Japoneries d'automne - Pierre Loti - E-Book

Japoneries d'automne E-Book

Pierre Loti

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Beschreibung

Laissez-vous entrainer au cœur du Japon comme on ne le connaît plus

« Tant que je vivrai, je reverrai cela : dans le recul profond de ces jardins, cette lente apparition, si longtemps attendue ; tout le reste de la fantasmagorie japonaise s'effacera de ma mémoire, mais cette scène, jamais... Elles sont très loin, très loin ; il leur faudra plusieurs minutes pour arriver jusqu'à nous ; vues de la colline où nous sommes, elles paraissent encore toutes petites comme des poupées – des poupées très larges par la base, tant sont rigides et bouffantes leurs étoffes précieuses, qui ne font du haut en bas qu'un seul pli. Elles semblent avoir des espèces d'ailes noires de chaque côté du visage – et ce sont leurs chevelures, gommées et éployées suivant l'ancienne étiquette de cour. Elles s'abritent sous des ombrelles de toutes couleurs, qui miroitent et chatoient comme leurs vêtements. Celle qui marche en tête en porte une violette, ornée de bouquets blancs qui doivent être des chrysanthèmes : c'est elle évidemment, l'impératrice ! »

Au seuil du XXe siècle, Pierre Loti décrit avec finesse et humour un Japon tant rural que citadin, à l’aube de sa modernisation et de son ouverture au monde.

EXTRAIT

Départ du bord un peu avant le jour, car la frégate qui m’a amené est mouillée bien loin de terre. Sur rade, un ciel clair et froid avec de dernières étoiles. Beaucoup de brise debout, et mon canot avance péniblement, tout aspergé d’eau salée.
À cette heure, le quai de Kobe est encore un peu obscur, désert, avec seulement quelques rôdeurs en quête d’imprévu. Pour aller au chemin de fer, il faut traverser le quartier cosmopolite des cabarets et des tavernes ; c’est au tout petit jour, frais et pur. Les bouges s’ouvrent ; on voit, au fond, des lampes qui brûlent ; on y entend chanter la Marseillaise, le God Save, l’air national américain. Tous les matelots permissionnaires sont là, s’éveillant pour rentrer à bord. En route, j’en croise des nôtres qui reviennent, leur nuit finie, se carrant comme des seigneurs dans leur djin-richi-cha 1. Incertains de me reconnaître dans la demi-obscurité, ils m’ôtent leur bonnet au passage.
Au bout de ces rues joyeuses, c’est la gare. Le jour se lève. Un drôle de petit chemin de fer, qui n’a pas l’air sérieux, qui fait l’effet d’une chose pour rire, comme toutes les choses japonaises. Ça existe cependant, cela part et cela marche.

À PROPOS DE L’AUTEUR

Pierre Loti, né le 14 janvier 1850 à Rochefort et mort le 10 juin 1923 à Hendaye, est un écrivain et officier de marine français. Une grande partie de son œuvre est d'inspiration autobiographique, nourrie de ses voyages comme par exemple Tahiti, au Sénégal, ou au Japon. Il a gardé toute sa vie une attirance très forte pour la Turquie, où le fascinait la place de la sensualité.

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CLAAEFrance

Pierre LOTI

Japoneries d’automne

CLAAE2014

© CLAAE 2014

Tous droits réservés. Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

EAN ebook : 9782379110108

L’auteur Pierre Loti de son nom de naissance Louis Marie Julien Viaud (1850, Rochefort-1923, Hendaye) a mené une double carrière, celles d’officier de marine et d’écrivain. En 1870, année du décès de son père, il prend la mer comme aspirant de première classe et participe sur une corvette de la Marine à la guerre contre l’Allemagne. Il exerce cette fonction pendant quarante ans et voyage ainsi à travers le monde. De Tahiti à l’Extrême-Orient, en passant par l’Afrique du Nord et la Turquie, les pays traversés servent de cadres à ses intrigues romanesques.

Il est élu à l’Académie française le 21 mai 1891. Pierre Loti s’affirme comme le plus grand écrivain exotique. Il est l’auteur entre autres de : Aziyadé et Pêcheur d’Islande, Matelot (édit. CLAAE).

Kyoto, la ville sainte.

À Edmond de Goncourt.

Jusqu’à ces dernières années, elle était inaccessible aux Européens, mystérieuse ; à présent, voici qu’on y va en chemin de fer ; autant dire qu’elle est banalisée, déchue, finie.

C’est de Kobe qu’on peut s’y rendre par des trains presque rapides, et Kobe est un grand port, situé à l’entrée de la mer Intérieure et ouvert à tous les navires du monde.

Départ de Kobe.

1

Départ du bord un peu avant le jour, car la frégate qui m’a amené est mouillée bien loin de terre. Sur rade, un ciel clair et froid avec de dernières étoiles. Beaucoup de brise debout, et mon canot avance péniblement, tout aspergé d’eau salée.

À cette heure, le quai de Kobe est encore un peu obscur, désert, avec seulement quelques rôdeurs en quête d’imprévu. Pour aller au chemin de fer, il faut traverser le quartier cosmopolite des cabarets et des tavernes ; c’est au tout petit jour, frais et pur. Les bouges s’ouvrent ; on voit, au fond, des lampes qui brûlent ; on y entend chanter la Marseillaise, le God Save, l’air national américain. Tous les matelots permissionnaires sont là, s’éveillant pour rentrer à bord. En route, j’en croise des nôtres qui reviennent, leur nuit finie, se carrant comme des seigneurs dans leur djin-richi-cha1. Incertains de me reconnaître dans la demi-obscurité, ils m’ôtent leur bonnet au passage.

Au bout de ces rues joyeuses, c’est la gare. Le jour se lève. Un drôle de petit chemin de fer, qui n’a pas l’air sérieux, qui fait l’effet d’une chose pour rire, comme toutes les choses japonaises. Ça existe cependant, cela part et cela marche.

Au guichet, on examine avec soin mon passeport, qui serait presque un bibelot tant il y a dessus de petits griffonnages drôles. Il est en règle et on me délivre mon billet. Très peu de monde ; c’est surtout le public des troisièmes qui donne, et dans ma voiture me voilà installé seul.

Cela s’ébranle à tous ces bruits connus de sifflets, de cloches, de vapeur, qui se font au Japon comme en France, et nous sommes en route.

2

Des campagnes fraîches et fertiles traversées au soleil du matin, d’un beau matin d’automne. Tout est extrêmement cultivé et encore vert : champs de maïs, champs de riz, champs d’ignames avec ces grandes feuilles ornementales très connues sur nos squares. Dans ces champs, beaucoup de monde qui travaille. C’est en plaine toujours, seulement on longe des chaînes de hautes montagnes boisées ; en fermant un peu les yeux, on dirait l’Europe, le Dauphiné, par exemple, avec les Alpes à l’horizon.

Il y a dans le vert des prairies une profusion de fleurs rouges, espèce de liliacées de marais aux pétales minces et frisés ressemblant à des panaches d’autruches. Dans toutes les petites rigoles qui entourent en carré les champs de riz, ces fleurs abondent, formant partout comme d’élégantes bordures de plumes.

Petites stations à noms bizarres ; à côté des bâtisses du chemin de fer, à côté des tuyaux et des machines apparaissent, très surprenants, des vieux temples à toit courbe, avec leurs arbres sacrés, leurs pylônes de granit, leurs monstres.

Il est disparate, hétérogène, invraisemblable, ce Japon, avec son immobilité de quinze ou vingt siècles et, tout à coup, son engouement pour les choses modernes qui l’a prit comme un vertige.

La première grande ville sur la route, c’est Osaka, où l’on s’arrête. Ville marchande; peu de temples, des milliers de petites rues tracées d’équerre, des canaux comme à Venise, des bazars de bronze et de porcelaine; une fourmilière en mouvement.

D’Osaka à Kyoto, mêmes campagnes vertes, mêmes cultures plantureuses, mêmes chaînes de montagnes boisées. C’est monotone et le sommeil me vient.

À l’avant-dernière des stations, monte dans mon compartiment, avec de gracieuses révérences, une vieille dame du monde comme il faut, qui semble échappée d’un écran à personnages. Dents laquées de noir, sourcils rasés soigneusement ; robe de soie brune avec des cigognes brochées ; grandes épingles d’écaille piquées dans les cheveux rares. Quelques mots aimables s’échangent entre nous en langue japonaise, et puis je m’endors.

3

Kyoto ! C’est la vieille dame qui me réveille, très souriante, en me frappant sur les genoux.

— Okini arigato, okami-san ! (Grand merci, madame !) et je saute à terre, un peu ahuri au sortir de ce sommeil.

Alors me voilà assailli par la pléiade des djin-richi-san1. Étant le seul en costume européen parmi cette foule qui débarque, je deviens leur point de mire à tous. (À bord, nous avons coutume de dire simplement des djin ; c’est plus bref et cela va bien à ces hommes coureurs, toujours en mouvement rapide comme des diablotins.)

C’est à qui m’emportera, on se dispute et on se pousse. Mon Dieu, cela m’est égal à moi, je n’ai aucune préférence, et je me jette dans la première voiture venue. Mais ils sont cinq qui se précipitent, pour s’atteler devant, s’atteler en côté, pousser par-derrière… Ah ! non, c’est beaucoup trop, et deux me suffisent. Il faut parlementer longtemps en ayant l’air de se fâcher, pour se débarrasser des autres. À la fin c’est compris : un djin, entre les brancards, un djin attelé en flèche par une longue bande d’étoffe blanche, et nous partons comme le vent.

Quelle immense ville, ce Kyoto, occupant avec ses parcs, ses palais, ses pagodes, presque l’emplacement de Paris. Bâtie tout en plaine, mais entourée de hautes montagnes comme pour plus de mystère.

Nous courons, nous courons, au milieu d’un dédale de petites rues à maisonnettes de bois, basses et noirâtres. Un air de ville abandonnée. C’est bien du vrai Japon par exemple, et rien ne détonne nulle part. Moi seul je fais tache, car on se retourne pour me voir.

— Ha ! ha ! ho ! hu !

Les djin poussent des cris de bête pour s’exciter et écarter les passants. Assez dangereuse, cette manière de circuler dans un tout petit char d’une légèreté excessive, emporté par des gens qui courent, qui courent à toutes jambes. Cela bondit sur les pierres, cela s’incline dans les tournants brusques, cela accroche ou renverse des gens ou des choses. Dans certaine avenue très large, il y a un torrent qui roule, encaissé entre deux talus à pic, et tout au ras du bord nous passons ventre à terre. À toute minute, je me vois tomber là dedans.

Une demi-heure de course folle pour arriver à l’hôtel Yaâmi dont j’ai donné l’adresse à mes djin. C’est, paraît-il, un vrai hôtel, tout neuf, qu’un Japonais vient de monter à la manière anglaise, pour loger les aimables voyageurs venus d’’Occident. Et il faut bien aller là pour trouver quelque chose à manger, la cuisine japonaise pouvant servir d’amusement tout au plus. Il est situé d’une façon charmante, à cinquante mètres de haut dans les montagnes qui entourent la ville, parmi les jardins et les bois. On y monte par des escaliers fort mignons, par des pentes sablées avec bordure de rocailles et de fleurs, tout cela trop joli, trop arrangé, trop paysage de potiche, mais très riant, très frais.

L’hôte, en longue robe bleue, me reçoit au perron avec des révérences infinies. À l’intérieur, tout est neuf, aéré, soigné, élégant : des boiseries blanches et légères, d’un travail parfait. Dans ma chambre on m’apporte tant d’eau claire que j’en puisse désirer pour mes ablutions ; mais cela se passe sans le moindre mystère ; porte ouverte, l’hôte, les garçons, les servantes, entrent pour m’aider et pour me voir ; de plus, les fenêtres donnent sur le jardin d’une maison voisine, et là, deux dames nippones qui se promenaient dans des allées en miniature s’arrêtent pour regarder aussi.

Un premier repas léger, servi tout à fait à l’anglaise, avec accompagnement de thé et de tartines beurrées, et puis je fais comparaître deux djin que je loue au prix fixé de soixantequinze sous par tête et par jour ; pour cette somme-là ils courront du matin au soir à ma fantaisie, sans s’essouffler ni gémir, en m’entraînant avec eux.

Ces courses en djin sont un des souvenirs qui restent, de ces journées de Kyoto où l’on se dépêche pour voir et faire tant de choses. Emporté deux fois vite comme par un cheval au trot, on sautille d’ornière en ornière, on bouscule des foules, on franchit des petits ponts croulants, on se trouve voyageant seul à travers des quartiers déserts. Même on monte des escaliers et on en descend ; alors, à chaque marche, pouf, pouf, pouf, on tressaute sur son siège, on fait la paume. À la fin, le soir, un ahurissement vous vient, et on voit défiler les choses comme dans un kaléidoscope remué trop vite, dont les changements fatigueraient la vue.

Comme c’est inégal, changeant, bizarre, ce Kyoto ! Des rues encore bruyantes, encombrées de djin, de piétons, de vendeurs, d’affiches bariolées, d’oriflammes extravagantes qui flottent au vent. Tantôt on court au milieu du bruit et des cris ; tantôt c’est dans le silence des choses abandonnées, parmi les débris d’un grand passé mort. On est au milieu des étalages miroitants, des étoffes et des porcelaines ; ou bien on approche des grands temples, et les marchands d’idoles ouvrent seuls leurs boutiques pleines d’inimaginables figures ; ou bien encore on a la surprise d’entrer brusquement sous un bois de bambous, aux tiges prodigieusement hautes, serrées, frêles, donnant l’impression d’être devenu un infime insecte qui circulerait sous les graminées fines de nos champs au mois de juin.

Et quel immense capharnaüm religieux, quel gigantesque sanctuaire d’adoration que ce Kyoto des anciens empereurs ! Trois mille temples où dorment d’incalculables richesses, consacrées à toutes sortes de dieux, de déesses ou de bêtes. Des palais vides et silencieux, où l’on traverse pieds nus des séries de salles tout en laque d’or décorées avec une étrangeté rare et exquise. Des bois sacrés aux arbres centenaires, dont les avenues sont bordées d’une légion de monstres, en granit, en marbre ou en bronze.

4

Pour voir de haut se déployer cet ensemble, le matin au gai soleil de neuf heures, je monte sur une tour, comme jadis madame Marlborough ; – c’est la tour d’Yasaka ; – elle ressemble à ces pagodes à étapes multiples comme on en voit sur le dos des éléphants de bronze où les Chinois brûlent de l’encens. À l’étage inférieur, au rez-de-chaussée, c’est arrangé en temple : de grands bouddhas dorés, perdus de vétusté et de poussière, des lanternes, des vases sacrés avec des bouquets de lotus.

Deux vieilles femmes, les gardiennes, me réclament un sou d’entrée, un sou nippon naturellement, marqué d’un chrysanthème et d’un monstre. Ensuite, avec un geste aimable : « Tu peux monter, disent-elles, sans être accompagné, nous avons confiance, voici le trou par où l’on passe ».

Et je commence à grimper, enchanté d’être seul, par des séries d’échelles droites ayant pour rampes des bambous que les mains humaines ont longuement polis. La tour est en bois, comme toutes les constructions japonaises ; les poutres antiques sont littéralement couvertes, du bas jusqu’en haut, d’inscriptions à l’encre de Chine : les réflexions des visiteurs, sans doute, mais je ne sais pas les lire et c’est dommage, il doit y en avoir de si précieuses !

À l’étage supérieur, une armoire-à-bouddha dans un coin. Je l’ouvre, pour regarder le dieu qui l’habite : il paraît très âgé et caduc, affaissé dans son lotus, avec un sourire mystérieux sous une couche de poussière.

De cette galerie d’en haut, on voit, comme en planant, la ville immense, étendue en fourmilière sur la plaine unie, avec son enceinte de hautes montagnes où les bois de pins et de bambous jettent une admirable teinte verte. Au premier coup d’œil, on dirait presque une ville d’Europe ; des millions de petits toits avec des tuiles d’un gris sombre, qui jouent les ardoises de nos villes du Nord ; çà et là des rues droites, faisant des lignes claires au milieu de cette couche de choses noirâtres. On cherche malgré soi des églises, des clochers ; mais non, rien de tout cela ; au contraire, une note étrange et lointaine donnée par ces hautes toitures monumentales, trop grandes, trop bizarrement contournées, qui surgissent au milieu des maisonnettes basses, et qui sont des palais ou des pagodes. Aucun bruit ne monte jusqu’à moi, de la vieille capitale religieuse ; de si haut, on la disait tout à fait morte. Un beau soleil tranquille l’éclaire, et on voit flotter dessus, comme un voile, la brume légère des matins d’automne.

5

Le temple de Kio-Midzou, – un des plus beaux et des plus vénérés. – Il est, suivant l’usage, un peu perché dans la montagne, entouré de la belle verdure des bois. – Les rues par lesquelles on y monte sont assez désertes. – Les abords en sont occupés surtout par les marchands de porcelaine dont les étalages innombrables miroitent de vernis et de dorures. Personne dans les boutiques, personne dehors à les regarder. – Ces rues ne se peuplent qu’à certains jours de pèlerinage et de fête ; aujourd’hui on dirait d’une grande exposition ne trouvant plus de visiteurs.

À mesure que l’on approche en s’élevant toujours, les marchands de porcelaine font place aux marchands d’idoles, étalages plus étranges. Des milliers de figures de dieux, de monstres, sinistres, méchantes, moqueuses ou grotesques ; il y en a d’énormes et de très vieilles, échappées des vieux temples démolis, et qui coûtent fort cher : surtout il y en a d’innombrables en terre et en plâtre, débordant jusque sur le pavé, à un sou et même à moins, tout à fait gaies et comiques, à l’usage des petits enfants. Où finit le dieu, où commence le joujou ? Les Japonais eux-mêmes le savent-ils ?

Les marches deviennent vraiment trop rapides, et je mets pied à terre, bien que mes djin affirment que ça ne fait rien, que cette rue peut parfaitement se monter en voiture. À la fin, voici un vrai escalier en granit, monumental, au haut duquel se dresse le premier portique monstrueux du temple.

D’abord on entre dans de grandes cours en terrasse d’où la vue plane de haut sur la ville sainte ; des arbres séculaires y étendent leurs branches, au-dessus d’un pêle-mêle de tombes, de monstres, de kiosques religieux, et de boutiques de thé enguirlandées. Des petits temples secondaires, remplis d’idoles, sont posés çà et là au hasard. Et les deux grands apparaissent au fond, écrasant tout de leurs toitures énormes.

Une eau miraculeuse, que l’on vient boire de très loin, arrive claire et fraîche de la montagne, vomie dans un bassin par une chimère de bronze, hérissée, griffue, furieuse, enroulée sur elle-même comme prête à bondir.

Dans ces grands temples du fond, on est saisi dès l’entrée par un sentiment inattendu qui touche à l’horreur religieuse : les dieux apparaissent, dans un recul dont l’obscurité augmente la profondeur. Une série de barrières empêchent de profaner la région qu’ils habitent et dans laquelle brûlent des lampes à lumière voilée. On les aperçoit assis sur des gradins, dans des chaises, dans des trônes d’or. Des Bouddha, des Amidha, des Kwanon, des Benten, un pêle-mêle de symboles et d’emblèmes, jusqu’aux miroirs du culte shintoïste qui représentent la vérité ; tout cela donnant l’idée de l’effrayant chaos des théogonies japonaises. Devant eux sont amoncelées des richesses inouïes : brûle-parfums gigantesques de formes antiques ; lampadaires merveilleux ; vases sacrés d’où s’échappent en gerbe des lotus d’argent ou d’or. De la voûte du temple descendent une profusion de bannières brodées, de lanternes, d’énormes girandoles de cuivre et de bronze, serrées jusqu’à se toucher, dans un extravagant fouillis. Mais le temps a jeté sur toutes ces choses une teinte légèrement grise qui est comme un adoucissement, comme un coup de blaireau pour les harmoniser. Les colonnes massives, à soubassement de bronze, sont usées jusqu’à hauteur humaine par le frôlement des générations éteintes qui sont venues là prier ; tout l’ensemble rejette l’esprit très loin dans les époques passées.

Des groupes d’hommes et de femmes défilent pieds nus devant les idoles, l’air inattentif et léger ; ils disent des prières cependant, en claquant des mains pour appeler l’attention des Esprits ; et puis s’en vont s’asseoir sous les tentes des vendeurs de thé, pour fumer et pour rire.

Le second temple est semblable au premier : même entassement de choses précieuses, même vétusté, même pénombre ; seulement il a cette particularité plus étrange d’être bâti en porte à faux, suspendu au-dessus d’un précipice ; ce sont des pilotis prodigieux qui depuis des siècles le soutiennent en l’air. En y entrant, on ne s’en doute pas, mais quand on arrive au bout, à la véranda du fond, on se penche avec surprise, pour plonger les yeux dans le gouffre de verdure que l’on surplombe : des bois de bambous, d’une délicieuse fraîcheur et vus par en dessus en raccourci fuyant. On est là comme au balcon de quelque gigantesque demeure aérienne.

D’en bas montent des bruits très gais d’eau jaillissante et d’éclats de rire. C’est qu’il y a là cinq sources miraculeuses, ayant le don de rendre mères les jeunes mariées, et un groupe de femmes s’est installé à l’ombre pour en boire.

C’est joli et singulier, un bois uniquement composé de ces bambous du Japon. Ainsi vu par en dessus cela paraît une série d’immenses plumes régulières et pareilles, teintes du même beau vert nuancé qui s’éclaircirait vers les pointes ; et le tout est si léger, qu’au moindre souffle cela s’agite et tremble. Et ces femmes, au fond de ce puits de verdure, ont l’air de petites fées nippones avec leurs tuniques aux couleurs éclatantes bizarrement combinées, avec leurs hautes coiffures piquées d’épingles et de fleurs.

Ces choses fraîches à regarder sont un repos inattendu, après tous ces dieux terribles que l’on vient de voir à la lueur des lampes, et qu’on sent toujours là, derrière soi, alignés dans les sanctuaires obscurs.

6

À l’hôtel Yaâmi, les repas sont ordonnés d’une manière très correctement britannique : morceaux de pain minuscules, rôtis tout rouges et pommes de terre bouillies.

Du reste, les seuls voyageurs en ce moment sont quatre touristes anglais, deux gentlemen grisonnants, aux allures comme il faut, et deux misses d’un âge mûr. Hautes de six pieds, et d’une extrême laideur, elles sont habillées dans des espèces de guérites en mousseline blanche qui laissent saillir tout autour de leur taille des baleines rétives. À mes yeux déjà habitues aux gentilles guenons japonaises, elles apparaissent comme deux grands singes mâles qu’on aurait costumés pour quelque représentation à la foire.

Il y a pour moi dans cet hôtel une heure assez charmante; c’est après le dîner de midi quand je suis seul assis sous la véranda d’où l’on domine la ville, fumant une cigarette dans un demi-sommeil de l’esprit. Au premier plan est le jardin, avec son labyrinthe en miniature, ses toutes petites rocailles, son tout petit lac, ses arbustes nains, dont les uns ont des feuilles, les autres des fleurs seulement, toujours comme dans les paysages sur porcelaine. Par-dessus ces gentilles choses, maniérées à la japonaise, se déploie dans les grands lointains toute la ville aux milliers de toits noirs, avec ses palais, ses temples, sa ceinture de montagnes bleuâtres. Toujours la légère vapeur blanche de l’automne flottant dans l’air, et le tiède soleil éclairant tout de sa lumière pure. Et la campagne toute remplie de la musique éternelle des cigales.

Mon Dieu ! voici les deux misses échappées de leur appartement qui viennent folâtrer dans les allées du jardin, avec des gaietés enfantines de babies et des grâces d’orang-outang ! Ah! non, alors, la position n’est plus tenable ici.

— Monsieur Yaâmi, je vous en prie, qu’on fasse vite avancer mes djin, et en route… pour le palais de Taïko-Sama !

Pour la dix ou vingtième fois nous devons traverser ce large torrent qui coupe en deux la ville. (En ce moment, il est à peu près desséché, étalant au soleil son grand lit de cailloux.)

Mais celui des ponts de bois que nous voulions prendre aujourd’hui vient précisément de s’écrouler en son milieu. Alors il faut descendre, par une échelle improvisée, dans ce lit du fleuve, tandis que mes djin me suivent portant ma voiture sur leurs épaules. Du reste, une quantité de djin qui couraient par derrière nous, traînant des dames de qualité, imitent notre manœuvre et voici les belles passant à gué, troussées, trébuchant sur leurs hautes chaussures de bois, avec un grand tapage d’exclamations et d’éclats de rire.

Sur l’autre rive, un grouillement de pauvres et une affreuse pouillerie. C’est la foire des marchands à la toilette; c’est la friperie, la guenille. Des deux côtés de la rue sont entassées sur les pavés d’incroyables loques, traînées, déchirées, sordides, quelques-unes ayant été somptueuses, et encore éclatantes ; vieux matelas, vieilles couvertures, vieilles chaussettes à doigts de pieds séparés ; belles ceintures de dames, en satin multicolore, belles robes de soie brodées de cigognes, de papillons, de fleurs ; un vieux chapeau haut de forme européen, qui a dû avoir un roman bien semé d’aventures, est même là à vendre, affaissé sur ces débris japonais. Il y aurait peut-être des trouvailles à faire, mais c’est repoussant à fouiller. Passons vite, tout cela sent la race jaune, la moisissure et la mort.

Après viennent des revendeurs de ferrailles : un pêle-mêle d’ustensiles baroques, où gisent même, dans la poussière grise, de vieilles lampes de pagodes et des colliers d’idoles. Les dames de qualité, qui sont aussi remontées en voiture, courent derrière moi ; j’ai l’air de traîner ce sérail à ma suite et, en file indienne, nous traversons à toutes jambes cet immense bric-à-brac.

Les rues s’élargissent, les quartiers changent d’aspect. Maintenant ce sont des avenues larges plantées d’arbres, des places. Et voici le palais de Taïko-Sama qui montre au-dessus de la verdure ses hauts toits sombres et superbes.

Une enceinte de grands murs. Mes djin s’arrêtent devant un premier portique d’un style ancien sévère et religieux : colonnes massives à base de bronze ; frise droite, sculptée d’ornements étranges ; toiture lourde et énorme.

Alors je pénètre à pied dans de vastes cours désertes, plantées d’arbres séculaires, dont on a étayé les branches comme on met des béquilles aux membres des vieillards. Les immenses bâtiments du palais m’apparaissent d’abord dans une espèce de désordre où ne se démêle aucun plan d’ensemble. Partout de ces hautes toitures monumentales, écrasantes, dont les angles se relèvent en courbes chinoises et se hérissent d’ornements noirs.

Ne voyant personne, je me dirige au hasard. Ici s’arrête absolument le sourire, inséparable du Japon moderne. J’ai l’impression de pénétrer dans le silence d’un passé incompréhensible, dans la splendeur morte d’une civilisation dont l’architecture, le dessin, l’esthétique me sont tout à fait étrangers et inconnus.

Un bonze gardien qui m’a aperçu se dirige vers moi en faisant la révérence, puis me demande mon nom et mon passeport.

C’est très bien : il va me faire visiter lui-même le palais entier à condition que je veuille bien me déchausser et ôter mon chapeau. Il m’apporte même des sandales en velours, qui sont à l’usage des visiteurs. Merci, je préfère marcher pieds nus comme lui, et nous commençons notre promenade silencieuse dans une interminable série de salles tout en laque d’or, décorées avec une étrangeté rare et exquise.

Par terre, c’est toujours et partout cette éternelle couche de nattes blanches, qu’on retrouve aussi simple, aussi soignée, aussi propre, chez les empereurs, dans les temples, chez les bourgeois et chez les pauvres. Aucun meuble nulle part, c’est chose inconnue au Japon, ou peu s’en faut ; le palais entièrement vide. Toute la surprenante magnificence est aux murailles et aux voûtes. La précieuse laque d’or s’étale uniformément partout, et sur ce fond d’aspect byzantin tous les artistes célèbres du grand siècle japonais ont peint des choses inimitables. Chaque salle a été décorée par un peintre différent, et illustre, dont le bonze me cite le nom avec respect. Dans l’une, ce sont toutes les fleurs connues ; dans l’autre, tous les oiseaux du ciel, toutes les bêtes de la terre ; ou bien des chasses et des combats, où l’on voit des guerriers, couverts d’armures et de masques effrayants, poursuivre à cheval des monstres et des chimères. La plus bizarre assurément n’est décorée que d’éventails : des éventails de toutes les formes, de toutes les couleurs, déployés, fermés, à demi ouverts, jetés avec une grâce extrême sur la fine laque d’or. Les plafonds, également laqués d’or, sont à caissons, peints avec le même soin, avec le même art. Ce qu’il y a de plus merveilleux peut-être, c’est cette série de hautes frises ajourées qui règne autour de tous les plafonds ; on songe aux générations patientes d’ouvriers qui ont dû s’user pour sculpter dans de telles épaisseurs de bois ces choses délicates, presque transparentes : tantôt ce sont des buissons de roses, tantôt des enlacements de glycines, ou des gerbes de riz ; ailleurs des vols de cigognes qui semblent fendre l’air à toute vitesse, formant avec leurs milliers de pattes, de cous tendus, de plumes, un enchevêtrement si bien combiné, que tout cela vit, détale, que rien ne traîne ni ne s’embrouille.

Dans ce palais, qui n’a aucune fenêtre, il fait sombre; une demi-obscurité favorable aux enchantements. La plupart de ces salles reçoivent une lumière frisante par les vérandas du dehors, sur lesquelles un de leurs quatre côtés, composé seulement de colonnes laquées, est complètement ouvert ; c’est l’éclairage des hangars profonds, des halles. Les appartements intérieurs, plus mystérieux, s’ouvrent sur les premiers par d’autres colonnades semblables, et en reçoivent une lumière plus atténuée encore ; ils peuvent être fermés à volonté par des stores de bambou d’une finesse extrême, dont le tissu imite par transparence les dessins de la moire, et que relèvent aux plafonds d’énormes glands de soie rouge. Ils communiquent entre eux par des espèces de portiques dont les formes sont inusitées et imprévues : tantôt des cercles parfaits dans lesquels on passe debout comme dans de grandes chatières ; tantôt des figures plus compliquées, des hexagones ou des étoiles. Et toutes ces ouvertures secondaires ont des encadrements de laque noire qui tranchent avec une élégance distinguée sur le ton général des ors, et que renforcent à tous les angles des ornements de bronze merveilleusement ciselés par des orfèvres d’autrefois.

Les siècles aussi se sont chargés d’embellir ce palais, en voilant un peu l’éclat des choses, en fondant tous ces ensembles d’or dans une sorte d’effacement très doux ; avec ce silence et cette solitude, on dirait la demeure enchantée de quelque Belle au bois dormant, princesse d’un monde inconnu, d’une planète qui ne serait pas la nôtre.

Nous passons devant des petits jardins intérieurs qui sont, suivant l’usage japonais, des réductions en miniature de sites très sauvages. Contrastes inattendus au milieu de ce palais d’or. Là encore le temps a passé, verdissant les petits rochers, les petits lacs, les petits abîmes ; effritant les petites montagnes, donnant un air réel à tout cela qui est minuscule et factice. Les arbres, créés nains par je ne sais quel procédé japonais, n’ont pas pu grandir ; mais ils ont pris un air de vétusté extrême. Les Cycas sont devenus à plusieurs branches, à force d’être centenaires ; on dirait des petits palmiers à tronc multiple, des plantes antédiluviennes ; ou plutôt de massifs candélabres noirs, dont chaque bras porterait à son extrémité un frais bouquet de plumes vertes.

Ce qui surprend aussi, c’est l’appartement particulier qu’avait choisi ce Taïko-Sama, qui fut un grand conquérant et un grand empereur. C’est très petit, très simple, et cela donne sur le plus mignon, le plus maniéré de tous les jardinets.

La salle des réceptions, qu’on me montre une des dernières, est la plus vaste et la plus magnifique. Environ cinquante mètres de profondeur et, naturellement, toute en laque d’or, avec une haute frise merveilleuse. Toujours pas de meubles ; rien que les étagères de laque sur lesquelles les beaux seigneurs, en arrivant, déposaient leurs armes. Au fond, derrière une colonnade, l’estrade où, à l’époque déjà reculée de notre Henri IV, Taïko-Sama donnait ses audiences. Alors on songe à ces réceptions, à ces entrées de seigneurs étincelants dont les casques étaient surmontés de cornes, de muffles, d’épouvantails ; à tout le cérémonial inouï de cette cour. On y songe, à tout cela, mais on ne le voit pas bien revivre. Non seulement c’est trop loin dans le temps, mais surtout c’est trop loin dans l’échelonnement des races de la Terre ; c’est trop en dehors de nos conceptions à nous et de toutes les notions héréditaires que nous avons reçues sur les choses. Il en est de même dans les vieux temples de ce pays ; nous regardons sans bien comprendre, les symboles nous échappent. Entre ce Japon et nous, les différences des origines premières creusent un grand abîme.

— Nous allons traverser encore une autre salle, me dit le bonze, et ensuite une série de couloirs qui nous mèneront au temple du palais.

Dans cette dernière salle, il y a du monde, ce qui est une surprise, toutes les précédentes étant vides ; mais le silence reste le même. Des gens accroupis tout autour des murailles paraissent très occupés à écrire : ce sont des prêtres qui copient des prières, avec des petits pinceaux, sur des feuilles de riz, pour les vendre au peuple. Ici, sur les fonds d’or des murailles, toutes les peintures représentent des tigres royaux un peu plus grands que nature, dans toutes les positions de la fureur, du guet, de la course, de la câlinerie ou du sommeil. Au-dessus des bonzes immobiles, ils dressent leurs grosses têtes expressives et méchantes, montrant leurs crocs aigus.

Mon guide salue en entrant. Comme je suis chez le peuple le plus poli de la terre, je me crois obligé de saluer aussi. Alors la révérence qui m’est rendue se propage en traînée tout autour de la salle, et nous passons.

Des couloirs encombrés de manuscrits, de ballots de prières, et nous voici dans le temple. Il est, comme je m’y étais attendu, d’une grande magnificence. Murailles, voûtes, colonnes, tout est en laque d’or, la haute frise représente des feuillages et des bouquets d’énormes pivoines très épanouies, sculptées avec tant de finesse qu’on les dirait prêtes à s’effeuiller au moindre souffle, à tomber en pluie dorée sur le sol. Derrière une colonnade, dans la partie sombre, se tiennent les idoles, les emblèmes, au milieu de toute la richesse amoncelée des vases sacrés, des brûle-parfums et des lampadaires.

Justement c’est l’heure de l’office (culte bouddhique). Dans une des cours, une cloche, aux sons graves de contrebasse, commence à tinter avec une extrême lenteur. Des bonzes, en robe de gaze noire avec surplis vert, font une entrée rituelle dont les passes sont très compliquées, puis viennent s’accroupir au milieu du sanctuaire. Il y a peu de fidèles ; à peine deux ou trois groupes, qui paraissent perdus dans ce grand temple. Ce sont des femmes, étendues sur les nattes ; ayant apporté leurs petites boites à fumer, leurs petites pipes, elles causent tout bas, étouffant des envies de rire.

Cependant la cloche commence à tinter plus vite et les prêtres à faire de grands saluts à leurs dieux. Plus vite encore, les vibrations du bronze se précipitent, tandis que les prêtres se prosternent tout à fait la face contre terre.

Alors, dans les régions mystiques, quelque chose se passe qui me paraît ressembler beaucoup à l’élévation de la messe dans le culte romain. En dehors, la cloche, comme exaspérée, sonne à coups rapides, ininterrompus, frénétiques. Je crois bien que j’ai tout vu maintenant dans ce palais ; mais je continue à n’avoir pas compris l’agencement des salles, le plan d’ensemble. Seul, je me perdrais là-dedans comme dans un labyrinthe.

Heureusement, mon guide va me reconduire, après m’avoir rechaussé lui-même. À travers de nouvelles cours silencieuses, en passant auprès d’un vieil arbre gigantesque, qui est miraculeux, paraît-il, et qui depuis plusieurs siècles protège ce palais contre les incendies, il me ramène à cette même porte par laquelle je suis entré, et où mes djin m’attendent.

Je me fais conduire au Gos-Sho, l’ancien palais impérial que les Mikados ont délaissé. C’est très loin au milieu d’esplanades désertes, de terrains vagues. Mais cette interminable muraille massive, inclinée comme un rempart, me tente beaucoup à franchir.

Là, comme je le craignais, avec mille formes aimables, on me refuse l’entrée. C’est à peu près interdit en tout temps, m’assure-t-on. En ce moment surtout c’est impossible : on se hâte de faire de grands préparatifs pour recevoir la vieille impératrice mère, qui veut revenir dans sa capitale d’autrefois.

Quel dommage en vérité de ne pouvoir être présenté à cette douairière ! Comme ce doit être drôle à voir, à étudier, dans la vie privée, dans le secret du gynécée, une vieille impératrice nippone !

Bien que cela m’intéresse assez peu, il faut cependant visiter aussi ces fabriques de porcelaine, qui fonctionnent depuis tant de siècles, ayant semé par le monde d’innombrables milliers de tasses et de potiches. Là, rien de moderne n’est encore venu. On est surpris de la manière simple, primitive, dont tout cela se pétrit, se tripote, se tourne, se fait cuire, comme il y a mille ans. Entre deux cuissons, une armée de peintres enlumine ces choses avec une prestesse prodigieuse, recopiant toujours ces mêmes cigognes, ces mêmes poissons, ces mêmes belles dames, qu’on était pourtant agacé d’avoir déjà tant vues.

Ces peintres des fabriques sont payés en moyenne dix sous par jour ; exceptionnellement, on en donne jusqu’à quarante ou cinquante à ceux qui sont tout à fait célèbres, qui décorent les pièces précieuses destinées à être vendues très cher.

On ne peut s’empêcher d’admirer cependant la sûreté avec laquelle s’exerce cet art industriel. Aussi vite que nous griffonnerions une lettre, eux groupent des bonshommes appris par cœur ; en deux coups de pinceau, les colorient, sans jamais dévier d’une ligne ; puis, négligemment, tracent des filets de la précision la plus rigoureuse. Il a fallu sans doute une longue hérédité de calme et de tempérance pour former ces virtuoses à main si posée. Bientôt, quand le Japon sera tout à fait lancé dans le mouvement moderne, et ses ouvriers, dans l’alcool, ce sera fini à tout jamais de ces petits peintres-là.

7

Le temple du Daï-Boutsou (du Grand-Bouddha) semble un temple pour rire, une énorme plaisanterie pour amuser les fidèles.

De ce grand bouddha, on ne voit qu’une tête et des épaules (d’au moins trente mètres de haut), ayant l’air de surgir des profondeurs du sol ; le dieu a le cou tendu, comme quelqu’un qui se dégagerait péniblement de la terre. À lui seul il remplit tout son temple et ses cheveux crépus en touchent la toiture.

On arrive chez lui comme chez tous les dieux, par une suite d’escaliers, de portiques, de cours. De la porte du sanctuaire, au premier coup d’œil, on ne s’explique pas bien ce que c’est que ce monticule d’or, ce tas informe, qu’on a devant soi (les épaules du bouddha). Ce n’est qu’après, en levant beaucoup la tête, qu’on aperçoit en l’air cette colossale figure dorée, ces gros yeux fixes, abaissés de trente mètres de haut pour vous regarder avec une placidité niaise.