Le mystère de l'île aux tombeaux - Olivier Voisin - E-Book

Le mystère de l'île aux tombeaux E-Book

Olivier Voisin

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Beschreibung

En ce début septembre, la découverte du corps d’un naufragé espagnol sur la plage de cette paisible station normande vient raviver de vieux souvenirs. En effet, cinquante ans plus tôt, les restent de trois pêcheurs espagnols avaient également été retrouvés sur cette plage avec la même particularité physique : un petit doigt coupé.

Il n’en faut pas plus pour attiser la curiosité de Joseph Hall, écrivain irlandais en mal d’inspiration, subtilement épaulé par la journaliste Victoria et sa grand-mère Lucienne. Ses discrètes investigations le conduisent sur l’adorable archipel de Chausey. Il est alors loin d’imaginer le lourd secret que ces iles recèlent. Sans le savoir, Joseph est en train de faire resurgir un des plus grands secrets historiques de ces 70 derniers années.

À PROPOS DE L'AUTEUR 

Originaire de Normandie, rien ne prédestinait ce chef d’entreprise à l’écriture. Après  "La Parenthèse" , "Le Pacte des conjurés" , l’auteur nous invite à retrouver son héros irlandais Joseph Hall, pour une nouvelle intrigue sur le littoral normand.

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Seitenzahl: 343

Veröffentlichungsjahr: 2024

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OlivierVOISIN

Le Mystère de l’île aux tombeaux

Roman policier

ISBN : 979-10-388-0808218

Collection : Rouge

ISSN : 2108-6273

Dépôt légal : février 2024

© couverture Ex Æquo

© 2024 Tous droits de reproduction, d’adaptation et de traduction intégrale ou partielle, réservés pour tous pays. Toute modification interdite.

Préambule

1945

La brume avait du mal à se dissiper. Il était cinq heures du matin lorsqu’à l’horizon, une masse sombre commença à se dessiner dans la nuit. Elle s’extirpa péniblement de l’épais brouillard. Sur la rive à quelques mètres, quatre jeunes gens emmitouflés dans leurs grands manteaux attendaient le signal prévu. Il faisait un froid glacial et ils avaient bien du mal à se réchauffer. Soudain au loin, au gré des vagues, une lueur furtive finit par apparaître. Elle se fit un peu plus insistante. Il était encore difficile de la discerner de façon précise. Progressivement et par intermittence, elle se rapprocha du rivage malgré l’épaisse brume environnante. Distinguant dorénavant de manière plus nette ce point lumineux, le groupe de jeunes agita à son tour ses lampes pour signaler sa position sur le rivage. La lumière se dirigeait maintenant résolument dans leur direction. De son poste d’observation, l’équipe commença à deviner un peu plus clairement la forme sombre et massive qui transperçait les ténèbres.

La visibilité restait très limitée. Ce n’est qu’au dernier moment que les jeunes gens, transis de froid, découvrirent l’embarcation. Elle n’était plus qu’à quelques mètres de la jetée. La manœuvre s’avérait compliquée. Un bruit strident, accompagné d’un choc assez brutal, signala l’arrivée du bateau dans des conditions probablement plus difficiles que prévu. Le navire s’immobilisa sans qu’âme ne bouge pendant plusieurs minutes.

Constatant l’absence de signe de vie, les quatre garçons se dirigèrent prudemment vers le massif vaisseau qui venait d’accoster péniblement.

Une désagréable odeur de ferraille parcourut les abords du quai. Manifestement, même si l’arrivée avait été périlleuse, l’embarcation était arrivée à bon port. Enfin, et après quelques minutes d’attente, un homme d’âge mûr sortit de sa cabine. L’officier se dirigea vers le quatuor. Après avoir échangé quelques mots avec les jeunes, le commandant donna un ordre sec à ses hommes. Très rapidement, quatre soldats sortirent du bateau, portant un encombrant chargement qu’ils déposèrent auprès de leurs interlocuteurs. Une fois que les uns et les autres s’accordèrent sur la nature de la livraison, les soldats et l’officier regagnèrent sans attendre leur vaisseau. À peine quelques minutes plus tard, le navire se dégagea laborieusement de son emplacement dans un énorme crissement métallique. La masse sombre reprit le large et s’enfonça de manière fantomatique dans la brume pour disparaître définitivement dans la nuit.

Dans l’obscurité et sous une pluie froide, les quatre jeunes prirent possession de la mystérieuse cargaison. Ils la portèrent à bout de bras et s’engouffrèrent dans un étroit sentier. Il leur restait à traverser une bonne partie de l’île pour mettre leur marchandise en lieu sûr. Il était presque six heures du matin. Il faisait encore nuit et le froid restait intense. La pluie redoublait maintenant. La singulière livraison se trouvait dorénavant à l’abri et probablement pour un long moment.

L’opération Lorelei arrivait à son terme.

1

Samedi 1er septembre 2018 – 7 h 30

Une plage du Cotentin

En ce samedi matin, la brume ne s’était pas encore dissipée sur la plage. La mer était calme et les mouettes avaient pris possession du bord de mer. Une légère odeur d’algues se dégageait des lieux. Au loin, un homme s’affairait à préparer son char à voile. Deux fois par semaine, Joseph aimait prendre possession de cette immense plage vide. Il adorait cette sensation de vitesse et de fraîcheur que lui procurait ce sport. La marée était basse et le bord de mer absolument désert. Le léger vent qui soufflait sur son visage lui laissa à penser qu’il allait prendre du plaisir.

Joseph Hall s’était pris d’affection pour ce coin assez tranquille de Normandie depuis quelques mois. Romancier de son état, il était clairement en mal d’inspiration. Pourtant, il y a deux ans encore, sa carrière se présentait sous les meilleurs auspices. À l’époque, cet Irlandais résidait près de Galway. Depuis son enfance, il avait eu l’occasion d’arpenter dans tous les sens son Connemara local. Il avait mis du temps avant de savoir ce qu’il ferait de sa vie. Et puis son goût pour la lecture l’avait tout naturellement conduit à l’écriture. Son premier roman Connemara Confidentiel avait remporté un succès inattendu. Cette gloire soudaine lui avait d’abord apporté une notoriété qui se limitait à son pays. Puis assez rapidement, le succès s’était rependu dans tout le Royaume-Uni et enfin aux États-Unis. Cette célébrité soudaine lui était tombée dessus sans qu’il s’y attende. Une fois passé le caractère grisant d’être reçu dans des cocktails et de passer dans des émissions littéraires à la télévision, il s’était rapidement lassé de cette situation. Cette recherche de gloire n’était pas sa vraie nature et il aspira très vite à revenir au calme sur ses bonnes terres de l’Ouest irlandais.

Cette période lui laissait un sentiment bizarre. Elle l’avait plutôt déstabilisé, ayant l’impression de ne pas s’être retrouvé lui-même. Certes, il avait été au bout de ce qu’il aimait faire, à savoir écrire. Mais il n’aimait pas ce qu’il était devenu. Sa vie sentimentale avait également souffert de cette gloire soudaine. Il se retrouva seul et d’autant plus désemparé qu’il était complètement en panne d’inspiration pour un deuxième roman. Or, bien entendu, son éditeur lui mettait une pression amicale lui rappelant de plus en plus régulièrement que, contractuellement, il lui restait six mois pour produire son nouvel ouvrage.

Désœuvré et sans la moindre idée en tête, il considéra qu’un changement d’air serait le bienvenu. Quelques années auparavant, il avait découvert le Cotentin avec un groupe d’amis. Il avait été séduit par ce charmant coin de Normandie. Cette destination était idéale pour se faire oublier et se reconstruire. C’est ainsi que depuis cinq mois, Joseph avait choisi de poser ses bagages dans le sud du département de la Manche, pas très loin du Mont-Saint-Michel. Il avait loué une agréable villa sur le front de mer dans la petite localité de Saint-Pair-sur-Mer.

Pour le moment, il n’avait pas envie de se ronger les sangs. Il avait rejoint le centre de la plage et avait installé la voile sur son véhicule. Casqué, ganté, il s’installa dans son habitacle. Un dernier contrôle. Il tira à plusieurs reprises sur la corde qui lui servait pour piloter son engin. Une fois, travers au vent, le rythme du char à voile augmenta irrésistiblement. Joseph était lancé. Il aimait cette sensation de vitesse. Il arpenta cette longue étendue de sable dans toute sa longueur. Après trois allers-retours, un détail attira son attention. Il lui sembla distinguer une masse peu identifiable à l’embouchure du petit fleuve qui se jetait à proximité.

Difficile de bien discerner de quoi il s’agissait. Un rocher ? Un emballage ? Un animal marin échoué sur la plage ? Piqué par la curiosité, il engagea son véhicule en direction de la masse difforme qui bougeait mollement au gré des vagues. Il arriva à proximité de la forme brunâtre. Une fois extrait de son engin, il ne lui fallut pas très longtemps pour comprendre de quoi il était question. Il eut un haut-le-cœur lorsqu’il comprit qu’il s’agissait d’un corps humain rejeté par les vagues. En s’approchant, il comprit qu’il était face à un homme gisant sans connaissance. Celui-ci avait dû passer plusieurs heures au fond de l’eau. Le visage était pour partie recouvert d’algues et déjà attaqué par les crabes. Comme le poste de secours n’était pas encore ouvert, il décida de prévenir la gendarmerie locale. Il fouilla dans la poche intérieure de sa combinaison et appela le numéro d’urgence. Il fallait se rendre à l’évidence, il venait de faire une funeste découverte. Sa sortie qui s’annonçait sous les meilleurs auspices prenait malheureusement un tour bien plus dramatique.

En attendant les gendarmes, il inspecta le corps en veillant à ne pas y toucher. Le naufragé était tout habillé même si une partie de ses vêtements était déchirée. Alors qu’il commençait à trouver le temps long, une estafette apparut enfin sur le bord de la digue. Trois hommes en sortirent pour prendre sa direction. C’est à ce moment qu’un détail attira son attention. Une vague venait de dégager un amas d’algues de la main droite de la victime. Le petit doigt avait été sectionné.

2

Samedi 1er septembre 2018 – 9h00

Chez Joseph, à Saint-Pair sur Mer

Le temps de faire son compte rendu aux gendarmes puis de ramener son char à voile, Joseph avait enfin regagné son domicile. Depuis plusieurs mois, il avait jeté son dévolu sur une villa moderne qui dominait la plage. De larges baies vitrées laissaient entrer une douce lumière à toute heure de la journée. Une digue passait devant sa maison lui permettant quand l’envie lui prenait de partir pour une longue promenade le long du littoral. Il se sentait bien dans ce plain-pied fonctionnel entouré d’anciennes demeures traditionnelles. Son installation dans cette petite commune du littoral lui convenait parfaitement. Pourtant, si le cadre était reposant, il restait bien incapable de pondre la moindre ligne. Le temps était moins couvert et nuageux qu’en Irlande, mais il avait cependant largement sous-estimé qu’il pleuvait aussi beaucoup en Normandie. Qu’à cela ne tienne, même si les paysages étaient différents, les jeux de lumières du ciel, de la mer et des herbages locaux lui rappelaient les couleurs de son pays.

À peine sorti de la douche, il entendit le bruit discret de la sonnerie de la porte d’entrée. Il était déjà neuf heures. C’était Victoria qui venait lui rendre une visite matinale, histoire de partager un café ou un thé. En short, polo et les cheveux encore dégoulinants, il accueillit chaleureusement cette jeune femme d’à peine trente ans. Il y a trois mois, il avait fait sa connaissance lors d’une soirée littéraire. Ils avaient immédiatement sympathisé. Leur relation était restée purement amicale.

— Rentre vite, j’ai plein de choses à te raconter, insista-t-il immédiatement auprès de son invitée.

Joseph s’était rapidement remis au français qu’il avait portant abandonné depuis la fin de ses études. Son français était fluide avec juste une légère pointe d’accent.

— Que t’arrive-t-il ? Tu m’as l’air bien excité, s’étonna la jeune rouquine un grand sourire aux lèvres.

— Eh bien, en faisant ma séance matinale de char à voile, tu ne devineras pas ce que j’ai découvert ?

— Tu m’intrigues. Je n’en ai aucune idée. Tu as rencontré un dauphin ou un bébé phoque sur la plage ?

— Non, rien à voir. Je suis tombé sur un corps humain sans vie ?

Victoria resta stupéfaite.

— Non tu es sérieux ? Qu’as-tu fait ?

— Bien, j’ai simplement appelé les secours.

Joseph et Victoria avaient maintenant pris possession de la cuisine américaine. Ils se préparèrent un expresso tout en contemplant la vaste étendue de sable sous leurs yeux. La mer passait du gris au vert et les gros nuages blancs qui filaient modifiaient en permanence la luminosité de la pièce.

— Cependant, un détail m’a intrigué, reprit Joseph. Ce n’est peut-être rien. Le noyé avait un petit doigt sectionné.

— Tu y vois un sens particulier ?

— Non, rien de spécial, mais j’ai trouvé cela assez singulier. Tu sais, c’est mon côté romancier. J’ai vite fait de faire des histoires de pas grand-chose.

— Les gendarmes ont-ils trouvé des éléments intéressants sur la victime ?

— Oh, je ne me suis pas attardé. J’ai pourtant cru comprendre qu’il s’agissait d’un Espagnol ou d’un Portugais selon les papiers découverts sur lui par les gendarmes.

Journaliste locale, Victoria était déjà aiguillonnée par cette révélation. Elle avait adopté ce métier depuis cinq ans. Elle s’y adonné avec passion même si elle trouvait qu’elle tournait un peu en rond dans ce coin bien tranquille de la côte normande. Cette jolie jeune femme à l’allure sportive avait toujours vécu dans la région exceptée pendant ses études de journalisme qui l’avaient conduite à Paris. Un stage au journal local lui avait permis de trouver un premier emploi sur la côte. Depuis cinq ans, elle était la correspondante locale du grand quotidien régional. Elle traitait plus spécifiquement des sujets de société et des faits divers. Son intérêt pour ce métier lui était venu de sa grand-mère Lucienne qui avait tenu un petit hebdomadaire local dans les années soixante-dix et quatre-vingt. Victoria avait aujourd’hui vingt-neuf ans. Elle avait bien eu quelques compagnons et amoureux dans sa vie de célibataire, mais elle n’avait jamais aspiré jusqu’à maintenant à s’engager plus en avant dans une vie de couple. L’idée de fonder une famille n’était pas d’actualité.

Assise sur une chaise haute, elle finissait son café. Soudain, elle se leva.

— Ta curieuse histoire m’intéresse. Tu sais ce que je vais faire ? J’ai très envie d’aller rendre une petite visite à mes amis gendarmes de Saint Pair. Si je sais m’y prendre, ils m’en diront un peu plus.

— Tu penses véritablement qu’ils te livreront des informations ? s’interrogea Joseph.

— Cela ne coûte rien d’essayer. Tu connais ma force de persuasion, rétorqua Victoria avec un petit clin d’œil en coin.

Une tendre complicité s’était installée entre la journaliste et l’écrivain. Elle appréciait la compagnie de Joseph qui était d’une nature tolérante et souple. Ils avaient fait connaissance lors d’une soirée organisée par le journal local autour de la littérature normande. Elle s’était immédiatement prise de sympathie pour cet écrivain irlandais qui semblait un peu timide. Comme il ne connaissait pas encore grand monde sur place, ils étaient convenus de se revoir pour qu’elle lui fasse découvrir la région. Ils avaient eu l’occasion de faire plusieurs sorties ensemble et se retrouvaient occasionnellement pour courir le week-end. Elle avait beau le côtoyer un peu plus régulièrement, il paraissait planer en permanence, sa notoriété soudaine l’ayant manifestement pris de court. Elle avait appris à le connaître, mais elle sentait qu’elle n’avait pas encore réussi à le remettre d’aplomb et cela la contrariait un peu. De son côté, Joseph s’amusait du tempérament impétueux de sa visiteuse. La preuve en était encore là. À peine arrivée, elle était déjà repartie pour je ne sais quelle investigation.

— Comme je vois que ta matinée risque d’être assez occupée, que dirais-tu de se retrouver pour déjeuner ?

— Bonne idée. Ça devrait être jouable. Par contre, j’avais prévu d’aller voir ma grand-mère. Ça t’ennuierait qu’on lui fasse signe pour ce midi ?

— Pas de problème. Je peux même me charger de récupérer cette bonne vieille Lucienne. Elle va encore te faire la morale sur ton statut de vieille fille.

— Oh, laisse tomber, s’il te plaît. Ouvre les yeux et profite un peu de la vie.

Joseph raccompagna son amie sur le pas de la porte.

— À propos, tu as des pistes pour ton prochain succès littéraire ? relança Victoria.

— Honnêtement, je suis un peu sec. J’ai bien l’idée d’un astronaute de retour sur Terre incapable de se réadapter, mais cela ne va pas très loin.

— Va marcher une journée sur l’île de Chausey, ça pourra t’aider et t’inspirer, lui conseilla-t-elle. Une fois sur place. Pas de voiture ! Que la nature et la mer. Idéal pour un grand rêveur comme toi.

— C’est loin d’ici ?

— En navette, tu en as pour trois quarts d’heure. La meilleure solution consiste à y passer la journée.

— Ta proposition est assez tentante. Ma difficulté, c’est que si je vais là-bas, je vais me laisser distraire par ce qui m’entoure. Pas terrible en termes de concentration et de motivation également.

Victoria le fixa en souriant puis l’embrassa le front. Le célibataire irlandais la regarda rejoindre son véhicule. Il la trouvait élégante. Ils s’adressèrent un petit signe de la main en guise d’au revoir. Il était déjà impatient de savoir si sa visite à la gendarmerie lui apporterait du nouveau sur son étonnante découverte de la matinée.

3

Samedi 1er septembre 2018 – 12 heures

Chez Joseph à Saint-Pair-sur-Mer

Après la visite de Victoria, Joseph s’était rendu à la gendarmerie. On lui avait demandé de bien venir faire une déclaration de sa découverte matinale. Une fois, libéré de cette obligation, cap sur Granville. Cette agréable station balnéaire n’était qu’à quelques kilomètres. Elle rassemblait les principaux commerces de la région. Il alla d’abord rendre une petite visite à ses amis libraires. Une discussion passionnée s’engagea sur les dernières nouveautés puis l’écrivain prit le temps d’arpenter les rayons en long et en large pour repartir avec deux bandes dessinées et un recueil de poésies. Joseph prit ensuite la direction de la poissonnerie la plus proche. Rien qu’à l’œil, les étalages étaient déjà un régal. Pour ce midi, il avait dans l’idée de partager des fruits de mer avec ses deux invitées. Une fois les coquillages et crustacés préparés, il déposa l’ensemble dans son antique Renault 8 verte. Le moment était venu d’aller chez la grand-mère de Victoria.

Comme prévu, Lucienne s’était fait prier pour se joindre à eux. Mais la perspective de manger du homard avec un petit vin blanc lui fit rapidement changer d’idée. De plus, elle adorait la compagnie de Joseph et de Victoria qui lui procurait toujours du plaisir.

L’ancienne journaliste, qui avait maintenant soixante-quinze ans, avait noué un lien privilégié avec sa petite-fille. La disparition prématurée de la mère de Victoria quand la petite avait dix ans l’avait contrainte à prendre en charge son éducation. Cette période avait été difficile. Il avait fallu accompagner pendant deux longues années sa propre fille dans son calvaire. En parallèle, elle avait dû reprendre à la maison sa petite-fille à un moment où elle-même ne considérait plus avoir tout à fait l’âge de jouer les mamans. Comme le père de Victoria avait quitté la maison cinq ans plus tôt et que, selon les dires, il n’était pas en mesure de s’occuper de sa fille, elle s’était acquittée de la tâche sans trop se poser de questions. Cette relation un peu particulière, à mi-chemin entre celle d’une mère et d’une grand-mère, avait abouti à une étonnante connivence entre Victoria et Lucienne. L’ancienne journaliste était loin d’être convaincue d’avoir su trouver le bon mode d’éducation. Ce qui la rassurait c’est que Victoria avait grandi sans histoires en trouvant son équilibre. Bien sûr, elle aurait aimé que sa petite-fille pense à s’installer avec un jeune homme pour bâtir un foyer, mais elle sentait Victoria simplement heureuse dans sa vie et cela suffisait à son bonheur.

Lucienne avait également beaucoup d’affection pour Joseph. Outre son accent britannique, elle adorait chez lui son côté décontracté et dandy qui donnait l’impression d’être en permanence en apesanteur. De plus, il ne manquait pas de charme et faisait toujours preuve d’une grande courtoisie et délicatesse à son égard.

Il était un peu plus de midi, quand Joseph et Lucienne arrivèrent devant la villa de l’écrivain. Les mains chargées de vivres, ils déposèrent l’ensemble sur l’espace de travail de la cuisine. Pendant que Joseph mit la nourriture au frais, Lucienne se proposa de mettre la dernière main à la préparation d’une mayonnaise maison. Victoria ne devrait pas tarder.

Le temps pour Joseph et Lucienne de dresser la table, un bruit venant de l’entrée se fit entendre. C’était Victoria qui arrivait encore tout essoufflée. Elle se précipita vers sa Grand-mère pour l’embrasser.

— Nous allons pouvoir passer dans la véranda pour prendre l’apéritif, proposa Joseph qui commençait à apporter quelques bouteilles.

— Quelle excellente idée, jeune homme, lui confia Lucienne déjà prête à profiter de cet agréable moment.

Le petit groupe avait pris place dans une pièce avancée aménagée de fauteuils en rotin blanc.

— Mon cher Joseph, je ne vais pas vous faire l’injure de vous demander où vous en êtes dans votre nouvelle saga ? demanda malicieusement Lucienne.

— Effectivement, cela m’obligerait beaucoup, car je suis toujours en panne. Cela viendra probablement sans prévenir, mais c’est un peu perturbant.

— Ta découverte matinale t’a peut-être donné l’idée du début d’une histoire, relança Victoria qui se mêla à la discussion en grignotant quelques crevettes grises.

— De quoi parlez-vous ? Lucienne interrogea du regard ses deux interlocuteurs.

— Ce matin, pendant ma sortie en char à voile, j’ai découvert un corps inanimé rejeté par la mer, précisa Joseph mimant un frisson de dégoût.

— Oh mon Dieu ! C’est une personne que l’on connaît ?

— A priori, non. Ton petit tour à la gendarmerie t’a-t-il permis d’en savoir davantage, Victoria ?

— Je n’ai pas appris grand-chose. Le responsable de la gendarmerie n’étant pas là, je n’ai pas pu trop insister. A priori, ce n’est pas quelqu’un d’ici. Ils n’ont quasiment rien retrouvé dans ses poches. Il y avait quelque chose ressemblant à une carte d’identité ou à un permis de conduire, mais il est très abîmé. Il est assez probable que le noyé soit d’origine espagnole.

— Qu’est-ce qu’un Espagnol est venu se perdre sur nos plages ?

— Allons, oubliez tout cela, intervint Joseph les bras chargés, et prenons le temps de prendre un verre.

— Un martini blanc, comme d’habitude mon cher Joseph ? demanda la vieille femme pas décidée à s’en laisser conter.

Le soleil était résolument de la partie. En ce début du mois de septembre, les couleurs étaient encore magnifiques. La mer avait pris une teinte émeraude et quelques bateaux de plaisance glissaient à l’horizon. Joseph et les deux femmes qui lui tenaient compagnie étaient confortablement installés derrière le bow-window profitant de ce temps clément. Après avoir parlé de choses et d’autres, Joseph revint inévitablement sur l’incident de la matinée avec un air sérieux.

— Victoria, est-ce que les gendarmes t’ont fait part de leur étonnement en raison du petit doigt sectionné à la main droite de la victime.

— Ils en ont pris acte, mais cela ne semble pas constituer une vraie piste d’investigation pour eux.

— Un petit doigt de la main droite sectionné, dites-vous ? reprit Lucienne tout d’un coup intéressée par cette révélation. C’est curieux cela me rappelle vaguement quelque chose, mais je n’arrive pas à me souvenir de quoi. À mon grand âge, ma mémoire me fait parfois défaut.

Elle tapota sur le rebord de son fauteuil pour activer ses souvenirs, mais rien ne lui revint à l’esprit. Cela n’empêcha pas les trois convives de poursuivre tranquillement leur apéritif et leur repas à base d’étrilles, bulots, crevettes et homards. Installée dans la véranda, la table principale était jonchée de deux grands plateaux de fruits de mer. Le repas se poursuivit sans que quiconque ne revienne sur l’affaire de la matinée. Alors que le déjeuner allait toucher à sa fin, Lucienne s’écria soudainement :

— Ça y est, cela me revient. J’ai retrouvé à quoi cette histoire de petit doigt coupé me faisait penser. C’était dans les années soixante-dix, peut-être en 1975 ou 1976, je ne sais plus. À l’époque, j’étais journaliste pour La Voix du Cotentin. La mer avait alors rejeté trois noyés. Or, comme dans l’affaire qui nous intéresse aujourd’hui, il s’agissait de trois Espagnols. Ils étaient originaires de Galice si mes souvenirs sont bons.

Joseph et Victoria ouvrirent de grands yeux et se consultèrent du regard, encore stupéfaits de la révélation de leur invitée. Cela donnait une perspective nouvelle à leur découverte matinale.

— Décidément, s’étonna Joseph, pourquoi tant d’Espagnols viennent s’échouer sur ces plages si loin de chez eux ?

— Je crois me souvenir que l’enquête de la police avait rapidement conclu à des décès par noyade. Mais, si je me rappelle bien, ces disparitions présentaient deux choses étonnantes. La première, c’est que l’on n’a jamais retrouvé leur embarcation. La seconde, plus étrange, c’est que les trois victimes présentaient une même caractéristique : elles avaient toutes les trois le petit doigt de la main droite sectionné…

À ce moment, Joseph et Victoria restèrent bouche bée.

— C’est tout de même une drôle de coïncidence peu commune, reconnut Joseph.

— Ça vous dirait de jouer aux enquêteurs ? proposa Victoria avec entrain en se frottant les mains.

— Moi, j’ai un peu passé l’âge, reconnut sobrement Lucienne avec un hochement de tête indiquant que ce petit jeu n’était plus pour elle.

— Détrompe-toi ! Grâce à toi, nous sommes peut-être en train de mettre le doigt sur quelque chose d’inattendu.

— Le doigt sur quelque chose d’inattendu ? C’est le cas de le dire, fit preuve d’esprit Joseph satisfait de sa petite blague.

Tout le monde eut un petit sourire poli puis Joseph frappa dans ses mains et se retourna vers les deux femmes.

— Je vous propose que l’on se répartisse les rôles. Victoria, comme tu connais pas mal de monde ici, continue d’en savoir davantage auprès de la gendarmerie locale. Pour ma part, je vais interroger mes amis marins. Ils auront peut-être observé des mouvements récents avec un bateau espagnol. Quant à vous Lucienne, je suis sûr que vous pourriez approfondir cette vieille histoire des années soixante-dix. Il y a bien dans votre entourage quelques anciens qui pourraient vous rafraîchir la mémoire.

— En effet, je pourrais rendre visite à ce brave Albert Rondin. Il était inspecteur dans ces années-là. Et de mémoire, c’est lui qui avait suivi l’affaire des trois Espagnols, compléta Lucienne qui commençait à se prendre au jeu.

— J’ai l’impression que mon inspiration va rapidement revenir, constata Joseph le sourire aux lèvres.

C’est tout excités que nos trois amis se lancèrent à l’assaut de leur mission. Mais déjà le soleil avait disparu et le temps risquait de se couvrir assez rapidement.

4

Samedi 1er septembre 2018 – 16 heures

À Granville

En ce milieu d’après-midi, le temps s’était subitement assombri. Le soleil avait définitivement disparu et de grandes traînées grises venant du large se rapprochaient dangereusement de la côte.

Joseph s’était proposé de raccompagner Lucienne à Granville. À son arrivée en Normandie, Joseph s’était acheté une Renault 8 vert pomme d’occasion qui contribuait à son originalité locale. C’est à bord de ce véhicule d’anthologie qui dépassait rarement les quatre-vingts kilomètres à l’heure que Joseph mena sa passagère jusqu’au domicile de l’inspecteur Rondin. Celui-ci avait été contacté par Lucienne et lui avait indiqué être tout disposé à la recevoir en cette fin d’après-midi. Au cours du trajet, Lucienne revint sur l’épisode des noyés espagnols des années soixante-dix.

— Je me souviens m’être passionnée pour cette histoire des trois Espagnols retrouvés sur la plage. Cela me revient un peu plus clairement maintenant. Nous devions être à l’époque à la fin de l’année 1975. Dans le cadre de mes activités pour le journal, j’avais décidé d’ouvrir une enquête. Très vite, j’avais ressenti comme une chape de plomb. Certes, il y avait de fortes chances qu’il s’agisse effectivement d’un naufrage, mais le silence assourdissant autour de cette affaire m’avait laissé un drôle de sentiment. J’espère que mon vieil ami Albert Rondin saura m’en dire davantage.

Joseph arriva devant le domicile de l’ancien inspecteur. C’était une modeste maison bleue agrémentée d’un jardinet. Il déposa Lucienne qui le remercia encore pour cet agréable repas. Une fois qu’elle en aurait fini avec l’ancien inspecteur, elle pourrait rentrer chez elle directement à pied, son appartement étant à proximité. De son côté, l’écrivain irlandais avait prévu de pousser son antique automobile jusqu’au port de Granville pour voir si ses amis pêcheurs pourraient lui en dire davantage.

Lorsque Lucienne sonna à la porte, c’est un homme d’allure alerte qui vint lui ouvrir. Même s’il était légèrement plus âgé que Lucienne, il était évident qu’Albert Rondin avait conservé l’habitude de s’entretenir physiquement.

— Ma chère Lucienne… Quel bon vent vous amène ? Cela fait tellement longtemps que nous ne nous sommes vus.

— En effet. Vous me voyez ravie de vous voir en aussi bonne forme. Pour ne rien vous cacher, je voudrais faire appel à votre mémoire sur une étrange affaire, lui répondit l’ancienne journaliste avec un air entendu.

Elle lui fit un petit clin d’œil pour finir de s’assurer les bons services de son hôte.

— Mais entrez donc. Le temps se couvre sérieusement. Venez me raconter vos affaires autour d’une tasse de thé.

Albert Rondin était veuf depuis une bonne dizaine d’années. Il avait fait toute sa carrière dans la police et connaissait parfaitement la vie locale de Granville depuis soixante ans. Ils s’installèrent dans un petit salon assez lumineux. La décoration était plutôt modeste, mais la vue sur le jardin rendait cette pièce agréable. Albert s’absenta quelques minutes dans la cuisine pour préparer le thé et revint avec un plateau chargé de deux tasses, une grosse théière et de quelques gâteaux sablés.

— Alors en quoi puis-je vous être utile ? demanda le vieil homme après avoir servi son invitée.

— Vous n’allez pas me croire. Il m’est revenu en mémoire cette affaire des trois Espagnols rejetés par la mer. Cela devait être en 1975 si je ne me trompe pas ?

— Cela ne nous rajeunit pas, en effet. Vous savez, en quarante ans de carrière, j’ai malheureusement dû constater bon nombre de noyades. Entre les courants, les marées et les fonds marins, nous sommes dans un endroit finalement assez dangereux pour ceux qui ne se sont pas prévoyants ou peu aguerris. Mais pourquoi cette histoire vous est-elle revenue en mémoire ?

— Je ne sais pas si vous l’avez appris, mais ce matin, nous avons retrouvé un corps sur la plage de Saint-Pair-sur-Mer. Probablement une noyade. Ce qui est étonnant, c’est qu’il s’agit, dans ce cas précis, d’un Espagnol. Plus étonnant encore, un de ses petits doigts est coupé. Or dans mon souvenir, je me souviens que les trois Espagnols de 1975 présentaient la même particularité. Cela évoque-t-il quelque chose pour vous ?

— Maintenant que vous me parlez de ce détail, cela me revient. Cela nous avait effectivement intrigués. Avec mon équipe, nous avions procédé aux enquêtes d’usage à l’époque, mais n’avions pas pu aller bien loin. Nous avions simplement pu identifier que ces trois personnes venaient d’Espagne — de Galice si je me rappelle bien. Je crains de vous décevoir, mais nous n’avions pas pu aboutir à une autre conclusion qu’une noyade. Nous étions en novembre ou en décembre à l’époque, et une grosse tempête s’était déclenchée dans les jours précédents la découverte des corps. Nous en avions déduit que leur bateau avait chaviré, pris dans le gros temps. D’ailleurs, nous n’avons jamais retrouvé leur embarcation.

— C’est tout de même très étrange qu’il n’y ait eu aucune trace de leur bateau ?

— C’est malheureusement plus fréquent que vous ne le pensez. Comme je vous le disais, nous sommes dans une zone maritime assez tourmentée. Or si l’embarcation s’est trouvée prise dans une tempête, il n’est pas impossible que celle-ci ait éclaté en plusieurs morceaux répartis sur une centaine de kilomètres.

Le vieil inspecteur stoppa son récit et but une gorgée de thé. Il regarda par la fenêtre comme si ses idées divaguaient à l’horizon. Puis après quelques instants d’égarement, il reprit la parole, le regard vif :

— Je crains de ne pas pouvoir vous être d’un grand secours, mais je vous promets de prendre le temps d’y repenser, le temps que je remette la main sur mes dossiers de l’époque s’il m’en reste. Le lien avec l’affaire de ce jour est singulier, mais la mer recèle tant de mystères qu’elle emporte avec elle…

— Merci mon cher Albert. Désolée de vous avoir dérangé avec mes histoires. En tout cas, cela m’a fait très plaisir de vous avoir revu. Et merci pour le thé, il était excellent.

— Revenez quand vous voulez. Si des choses me reviennent en mémoire, je vous fais signe. C’est promis.

Albert Rondin raccompagna son invitée jusqu’à l’entrée du jardinet. Lucienne remonta la rue pour se diriger vers son appartement situé à deux pas du port de plaisance. Puis une fois revenu à l’intérieur, l’inspecteur à la retraite observa sa visiteuse par la fenêtre, intrigué de la voir ressortir cette vieille histoire qu’il pensait définitivement close.

En quelques minutes, Lucienne avait rejoint son domicile. Il s’agissait d’un appartement coquet au deuxième étage d’un immeuble de quelques étages exposé plein sud. Elle grimpa dans l’ascenseur qui la déposa devant la porte d’entrée de son trois-pièces. Arrivée chez elle, Lucienne n’était pas complètement satisfaite de la discussion qu’elle venait d’avoir. Quelque chose la laissait sur sa faim. Elle comprenait qu’il avait été probablement difficile de conclure à autre chose qu’à des noyades. Mais le corps retrouvé aujourd’hui, présentant les mêmes symptômes, pouvait conduire à étudier l’affaire sous un angle différent. Or, pour un ancien inspecteur, elle l’avait trouvé assez peu curieux. Peut-être avait-il passé l’âge de jouer au détective ?

Légèrement frustrée, elle se décida à abattre une autre carte. Elle prit l’initiative de contacter Richard Dubois. Lui aussi était à la retraite. Il partageait avec Albert Rondin le fait d’être parmi les deux personnes connaissant le mieux l’histoire des cinquante dernières années de la région. Richard avait été historien, professeur d’histoire et même conservateur de musée d’Histoire du sud de la Manche. Elle le contacta. Il se ferait un plaisir de discuter avec elle. Ils décidèrent de se retrouver le lendemain en fin de matinée pour prendre un café près de la grande jetée à proximité du casino. Cette journée avait reboosté le moral de Lucienne. Elle retrouvait cette sorte d’adrénaline qu’elle avait connue jadis lors de ses enquêtes journalistiques.

5

Samedi 1er septembre 2018 – 17 heures

À Granville

Pendant que Lucienne conversait avec l’ancien inspecteur Rondin, Joseph avait poursuivi son chemin jusqu’au port de Granville. Cette charmante cité balnéaire disposait d’un ensemble portuaire assez varié puisqu’il comprenait un espace pour les bateaux de plaisance, un autre pour les bateaux de croisière vers les îles proches, un troisième pour les bateaux de marchandises et enfin un dernier pour les bateaux de pêche, la principale activité du port. Il se dirigea vers l’avant-port où il espérait trouver ses deux amis.

Il avait noué connaissance à son arrivée en Normandie avec deux marins pêcheurs. À l’approche de leur embarcation, il eut la satisfaction de constater qu’ils étaient présents. Ils s’appelaient Paul et Marc et exerçaient leur activité depuis quinze ans. Celle-ci dépendait majoritairement de la pêche au large, mais ils assuraient également une petite activité de croisière particulière pour touristes qui permettait d’arrondir les fins de mois à la belle saison. Marc et Paul avaient grandi ici et s’étaient destinés à la pêche comme leur père et leur grand-père. Ils étaient frère et leurs seulement dix-huit mois d’écart les avaient poussés à partager ensemble une grande partie de leur existence. Autant Marc, l’aîné, était intuitif et imaginatif, autant Paul, le cadet, était organisé et rigoureux. Le mariage de leurs qualités respectives en avait fait des pêcheurs parmi les plus respectés et aguerris de la zone.

— Bonjour les amis. Est-ce que je vous dérange ? interpella Joseph qui venait de grimper dans l’embarcation jonchée de filets de pêche.

— Bonjour l’Irlandais. Tu arrives au bon moment. Nous finissions de ranger le bateau. Allons nous mettre à l’abri, car la pluie reste menaçante, lui répondit Marc.

Les trois hommes s’étaient rencontrés au mois de juin à l’occasion d’une fête de la mer. Des sorties en bateaux étaient organisées pour familiariser les non-marins aux métiers de la pêche. Joseph avait fait une excursion sur le bateau de ses deux futurs amis et ils avaient fini par sympathiser lors de la soirée bien arrosée qui s’ensuivit. La capacité à tenir l’alcool de l’Irlandais lui avait permis de se faire définitivement adopter par ces deux Normands de souche. C’est avec plaisir qu’ils se retrouvaient de temps à autre sans pour autant entretenir une relation très suivie.

Paul proposa de se rendre à la taverne des pêcheurs située à l’entrée du port. L’établissement en question avait l’habitude d’accueillir deux types de population. À la belle saison, le troquet recevait principalement des touristes en partance vers les îles environnantes ou de retour de celles-ci. Alors qu’à l’arrière-saison, la fréquentation devenait plus locale avec les pêcheurs et marins s’activant sur le port.

Les trois trentenaires s’installèrent à l’écart du bar pour parler tranquillement. Ils optèrent pour un vin chaud. Joseph leur raconta la funeste découverte de la matinée. Il voulait en savoir davantage sur la façon dont un noyé pouvait dériver.

— Cette zone maritime est assez complexe, lui expliqua Marc. Ici les marées sont très fortes et les courants assez violents. De plus, la présence de hauts-fonds marins rend la conduite des bateaux délicate et même dangereuse lorsqu’il y a un coup de vent. Il est fréquent que des bateaux s’échouent dans ces conditions. Heureusement, cela ne se finit pas systématiquement par des noyades. Mais cela arrive régulièrement de devoir constater des victimes compte tenu de toutes ces conditions maritimes.

— Mais dans le cas du corps retrouvé ce matin sur la plage de Saint-Pair-sur-Mer, où le naufrage aurait-il pu se produire ?

— Compte tenu des marées et des courants de ces deux derniers jours, je ne vois objectivement qu’un seul endroit, affirma le frère cadet. Il y a fort à parier que son bateau se soit échoué dans l’archipel de Chausey. Cela a probablement dû se produire hier et le corps aurait dérivé toute la nuit. Ce n’est qu’une hypothèse, mais c’est la plus probable.

— Avez-vous entendu parler ou vu un bateau immatriculé en Espagne dans le coin récemment ?

— Pas à notre connaissance. D’ailleurs il est extrêmement rare que l’on en voie ici, car ce n’est pas vraiment leur secteur, précisa l’aîné. Pourquoi ? Tu penses que la victime serait espagnole ?

— C’est ce qu’indiqueraient ses papiers. Dites les amis, avez-vous prévu d’aller à Chausey prochainement ?

— Nous y allons lundi matin. J’ai l’impression que ça t’intéresserait de venir avec nous, proposa Paul en tapant un grand coup dans l’épaule de Joseph.

— En effet, ça me fera prendre l’air marin et comme j’ai un peu de temps devant moi, je pourrais pousser un peu plus loin mes investigations.

— Tu es le bienvenu. Retrouve-nous au bateau lundi matin à sept heures trente, proposa Marc. Nous casserons la croûte à bord. Mais ne te fais pas trop d’illusions, trouver le corps d’une personne qui ne connaît pas le secteur maritime du coin n’a malheureusement rien de très surprenant. Ne t’attends pas à découvrir le complot du siècle. En plus, s’il y a bien une île où il ne se passe rien, c’est bien celle-ci.

Sur ce, Joseph régla l’addition. Les trois hommes se quittèrent dans la bonne humeur. Cette journée lui avait remis la tête à l’endroit et l’idée de mener cette petite enquête l’amusait. À défaut de faire de grandes découvertes, cela allait peut-être lui redonner un peu goût à l’écriture. Il reprit la route de son domicile. Le jour était définitivement en train de décliner. Après avoir garé sa poussive R8 verte, il pénétra dans sa villa plongée dans l’obscurité. Il jeta un coup d’œil au travers de la baie vitrée en regardant l’immensité de la mer en cette fin de journée. Il aimait ces petits moments de plénitude. Pour qu’ils soient complets, il aimait les faire accompagner d’un petit fond musical. Il se dirigea alors tranquillement vers sa collection de vinyles et prit le temps d’en sélectionner un soigneusement. Une fois le choix fait, il posa le disque sur la platine et la voix rauque de Paolo Conte se diffusa dans la pièce. L’ambiance légèrement jazzy et les tonalités chaudes du chanteur italien lui firent immédiatement du bien. Il se prépara un thé vert. C’était nouveau. Avant, il aurait pris un alcool fort. C’était encore indescriptible, mais cette histoire était en train de le changer. Il se remettait enfin à se passionner pour quelque chose.

6

Dimanche 2 septembre 2018 – 11 heures

Au Grand Café des Comptoirs à Granville

La pluie avait cessé. Cela encouragea Lucienne à se diriger à pied vers le front de mer. Le Grand Café des Comptoirs était un établissement réputé pour ses brunchs dominicaux. Il occupait une place de choix entre le casino et la grande promenade maritime de Granville.

Richard Darbois était déjà arrivé. C’était encore un homme élégant à la coiffure impeccable. Féru d’histoire et de géographie, rien ne lui échappait sur la Normandie. Qu’on lui parlât de Guillaume le Conquérant ou de la Seconde Guerre mondiale, il était incollable. Mais au-delà de ses grands faits, il connaissait parfaitement ce qui faisait la petite histoire de chaque commune du sud du département de la Manche.

— Ma chère Lucienne, cela fait tellement longtemps ! se précipita l’historien lui prenant la main.

— Mon brave Richard, quel plaisir de vous revoir. Vous ne changez pas…

— Hélas si. J’ai de plus en plus de mal à me déplacer. Mais la tête ne fonctionne encore pas trop mal. Je vous propose que l’on prenne un brunch. Bien sûr, c’est moi qui vous invite.

— Comment pourrais-je refuser.