Jazz carbonique - Olivier Voisin - E-Book

Jazz carbonique E-Book

Olivier Voisin

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Beschreibung

Comme tous les étés, le festival « Jazz, côté jardin » ouvre ses portes dans la sympathique station balnéaire de Granville. Pourtant, cette année, rien ne se passe comme prévu. Dès le premier soir, le festival est endeuillé par le meurtre du clarinettiste Billy Gouldman, retrouvé assassiné dans sa chambre d’hôtel.

Épaulé par le flair de l’écrivain irlandais Joseph Hall, le perspicace inspecteur Larrivée va alors découvrir les nombreuses zones d’ombre de la vie de l’artiste. Entre dettes financières et infidélités notoires, les motifs de vouloir s’attaquer au jazzman ne manquent pas. Pourtant, il se pourrait bien que la clé de l’énigme se trouve du côté d’Édimbourg, en marge d’une autre manifestation musicale qui s’est tenue dix ans auparavant.

"Jazz carbonique" est l’occasion de retrouver le dynamique Joseph Hall et son amie Victoria pour une nouvelle intrigue pleine d’imprévus.

À PROPOS DE L’AUTEUR

Olivier Voisin Originaire de Normandie, rien ne prédestinait ce chef d’entreprise à l’écriture. Résidant dans la baie du Mont-Saint-Michel, c’est tout naturellement que ce littoral est devenu le cadre de ses enquêtes qui souvent mêlent investigation policière et intrigue locale.

Précédentes publications : "La Parenthèse", "Le Pacte des conjurés", "Le Mystère de l’île aux tombeaux" et "L’Antiquaire qui en savait trop"

aux éditions Ex Aequo 

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Seitenzahl: 331

Veröffentlichungsjahr: 2025

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Olivier Voisin

JAZZ CARBONIQUE

Roman

ISBN : 979-10-388-1002-0

Collection : Rouge

ISSN : 2108-6273

Dépôt légal : Mars 2025

© couverture Ex Æquo

© 2025 Tous droits de reproduction, d’adaptation et de traduction intégrale ou partielle, réservés pour tous pays Toute modification interdite

Préambule

Janvier 2019

Richmond Hill, banlieue nord de Toronto. Voilà une heure que les quatre musiciens étaient sur scène. Le club de jazz affichait complet à cette heure tardive de la nuit. La programmation alternait entre grands classiques et créations plus contemporaines. L’assistance avait tardé à venir. Puis l’ambiance s’était progressivement installée. Maintenant, la salle était quasi comble. Le public vibrait au rythme endiablé, impulsé par le quatuor. Vestes noires et chemises blanches, les quatre trentenaires évoluaient avec élégance et décontraction. Beau gosse et chevelure blonde, le saxophoniste assurait avec aisance en donnant le tempo à ses camarades. Il se partageait les solos avec le clarinettiste. Brun et plus grand, ce dernier ne dégageait pas le même magnétisme que son complice, mais son interprétation était tout simplement aérienne. Même si le batteur et le contrebassiste se tenaient plus en retrait, ensemble, ils évoluaient à l’unisson.

À l’extérieur, le froid était intense. La brume ne permettait pas d’y voir à cinq mètres. Bravant ces conditions difficiles, deux hommes à l’air sombre se mirent rapidement à l’abri dans le club. Il devait être plus de minuit quand les énigmatiques personnages emmitouflés dans leurs manteaux noirs et coiffés de vastes chapeaux pénétrèrent discrètement dans la boîte. Manifestement habitués des lieux, ils saluèrent deux membres du personnel. Aussitôt, les serveurs leur libérèrent une table du fond. Les deux visiteurs commandèrent deux bières et restèrent jusqu’à la fin du concert.

Les quatre musiciens jouèrent encore une bonne demi-heure avant de mettre un terme à leur récital littéralement épuisé par leur prestation. L’ambiance et la communion avec le public avaient été au rendez-vous. Il était temps de rejoindre les coulisses pour se désaltérer. Une fois leurs instruments rangés, ils firent le point avec le patron de l’établissement. De l’avis général, la soirée avait été un succès. Puis la formation se sépara en deux. Le batteur et le contrebassiste, tous les deux d’origine française, s’échappèrent les premiers alors que les deux joueurs d’instruments à vent s’accordèrent encore un moment. Ils souhaitaient valider un ou deux points d’agenda sur les sessions à venir.

Il était près d’une heure trente du matin, quand Billy Gouldman, le clarinettiste originaire d’Amsterdam, et Johnny Paulson, le saxophoniste de Vancouver, se décidèrent à sortir dans la rue glaciale. En ce mois de janvier, la température affichait moins quinze degrés. Il ne faisait vraiment pas bon s’attarder dehors. Heureusement, leur véhicule était stationné à proximité. Le brouillard empêchait d’avoir une quelconque visibilité dans la rue, ce qui donnait à l’endroit une atmosphère assez angoissante. Un bruit sec attira leur attention. C’était un couvercle de poubelle qui volait puis retombait brutalement sur le trottoir brillant de givre. Ils reprirent leur chemin en accélérant le pas vers leur Nissan grise. C’est à ce moment-là que l’un d’eux sentit une présence rapprochée. Deux ombres s’avancèrent à proximité bien qu’impossibles à distinguer. Il imagina des retardataires ayant manifestement attendu que les deux jazzmen soient sortis pour venir à leur rencontre. En un éclair, les silhouettes fantomatiques se portèrent à leur hauteur. Il était maintenant évident qu’ils cherchaient ostensiblement à leur bloquer le passage. Les deux musiciens se sentirent pris courts. L’un des assaillants au visage peu engageant prit la parole d’une voix grave :

— Alors, contents de la soirée, les gars ?

— J’espère que vous avez fait recette, car il faudrait penser à nous rembourser, menaça le second comparse à l’allure tout aussi peu sympathique.

— Que nous voulez-vous ? Laissez-nous rentrer tranquillement, rétorqua le saxophoniste, sentant la sueur lui couler dans le dos malgré le froid hivernal.

— Vous savez très bien de quoi il s’agit. Cela fait deux ans que vous êtes en dette avec Big Bull.

— Quand on joue aux jeux d’argent et que l’on perd, il faut assumer les conséquences.

— Et surtout ne jamais oublier de rembourser ce que l’on doit, reprit sèchement le plus grand des deux hommes en noir.

— Écoutez, tout cela est ridicule. Laissez-nous le temps de nous refaire. C’est juste l’affaire de quelques concerts. Il n’y a pas de raison de s’affoler, tempéra à son tour Billy.

— Justement, si. C’est bien le moment de s’inquiéter. « Bully » a perdu patience ? Vous avez exactement deux jours pour nous faire parvenir ce que vous lui devez.

— Sinon ? osa Billy, tremblant à la fois de froid et de peur.

— Sinon ? D’abord, il arrivera un malheureux accident à vos mains vous empêchant de faire les clowns sur scène.

— Et si vous n’avez toujours pas compris, alors vous risquez de finir comme ce brave Johnny Snow au fond d’une décharge ou au bord d’une voie ferrée. C’est le dernier avertissement. Entendu ?

La menace était on ne peut plus claire. Les deux musiciens savaient que Big Bull ne serait plus très patient dorénavant. Ce magnat avait la main sur une grande partie de la mafia du nord des États-Unis et du Canada. Il n’avait pas pour habitude de plaisanter. Billy et Johnny avaient maintenant bien conscience d’avoir été particulièrement imprudents à céder de la sorte aux démons du jeu. Ils ne s’en sortaient pas, et ce n’était pas leur cachet de misère qui pourrait sauver la mise. Les deux hommes en noir donnèrent l’impression de desserrer l’étreinte. Pourtant, au moment de s’en aller, ils assénèrent une série de coups à chacun des jazzmen les laissant à terre. En un rien de temps, les deux mafiosos disparurent dans le brouillard. Seuls restaient les malheureux musiciens au sol se tordant de douleur dans le froid et la neige. Après avoir difficilement récupéré, Billy Gouldman et Johnny Paulson se traînèrent jusqu’à leur véhicule. Une fois à l’intérieur, ils reprirent leur souffle. Il fallait se remettre des coups et du froid. Installé au volant, le visage tuméfié, Billy fit doucement démarrer la voiture. Les deux hommes n’échangèrent pas un mot. Ils avaient conscience d’avoir, une fois encore, échappé au pire. L’étau était en train de se resserrer et il devenait urgent de quitter ce maudit Canada au plus vite.

1

Mercredi 07/08/2019 – 10 heures

Hôtel du Casino, Granville

La météo de la journée s’annonçait agréable. Le ciel était parfaitement dégagé. L’Hôtel du Casino disposait d’un emplacement privilégié à deux pas de la grande promenade du bord de mer. La plupart des chambres disposaient d’une vue imprenable sur les îles toutes proches. La grande majorité des clients avait déjà pris son petit-déjeuner, et le service de chambre était bien avancé.

Au quatrième étage, la femme de ménage avait fini le service dans la quasi-totalité des appartements. Il lui restait juste à faire la chambre 405. Elle avait déjà frappé à deux reprises et n’avait pas obtenu de réponse. Comme il n’y avait pas de panneau accroché à la porte, elle s’autorisa à entrer. Elle fut surprise de constater que la clé était restée dans la serrure extérieure, lui évitant ainsi d’utiliser son propre passe. Elle s’introduisit dans la chambre qui était encore dans l’obscurité. Ne voyant personne dans le lit, elle ouvrit les rideaux pour constater que la pièce était vide. Elle commença à ranger les lieux puis se dirigea vers la salle de bains. Le spectacle qui s’offrit à elle lui procura un haut-le-cœur. Elle se précipita vers le lavabo pour vomir. Un homme allongé sur le dos gisait au sol dans une mare de sang. Il ne s’était pas changé. Détail plus surprenant, un instrument à vent reposait à ses côtés. Elle n’était pas une grande spécialiste, mais cela pouvait s’apparenter à une clarinette. Le temps de reprendre ses esprits, elle ferma la chambre, veillant à laisser les choses en l’état. Elle descendit directement pour informer la direction de sa découverte. Immédiatement, le responsable consulta son fichier et constata que le client de cette chambre n’était pas n’importe qui. Il s’agissait ni plus ni moins du jazzman qui s’était produit la veille au soir au festival de la ville. Il appela directement le commissariat de police pour lui faire part de leur macabre découverte.

FESTIVAL « JAZZ, CÔTÉ JARDIN » — Granville

Tous les soirs, dans les « Jardins Christian Dior »

PROGRAMME

Mardi 6 août 2019 : le jazz début du XXe siècle : Ragtime et Jazz New Orleans.

19 h : Les White Spirits— groupe local — hommage à Scott Joplin et au Ragtime

21 h : Billy Gouldman : clarinettiste — hommage à Sidney Bechet et au Jazz New Orleans.

Mercredi 7 août 2019 : le jazz des années 30 : Swing et Big Bang.

19 h : Les Brothers In Law : Big Bang — hommage à Glenn Miller.

21 h : Pat Mercy : pianiste — hommage à Duke Ellington.

Jeudi 8 août 2019 : le jazz des années 40 : Be-bop

19 h : Betty Bebop : trompettiste — hommage à Dizzy Gillespie.

21 h : Johnny Paulson : saxophoniste — hommage à Charlie Parker.

Vendredi 9 août 2019 : le jazz des années 40 et 50 : le Jazz manouche

19 h : Les Gipsys : groupe camarguais — hommage au Jazz manouche.

21 h : Steve Luther : guitariste — hommage à Django Reinhardt.

Samedi 10 août 2019 : clôture : Jazz Funk et Cool Jazz

19 h : Les Groove on the Beat : hommage à Kool and the Gang.

21 h : Rodney Clark : trompettiste — hommage à Miles Davis.

1er JOUR DU FESTIVAL :

New Orleans celebrations…

2

Mardi 06/08/2019 — Matin

Île de Chausey

La veille de la découverte du corps…

Comme tous les étés à cette époque, la côte normande aux abords du Mont-Saint-Michel se mettait à s’agiter. Le flux de vacanciers donnant le signal de la saison estivale. Les imposantes villas rouvraient leurs gros volets en bois. Chaque année, les familles reprenaient possession des vastes plages de sable fin alors que les plaisanciers s’en allaient dériver vers les îlots environnants.

L’ouverture du festival « Jazz, Côté Jardin » constituait un des moments phares du début du mois d’août. Voilà dix ans qu’il avait été lancé dans l’indifférence générale. Depuis, cette manifestation avait acquis une telle notoriété que certains vacanciers ne venaient ici que pour profiter de l’événement. Celui-ci avait pris ses quartiers sur les hauteurs de Granville. Cette agréable cité balnéaire normande se caractérisait par sa vieille ville perchée sur un rocher avançant dans la mer. C’est dans le cadre d’un superbe parc en surplomb que Granville accueillait cette fête musicale pendant toute une semaine. Le jardin ombragé et parfumé faisait partie d’un domaine ayant appartenu à une célébrité locale. On l’appelait communément « les jardins Dior » en souvenir de la jeunesse passée en ces lieux par le célèbre couturier français. Au moment du coucher de soleil, l’endroit était délicieux. Une lumière rose s’abattait doucement sur les îles au large.

Le menu de cette nouvelle édition s’annonçait alléchant. Déjà, les réservations avaient fait le plein. Le responsable de l’organisation avait volontairement souhaité que le programme de cette année marque un retour aux origines du jazz. Contrairement aux éditions précédentes, les productions sur scène prendraient donc davantage la forme d’hommage à de grands maîtres.

La question de l’hébergement des artistes et des festivaliers était un vrai casse-tête. Ce charmant coin retiré ne disposait pas de l’infrastructure nécessaire pour accueillir autant de monde en si peu de temps. Pour remédier à cette difficulté, une partie des artistes s’était vu réserver un hôtel sur l’île de Chausey, à quarante minutes au large de Granville. Un système de navettes avait été mis en place pour faciliter les allées et venues entre l’île et le continent.

Chausey avait été au centre de pas mal de péripéties dans les mois précédents{1}. La résolution récente d’une étrange intrigue historique avait subitement mis les projecteurs sur ce coin de terre discret. Heureusement, la quiétude était enfin revenue sur cette île d’ordinaire sauvage quand elle n’était pas prise d’assaut en période estivale. Le seul hôtel de l’île, dorénavant appelé Hôtel du Large avait été repris par Joseph Hall, qui avait élu domicile dans la région depuis un peu plus d’un an.

L’histoire de cet écrivain irlandais de trente-cinq ans était peu commune. Il avait passé toute sa jeunesse sur la côte ouest de l’Irlande au sein d’une modeste famille d’éleveurs de moutons. Après quelques études de droit à Dublin, il avait rejoint Londres pour y lancer sa carrière d’avocat. Après neuf mois, Joseph comprit rapidement qu’il n’avait rien à espérer dans cette orientation professionnelle qui ne lui correspondait fondamentalement pas. Revenu au pays, il exerça une série de petits boulots qui lui permirent de vivoter quelque temps. Il avait presque trente ans quand il prit la décision de revenir s’installer à Galway, en tenant un commerce d’articles de sport et de pêche. C’est alors qu’en parallèle de son métier de commerçant, il se mit à écrire. Une fois la boutique fermée, il partait en fin d’après-midi s’installer près de lacs environnants et commençait à griffonner quelques pages. C’est ainsi que son premier ouvrage prit naissance. Sans trop d’espoirs, il présenta son manuscrit à des maisons d’édition, jusqu’à ce matin de janvier où une des plus célèbres maisons irlandaises se dit prête à tenter l’aventure. Sa vie changea du tout au tout, car, à sa grande surprise, son premier roman intitulé « Connemara Confidentiel » connut un succès public fulgurant et inattendu. Il s’agissait d’une histoire à mi-chemin entre thriller et fantastique, faisant revivre plusieurs générations de Gaéliques du nord-ouest du pays. Ce succès soudain le prit au dépourvu. Une fois entraîné par l’ivresse du succès, Joseph connut un sérieux trou d’air, ne sachant plus quel sens donner à sa vie.

Désemparé et à court d’inspiration, il décida alors de prendre le large et de quitter sa bonne vieille Irlande natale pour les côtes normandes du sud de la Manche. Certes, le climat pluvieux ne le changeait pas énormément, mais l’ambiance générale de cet endroit lui plaisait, lui apportant un vrai dépaysement. Il s’adapta très vite à son nouveau cadre de vie, adoptant en quelques mois une bonne maîtrise de la langue française.

Pourtant, ce déménagement outre-Manche ne régla en rien son problème d’inspiration. Par un curieux concours de circonstances, l’issue de l’affaire sur laquelle il s’était impliqué quelques mois plus tôt l’avait conduit à reprendre en main la gestion de l’hôtel présent sur l’île. Les premiers mois avaient été largement consacrés à la remise en état de cet établissement certes charmant, mais pas vraiment fonctionnel. La réouverture était intervenue lors des vacances de Pâques. N’étant pas lui-même du métier de l’hôtellerie et de la restauration, il avait réuni autour de lui une petite équipe qui gérait l’établissement au quotidien. Malgré la reprise en main de ce lieu, Joseph n’avait pas souhaité déménager, et il continuait à habiter dans sa villa lumineuse en bord de mer à Saint-Pair, à quelques kilomètres de Granville. Ce cadre propice à l’imagination l’avait fortement aidé dans la rédaction de son deuxième ouvrage.

Enfin, et ce n’était pas la moindre des choses, l’affaire qui l’avait tant occupé à l’automne dernier lui avait également permis de donner une nouvelle impulsion à sa vie sentimentale. Dès son arrivée en Normandie, ce séduisant trentenaire à l’éternel look d’étudiant, avait sympathisé avec une pétillante journaliste prénommée Victoria. Lors de l’écriture de son premier roman, Joseph avait vécu une rupture sentimentale particulièrement douloureuse. Deux ans plus tard, il était encore en souffrance. Il ne se voyait pas se lancer dans une aventure l’obligeant à ouvrir son cœur. Pourtant, après plusieurs mois d’une amitié sincère, les péripéties de l’affaire dite « des tombeaux » l’avaient définitivement rapproché de la jeune journaliste qui l’avait été à élucider l’affaire. C’est elle qui avait fait le premier pas. Son récent regain de confiance lui avait redonné le courage d’oser plonger dans cette histoire d’amour. Le couple vivait ensemble depuis le début de l’année, même s’il n’avait pas encore décidé d’avoir un seul et même domicile.

3

Mardi 06/08/2019 — Matin

Île de Chausey

En ce début du mois d’août, Joseph était sur tous les fronts. Il lui fallait accueillir les premiers festivaliers dans son nouvel établissement. Comme ses collègues du comité d’organisation du festival « Jazz, Côté Jardin », il se devait d’être parfaitement opérationnel. La programmation de cette journée démarrait par la session des White Spirits pour lancer le festival. Il s’agissait d’un groupe rouennais, qui prévoyait de revenir aux origines du jazz en célébrant Scott Joplin et la grande époque du ragtime. Pour la seconde partie de la soirée, c’est à Billy Gouldman, célèbre clarinettiste, que revenait le plaisir de revisiter l’œuvre de Sidney Bechet et le jazz New Orleans. Autant les premiers avaient accepté de manière enthousiaste un hébergement dans un hôtel insulaire, autant Billy Gouldman s’était montré réticent. Pour son confort, il préférait séjourner dans un hôtel sur le continent le rendant plus autonome.

Après un footing très matinal au milieu des ajoncs et des genêts, Joseph s’était douché et changé. Même si l’hôtel n’était pas sa résidence principale, il y disposait d’un modeste pied-à-terre lui permettant d’être sur les lieux en période de forte activité. De manière décontractée, il avait maintenant entrepris de faire le tour du propriétaire. Son apparent dilettantisme ne l’empêchait pas d’avoir un œil avisé sur tel ou tel détail défaillant. Compte tenu des circonstances, il avait adapté sa tenue en troquant ses tongs et son traditionnel short long au profit d’un pantalon de toile beige et d’un polo vert olive. En revanche, du côté coiffure, il avait systématiquement les cheveux en bataille, entretenant ainsi son éternel air d’étudiant. En parcourant le grand vestibule, Joseph croisa la responsable de l’accueil de l’hôtel et s’inquiéta de savoir si tout allait bien pour elle. Paula était une belle femme brune d’une quarantaine d’années qui occupait ses fonctions avec autorité et élégance. Elle avait largement contribué à donner une ambiance conviviale et confortable à cet établissement en pleine renaissance.

— Bonjour, Paula. Comment ça va ce matin ?

—   Hello, Joseph ! Nous sommes sur le pied de guerre. Je crois que tout est en ordre de notre côté. J’espère simplement que le système de navettes va correctement fonctionner. Nos chers artistes sont loin d’être très patients.

Joseph lui fit un signe de la tête, laissant entendre qu’il ne fallait pas s’inquiéter. Au même moment, Pat Mercy, arrivé la veille, apparu dans le hall d’entrée. Pat était un pianiste réputé. Il devait intervenir pour la deuxième soirée du festival. Contrairement à Billy Gouldman, il ne s’était pas fait prier pour résider dans cet hôtel tout à fait à son goût. Le musicien portait d’énormes lunettes de soleil noires et avait chaussé une casquette à l’effigie des Lakers. Joseph engagea la conversation avec le jazzman pour s’assurer que tout allait comme il le souhaitait. De manière assez enthousiaste, le solide pianiste claironna quelques mots qui semblaient indiquer que tout était à son goût. Ravi, Joseph lui souhaita une excellente journée. Alors que Pat se dirigeait vers le jardin, l’Irlandais vit descendre celle qui devait être la petite amie du musicien. Il s’agissait d’une grande brune à la longue chevelure déployée sur les épaules. Elle était mince, portait de larges lunettes de soleil et affichait une robe à bretelles rose fuchsia. Incontestablement, il lui trouva du charme. Elle rejoignit Pat Mercy qui la présenta à Joseph. Il eut ainsi la confirmation de ce qu’il avait imaginé. Il s’agissait bien de la compagne de l’artiste. Comme le couple souhaitait se rendre assez rapidement sur le continent pour faire la connaissance du responsable du festival, Joseph se proposa de les accompagner jusqu’à la navette. Cela tombait bien, il avait lui-même à faire à Granville. Empruntant un sentier sentant bon les pins, les deux hommes et la jeune femme se dirigèrent vers la grande qui faisait office de lieu d’embarquement. À cette heure de la journée, le paysage était paradisiaque. Le soleil, qui avait décidé d’être de la partie, éclairait d’une douce lumière les îles composant l’archipel. Une embarcation à moteur était à disposition. Dès qu’ils arrivèrent près du bateau blanc, le jeune pilote les invita à monter à bord. La traversée dura une quarantaine de minutes. Dans sa langue maternelle, Joseph échangea avec Pat Mercy. Il était curieux de comprendre en quoi consistait la vie d’un jazzman professionnel à notre époque.

— C’est un drôle de métier avec pas mal de paradoxes. On visite le monde entier, car il faut faire énormément de voyages sur toute la planète. Cette musique est universellement connue et reconnue, mais il faut bien avouer qu’elle n’est plus très bankable. Difficile d’essayer d’en vivre. Voyez-vous, je pars la semaine prochaine pour l’Australie, puis pour l’Amérique du Sud le mois suivant. C’est une vie excitante, mais comme bon nombre de mes camarades, je suis loin de rouler sur l’or.

— Quelle vie, en effet ? Cela doit vous faire drôle de participer à un festival dans ce coin assez retiré ?

— Cela dépayse un peu et ce n’est pas désagréable. Mais sachez qu’à chaque festival, tout ce microcosme se retrouve. Le monde du jazz est tout petit. On se connaît tous. Contrairement aux apparences qui pourraient faire croire que nous sommes une grande famille soudée, l’univers du jazz est assez féroce, et beaucoup d’inimitiés demeurent de festival en festival.

Joseph fut surpris par cette dernière remarque un peu désenchantée. Il n’eut pas le loisir d’y songer trop longtemps, car Granville était en vue. Il était temps de descendre pour rejoindre la petite ville côtière. Ils débarquèrent sur un quai où se mélangeaient les odeurs d’algues et de poissons. Entre pêcheurs, plaisanciers et touristes, le port était une véritable ruche à cette heure de la journée. À la sortie du hall d’arrivée, Joseph aperçut un jeune homme habillé aux couleurs du festival. Il lui fit signe discrètement, puis s’adressant à Pat Mercy :

— Malheureusement, je n’ai pas le temps de vous accompagner, mais cette personne qui fait partie de l’organisation va s’occuper de vous. Il vous conduira directement sur place.

Joseph pria le jeune assistant de prendre en charge le musicien et son amie jusqu’au jardin Christian Dior. Immédiatement, le représentant du festival proposa à ses deux invités de le suivre jusqu’à son véhicule. De son côté, Joseph avait prévu de rejoindre son amie. Victoria organisait une exposition au petit musée situé sur les hauteurs de la vieille ville. Le temps de contourner le port et de grimper les remparts, il y serait dans un petit quart d’heure. Il apprécia de pouvoir s’accorder un moment de marche, car la journée serait forcément assez chargée. Cette petite balade, qui consistait à quitter le port de pêche pour s’engouffrer dans les ruelles de la vieille ville, s’annonçait très agréable.

4

Mardi 06/08/2019 — Matin

Centre de Granville

Les deux hommes arrivèrent en milieu de matinée et s’installèrent à la terrasse d’un café face au port. Ils avaient commandé des expressos. Même s’ils ne cherchaient pas particulièrement à se cacher, ils ne souhaitaient pas non plus attirer l’attention sur eux. Planqués derrière d’épaisses lunettes de soleil, les deux individus aux visages fermés engagèrent la conversation.

— As-tu repéré où se trouve le festival ?

— Je vois à peu près où c’est. Ici, rien n’est jamais très loin.

— Tu as une idée sur la façon dont on va procéder pour coincer nos deux gars ?

— Arrête avec tes questions. Heureusement que j’ai anticipé les choses. Et cette fois, pas question de se louper. Le premier se produit ce soir; quant au second, il joue dans quatre jours.

Les frères Bolson étaient canadiens. Peter et Jack avaient la mine fatiguée. Ils sortaient d’un long voyage de quarante-huit heures pour rejoindre cet endroit afin de remettre la main sur les deux musiciens. Ils avaient perdu leur trace depuis des mois, et c’est un peu par hasard qu’ils avaient découvert leur participation à ce festival. Le port s’était définitivement mis en mouvement. Les bateaux de pêche revenaient avec leurs cales pleines de poissons et de crustacés. Quant aux touristes, ils se pressaient de plus en plus nombreux pour partir à la découverte des îles du littoral.

— Big Bull a été très clair. Il veut son fric. Interdiction de les buter tant qu’on n’a pas le pognon. Il va falloir jouer serré, reprit celui qui semblait diriger la manœuvre.

— Comment fait-on s’ils n’ont pas ce qu’on veut ?

— Cette fois, pas de sentiments. On mutile direct en guise d’avertissement.

L’un des deux hommes prit le journal local sur une table voisine. Après quelques minutes de lecture, il proposa à son comparse de faire un saut vers la vieille ville où avait pris place une exposition temporaire revisitant l’histoire du jazz.

— Pourquoi pas ? De toute façon, on n’a pas grand-chose d’autre à faire d’ici ce soir, reconnut son frère.

Une fois la consommation réglée, ils se mirent en route vers la ville haute à proximité. Ils empruntèrent un long escalier de pierre permettant de rejoindre les remparts. Sans le savoir, ils étaient devancés de quelques mètres par Joseph qui prenait la même direction. L’écrivain s’engagea dans un dédale de marches et de ruelles avant de rejoindre une grande esplanade offrant une vue panoramique. Il se dirigea vers le petit musée local logé au fond de la place. À peine arrivé, il aperçut Victoria en pleine discussion avec deux membres de l’exposition. Elle avait opté pour une robe orangée mettant en valeur ses jambes bronzées. Ses cheveux roux mi-longs et ses taches de rousseur lui donnaient un air d’éternelle adolescente.

Victoria, qui avait tout juste trente ans, était originaire du coin. Elle aussi s’était beaucoup impliquée dans la résolution de l’affaire de l’automne dernier. À cette occasion, elle s’était découvert un goût d’aventurière à laquelle sa petite vie tranquille ne l’avait pas prédestinée. Dynamique et énergique, Victoria avait besoin de mouvements autour d’elle. Les aléas de la vie lui avaient malheureusement fait perdre sa maman trop tôt. Face à l’incapacité de son père de s’occuper d’elle, c’est sa grand-mère Lucienne qui avait pris en main son éducation. Malgré les épreuves de l’existence, Victoria affichait un enthousiasme à toute épreuve. Bien sûr, elle aurait bien aimé partir à l’autre bout du monde faire de grands reportages pour dénoncer les inégalités criantes de notre planète. Cependant, sa vie de journaliste locale la comblait amplement. Comme sa grand-mère, elle avait embrassé ce métier qui lui permettait de connaître toutes les petites histoires de la région et tous les acteurs locaux. Les deux femmes étaient extrêmement liées. L’implication de sa grand-mère avait également été très salutaire dans le dénouement de l’affaire des « tombeaux ». C’est avec un certain bonheur que la vieille Lucienne avait vu se nouer une histoire entre sa petite-fille et Joseph.

Occupée avec deux employées, Victoria fit signe à sa grand-mère d’aller au-devant de Joseph. Lucienne accompagnait sa petite fille dans l’organisation de cette exposition temporaire. Avec cinquante ans de journalisme, elle connaissait Granville comme sa poche. Bien qu’âgée de soixante-quinze ans, la vieille dame était encore particulièrement alerte et fringante. Elle avait refait sa mise en plis et pas une mèche ne dépassait. Elle portait un ensemble parme du plus bel effet. En voyant Joseph, elle se précipita comme si c’était son propre fils.

— Ah, mon cher Joseph ? J’espère que vous êtes en forme, car ça va jazzer à partir d’aujourd’hui.

— Bonjour, Lucienne. Je vois que vous avez tiré un bon parti des lieux pour y créer une ambiance qui m’a l’air fort sympathique.

Joseph embrassa la grand-mère de Victoria et jeta un petit coup d’œil circulaire à l’aménagement qui avait été apporté au modeste musée. Ça semblait assez réussi. Dès le hall d’entrée, on devinait l’atmosphère recréée pour l’occasion dans les quelques salles environnantes afin de replonger les visiteurs dans la longue histoire du jazz. La musique de fond composée de grands standards mettait immédiatement les personnes de passage dans l’ambiance. Il attendit que Victoria ait fini sa discussion pour lui faire signe. Celle-ci arriva tout excitée vers son compagnon et posa un léger baiser parfumé sur sa bouche.

— Si tu savais comme je suis stressée. Mais, ce qui est rassurant, c’est que depuis l’ouverture de ce matin, la fréquentation est au rendez-vous et les visiteurs semblent y trouver leur compte.

— C’est génial, s’empressa de reconnaître Joseph. Détends-toi. Tout va bien se passer. En tout cas, ça a de la gueule. Tu me fais visiter ?

— Venez avec moi, Monsieur l’Irlandais.

Victoria prit son compagnon par la main et ils partirent à la découverte des quatre pièces retraçant la saga de cette musique sur plus d’un siècle. Ils pénétrèrent dans une première salle assez sombre qui recréait l’ambiance d’une rue la nuit. Il s’agissait d’une reconstitution du Vieux Carré français à La Nouvelle-Orléans. Cette pièce revenait sur les origines du jazz en proposant de déambuler dans une rue du French Quarter. Joseph était admiratif du travail de décoration qui avait été réalisé. Puis la journaliste entraîna son ami dans la deuxième partie de l’exposition. Celle-ci plongeait les visiteurs dans l’ambiance des années 1930 à 1950. Changement de cadre. Cette fois, le décor avait pris la forme d’une salle de concert où un vaste big band était venu se produire. Voyant son compagnon déjà conquis par la visite, Victoria se sentit immédiatement rassurée. Ils se dirigèrent enfin vers le troisième espace qui retraçait des tendances plus récentes du jazz, des années 50 à 70. Cette fois, le visiteur était invité à partager le cadre assez confiné et plus sombre d’une petite boîte de jazz. Alors que le couple sortait de la troisième salle, son attention fut attirée par deux individus qui venaient d’entrer dans le musée. Malgré l’ambiance assez feutrée des lieux, les deux hommes gardèrent leurs lunettes de soleil leur donnant un côté très énigmatique. Joseph s’immobilisa immédiatement. Il fut frappé par la forme assez distinctement reconnaissable donnée par un objet dans une poche du pantalon de toile d’un des hommes. Il s’agissait à l’évidence d’un revolver. Joseph signala discrètement ce détail à Victoria. Elle partagea sa stupeur. L’effet de surprise passé, ils essayèrent de se reconcentrer sur l’exposition en ayant l’œil sur ces drôles de personnages.

La dernière salle insistait sur les tendances plus récentes du jazz de ces trente dernières années. Ici, l’ambiance s’était voulue plus proche de celle d’un festival où l’on interprétait du jazz rock ou du jazz-funk. Arrivé au terme de la visite, Joseph restait subjugué par cette plongée dans l’histoire du jazz. Il félicita chaleureusement sa compagne pour la qualité et la richesse de l’exposition. Celle-ci devait durer deux mois, et ainsi profiter à plein de l’afflux de festivaliers durant la semaine. Pourtant, Joseph ne put s’empêcher de revenir sur l’apparition singulière des deux hommes aux lunettes de soleil.

—  Tu as vu leurs dégaines ? On dirait qu’ils sortent d’un film de gangsters, insista Joseph.

— En plus, avec leur arme à feu clairement identifiable, ils ne sont pas très rassurants. Est-ce que je dois les interpeller ?

— Je crois que c’est préférable, mais ne t’inquiète pas, je vais m’en occuper. Il faut le faire en douceur, proposa Joseph.

L’Irlandais se dirigea discrètement vers les deux hommes et les invita à venir un peu à l’écart.

— Bonjour messieurs ? J’appartiens à l’équipe de sécurité de l’exposition, mentit Joseph. Il me semble avoir observé que vous portiez une arme à feu. Puis-je vous demander de me la confier ? Je vous la rendrais au terme de votre visite.

Les deux hommes marquèrent un temps de surprise. Mais, comme ils n’étaient pas habités de mauvaises intentions, ils remirent l’objet en question à Joseph sans montrer de résistance. Les frères n’avaient pas particulièrement envie de trop attirer l’attention sur eux.

— Vous savez, on arrive d’Amérique du Nord, et là-bas, il n’est pas très choquant de se balader avec son revolver, se justifia l’un des deux hommes.

Joseph profita de l’occasion pour poursuivre l’échange en anglais afin de les mettre en confiance. IL s’enthousiasma de voir des Nord-Américains à cette exposition tout en les assurant que leur arme leur serait remise sans difficulté au moment de leur départ. Comme il n’était pas usuel de se promener avec un pistolet en Europe, il les invita à être plus discrets par la suite. Victoria et Lucienne s’inquiétèrent auprès de Joseph de savoir si tout s’était bien passé avec les deux hommes. Joseph les rassura en leur indiquant qu’ils n’avaient absolument pas fait preuve d’agressivité. L’épisode étant clos, les deux Canadiens poursuivirent leur visite. Après une demi-heure, les Canadiens se présentèrent à l’accueil pour récupérer leur bien. Joseph ne put que les encourager une nouvelle fois à se faire discrets avec ce genre d’objet. Avant de quitter les lieux, Les deux Nord-Américains remercièrent Joseph pour son attitude compréhensive. Une fois à l’extérieur, l’un des hommes apostropha son frère :

— Ah, pour des gens qui veulent passer inaperçus, c’est réussi ?

— Ne t’affole pas. Tout cela est resté très calme. Pour être tranquilles, nous allons repasser à la voiture pour planquer l’arme.

Encore sous le charme de l’exposition, Joseph proposa à ses deux compagnes de l’accompagner :

— Que diriez-vous si l’on prenait la direction du festival pour voir si tout se met bien en place pour ce soir ? Nous pourrions manger sur place.

Elles acceptèrent l’idée avec enthousiasme. Victoria prit juste le temps de régler deux ou trois dernières petites choses et de donner quelques consignes au personnel d’accueil.

5

Mardi 06/08/2019 — Après-midi

Jardins Christian Dior, Granville

Le temps d’arpenter les hauteurs de la ville, Joseph et ses deux compagnes se retrouvèrent en quelques minutes sur les lieux du festival. L’ambiance s’installait progressivement dans le cadre verdoyant des jardins Dior. À l’entrée du parc, différents stands avaient été installés pour permettre aux visiteurs de se restaurer, de retirer leurs billets ou d’acheter des affiches et autres souvenirs. L’enceinte des jardins était intégralement consacrée à l’espace concert en plein air. Un immense podium avait été installé devant la maison de maître aux façades roses qui trônait au cœur du parc. À l’arrière de cette demeure, l’organisation avait aménagé un ensemble de chapiteaux. L’un abritait le QG du festival alors que le second était un espace VIP destiné à accueillir agréablement les artistes et les partenaires de la manifestation. Arrivés dans les jardins, Joseph, Victoria et Lucienne se dirigèrent directement vers la tente VIP. Grâce à leurs accréditations, ils se restaurèrent sur place. À la fin de leur repas, ils furent rejoints par Hugo Martin, responsable de l’organisation depuis cinq ans. Ce trentenaire au teint hâlé se déplaçait en fauteuil roulant. Joseph n’avait jamais abordé directement le sujet de son handicap avec Hugo. Il s’était laissé dire que son immobilité forcée faisait suite à un très grave accident de ski à la fin de son adolescence. Pourtant, le dynamisme communicatif du responsable masquait son infirmité auprès de ses équipes. Tout de blanc vêtu, il se dirigea tout sourire vers l’écrivain irlandais.

— Alors Joseph, comment se passent les rotations avec nos artistes entre l’île et Granville ?

— Ma foi, on commence à peine, mais le système de navettes a l’air parfaitement opérationnel.

— Parfait. Je m’aperçois année après année que nos stars se comportent de plus en plus comme des divas. Mais je manque à tous mes devoirs. Tu ne m’as pas présenté ces deux charmantes dames. En ce qui me concerne, je suis Hugo Martin, le fou furieux qui a repris l’organisation de ce festival ces dernières années.

— Je te présente Victoria, ma compagne, ainsi que Lucienne, sa grand-mère. Attention, ces deux dames ont fait du journalisme leur métier. Ne leur livre pas trop d’indiscrétions.

— Depuis le temps que j’entendais parler de Victoria, je suis heureux de faire votre connaissance. Quant à vous, Madame, j’espère que vous aimez le jazz ? demanda le responsable en s’adressant à Lucienne.

— Je suis davantage musique classique, mais dès lors qu’il y a un peu d’animation à Granville, tout me va.

Hugo demanda aux deux femmes de s’approcher pour les embrasser, puis fit signe à une jeune bénévole de leur apporter des boissons chaudes.

— Je crois savoir que c’est toi, chère Victoria, qui es à l’initiative de l’exposition sur l’histoire du jazz. On se tutoie si tu n’y vois pas d’inconvénient ?

— Pas de problème. Effectivement, j’ai trouvé que c’était le moment opportun pour organiser ce type d’exposition. C’est terriblement excitant. Nous avons pu disposer de quelques pièces rares comme une trompette de Miles Davis ou une veste de Charly Parker. Il faudra absolument venir afin que je t’organise une visite privée.

— J’en serais ravi, mais on va devoir attendre le terme du festival, car d’ici la fin de la semaine, je ne vais pas toucher terre. Enfin, si je peux me permettre l’expression compte tenu de mon état, déclara-t-il dans un éclat de rire.

La jeune assistante arriva avec un plateau chargé de thés et de cafés.

— Merci beaucoup. Servez-vous, je vous en prie.

— Comment se présente cette nouvelle édition « Jazz, Côté Jardin » ? demanda Lucienne, déjà conquise par la simplicité et le charisme du directeur de l’organisation.

— Sous les meilleurs auspices, chère Lucienne. La billetterie affiche déjà une augmentation supérieure à dix pour cent par rapport à l’année dernière. Quant à la programmation, nous avons réussi à bénéficier du concours d’artistes de renom, et cela dans des répertoires très variés. De plus, on nous annonce du beau temps jusqu’à dimanche. Toutes les conditions sont donc réunies pour que cette édition soit réussie.

Hugo prit le temps de déguster son thé avant de poursuivre :

— Pour le reste, c’est la routine, rien ne marche à quelques heures de l’ouverture. La sono est en rade. Notre informatique est plantée et ne nous permet pas d’imprimer les billets. Quant à Billy Gouldman, qui doit se produire ce soir, impossible de le voir depuis son arrivée. Que du classique.

Hugo prit le temps d’accompagner ses invités pour leur fin de repas. Les trois convives étaient bluffés par l’énergie et la décontraction renvoyées par le responsable du festival alors que la tension devait être à son comble.

— Dis-moi, Joseph, reprit Hugo, j’aurai un petit service à te demander. Est-ce que tu pourras venir me prêter main-forte chaque soir avant les secondes parties, car nous avons des points presse avec nos stars internationales et ton anglais impeccable nous serait très utile pour assurer la traduction ?

— Je suis ton homme. Tu sais que tu peux compter sur moi. Dis-moi simplement à quelle heure tu souhaites que je sois là.

— Essaie d’arriver vers 20 heures. Tu sais, il faut sans arrêt jongler entre les artistes que cela enquiquine et ces foutus journalistes qui s’estiment en terrain conquis. Ce sont eux qui décident de l’horaire. En plus, il faut que ce soit fini avant d’avoir commencé. Pardon, Mesdames. Je suis un peu direct avec votre charmante profession.

Victoria se sentit rougir et, un peu piquée au vif, ne put s’empêcher de répondre :

— Il nous arrive quand même quelquefois de bien faire notre travail et de vous apporter la visibilité dont vous avez besoin.

Se rendant compte de sa légère maladresse, Hugo Martin présenta son plus beau sourire à Victoria et se rattrapa immédiatement.

— Je vous prie, l’une et l’autre, de bien vouloir accepter mes excuses. Pour me faire pardonner, Victoria, je suis disposé à t’accorder une petite interview exclusive dès cet après-midi. Qu’en penses-tu ?

— Cela me paraît un deal honnête. À quelle heure peut-on se voir ?

— Passe au bureau de l’organisation dans une heure. J’aurai quinze minutes à te consacrer.

À ce moment, deux femmes d’une trentaine d’années firent leur entrée dans la tente VIP. En les apercevant, Hugo Martin leur fit signe, leur demandant de se joindre à ses invités.

— Avant de vous quitter, car vous l’aurez compris, j’ai pas mal de choses à faire, je souhaiterais vous présenter mes deux plus proches collaboratrices sur ce festival.

Les deux femmes saluèrent le trio, même si elles connaissaient déjà Joseph en tant que membre de l’organisation. La première était blonde et portait une robe bleue. Très souriante, elle paraissait parfaitement rodée à tout ce qui touchait au relationnel et à la communication.