Joris se dit en son esprit : « Ma fille ne grandira plus… ou bien je… » Soit il devait aller dans la chambre pour l’emmener avec lui, soit il devait quitter le foyer, sa compagne et sa fille.

Il regarda longuement Dena, celle qu’il aimait depuis l’adolescence, puis finit par incliner la tête. De ses yeux bleu azur, miné, Joris ramassa les affaires qu’il avait préparées. Il ne put rien dire à Dena. Il lui en voulait tant… autant qu’il s’en voulait à lui-même d’abdiquer. Mais il l’aimait, il l’aimait aussi fort qu’il aimait sa fille. C’est pourquoi il se résignait.

Dena, de son beau visage aux traits fins, le regarda s’éloigner, les poings serrés. Ses bottines contre le plancher de bois faisaient un claquement discret. Les rayons de lumière qui traversaient la haute fenêtre de la cuisine éclairèrent la silhouette de Joris jusqu’à sa disparition de la pièce. La jeune femme savait qu’elle ne le reverrait jamais.

Quelques secondes plus tard, Joris, paré de son sac, referma bruyamment la porte d’entrée, sans même donner un dernier baiser à Irène. C’est le cœur déchiré qu’il quittait définitivement leur maison de brique beige, dans l’un des villages normands populaires en ce temps-là.

Les doux yeux bleu-vert de Dena devinrent humides dans le silence de la maison. Seul le cliquetis de l’horloge murale retentissait.

— Tu finiras par comprendre, Joris… murmura-t-elle.

La villageoise sécha ses larmes et se mit à préparer le petit-déjeuner d’Irène. Elle versa dans son chocolat des pétales séchés d’elantana, qui au contact du lait fondirent et prirent sa teinte blanche. La jeune femme exécutait ses gestes avec sûreté et enthousiasme. « Irène gardera ses sept ans à tout jamais », se disait-elle.

Sa mère avait cueilli la plante des années auparavant, dans les profondeurs de la forêt, à quelques kilomètres de là. Les Leroy, depuis des générations, gardaient son emplacement secret, comme l’avait fait sa grand-mère – qui avait utilisé cette plante pour une de ses filles. Cette dernière avait disparu, comme les autres. Personne n’avait continué bien longtemps à la chercher, comme les autres. Mais ces enfants disparus restaient dans la mémoire de tous.

Lorsque tout fut prêt, la jeune femme entra dans la chambre de sa fille, une pièce ornée de nombreux cadres, étagères, jouets, vêtements traînant par-ci et par-là… Son lit à baldaquin était placé en plein milieu de la pièce, proche d’une large fenêtre quadrillée de bois. Les murs étaient peints d’un blanc nacré, ainsi que le plafond.

Après avoir déposé le plateau garni de viennoiseries et de pain sur le bord d’un meuble, Dena réveilla sa fille d’un baiser sur son front lisse.

Irène ouvrit ses grands yeux vert opale à l’iris particulier.

— Mère ! fit-elle, ravie de la voir.

La fillette sourit de ses pommettes saillantes, comme celles de sa mère. Elle avait les narines légèrement retroussées. Ses épais cheveux châtain doré éparpillés contre l’oreiller se laissèrent caresser par les longues mains de Dena. « J’espère qu’elle n’a rien entendu de notre échange… », espérait la villageoise. Et, en effet, Irène n’avait rien entendu des vives paroles de ses parents. Elle avait très bien dormi, comme à son habitude.

Dena sourit radieusement :

— Un bon petit-déjeuner pour commencer la journée.

La fillette était loin d’imaginer qu’elle allait avaler un bol de chocolat qui changerait sa vie pour toujours…

— Bois pendant que c’est chaud, conseilla sa mère en lui tendant le bol.

Intérieurement, l’enthousiasme montait en Dena. Quand sa fille aurait tout bu, le pouvoir se libérerait en elle, au fil des heures. Il atteindrait son pic d’action en vingt-quatre heures.

Irène prit délicatement le bol beige des mains de sa mère et commença à boire une gorgée.

— Il est très bon. Comme tous les matins.

Les yeux de Dena se mirent à pétiller. Son esprit lui montrait les prochaines années avec sa fille, unie à elle. L’elantana offrait la jeunesse éternelle, mais procurait également une bonne santé.

— Mère ? Tu m’entends ?

— Oh… ma chère Irène… tu disais ?

— Je disais qu’il faudrait envisager d’aller faire une balade avant le déjeuner. Je sens que la pluie va tomber d’ici peu.

— La pluie ? dit-elle, toujours rêveuse.

— Oui, la pluie.

Irène trouva étrange le comportement de sa mère, mais elle passa vite à un autre sujet. Elle avait déjà bu la moitié de son chocolat et englouti un pain aux raisins. Dena rêvassait encore et encore, sourde aux paroles successives de sa fille, lorsqu’un chartreux aux poils gris entra soudain dans la pièce : le chat d’Irène.

— Douce… murmura l’enfant, ravie.

Douce monta sur son lit et se frotta au visage d’Irène, plusieurs fois ; Irène appréciait toujours. Dena se releva du lit et alla ouvrir plus grandement les rideaux beiges. La lumière du soleil vint éclairer la pièce juste comme il fallait. Dehors, il y avait une grande route pavée avec quelques bâtisses au loin. La jeune femme entrevit certains de ses voisins qui se rendaient à leur travail. Elle se dit qu’elle ne pourrait plus longtemps rester vivre ici : Irène avait des amis qui vivaient près de leur maison. Tout le monde les connaissait.

Quand la dernière gorgée fut bue, Irène se leva énergiquement de son lit, prête à s’activer jusqu’au soir. Elle n’avait pas école puisque c’était la pleine saison des vacances. Elle partit faire sa toilette, laissant sa mère à ses rêveries.

Le moment était idéal pour déménager, Dena y songeait sérieusement. Elle ne pourrait bientôt plus laisser Irène aller à l’école… les années passant, les gens de la région se poseraient question. Elle eut soudain souvenir de cette maison de pierre en pleine forêt, à quelques kilomètres de là. Celle qui avait vu naître de nombreux membres de sa famille, les Leroy. Ce serait l’endroit parfait.

Après avoir passé une quinzaine de minutes à regarder dehors, Dena annonça, enjouée :

— Irène, on va déménager dans une grande maison !

La fillette, qui revenait dans la chambre lavée et habillée d’une sobre robe blanche, écarquilla les yeux.

— Papa est d’accord ?

Dena, trop embarrassée de devoir lui dire la vérité, resta muette.

— … Mère ? Il faudra lui en parler ce soir, à son retour.

La villageoise ne pouvait garder le silence plus longtemps.

— Ton père est parti voyager un moment… lui dit-elle pour toute information.

— Voyager ? Voyager… sans nous ? se vexa-t-elle.

Joris avait toujours été proche de sa fille et elle le lui rendrait bien. Les premiers temps, son absence allait lui être difficile. Dena décida de ne rien lui dire de plus ce jour-là, pour ne pas l’attrister davantage. Mais Irène, pleine de perspicacité, insista pour savoir. Elle attrapa la main de sa mère, la questionna et questionna… Malgré tout, la jeune femme ne prononça aucun mot. Elle se leva et quitta la pièce en lui demandant d’enfiler sa veste : Dena avait besoin de faire une longue balade afin d’occuper son esprit.

Les jours suivants, Irène n’apprit rien de plus sur son père, qui était déjà en route vers le centre du pays.

*

Quatre mois plus tard, Dena avait acheté la maison de pierre, éloignée de la dense population des villes et grands villages. Elle avait obtenu cette spacieuse bâtisse à un prix avantageux, puisque personne n’était intéressé pour en devenir le propriétaire. Pour préserver sa fille du don spécifique qu’elle avait reçu, elle aurait acheté n’importe quelle maison, pourvu qu’elle fût isolée. Dena savait que c’étaient des membres de sa famille qui l’avaient fait construire : longtemps auparavant, des hommes employés par les Leroy avaient déraciné des arbres pour édifier la bâtisse et créer le vaste jardin d’herbe. Elle avait d’abord été achetée par deux familles, puis revendue. La maison était située en région normande, au cœur de la dense et humide forêt d’Eawy bordée d’une bourgade – la moins peuplée de la région. Une dizaine de maisons étaient disséminées, çà et là. Leurs habitants ignoraient qui vivait dans la haute maison de pierre, en pleine forêt. Dena ne comptait pas fraterniser avec les habitants aux alentours. D’ailleurs, elle ignorait même l’existence de la plupart de ses futurs voisins.

Ce jour-là, Irène et Dena allaient ainsi emménager dans leur nouvelle demeure. Irène avait passé les dernières semaines à pleurer l’absence de son père. Et, surtout, le silence de sa mère vis-à-vis de lui. Elles traversèrent les terres à bord d’une calèche à chevaux, conduite par des hommes du village de Rosay.

Une fois descendues de la calèche, la mère et sa fille, main dans la main, avancèrent vers l’entrée de l’impressionnante bâtisse.

— C’est bien ici qu’on vous dépose ? questionna le conducteur, un homme au chapeau noir et aux yeux marron clair luisants.

— Oui, répondit Dena en se tournant vers lui, le sourire aux lèvres.

Le grand homme portait une longue chemise blanche. En descendant, il attrapa un gilet marron et l’enfila. L’autre homme, plus jeune, commença par déposer une cage au sol : celle dans laquelle Douce avait voyagé. Puis les nombreux bagages et boîtes remplies des affaires de Dena et d’Irène.

— On va les amener jusqu’à la porte, suggéra le plus âgé.

Alors, il commença à amener quelques valises jusque devant la porte d’entrée, encore fermée. Les semelles de ses courtes bottes marron prenaient quelque peu la terre humide. Il les tapotait de temps à autre.

Quelques instants plus tard, Dena les rejoignit. Elle semblait impatiente.

— Tout est là, il n’y a plus rien dans la calèche, assura l’homme au chapeau.

— Merci pour tout ! répondit-elle, ravie.

La jeune femme fouilla dans une petite bourse rouge et donna à chacun d’eux quelques sous.

— Voilà une première partie de la somme.

— Merci, gente dame.

Les deux villageois inclinèrent brièvement la tête.

— On déposera le reste de vos affaires demain, promit le plus jeune.

— Ça ira.

— Vous n’allez pas être trop isolées, ici ? se soucia l’homme en retirant son chapeau, dévoilant une chevelure châtain parsemée de cheveux blancs.

— J’aime la solitude. Et Irène aussi.

— Mais une jeune femme et sa fille, seules en un lieu comme celui-ci…

Dena soupira, légèrement agacée.

— Ma fille sera plus protégée dans cette maison que nulle part ailleurs. Nous serons parfaitement bien ici.

— Au bord d’une forêt, avec des bêtes qui rôdent… rétorqua le plus âgé.

— S’il vous plaît, restez discrets sur mon emménagement ici.

Les deux hommes échangèrent un regard, tous deux surpris qu’elle leur demande une telle chose. Mais comme ils étaient des hommes sages, ils se contentèrent de réfléchir et d’acquiescer.

— Je peux avoir votre confiance ? voulut s’assurer Dena.

Les deux sympathiques villageois étaient au courant que Joris était parti mystérieusement quelque temps plus tôt. Mais ils en ignoraient la raison. La demande de Dena les fit davantage se questionner… Mais ils ne pouvaient la trahir : la famille Leroy avait toujours été respectée dans la région. Et puis Ralph, l’homme au chapeau, avait longtemps fréquenté le père d’Irène.

— Dena, nous garderons le lieu de ton habitation secret, affirma-t-il, en remettant son chapeau.

— Nous vous l’assurons, confirma Aubin.

— Merci. Alors à demain… Bonne journée, messieurs.

Ralph remua les rênes marron reliées aux deux chevaux pour les faire avancer. Puis ils s’éloignèrent lentement, sous le regard prudent de la jeune femme.

Lorsque Dena se retourna, elle s’aperçut qu’Irène n’était plus à ses côtés.

— Irène ? Irène ? IRÈNE !

Déjà elle paniquait, imaginant tout un tas de choses. La jeune femme laissa ses affaires sur le sol de terre humide et courut vers l’avant du jardin, bordé de hêtres feuillus. L’endroit en regorgeait.

— Irène ?

Sa robe verte et sa veste marron traînaient dans l’herbe, humidifiée par une récente averse. Après avoir arpenté quelques mètres du jardin, elle vit enfin sa fille qui se tenait là, à l’orée des bois qui encerclaient la propriété.

— Irène… ne t’approche pas de trop des arbres, dit-elle en haussant la voix, un peu nerveuse.

La fillette au visage mutin se retourna vers elle, l’air amusé.

— Je regarde la forêt, je voudrais la visiter.

Dena devint plus nerveuse encore. Elle ne voulait pas que sa fille s’aventure dans les bois.

— Ce n’est pas le moment, nous avons nos affaires à ranger.

— On a tout le temps, j’ai pas encore école !

Et elle n’en aurait plus jamais. Dena se chargerait elle-même de son enseignement, dans leur maison. Mais, pour le moment, il lui fallait trouver un moyen de la dissuader de se balader dans la forêt, et ce, pour longtemps.

Heureusement, son imagination vint à son secours.

— Irène, ma chérie… Cette forêt qui nous entoure pourrait être un lieu… hostile.

— Hostile ?

— Dangereux.

— Dangereux… (Elle se retourna, les yeux écarquillés.) Vraiment ?

Dena hocha grandement la tête :

— Petite, mes ancêtres m’ont prévenue. Dans cette forêt rôdent des choses bien étranges…

Irène sembla réfléchir, comme embarrassée par cette nouvelle.

— Alors, nous ne pourrons jamais aller plus loin que le jardin ?

— Moi, si. Mais pour toi, c’est risqué.

— Mais alors… pourquoi on a déménagé ici, mère ?

Dena était ennuyée de voir sa fille aussi attristée. Elle s’accroupit pour se mettre à la hauteur de son visage, puis posa les mains sur les épaulières de sa veste bleu foncé.

— Ici, tu seras bien protégée. Cette bâtisse a été bâtie par les Leroy.

Irène, qui ne comptait pas renoncer si facilement, écarquilla les yeux et argumenta :

— Si on y va ensemble, il ne pourra rien m’arriver !

— Irène… Jamais, je dis bien jamais, tu ne dois entrer la forêt plus loin qu’à vingt mètres d’ici. Promis ?

— Vingt mètres…

Irène ignorait ce que cela représentait exactement. Elle se mit à compter en chuchotant des chiffres. Dena ne tarda pas à lui désigner un groupe d’arbres à la cime plus courte que la plupart.

— Jamais plus loin qu’eux.

La jeune femme se releva énergiquement et se dirigea vers l’entrée de la bâtisse.

— Jamais plus loin qu’eux, promit Irène.

Ses cheveux dorés remuèrent soudain dans le vent d’automne. Elle aimait la sensation de cette énergie invisible qui semblait si organisée.

Dena posa la main sur l’épaule d’Irène :

— Allez, viens, on va visiter la maison et commencer à ranger tes affaires.

Dena et Irène se retrouvèrent devant la porte d’entrée de la haute bâtisse de pierre blanche, recouverte d’une toiture d’ardoise aux reflets dorés. Il y avait cinq marches en pierre bordées de deux rambardes noires pour accéder à la porte d’entrée en bois. Deux façades à colombages étaient harmonieusement ornées de poutres noires. Des poutres de bois de chênes provenant de la forêt. Entre l’orée et la maison, il y avait trente mètres de distance. Suffisamment d’espace pour les activités à l’extérieur, se consola Irène.

Elles entrèrent lentement. Dena referma la lourde porte derrière elle. Irène déposa la cage de Douce et la fit aussitôt sortir.

— Douce, c’est ta nouvelle maison ! s’exclama la fillette.

Douce ne traîna pas pour visiter le vaste édifice aux pièces froides. Dena observa l’ensemble du rez-de-chaussée, en vue d’y installer ses affaires. Il n’y avait pas encore de rideaux sur les hautes fenêtres quadrillées de bois foncé. La longue pièce rectangulaire résonnait sous leurs pas et leurs voix.

Irène s’avança vers le large escalier à la rambarde de bois clair et aux marches en pierre beige. Il se trouvait installé en plein milieu de la pièce, entre l’espace pour manger et l’espace d’activités diverses dont le mur était contigu à la cuisine carrée.

— Je vais aller voir ma chambre, annonça la fillette.

— Attends Irène, je viens avec toi.

Elles montèrent tranquillement, avec la douce hâte de découvrir leur future chambre.

Il y avait deux étages avec deux chambres chacun, et une salle de bains au premier. Irène entra dans la première chambre, à droite d’un large corridor aux murs de pierre claire. La pièce, carrée, était spacieuse, les murs suivaient ceux qu’on trouvait dans le couloir ; de la pierre d’un aspect rugueux. Le plafond était recouvert de planches de bois clair. Il y avait une fenêtre ronde à gauche et une fenêtre carrée, à droite. Irène imageait déjà son lit à baldaquin entre les deux :

— Je pense que ça sera ma chambre.

— Si c’est ton souhait, se ravit Dena.

Elles sortirent de la pièce et visitèrent le reste des étages jusqu’au soir.

L’heure du dîner approchant, Dena cuisina un gratin de pommes de terre recouvert d’une belle chapelure dorée. Elle avait pu emmener quelques ustensiles de cuisine, mais le reste serait apporté le lendemain : elle n’aurait pu tout mettre dans l’étroite calèche.

Dena déposa la vaisselle sur la petite table carrée en bois. Elle l’avait installée en plein milieu de la pièce, qui paraissait encore bien vide. À droite, au fond, se trouvait un large âtre de pierre claire, dont des bûches chauffaient la maison depuis un moment. Et, tout à gauche, une alcôve aux murs blancs, encore vide. Dena avait déjà pensé à y installer des étagères pour y disposer des livres et objets symboliques à ses yeux.

Irène poussa la chaise de bois blanc, l’estomac pressé de manger. Il y avait à sa droite une belle miche de pain frais et un petit plateau de fromages, un grand broc d’eau, une carafe de jus d’orange. Dena avait mis une de ses plus belles nappes blanches pour fêter leur premier repas sous la bâtisse. Une serviette en tissu rouge était glissée dans leur verre.

La fillette commença à piocher un morceau de pain, mais elle fut stoppée dans son élan :

— Irène, tu t’es lavé les mains ?

— Comme toujours, tu me le rappelles, mère, souffla-t-elle.

— Tes cheveux, ne les laisse pas traîner sur la table.

La jeune femme paraissait agacée. Irène repoussa aussitôt ses cheveux pour les ranger derrière ses épaules. Elle n’aimait pas s’attacher les cheveux, préférant la plupart du temps les laisser libres. Elle posa ensuite sa serviette sur ses genoux. Dena commença à lui servir une louche de gratin, dans une assiette creuse en terre cuite.

— On sera bien ici, dit-elle avec enthousiasme. Ensemble pour longtemps, toi et moi.

— Oui, mère. Mais… un jour, je vais avoir un mari et sûrement des enfants…

Irène retroussa brièvement les sourcils et les releva très haut : une mimique bien à elle qui montrait qu’elle était gênée. Sa fille ne pourrait jamais avoir la vie dont elle parlait… Mais Irène avait un caractère fort, presque masculin parfois. Sa mère était rassurée de cela : bien que physiquement petite pour toujours, la fillette aurait l’esprit de plus en plus mature. Elle saurait se débrouiller pour beaucoup de choses. Elle avait hérité cela de ses deux parents.

Irène soufflait sur chacune de ses fourchetées, tout en parlant. Sa mère l’écoutait épiloguer sur plusieurs sujets concernant leur vie passée, le présent, le futur… Douce dormait sur un tapis gris posé près de l’âtre, quelques mètres à droite de la table. La chaleur qui s’en dégageait depuis un moment lui était assez agréable pour avoir envie de rester là des heures durant.

Sur la table était posées une lanterne blanche, sur le côté gauche, ainsi que deux grosses bougies marron à grande flamme. Dena aimait manger la plupart du temps bien éclairée. Elle avait également disposé des bougies dans la cuisine et les deux chambres du haut.

Après un long silence, Irène posa sa fourchette, presque repue :

— Je voudrais sortir un peu après le repas.

Dena posa à son tour sa fourchette et but une gorgée d’eau dans son verre en métal gris.

— Il n’y a encore rien à faire dans le jardin, surtout tard la nuit.

— Je veux juste admirer la Voie lactée, c’est le meilleur moment !

Dena soupira brièvement, puis prit l’air de réfléchir un bref instant.

— Pas longtemps, accorda-t-elle. Et tu restes près de la maison.

— Promis, sourit Irène.

— D’abord tu finis ton repas. J’ai fait de la compote de poires vanillée pour le dessert.

Irène se leva précipitamment et alla vers la cuisine. Arrivée dans la pièce, elle poussa l’épaisse porte en bois clair et se dirigea vers l’étagère. Elle était proche de la cuisinière à bois avec four, qui valait une certaine somme. Et il y avait, non loin, un coffre de bois renfermant une glacière. La cuisine était presque équipée de tout le nécessaire : étagère, marmites… De la lignée Leroy, certains avaient eu une situation financière avantageuse, durant une longue période. Dans la région, il y avait peu de bâtisses comme celle-ci ; surtout dans la forêt. Quand Dena était entrée dans la bâtisse pour la première fois, et surtout la cuisine, elle en avait été étonnée.

Au milieu de la pièce, il y avait une petite table de bois blanc posée contre la douce pierre claire du sol. Elles pourraient manger ici ou dans la grande salle, à leur convenance. Les quatre murs étaient également de pierre blanche et rugueuse. Il y avait sur deux d’entre eux des poutres foncées, comme dans la salle. Deux fenêtres éloignées se faisaient face, couvertes de rideaux blancs installés dans l’après-midi par Dena. Toutes les fenêtres de la bâtisse comportaient un épais volet marron, muni d’un crochet noir.

Irène revint dans la salle chargée de trois pots en terre cuite noire remplis de compote.

— Tu ne vas pas manger tout ça ? s’étonna Dena.

— Deux pour moi, une pour toi.

— J’apprécie de te voir bien manger, mais il faut te modérer.

— On fête notre arrivée ici ! De plus, je me dépense beaucoup.

— Bon… comme cela te conviendra. Mais juste ce soir.

La fillette trempa sa cuillère dans l’épaisse compote et y ajouta du miel qu’elle prit d’un autre pot. De ses yeux qui frétillaient, elle en ajouta encore et encore pour sucrer davantage les poires.

Dena ne tarda pas à écarquiller les yeux :

— Stop ! Irène, c’est beaucoup trop.

Irène s’arrêta sur-le-champ, les joues incarnates de gourmandise. Effectivement, elle avait peut-être un peu abusé sur la dose, reconnut-elle. Quand elle goûta sa première cuillérée, elle y sentit surtout le goût miel, et à peine celui de poire. D’un air honteux, elle prit l’autre compote et commença à la manger – sans rien y ajouter.

Dena eut un sourire en coin.

— J’envisage de faire un potager et de planter des arbres fruitiers.

— Je t’aiderai ! répondit Irène, enthousiaste. Mais quand tout aura poussé, je vais avoir plein de tentations autour de moi…

— Ton défi sera de ne pas goûter aux fruits jusqu’à ce qu’ils soient dans ton assiette.

Irène promit à sa mère qu’elle relèverait ce défi, mais, en son for intérieur, elle savait déjà qu’elle n’y parviendrait pas. Dans leur ancienne maison, ils avaient déjà eu des arbres fruitiers, qu’Irène démunissait souvent. Dena le savait fort bien, c’est pour cela qu’elle l’avertissait. Irène se rappela soudain ce jour où elle avait tant abusé de framboises qu’elle en avait fait une indigestion, deux jours durant.

— Dans le jardin, on pourra mettre une balançoire ? demanda la fillette.

— Je verrai avec M. Blois.

— Le menuisier qui vivait à côté de chez nous ?

— Oui. Il pourra te construire une balançoire, et d’autres choses. Je t’offrirai tout ce qui pourra te rendre heureuse.

— Un arbre à chat pour Douce ?

— Possible, sourit-elle avec un clin d’œil.

Irène se tourna vers la féline toujours endormie, la tête contre son ventre douillet. Puis elle regarda sa mère en relevant les sourcils, de cette mimique qui lui était propre.

— J’ai fini ma compote. Je peux sortir ? demanda-t-elle, en s’essuyant brièvement la bouche avec sa serviette.

— Vas-y. Et essuie tes sabots sur le seuil avant d’entrer.

La fillette hocha la tête en guise de promesse, sans vraiment y croire. Peu après, elle enfila un long gilet noir à capuche, prit une petite lanterne et passa l’entrée en claquant la porte. Dena sursauta et soupira pour la cinquième fois de la soirée.

Il faisait nuit noire tout autour du jardin : la luminosité du quart de lune était faible. L’orée était donc à peine perceptible. Quand Irène orienta la lanterne, l’endroit qu’elle voulait observer s’illumina. Elle releva la tête et vit cette immense couche noire, scintillant d’étoiles à souhait. Irène adorait contempler le ciel la nuit. Depuis toute petite, elle sortait tous les soirs avec son père. Ils observaient ensemble la voûte céleste, l’air toujours rêveur. En cet instant, il revint promptement à sa mémoire. Les images défilaient fugacement en son esprit, dont une, précisément : la dernière nuit où elle avait observé le ciel avec lui. C’était un samedi soir, la veille de son départ… Irène soupira de mélancolie, les larmes au bord des yeux. Si elle avait pu, elle aurait pris un baluchon et serait partie à sa recherche. Mais elle devait se raisonner : elle était encore trop jeune.

La porte de la bâtisse s’ouvrit soudain. Dena laissa sortir Douce, qui voulait aussi faire sa balade nocturne. La féline rejoignit Irène en se frottant à ses mollets, entourés d’un épais collant blanc. Puis la porte se referma lentement.

Irène se retourna un instant, comme pour vérifier qu’elle était bien seule. Puis elle regarda au loin de l’orée mystérieuse, se sentant irrésistiblement attirée par elle. Mais sa mère lui avait fait promettre de ne pas s’aventurer au-delà des arbres les plus courts… La fillette se mit à traverser quelques mètres d’herbe humide qui reluisait au clair de lune, suivie de Douce. La fraîcheur du soir soulevait cette odeur si particulière de pleine nature.

— Toi aussi, Douce, tu veux voir de l’autre côté ?

Son miaulement félin fut un signe d’acquiescement. Irène lui sourit et continua d’avancer, avec prudence. Elle se trouvait maintenant à trois mètres du premier arbre de la forêt. Un grand hêtre, haut de plus de vingt-cinq mètres, comme beaucoup d’autres. Sa tête se courba tant pour en voir la cime sombre que sa nuque lui fit mal. Ensuite, elle regarda dans plusieurs directions, éclairant progressivement chaque zone. Ses grands yeux verts – avec quelques discrètes taches noisette – reluisaient sous la lanterne à bougie blanche. Ses gros sabots noirs se trouvaient à présent à un mètre du bas du tronc.

Une dizaine de minutes plus tard, alors qu’elle inspectait toujours, elle vit une vive lueur bleue briller à environ cinquante mètres de là. Cette lueur disparut aussi fugacement qu’elle était apparue.

Irène plissa les yeux, puis pencha la tête vers le sol. La féline n’était plus à côté d’elle.

— Douce ? Douce ?

La fillette releva sa large manche de gilet et éclaira le jardin, mais une autre lueur vint éblouir le bord de quelques troncs, au loin. Elle commença à reculer lentement, soudainement prise de questionnement. Se pouvait-il que des hommes fussent fourrés dans les bois, aussi tardivement ? Il ne pouvait en être autrement : cette lueur était due à de lointaines lanternes. Mais tout de même, des lanternes ne pouvaient éclairer de cette sorte de bleu… Jamais elle n’avait vu de lumière bleue comme celle-là.

Irène se secoua la tête deux, trois fois, puis décida de revenir vers la bâtisse – il lui fallait rentrer. Elle courut vers la maison, ouvrit brusquement la porte et dévala le plancher de fines lames.

— Irène, tes sabots !

— Pardon, mère…

Le sol était jonché de terre humide et de feuilles. Elle retira ses sabots, les déposa à l’entrée. Puis elle ôta son gilet de manière peu habituelle, comme sans entrain. Dena, un balai à la main, remarqua qu’elle n’avait pas le même visage qu’avant sa petite sortie.

— Irène ? Que se passe-t-il ?

La fillette ne voulut pas s’expliquer tout de suite. Sa mère ne la croirait sûrement pas. Et puis, elle se faisait facilement du mouron.

— Je suis… fatiguée.

— Dans ce cas, mets-toi en pyjama, brosse-toi les dents et va sous ta couette.

Quelques mèches claires ressortaient du chignon pourtant bien serré de Dena. Après toute cette journée d’activité, elle n’avait pas eu le temps de se recoiffer. Il était temps pour elle d’aller également dormir.

Irène s’approcha des escaliers et dit en se retournant :

— Douce est encore dehors.

— Je vais aller la chercher, la rassura sa mère. Je monterai avant que tu t’endormes.

Une fois dans sa chambre, Irène brossa sa longue chevelure qui lui arrivait au bas du dos et plongea sous la couette en laine à carreaux beiges et rouges, l’esprit encore tourmenté. Elle attendrait le retour de sa mère pour fermer les yeux.

La porte s’ouvrit délicatement. Derrière se trouvait Dena, les cheveux lâchés. Elle se dirigea vers sa fille, toujours avec un doux sourire. Irène s’apprêtait à lui faire part de sa vision de lueur bleue, mais quand elle vit le visage apaisé de sa mère, elle renonça. Elle aurait bien d’autres moments pour lui en parler.

Dena se pencha pour lui donner un bisou sur le front et deux sur ses joues rondes.

— Je te souhaite plein de belles images en cette nuit…

— À toi aussi, mère.

— Demain, on nettoiera toute la maison, et puis on trouvera un moment pour se divertir.

Ce programme plut à Irène, qui hocha la tête.

— Tu as retrouvé Douce ?

— Elle est rentrée dès que j’ai ouvert la porte. Elle a aussitôt couru vers l’âtre.

Irène sourit, rassérénée.

— À demain, Irène.

La fillette envoya un baiser volant à sa mère et souffla sur la bougie posée sur sa table de chevet. Ensuite, elle ferma paisiblement les yeux.

Chapitre 2

L’aveu

Quelques mois étaient passés depuis l’emménagement au cœur de la belle forêt d’Eawy. La maison avait été entièrement décorée et meublée à la convenance de Dena. Le jardin comportait à présent un potager et un verger où commençaient à pousser des arbres fruitiers dont les graines avaient été plantées plusieurs semaines avant. Il y allait avoir également plusieurs rosiers et des plants d’azalées, des fleurs que Dena appréciait. Mais il y avait aussi d’autres arbustes, de différentes variétés. La balançoire qu’Irène avait souhaitée se trouvait à gauche de la maison. Et l’arbre à chat – un véritable tronc – trônait à l’intérieur de la salle, dans un recoin du salon.

Dans deux jours, le 5 mai, ce serait l’anniversaire d’Irène. La fillette en parlait depuis un mois déjà ; du repas, du gâteau, des invités et bien sûr de ses cadeaux. Comment Dena pourrait lui dire que ses huit ans ne pourraient être véritablement fêtés ? Qu’elle ne pourrait pas inviter ses anciens amis ? Elle se sentait déjà isolée depuis l’arrêt de l’école, et l’éloignement de ses deux amis Édouard et Sophie. Alors, lui avouer qu’il en serait ainsi pour longtemps…

Dans la salle meublée d’une longue table marron et carrée, Irène était en train de tricoter une écharpe, assise sur un fauteuil en bois qui faisait face à un autre. Ces fauteuils étaient spacieux et munis d’accoudoirs rembourrés. Il y avait un épais coussin beige au niveau de l’assise et du dossier. Ils étaient disposés près de l’âtre, à côté d’un banc à coussins mauve pâle. Sous les pieds déchaussés de la fillette se trouvait un large tapis beige, d’un aspect moelleux. Ses chaussettes blanches semblaient avoir pris l’humidité : Irène avait joué dans le jardin une partie de l’après-midi, chaussée de ses sabots noirs. Elle les aimait, ces sabots. Sa mère, elle, beaucoup moins.

Dena, les cheveux à moitié attachés en chignon, sortit de la cuisine et annonça :

— Je vais au jardin arroser la terre.

Irène releva la tête.

— Et pour mon anniversaire ?

— Ton anniversaire…

Dena enfila une veste tout en feignant de réfléchir.

— … On en reparlera plus tard. J’ai hâte de porter cette belle écharpe que tu me tricotes.

Elle baissa les yeux sur les chaussettes de sa fille et haussa les sourcils.

— Tu as encore traîné près de l’orée ?

La fillette baissa les yeux vers ses pieds, les joues rougissantes. Effectivement, elle avait bien traîné près de l’orée, son esprit curieux étant toujours le plus fort. Cela faisait de nombreuses fois qu’elle errait vraiment proche de la zone interdite. Mais son ventre chaque fois se barbouillait – elle pensait vraiment que la forêt était hostile. Ces lueurs bleues, elle les voyait chaque fois qu’elle approchait de la forêt. Et puis, parfois, elle entendait comme des bruits de pas : cela pouvait être n’importe quoi.

— Je reviens d’ici une demi-heure, prévint Dena.

Elle ouvrit la porte et Douce entra à l’intérieur, se précipitant vers l’âtre où le bois crépitait agréablement. Même si c’était le printemps, il faisait encore bien frais dans les pièces de la maison.

Irène fixa la féline tandis que sa mère s’éloignait de la maison :

— Tu sais Douce, chaque fois que j’approche de la forêt, mère est contrariée. Quand je serai plus grande, ça sera différent. Je pourrai faire tout ce qu’elle fait. Me rendre en ville, aller faire les courses, rencontrer des gens… Ça devient long d’être isolée ainsi… mais mère dit que c’est pour mon bien. Elle a peur qu’il m’arrive quelque chose. Sans doute qu’elle a raison. Tu sais, il faut toujours écouter les paroles d’une mère. C’est pour mon bien, mon bien, oui.

La fillette, une dizaine de minutes plus tard, se leva pour aller se préparer un chocolat. Dena lui aurait sûrement dit que ce n’était pas l’heure pour ça. Tant pis. Irène bravait parfois ses conseils, à ses risques et périls… De retour dans la salle, elle s’installa confortablement sur son fauteuil et dégusta son chocolat fumant, l’esprit occupé à imaginer l’avenir.

*

Dena n’allait pas tarder à revenir et Irène s’apprêtait à sortir pour la rejoindre. Après avoir enfilé son gilet noir par-dessus sa robe verte, elle sortit et referma discrètement la porte. Au jardin, Dena se releva et resta plantée un instant à regarder au loin de la forêt, tandis qu’Irène se rapprochait silencieusement.

— Mère ?

La jeune femme se retourna dans un sursaut qui dénoua son chignon. Elle avait à l’esprit l’elantana, qui ne se trouvait pas si loin d’ici, à environ un kilomètre et demi.

— Irène…

— Qu’est-ce que tu regardais ?

— J’ai cru… j’ai cru voir une bête errante.

— Je n’ai rien entendu.

— Je ne voudrais pas qu’un de ces sangliers vienne s’aventurer dans le jardin, il pourrait abîmer le terrain.

— On pourrait fabriquer quelque chose pour les empêcher de venir ?

Dena s’approcha de sa fille :

— C’est une bonne idée, sourit-elle avec douceur. Allez, viens. Allons préparer le repas pour ce soir.

— Attends. Je voudrais savoir, pour mon anniversaire. C’est la première année sans papa…

— Je sais… Mais tu auras une belle journée, lui promit Dena en se penchant pour lui donner un bisou sur le front.

— Édouard et Sophie ? Ils seront là ?

— Je… je ne sais pas encore.

— Pourquoi tu hésites chaque fois que je te pose la question ?

— Parce que là-bas, personne ne sait où nous vivons maintenant.

— Pourquoi ils ne peuvent pas savoir ? Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Je n’ai…

Dena tourna les yeux vers les branches d’arbres qui se mouvaient légèrement.

— Allez, viens Irène, ça se rafraîchit.

— Mère… s’il te plaît. Dis-moi pourquoi !

— J’ai… j’ai plein de choses à faire.

Dena se pencha pour ramasser un seau. Irène attrapa son bras si vivement que sa mère la repoussa de surprise et la fit tomber. La fillette, l’air surpris, releva les yeux sur les yeux interloqués de sa mère.

— Irène… je suis désolée… Tu n’as rien ?

Irène se releva en lui disant que ça allait. Puis ajouta, minée :

— On est si seules, ici… Je ne veux pas grandir dans la solitude.

— Je sais, Irène. Mais crois-moi, le monde ailleurs est hostile. Je t’épargne de tous les dangers, ici tu es protégée comme nulle part ailleurs.

La fillette appréciait la protection de sa mère, mais elle lui répéta avoir besoin de voir ses amis. Le visage de Dena exprima sa désolation.

— Ils ne peuvent pas venir. Tu ne pourras plus les voir, lui avoua-t-elle, émue.

Irène sembla ne pas croire sa mère.

— Plus les… les… plus les voir ? balbutia-t-elle longuement.

Dena oscilla la tête pour confirmer ses craintes.

— Pourquoi, mère ? Dis-le-moi !

La jeune femme ferma les yeux un instant, les lèvres remuant d’hésitation. Puis, quand elle rouvrit ses paupières, toutes deux virent une lueur s’élever au loin, au milieu des arbres.

— Encore cette lueur… murmura Irène.

— Cette lueur ? Tu l’as déjà vue ?

La fillette hocha lentement la tête.

— Quand ?

— Depuis plusieurs mois. Quand je sors au jardin, je la vois, quelque part au loin.

— Mais d’où cela peut-il provenir…

— J’osais pas t’en parler.

— Tu aurais dû.

— Tu as raison quand tu dis que les bois sont animés de choses étranges.

Le regard de Dena se remplit d’inquiétude.

— Tu n’as jamais été plus loin que l’orée ?

— Non, mère. Derrière les arbres, l’environnement me fait peur.

Dena en fut rassurée. Sa fille semblait vraiment redouter la forêt. Elle revit l’elantana dans son esprit ; la plante bleue aux pétales chatoyants. La jeune femme jeta autour d’elle un regard méfiant. Puis elle se pencha lentement vers sa fille, prête à tout lui avouer.

— Ma chère Irène, je dois te dire quelque chose. Mais je veux que quoi qu’il arrive, tu ne m’en veuilles pas. Et que tu me pardonnes.

La fillette releva les sourcils.

— Que je te pardonne quoi ?

Dena baissa les yeux puis les releva furtivement.

— Le matin où ton père est parti, je t’ai apporté ton chocolat…

— Oui… et… ? demanda Irène, impatiente de savoir.

— Tu l’as apprécié, comme d’habitude, continua Dena. Dans ce chocolat, il y avait quelque chose en plus. Quelque chose de spécial.

— De spécial ? s’intrigua Irène.

La longue robe blanche et la chevelure de Dena se soulevèrent soudain dans le vent, qui semblait provenir de la forêt. Un vent rare et étrange qui la fit cesser de parler un instant. Elle garda le silence le temps que la bourrasque se calme.

Quelques instants plus tard, après que les frondaisons eurent harmonieusement remué autour d’elles, Dena soupçonna l’elantana d’en être à l’origine. Ce bleu lumineux corrélait avec le bleu des pétales de la plante. La jeune femme ignorait ce phénomène, les ancêtres Leroy n’en avaient jamais parlé.

— Il n’y a jamais eu un si fort vent… dit-elle.

— C’est fini, rassura la fillette.

Dena se retourna vers un coin de l’orée, le regard fixe. « L’elantana n’est pas loin… c’est sûrement elle », pensa-t-elle.

— Mère ?

Dena se tourna vivement vers le visage stoïque de sa fille.

— Qu’est-ce que tu as mis de spécial dans mon chocolat ?

Dena prit délicatement les deux petites mains d’Irène et dit à voix basse :

— Une plante qui renferme des vertus uniques.

— Une plante dans du chocolat ? Et c’est quoi, des vertus ?

— De bons éléments qui préservent ta santé et ton âge pour toujours, dit Dena en lui offrant son plus beau sourire.

Irène fronça de nouveau les sourcils, l’air perdu.

— Préserver ma santé et mon âge…

— Tu ne seras jamais malade, et tu seras toujours jeune.

— Toujours ? s’effaroucha-t-elle.

— L’elantana est une plante spéciale qui conserve la septième année d’un enfant, éternellement, lui dit-elle les yeux brillants.

Irène se mit à cogiter, et ce, durant un moment. Plusieurs minutes passèrent pendant lesquelles elle observa l’environnement végétal, puis sa mère. Dena, figée, attendait hâtivement qu’elle s’exprime.

— Irène ?

— Je ne vais plus jamais grandir ? demanda-t-elle de sa petite voix.

En voyant son air inquiet, Dena n’osa pas acquiescer.

— Nous avons eu la chance de découvrir l’elantana, nous, les Leroy. Cette plante arrête le processus du vieillissement, les ancêtres ont pu l’expérimenter. De plus, nous…

— Tu ne m’as pas demandé mon avis, la coupa sèchement Irène.

Son petit nez se fronça. Elle fixa sa mère avec un air sérieux.

— Eh bien, je… je…

Dena ne trouvait plus ses mots. Jamais elle n’aurait pensé que sa fille réagirait ainsi. « N’importe quel enfant rêverait de ne plus grandir », s’était-elle toujours dit.

— Alors, j’aurai toujours sept ans…

Prenant conscience du phénomène, Irène sentit que les larmes lui montaient peu à peu.

— Irène, le temps te sera éternel. Tu pourras faire tout ce que tu veux !

— Si petite ? rétorqua-t-elle.

— Ton esprit, lui, deviendra de plus en plus mature.

— Je ne deviendrai jamais une femme… comme toi, se morfondit-elle.

Dena se pencha vers sa fille, qui la repoussa promptement.

— Pourquoi tu m’as fait boire cette plante ?

— Irène, calme-toi.

La jeune femme craignait que des gens rôdant aux alentours puissent les entendre. La fillette n’en avait que faire. Elle haussa la voix :

— Tu n’avais pas le droit de décider à ma place !

Sa colère montait de plus en plus. Sa voix résonnait tant que Douce se leva de son cocon pour regarder à travers la fenêtre ce qui se passait dehors.

Une seconde bourrasque se souleva, plus forte encore que l’autre. Dena s’agrippa au portique en bois clair de la balançoire, tandis qu’Irène bravait le vent qui bousculant la moindre parcelle de leur corps. Inquiète, la jeune femme lui conseilla de se maintenir à quelque chose, mais Irène refusa. Elle arrivait étrangement à tenir sous ce vent tempétueux. Cela impressionnait Dena, qui gardait un air interloqué. Les objets au sol se mirent davantage à vaciller de droite à gauche, et quelques feuilles arrachées des arbres volaient autour d’elle à leur chatouiller la peau.

Douce, toujours le museau contre la fenêtre, miaulait de plainte. Elle suivait le mouvement des éléments végétaux emportés par le vent. Si elle avait pu, elle serait venue protéger Irène et Dena.

Quelques minutes plus tard, le vent se calma aussi vite qu’il était apparu. Dena relâcha lentement la barre de bois, les paumes rougies. Elles regardèrent autour d’elles, afin d’être sûres qu’il n’y avait plus d’étranges manifestations alentour.

— Ma fille… je n’ai pas décidé ça à la légère, l’assura-t-elle, attristée.

Irène leva la tête vers elle et maugréa :

— C’est pour ça que papa est parti. Il n’était pas d’accord avec toi.

— C’est vrai… dit Dena, penaude.

— Il doit y avoir un moyen d’enlever ces effets sur moi, espéra la fillette. Je ne peux pas ne pas grandir… Oui, il doit y avoir un moyen. Dis-le-moi.

Sa voix suppliante peina encore plus Dena. Elle pouvait tout supporter, sauf voir sa fille tant en colère.

— Si ma mère avait ça pour moi, j’en aurais été heureuse… Mais elle m’a parlé de l’elantana bien plus tard. Irène, je t’aime tellement. Tu finiras par accepter et te rendre compte de la chance que tu as d’avoir reçu le don de cette plante.

Dena rouvrit les yeux, vit sa fille tournée vers elle.

— Édouard, Sophie et tous les autres… c’est donc pour cette raison que je peux plus les voir.

— C’était un sacrifice nécessaire, et je l’ai assumé.

Dena s’approcha lentement pour la prendre dans ses bras, mais Irène n’était pas encore prête à lui pardonner.

Soudain, les rayons du soleil vinrent éclairer cette fin de journée, magnifiant le vaste jardin et tout l’environnement.

— Cette plante, elle se trouve dans la forêt ? s’intéressa la fillette, la voix plus posée.

Dena hocha la tête mais ne voulait en dire plus.

Le visage de la fillette se renfrogna.

— Dans la forêt, il y a vraiment des choses étranges, où tu as dit ça pour pas que je m’éloigne ?

— La forêt est hostile, assura-t-elle d’un dur regard. Petite, je ne m’y aventurais jamais seule. J’ai respecté le souhait de mes parents.

— Quand nous l’avons traversée avec la calèche, j’ai ressenti quelque chose d’étrange, dut admettre Irène. Comme une présence un peu partout.

— Je te l’ai dit, Irène. Tu ne dois jamais la traverser seule.

Elle souleva la tête, le regard inquiet.

— Il pourrait se déclencher un orage fort grondant, une tempête aux nuages étrangement colorés et reluisants… Toutes sortes de présences…

— Mais, nous pouvons y aller toutes les deux, de temps en temps, suggéra Irène presque comme un ordre.

Dena tourna la tête pour la énième fois, afin d’observer l’orée. Puis elle soupira lentement, comme elle le faisait souvent.

— Peut-être que de temps en temps, nous pourrions y aller ensemble.

Enfin, Dena acceptait de laisser Irène aller plus loin que les arbres les plus courts, à environ vingt mètres de là ! Bien qu’elle fût encore chagrinée de sa condition, Irène se réjouit.

— Surtout, il ne faudra pas trop te montrer. Les gens qui te connaissent se poseront questions de ne pas te voir changer. Tu devras toujours mettre ta veste à large capuche.

Dena prenait conscience que le don de l’elantana n’avait pas que du bon. Irène ne serait pas libre de se montrer, de sociabiliser, de partager avec d’autres personnes qu’elle. La fillette avait l’air de nouveau triste. Elle tentait de se résigner en se disant que le don qu’elle avait reçu, elle ne pouvait le contrer. Or il existait bel et bien un moyen de l’annihiler. Seulement cela, elle ne le savait pas, Dena ne pouvait lui dire. Car si elle le savait, un autre enfant pourrait se voir récupérer le don. Et ses parents ne l’auraient sûrement pas demandé, eux.

— Alors, je ne tomberai plus jamais malade.

— Tu as passé l’automne et l’hiver sans être une seule fois malade.

Dena l’avait dit avec fierté, mais Irène ne le ressentait pas ainsi.

— C’est vrai, dit-elle après un long silence.

Puisqu’elle n’avait pas le choix, il lui fallait faire preuve de résilience.

— Je suis donc, en ce monde, devenue une enfant… rare.

— D’une certaine manière, oui.

— Il y en a eu d’autres avant moi, je suppose ?

— Quelques autres Leroy, oui.

Dena osa poser sa main sur son épaule. Irène accepta mais garda sa rigidité.

— Je t’en parlerai au dîner ce soir, rentrons.

Toutes deux marchèrent lentement vers la porte d’entrée, remuées par cet échange inattendu. Ce 3 mai resterait une date marquante pour Irène.

Deux jours plus tard, elle fêta tout de même son anniversaire. Dena lui prépara un festin et elles festoyèrent comme s’il y avait du monde à leur table.

*

Quelques semaines plus tard, la vie continuait d’évoluer aux environs de la forêt. La fin de l’été approchait, la rentrée des classes était imminente. Mais Irène n’irait toujours pas. Elle apprenait grâce aux leçons de sa mère, qui avait été institutrice dans une école située aux environs du village de Rosay. Irène lisait beaucoup, ce qui aidait à améliorer sa culture. Dans ses romans, son esprit s’aventurait, imaginait, voyageait. Un jour, elle était en Amérique, et un autre, en plein Antarctique. Elle s’inventait des histoires qui la sortaient de l’ordinaire. Irène aimait aussi jouer aux jeux plus masculins ou bien construire, inventer. Elle avait tout son temps pour cela, Dena lui en laissait la liberté. Parfois, elle traversait l’orée pour marcher quelques mètres, cueillir des aliments, plantes, pierres… Irène avait toujours le visage dissimulé par son ample capuche bleue. Et aux pieds, de hautes bottes fermées. Elle préférerait marcher avec ses sabots noirs, mais Dena le lui défendait – elle aurait facilement pu tomber ou bien se faire piquer par certaines plantes, comme les orties.

En cette période d’avant-automne, les châtaignes, noisettes et autres oléagineux allaient sortir. Dans la forêt, on pouvait trouver des oléagineux en grande quantité, et certains fruits et plantes qu’on ne trouvait nulle part ailleurs en Normandie, ni même ailleurs. Quant aux feuilles des arbres, leur teinte d’un vert vif était unique. Pas un seul d’eux n’était démuni de feuillages, tous étaient majestueusement bien fournis. Que ce soit l’hiver, le printemps, l’été ou l’automne, jamais la forêt ne changeait. Tout poussait à foison, sans cesse, et se conservait mystérieusement bien. La mousse de lichen aux plusieurs teintes, rougeâtre, rosée, vert éclatant, mauve… était disséminée un peu partout ; il y avait même une rare teinte de mousse bleue. La forêt d’Eawy était admirée pour cela : il n’y en avait aucune autre comme elle. C’était sûrement dû à la présence de l’elantana… C’est du moins ce que pensaient les Leroy, depuis longtemps.

Ce jour-là, Dena et sa fille étaient présentes dans la forêt. Dena avait enfilé de confortables vêtements pour marcher dans les bois : une chemise blanche par-dessus une longue jupe beige. Ses cheveux soyeux étaient noués en une haute tresse qui pendait sur le côté.

— J’ai ramassé un panier plein de mûres, annonça Irène.

— On va en faire de bonnes confitures, se ravit Dena, en regardant son butin.

Irène déposa le panier à terre et orienta la main vers un arbuste à fleurs blanches, en disant qu’elle les trouvait belles.

— Tu veux en ramener ? lui proposa Dena.

— Elles vont bien trop vite faner.

C’est alors qu’elles entendirent des voix lointaines.

— Jamais personne ne vient si proche d’ici, s’inquiéta Dena.

— J’ai le visage caché, ne t’en fais pas.

— Je vais me rapprocher afin de les éloigner : reste ici.

La jeune femme commença à avancer sous les yeux curieux de sa fille. Il y avait au loin un groupe de deux hommes et une femme, en pleine balade. Probablement des habitants de la bourgade proche. Heureusement, rares étaient ceux qui rôdaient près du domaine.

Irène garda son immobilité, sa patience et son calme tandis que Dena s’éloignait de plus en plus d’elle. Mais, soudain, une voix féminine retentit non loin d’elle.

— Irène ? Irène, c’est toi ?

La fillette commença à son tour à être nerveuse. Elle avait reconnu cette voix si familière. C’était son amie, Sophie. Mais elle ne pouvait engager la conversation : Sophie ne devait pas savoir qu’elle était ici.

Irène balada son regard tout autour d’elle afin de voir quel chemin prendre pour rester discrète. Trop tard… Sophie n’était plus qu’à quelques mètres d’elle.

— Irène ! C’est bien toi ! s’enthousiasma la fillette aux longs cheveux blonds qu’une barrette noire maintenait à mi-hauteur.

— Sophie… s’émut Irène.

Sophie la prit dans ses bras. Bien trop heureuse de la revoir, elle ne se rendit pas compte qu’elle la serrait un peu trop.

— On m’a dit que tu avais déménagé en dehors de la région. Je ne peux pas croire que tu sois ici, devant moi ! s’exclama-t-elle, ses yeux clairs enchantés.

— On est venues en vacances ici. Je vais bientôt repartir, se désola Irène.

— Où ? Dans la haute maison de pierre ? Pourquoi tu ne nous as pas dit au revoir ?

— Désolée…

Sophie la regardait attentivement, toujours l’air ravie de la voir.

— Irène, c’est étrange, dit-elle soudain.

— Quoi ?