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Juillet 1960 : Le Général de Gaulle est en visite officielle dans le département de la Manche. Il n’avait jamais eu l'occasion de revenir sur ses terres durement éprouvées lors de la deuxième guerre mondiale. Alors que la population locale lui réserve un accueil chaleureux, il n’a pas conscience du danger qui rode en coulisse en ces temps tourmentés.
Juillet 2020 : la tranquille station balnéaire de Granville accueille son traditionnel festival de rue. Pourtant, c’est rapidement la stupeur dans la petite cité normande. Déjà trois personnes âgées succombent lors des premières représentations nocturnes.
Pour Joseph Hall, écrivain irlandais dorénavant installé en Normandie, ces dramatiques accidents ne peuvent pas être le fruit du hasard. Avec son ami le commandant Larrivée, il va enquêter sur ces curieuses disparitions le replongeant dans de vieilles histoires locales. L’écrivain va alors remettre en lumière le voyage présidentiel vieux de soixante ans. Notre héros est alors loin d’imaginer les secrets qu’il est en train de faire resurgir du passé.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Originaire de Normandie, rien ne prédestinait ce chef d’entreprise à l’écriture. Après « La Parenthèse », « Suivez le guide ! » et « Rhapsodie en baie », l’auteur nous invite à retrouver son héros irlandais Joseph Hall, pour une nouvelle intrigue sur le littoral normand.
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Seitenzahl: 398
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Olivier Voisin
Le pacte des conjurés
Roman
ISBN : 979-10-388-0520-0
Collection : Rouge
ISSN : 2108-6273
Dépôt légal : janvier 2023
© couverture Ex Æquo
© 2023 Tous droits de reproduction, d’adaptation et de traduction intégrale ou partielle, réservés pour tous pays.
Toute modification interdite.
Éditions Ex Æquo
6 rue des Sybilles
88370 Plombières Les Bains
www.editions-exaequo.com
Septembre 1960
La brume traversait la campagne par petites grappes. Le jeune homme emmitouflé dans son manteau trop grand pour lui se mit à frissonner. Par ce matin frileux, il hâta ses pas et se dépêcha de grimper dans son véhicule. Il était en retard pour rejoindre son travail. Aujourd’hui, c’était à lui d’ouvrir le garage. Le maire devait y déposer sa Simca à huit heures tapantes pour une simple révision. C’était à lui de l’accueillir. Le brouillard matinal n’allait rien arranger à l’affaire. Heureusement, sa 4 CV bleue démarra du premier coup. À peine sorti du village, l’automobiliste emprunta la route de la corniche. Malgré l’heure déjà bien avancée, le jeune homme conduisait prudemment, car la visibilité restait assez faible. Il avait toujours du mal à pousser sa modeste voiture jusqu’en haut de la côte. À cet endroit, le paysage se dévoilait sur l’ensemble de la baie du Mont-Saint-Michel. Aujourd’hui, seule la pointe de l’abbaye émergeait de la brume. En temps normal, il adorait circuler dans ce cadre enchanteur qui le mettait de bonne humeur avant de commencer son travail. Les gens du coin considéraient ce point de vue comme le plus beau de l’ensemble de la baie. Mais aujourd’hui, le jeune conducteur n’avait pas la tête à admirer le paysage. Il savait qu’il ne serait pas à l’heure pour accueillir Monsieur le Maire, ce qui avait pour effet de le contrarier.
Une fois arrivée au sommet de la côte, péniblement, sa voiture fut dépassée par une traction avant dont la vitesse lui parut excessive. La Citroën noire continua sa route à vive allure avant d’attaquer une portion sinueuse.
Deux kilomètres après avoir pris ses distances avec la 4 CV, la traction sombre s’engouffra dans un chemin de terre à l’orée d’un bois. Deux hommes engoncés dans des impers gris serrés à la taille sortirent précipitamment du véhicule avant de faire signe à un troisième individu qui les attendait sur place. Dès que le signal fut donné, celui-ci grimpa sur son tracteur garé à proximité et s’avança jusqu’au bord de la route. Il stoppa le moteur de son véhicule afin de repérer le moindre bruit qui aurait pu venir de la corniche. Les ronflements d’une voiture qui s’approchait se firent entendre. Alors le conducteur du tracteur avança son engin jusqu’au milieu de la route et l’arrêta au centre de la chaussée. Il s’extirpa rapidement et alla se cacher dans le chemin qu’il venait d’emprunter. Il y rejoignit les deux acolytes à la traction, à présent cachés dans les fourrés.
Le jeune homme à la Renault bleue commençait à attaquer la partie sinueuse de la route. À cet endroit, la visibilité restait très faible, voire nulle. Il lui restait encore deux virages à négocier avant d’arriver au sommet. Quelle ne fut pas sa surprise quand, à la sortie de la dernière courbe, il découvrit un tracteur planté au milieu de la route ! Il tenta bien de l’éviter en braquant de toutes ses forces. Hélas, il n’y avait plus rien à faire. Il eut beau s’arc-bouter sur son volant, le choc fut inévitable. Sans que son conducteur ait eu le temps de réduire sa vitesse, la 4 CV alla s’encastrer à pleine vitesse dans l’engin agricole. Un long bruit métallique se fit entendre. Puis, soudain, le silence. Une roue s’échappa de l’épaisse fumée causée par l’accident. Après avoir observé la scène pendant quelques secondes, les trois hommes planqués dans le bois sortirent de leur cachette. Ils vinrent inspecter les lieux. Le jeune conducteur était sans connaissance. Les complices s’adressèrent un signe de la tête, considérant que le plan avait été mené à bien. Pour conforter la thèse d’un malencontreux accident, les deux hommes à la traction avant noire reprirent la route vers la gendarmerie la plus proche pour signaler le drame qui venait de se produire. Quant au conducteur du tracteur, il dégagea son engin et resta sur place pour prévenir les quelques rares automobiles empruntant cette route du danger imminent.
Le jeune mécanicien ne serait pas au rendez-vous pour réceptionner le maire au garage. Un peu plus tard dans la matinée, deux gendarmes vinrent se présenter à son domicile. C’est sa jeune épouse qui les accueillit. Ils demandèrent à entrer et prirent sur eux pour annoncer le drame qui venait de se dérouler.
— Madame, nous avons la tristesse de vous annoncer que votre mari a été victime d’un grave accident. Il a été fauché dans une tragique collision avec un tracteur, probablement en raison d’une vitesse excessive. Il était trop tard pour le sauver.
Bouleversée par cette annonce, la jeune femme enceinte perdit connaissance et s’effondra.
FESTIVAL « SORTIES DE BAIN »
Festival des arts de la rue
Granville – Manche
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PROGRAMME
Spectacle du soir
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Samedi 4 juillet 2020 – Théâtre Marin
Bruital & Cie (Bordeaux) – « Wanted » – Mime bruité
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Dimanche 5 juillet 2020 – parc du Val-ès-Fleurs
Bratik et Trucki (Bratislava – Slovaquie) – « Odyssée à ski » – Théâtre de rue
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Lundi 6 juillet 2020 – Place du Casino
Chicken Nuggets (Calais) – « Le Bon, la Brute et le Néant » – Théâtre d’objet
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Mardi 7 juillet 2020 – La Ville Haute
Foot Fingers (Tours) – « Johnny be good » – Cirque
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Mercredi 8 juillet 2020 :
Relâche
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Jeudi 9 juillet 2020 – Théâtre Marin
Ricky Lawson (Montpellier) – « Un morceau dans la tête » – Concert et magie mentale
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Vendredi 10 juillet 2020 – Jardin Christian Dior
La Franc-comtoise (Besançon) – « Presto Minute » –
Clown acrobate
***
1
4 juillet 2020
En cette période estivale, les vacanciers rejoignaient par grappes le centre-ville animé de Granville. Comme tous les ans, cette paisible station balnéaire du bord de la Manche allait accueillir son festival des arts de la rue. Les « Sorties-de-bain » étaient devenues un rendez-vous annuel immanquable pour tout comédien, acrobate, jongleur ou mime ayant prévu de se produire dans les artères de la cité. Pendant une semaine, différentes troupes de tous les styles et toutes les couleurs prenaient place aux quatre coins de la station normande. Cet événement lançait véritablement le début de la saison estivale à Granville. Une grande partie des spectateurs étaient des habitués. Pour rien au monde, ils n’auraient souhaité manquer cette ambiance bon enfant qui marquait le début de leurs vacances d’été.
Depuis la mi-journée, Granville avait vu ses parcs, ses places et ses rues s’animer autour des premiers spectacles. Les festivals « on » et « off » en offraient pour tous les goûts. Ici, un jongleur jouant avec le feu. Là, une troupe improvisant une pièce déjantée à base de deux-roues. En cette fin d’après-midi, la température était douce le long du bord de mer. Victoria avait quitté le domicile de Joseph un peu plus tôt dans l’après-midi. La journaliste se dirigeait maintenant à pied vers l’appartement de sa grand-mère. La jeune femme longea le port de plaisance où un va-et-vient silencieux s’opérait au gré des bateaux rentrant au port. Des familles bronzées revenaient d’une sortie en mer vers les îles voisines et s’apprêtaient à rejoindre l’ambiance festive de la « Monaco du Nord ». Victoria était presque arrivée à destination. L’appartement se trouvait en plein centre-ville, à deux pas du centre nautique. Un lien fort unissait cette jolie rousse énergique à sa grand-mère Lucienne. Trop tôt, la mère de Victoria avait été emportée par une maladie fulgurante. Face à l’incapacité de son père à faire face à cette situation, la fillette avait été prise en charge par sa tendre Mamie. Une relation particulière s’était installée, à mi-chemin de celle d’une mère avec sa fille et de celle d’une grand-mère avec sa petite-fille. Un autre point commun les avait rapprochées. Victoria exerçait le même métier que son aïeule. Pendant quarante ans, Lucienne avait évolué comme journaliste, ce qui lui avait donné une connaissance des acteurs et des lieux de la région à nulle autre pareille. Sa petite-fille avait emprunté la même voie et travaillait pour la gazette locale. Elle s’épanouissait dans ce poste qui lui offrait une large autonomie. Aujourd’hui, elle s’était attachée à couvrir l’ouverture du festival, l’une des manifestations majeures de l’année de Granville.
La jolie trentenaire était arrivée au bas du domicile de sa grand-mère. De nombreux estivants se dirigeaient déjà dans la bonne humeur vers le lieu du principal spectacle de la soirée. Victoria grimpa au premier étage du modeste immeuble et sonna à la porte de gauche. Lucienne se précipita pour ouvrir. Elles s’embrassèrent chaleureusement. La vieille femme prit un peu de recul et toisa Victoria de haut en bas.
— Tu es resplendissante. Cette petite robe jaune à bretelle te va à ravir. Rentre une minute ! Veux-tu boire quelque chose ?
— Un verre d’eau, bien volontiers ! Mais nous n’allons pas traîner, Mamie. J’ai constaté qu’il y avait pas mal de monde en ville.
Victoria s’avança dans l’agréable appartement, décoré avec soin. Un gros chat roux dormait dans un coin. De grandes plantes d’intérieur agrémentaient l’espace entre un canapé et deux fauteuils club. La maîtresse des lieux, âgée de soixante-quinze ans, avait adopté une tenue assez confortable : un pantalon large et une veste en toile, le tout de couleur bleu azur. Concernant ses choix vestimentaires, Victoria savait que sa grand-mère avait pour habitude de jouer sur une palette de tons allant du parme au violet.
— Comment va ce cher Joseph ? Vous êtes toujours ensemble ?
— Ne dis pas de bêtises ! Il t’embrasse. Il nous attend au théâtre marin où il nous a gardé deux places.
Joseph Hall était le compagnon de Victoria depuis plusieurs mois. Cela faisait un peu plus de trois ans qu’il s’était installé en Normandie. Cet écrivain à succès irlandais avait connu une période de flottement dans sa vie personnelle et professionnelle, faisant alors le choix de prendre du champ avec son île natale pour se retrouver. Le hasard l’avait conduit sur les bords de cette côte normande où il se sentait bien. Il avait repris goût à l’écriture et le succès était revenu au rendez-vous. Le jeune homme de trente-cinq ans faisait le bonheur de la grand-mère de Victoria. Elle adorait son côté dandy et décontracté. Joseph s’était récemment fait une petite réputation locale, car il avait largement contribué à aider la police de Granville dans de mystérieuses affaires ayant fait les gros titres de la presse régionale. À ces occasions, il s’était révélé un acteur énergique et intuitif. Une relation amicale, et forte, s’était installée avec le commandant Larrivée qui n’hésitait pas à le solliciter en sous-main. Ces péripéties riches en émotions avaient également soudé un peu plus le couple qu’il formait depuis presque deux ans avec Victoria. Elle n’avait jamais cessé de l’accompagner dans ces différentes pérégrinations.
Pour l’heure, il était temps d’y aller. Le spectacle était prévu à vingt heures trente. Il était recommandé de se présenter avant, pour espérer disposer de places assises. Le temps d’enfiler une veste et Lucienne était prête à suivre sa petite-fille dans les rues piétonnes de la station balnéaire.
***
À quelques mètres de là, une silhouette s’apprêtait à quitter furtivement son logement de la ville haute. Elle jeta un dernier coup d’œil à son apparence dans la glace de l’entrée. Se fondre dans l’anonymat… Voilà ce qu’elle cherchait. Elle chaussa une paire de lunettes de soleil, posa une casquette sur sa tête et s’équipa étrangement d’une ombrelle vert olive. Elle rejoignit ensuite le flux de la foule qui se dirigeait dans la bonne humeur vers le casino. Le spectacle du soir était prévu à proximité, dans l’enceinte d’un théâtre marin. Cet endroit en extérieur proposait des gradins en arc de cercle tout proches de la mer. La silhouette à l’ombrelle avait donné rendez-vous à son correspondant pour lui remettre un billet lui donnant accès à l’espace VIP. Elle arriva sur place un peu en avance et s’assit comme convenu sur le rebord de la digue pour être bien repérable de son client. Elle patienta quelques minutes avant d’apercevoir au loin le vieil homme qu’elle devait rencontrer.
***
Victoria et Lucienne eurent vite fait d’arriver aux abords du Casino. Elles commencèrent à contourner l’établissement de jeux pour accéder au théâtre. La foule était déjà nombreuse. Ce soir, la représentation prévoyait de faire intervenir deux protagonistes dans un numéro de mime bruité. Le programme officiel évoquait une pièce loufoque se passant à l’époque du Far West et intégralement construite autour de jeux de mimes et de gags visuels. La troupe du nom de « Bruitage & Cie » était censée n’être composée que d’un homme et d’une femme. À l’approche du théâtre de plein air, Victoria jeta un coup d’œil circulaire pour voir si elle apercevait son ami. C’est finalement Lucienne qui fut la première à repérer Joseph, en train de leur faire de grands signes de la main à l’avant-dernier rang. Sa présence anticipée sur les lieux s’avérait judicieuse, compte tenu de la forte affluence. Une fois l’ami irlandais rejoint, Lucienne embrassa à grands bras le compagnon de sa petite-fille. Celui-ci la complimenta sur sa tenue et se réjouit par avance de la bonne soirée qu’ils s’apprêtaient à passer ensemble. Lucienne jubilait.
***
La silhouette à l’ombrelle adressa un signe discret au vieil homme avec qui elle avait rendez-vous. Une fois à proximité, celui-ci échangea quelques mots avec elle et récupéra le billet qui l’attendait. L’affaire ne dura qu’une minute. Puis le vieil homme s’excusa en invoquant le fait qu’il devait absolument y aller s’il ne voulait pas rater le début du spectacle. Le vieux monsieur aux cheveux blancs reprit son chemin vers l’entrée du théâtre. Après quelques secondes, la femme à l’ombrelle lui emboîta le pas en restant à distance. Profitant néanmoins des effets de foule, elle se rapprocha progressivement de son interlocuteur, au point de se retrouver juste derrière lui et d’avancer soudain, discrètement, la pointe de son ombrelle en direction de la jambe du vieil homme pour l’en piquer. Au même moment, elle appuya sur une pipette située sur le haut du manche de son accessoire, puis retira ce dernier. Une fois l’opération effectuée, elle se faufila à rebours du flux de la foule. Au même instant, le vieil homme ressentit une douleur à l’arrière de son mollet – douleur qu’il mit sur le compte d’une piqûre d’insecte.
C’est péniblement qu’il poursuivit son chemin vers les gradins.
***
Joseph, Victoria et Lucienne étaient maintenant installés pour assister au spectacle « Wanted ». La température restait agréable. La proximité de la mer permettait de profiter de senteurs marines et du bruit des mouettes. À quelques mètres de lui, Joseph aperçut tout à coup un vieil homme se tenir la tête dans l’allée menant aux places VIP. Constatant qu’il n’allait pas bien, il se leva d’un bond pour se diriger vers lui. Le spectateur d’un certain âge se mit alors à vaciller. Joseph arriva juste à temps pour le soutenir avant qu’il ne s’effondre dans les gradins. Le vieil homme semblait avoir perdu connaissance. L’écrivain s’activa pour faire signe aux secouristes présents sur les lieux. Comme l’affaire semblait sérieuse, les pompiers furent appelés pour prendre en charge le malheureux spectateur victime d’un malaise. Même si l’évacuation s’effectua dans les meilleurs délais, une émotion forte avait traversé les travées, refroidissant l’ambiance bon enfant des lieux. Ayant fait ce qu’il pouvait, Joseph reprit sa place auprès de ses deux compagnes. Bien que perturbé par cet épisode, il fit en sorte de profiter au mieux de la représentation qui commençait enfin.
Transporté à l’hôpital le plus proche, le vieil homme fut immédiatement pris en main par les équipes d’urgence. Hélas, celles-ci ne purent que constater son décès : une crise cardiaque l’avait terrassé. Finalement, ces « Sorties-de-bain » 2020 commençaient sous de bien mauvais auspices.
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2
5 juillet 2020
Transpirant à grosses gouttes, Joseph en finissait avec son jogging matinal. Il avait couru le long de la mer jusqu’au pied du piton rocheux qui délimitait l’extrémité de la plage, puis avait fait le chemin inverse. Il venait de rejoindre son domicile où il résidait depuis trois ans. Il s’agissait d’une vaste villa moderne donnant sur le front de mer à une dizaine de kilomètres au sud de Granville. La large véranda de cette habitation récente lui offrait un panorama somptueux sur la plage et les îles Chausey à l’horizon. Il s’était levé de bonne heure, désireux de pratiquer une activité sportive avant de se remettre à l’écriture de son nouveau roman. Après avoir couru pendant une bonne heure, il n’était pas mécontent de se poser quelques minutes face à la mer en lisant les nouvelles du jour.
Un jus de fruits à la main, il tournait négligemment les pages du quotidien régional, loin d’être très captivé par l’actualité du moment. Forcément, le journal se faisait l’écho du démarrage de la saison estivale à Granville avec le lancement des « Sorties-de-bain ». Quelques photos illustraient l’engouement du public pour cette nouvelle édition. Il parcourait distraitement l’article consacré à la première journée du festival lorsque son attention fut attirée par un entrefilet. Il y était mentionné le décès d’un spectateur à l’occasion de la représentation du soir. L’article indiquait qu’un homme de quatre-vingt-un ans avait succombé à une crise cardiaque alors qu’il s’apprêtait à assister au spectacle « Wanted ». À l’évidence, il s’agissait de la personne à laquelle il avait cherché à prêter assistance la veille au soir. Ayant directement assisté à la scène, cette nouvelle le chagrina. Il avait vraiment eu l’espoir que les secours aient pu intervenir à temps. Hélas, il n’en était rien. Ressentant le besoin de se changer les idées, il s’en alla prendre une douche avant d’attaquer son travail littéraire du jour.
Après plus de deux heures d’écriture studieuse, Joseph traversa le grand salon lumineux pour se préparer un café. Il en profita pour passer un coup de fil à Victoria qui avait quitté les lieux pendant son footing matinal. Après deux sonneries, sa compagne décrocha :
— Coucou, ma belle. Tu as bien dormi ?
— Très bien. Je serais bien restée un peu plus longtemps ce matin, mais il faut bien que j’aille travailler. Tu sais, c’est un peu l’effervescence avec ce festival. Et toi, tu avances dans ton roman ?
— Je n’ai pas trop à me plaindre. Mon jogging m’a bien nettoyé la tête. L’inspiration est plutôt au rendez-vous ce matin. Dis-moi, je t’appelle, car je voudrais savoir si ça te dirait que l’on remette ça ce soir avec ta grand-mère ? Je crois que le spectacle a lieu dans le grand parc…
— C’est une bonne idée. Je suis sûre qu’elle sera partante. On fait comme hier ? Tu fais en sorte de te rendre sur place un peu plus tôt pour nous garder des places ?
— Aucun problème. J’espère que ce sera moins mouvementé qu’hier… J’ai lu dans le journal que le pauvre homme qui s’est effondré devant moi était finalement décédé.
— Oui, j’ai appris l’info à la rédaction. Les secours n’ont rien pu faire. C’est bien triste. Je suis obligée de te laisser, car j’arrive à mon rendez-vous. Je t’embrasse et bonne journée à toi !
— Moi aussi, mon cœur. Je t’envoie un texto dès que je serai sur place.
Joseph raccrocha le sourire aux lèvres. Il se rendait compte de la chance qu’il avait eue lorsque sa vie avait croisé celle de Victoria. Sa rencontre avait été un vrai rebond dans son existence. Une des raisons qui l’avaient poussé à quitter son Connemara concernait une douloureuse déception amoureuse. Celle qu’il aimait depuis deux ans l’avait brutalement quitté en laissant juste un mot d’adieu dans la cuisine. Était-elle partie à cause de lui ou pour un autre que lui ? Il ne l’avait jamais su. C’est sentimentalement meurtri qu’il était arrivé en France et avait décidé de s’installer dans ce coin paisible de la Normandie. Certes, le climat n’était pas fondamentalement différent de sa tendre Irlande, mais au moins ici, il pouvait vivre de manière anonyme. Quelques années auparavant, sa tranquille vie de vendeur d’articles de pêche à Galway s’était soudain emballée lorsqu’il avait eu l’idée d’écrire. Une fois la boutique fermée, il partait en fin d’après-midi s’installer sur les rives des lacs environnants et griffonnait quelques pages. C’est ainsi que son premier ouvrage avait pris naissance. Sans beaucoup d’espoirs, il avait présenté son manuscrit à des maisons d’édition jusqu’à ce matin d’hiver où l’une des plus célèbres Maisons irlandaises lui avait répondu favorablement. À sa grande surprise, son premier roman, intitulé « Connemara Confidential », avait connu un succès public fulgurant et inattendu. Il s’agissait d’une saga familiale faisant revivre plusieurs générations de Gaéliques du nord-ouest du pays. L’ouvrage naviguait entre thriller et fantastique.
Ce succès soudain, d’abord en Irlande puis en Grande-Bretagne, l’avait pris complètement au dépourvu. Une fois passée l’ivresse du succès, il s’en était suivi un sérieux trou d’air. Désemparé sentimentalement et à court d’inspiration, il avait alors décidé de changer d’air et de quitter sa bonne vieille terre natale pour les côtes normandes du sud de la Manche. Le climat pluvieux ne le changeait pas énormément, mais l’ambiance générale de cette côte lui plaisait en lui apportant un vrai dépaysement. Il s’était très vite adapté à son nouveau cadre de vie, obtenant en quelques mois une bonne maîtrise de la langue française. Il pensait avoir trouvé du côté de Granville l’anonymat auquel il aspirait alors. Quelle ne fut pas sa surprise lorsqu’il avait été contacté un soir d’automne par une jeune journaliste locale ayant eu vent qu’un auteur à succès avait élu domicile sur la côte. Ne sachant pas comment s’y prendre pour refuser le rendez-vous, c’est un peu contre son gré qu’il s’était retrouvé le lendemain à la terrasse d’un café en train de raconter son parcours à une ravissante rouquine des environs.
Sans qu’un coup de cœur immédiat ne s’emparât de l’auteur, une vraie sympathie s’était néanmoins installée avec cette jeune journaliste, prénommée Victoria. Comme il était encore assez nouveau dans la région, elle s’était proposé de lui faire découvrir les lieux et personnes qui méritaient le détour selon elle. C’est ainsi que leur amitié était née. Encore trop marqué pas sa déconvenue sentimentale, il n’aspirait pas vraiment alors à donner un autre sens à leur relation parfaitement platonique.
Par un curieux concours de circonstances, il avait été amené à s’impliquer activement dans une ténébreuse enquête policière qui avait défrayé la chronique un peu plus d’un an auparavant. Sa participation décisive à cette affaire l’avait remis d’aplomb. Non seulement il s’était retrouvé dans une dynamique lui redonnant le goût de la plume, mais il avait bien senti que quelque chose se débloquait en lui sur le plan affectif. C’est alors que les destins de Joseph et Victoria s’étaient rapprochés, même s’ils n’avaient pas encore osé franchir le pas d’adopter un seul et même foyer. Les deux tourtereaux naviguaient ainsi entre l’appartement de la journaliste en centre-ville et la vaste villa de Joseph sur la côte.
Le bruit d’un tracteur allant déposer un bateau sur la plage le détourna de ses pensées. Joseph jeta un œil à sa montre. Il se dit qu’il lui fallait se remettre au travail s’il voulait avancer dans son chapitre comme il l’avait prévu. Il fonça donc jusqu’à son bureau à l’étage et s’enferma une heure encore pour écrire sans interruption.
***
Comme la veille, Victoria se rendit directement au domicile de sa grand-mère en fin de journée. Elles étaient convenues de se retrouver un peu plus tôt afin de dîner ensemble avant d’aller au spectacle. Ne pas manger avant la représentation ne posait pas de problème à Joseph et Victoria, mais cela aurait trop changé les habitudes de la vieille femme qui aimait dîner de bonne heure. Les deux femmes se retrouvèrent à papoter autour de crudités et de charcuteries. Lucienne reconnut s’être bien amusée la veille, même si elle avait été profondément marquée par le drame qui s’était joué dans les gradins.
— J’ai vu dans le journal que ce malheureux ne s’en était pas sorti. Que c’est triste…, reconnut Lucienne, manifestement affectée par cet épisode.
— Pourtant, les secours sont intervenus rapidement. Malheureusement, on n’y peut pas grand-chose, admit avec fatalisme sa petite-fille.
Une fois le dîner terminé et la table débarrassée, Victoria consulta le programme officiel du festival. Ce soir, la représentation principale avait lieu dans un espace vert près du parc du Val-ès-Fleurs. La brochure indiquait que deux Slovaques, du nom de Bratik et Trucki, se produisaient pour un spectacle cocasse, entièrement à base de ski. Cette petite formation avait rencontré un succès estimable dans d’autres festivals de ce genre et garantissait de passer un bon moment. Il était vingt heures passées quand Lucienne et sa petite-fille quittèrent l’appartement pour rejoindre les rues animées et le lieu de spectacle. Victoria fut soulagée en découvrant le texto envoyé par Joseph. Il était déjà sur place et les attendait de pied ferme.
— Joseph est au parc. Il nous a gardé deux places.
— Il est adorable. Surtout, préserve-le ! Ton Joseph, c’est une perle !
Victoria soupira, sachant qu’il ne servait à rien d’argumenter ou de la contredire, compte tenu de l’estime que sa grand-mère portait à son compagnon. Trop absorbées par leur discussion, les deux femmes n’eurent pas le loisir d’observer l’arrivée d’une personne venant de se joindre à la foule, juste quelques mètres devant elles. Emmitouflée dans un grand manteau et dotée d’une ombrelle vert olive, celle-ci, à l’évidence, prenait la même direction qu’elles.
Dix minutes avant le début du spectacle, Victoria et Lucienne retrouvèrent Joseph qui avait rencontré toutes les difficultés du monde à garder deux places disponibles. Le public formait un large cercle qui devait servir de scène aux deux artistes venant d’Europe centrale. Ce soir encore, Lucienne était ravie de partager sa soirée avec les deux êtres qui lui étaient les plus chers. De plus, étant d’un naturel bon public, elle savait déjà qu’elle passerait une agréable soirée. L’assistance semblait encore un peu plus nombreuse que la veille. Ce sympathique et vaste cadre champêtre permettait à de nombreux spectateurs de s’inviter jusqu’au dernier moment. C’est alors qu’un curieux incident se produisit. Quelques minutes avant le début de la représentation, d’étranges mouvements de foule eurent lieu à l’opposé d’où était installé le trio. Il était difficile de distinguer ce qui se passait véritablement, mais une agitation était bien visible. Une équipe de pompiers arriva soudain et sembla s’affairer autour d’une spectatrice en difficulté. Assez rapidement, les secouristes décidèrent d’évacuer la malheureuse vacancière, manifestement victime d’un malaise.
— Décidément, ce festival est maudit ! s’exclama Victoria. J’espère que ce sera moins grave qu’hier soir.
L’évacuation se déroula dans le plus grand calme, permettant au spectacle de commencer. Les deux Slovaques déambulaient déjà parmi la foule, chaussés de skis démesurément longs et s’adonnaient à des figures des plus cocasses.
Alors que le public était concentré sur les pitreries des deux artistes slaves, une femme équipée d’une ombrelle verte s’échappait discrètement dans les ruelles qui remontaient vers la vieille ville. Personne ne prêta attention à cette étrange silhouette qui sillonnait les rues de la cité normande, ne soupçonnant pas la menace qui s’abattait sur ce festival.
***
3
6 juillet 2020
Selon une habitude qu’elle avait prise depuis qu’elle habitait dans cet appartement, Lucienne aimait s’installer sur sa terrasse pour prendre son thé en milieu de matinée. Elle prit place dans son rocking-chair et laissa aller son regard sur les voiliers du port de plaisance. Elle aimait aussi regarder les couleurs changeantes du ciel et de la mer. D’un vert émeraude, les vagues pouvaient se teinter de gris d’une seconde à l’autre. Si le soleil était au rendez-vous, les gros nuages gris provenant de Cancale et de Saint-Malo indiquaient une arrivée de la pluie pour la mi-journée. Elle adorait également cette ambiance maritime faite de cris des goélands et des odeurs des marées. Pour l’heure, Lucienne respectait scrupuleusement son rituel quotidien en attaquant la lecture de son journal. Instinctivement, elle se dirigea vers les pages consacrées à Granville. Sa curiosité la poussa à savoir si l’incident du deuxième spectacle nocturne des « Sorties-de-bain » serait mentionné. Sans qu’un article spécifique ne fût consacré à la représentation, un encart revenait sur l’évacuation opérée la veille en début de spectacle. L’entrefilet mentionnait que la spectatrice secourue par les pompiers n’avait malheureusement pas pu être sauvée. Elle avait, elle aussi, succombé à une crise cardiaque. Lucienne posa son journal et se dit que l’édition 2020 jouait décidément de malchance. Deux crises cardiaques sur les lieux de représentation. Certes l’âge des personnes concernées, associé au stress lié à la foule compacte pouvait aisément expliquer ces dramatiques événements, mais tout de même, voilà qui n’était pas courant.
Elle continua à siroter son thé, l’esprit préoccupé. Sa longue vie de journaliste l’avait conduite à adopter une attitude mentale toujours en éveil. Près de soixante ans plus tôt, Lucienne avait commencé sa carrière comme stagiaire puis simple secrétaire au sein de l’hebdomadaire local « La gazette de la Manche ». Elle avait alors été prise sous l’aile d’un jeune journaliste du nom de Jean Delatour qui lui avait appris le métier. Progressivement, elle avait été repérée pour ses aptitudes à relater des faits divers, d’abord mineurs, puis plus significatifs par la suite. Elle n’abandonna plus jamais cette profession pendant les quarante années suivantes, ce qui lui avait donné une connaissance très fine de « l’écosystème » local.
Poussée par la curiosité, elle se leva pour aller chercher le journal de la veille. Elle le récupéra dans sa cuisine et retira la page qu’elle souhaitait conserver. Elle la posa sur la table et s’arrêta sur un point de l’article qu’elle voulait vérifier. Sa grande connaissance des acteurs locaux de Granville la poussait à regarder si le nom de la victime lui disait quelque chose. À sa grande déception, il n’évoqua rien pour elle. Elle prit cependant un crayon, souligna le patronyme de la victime puis rangea précautionneusement l’article dans un tiroir de son secrétaire. Elle exécuta la même opération avec le journal du jour en récupérant l’article qui l’intéressait. De la même manière, elle consulta le nom de la victime. Une femme, cette fois-ci. Même en faisant appel à sa mémoire, les prénom et nom de la victime de la veille ne lui disaient rien non plus. Elle classa cet article dans le même tiroir que le précédent et partit s’installer de nouveau sur son balcon. Pourtant, c’est comme si une petite musique trottait dans sa tête. Si, pris indépendamment, chacun des deux noms ne lui rappelait rien, l’association des deux la renvoya à un souvenir confus qu’elle ne parvenait pas à éclaircir. N’arrivant pas à y voir plus clair, elle décida d’en rester là pour l’instant et pour se changer les idées, elle consulta le programme du festival qui traînait sur la table de la terrasse.
Si l’on mettait de côté les malheureux incidents en marge des représentations, elle avait pris un immense plaisir à ces spectacles de rue qui privilégiaient l’improvisation burlesque. Elle jeta un coup d’œil pour savoir ce qui était prévu en soirée. Il était question de théâtre où le héros se chargeait, rien qu’avec des caisses et des palettes, de reconstituer l’univers des westerns spaghettis de Sergio Léone. La représentation de « Le bon, la brute et le néant » par « Chicken Nuggets » devait se tenir sur la place devant le Casino. Cela lui convenait parfaitement, car il était aisé de s’y rendre à pied depuis chez elle. De plus, la perspective de partager cette nouvelle soirée avec Joseph et Victoria l’enchantait par avance. Elle avait pourtant des scrupules à s’inviter, se disant que sa petite-fille et son compagnon avaient peut-être envie de profiter de cette soirée sans leur imposer sa présence. Le plus simple était d’appeler directement sa petite-fille et de savoir ce qu’elle en pensait. Elle savait pouvoir compter sur sa franchise.
Elle récupéra son portable tout proche et sélectionna le prénom de Victoria dans la liste des contacts. Par chance, celle-ci lui répondit immédiatement. Lucienne lui expliqua qu’elle avait repéré un spectacle qui la tentait pour le soir et qu’elle serait ravie d’y aller en sa compagnie, mais qu’elle comprendrait parfaitement que Joseph et elle aient d’autres projets. Trop contente de faire bouger sa grand-mère, Victoria adhéra immédiatement à l’idée, se faisant fort de convaincre Joseph de passer cette nouvelle soirée ensemble. Sauf contre-indication, Lucienne proposa à sa petite-fille et à son compagnon de passer chez elle en début de soirée pour manger un morceau ensemble avant d’aller se divertir. Lucienne aimait cette relation simple et quasi intuitive qu’elle entretenait avec sa petite-fille. Victoria était la chose la plus précieuse qui lui restait d’une vie ponctuée par les épreuves.
En 1963, la toute jeune Lucienne avait rencontré Raymond, un séduisant marin aux yeux noirs qui devint son mari un an plus tard. Ils s’étaient alors installés dans une minuscule maison de pêcheur à quelques kilomètres de Granville. Les fins de mois avaient été compliquées durant cette période. Puis, par un beau jour de printemps, elle avait appris qu’elle attendait un heureux événement. Une petite Isabelle avait vu le jour un matin d’octobre 1965 pour le plus grand bonheur du couple. Il avait fallu rapidement se mettre en quête d’un nouveau logement. La petite famille avait emménagé dans un pavillon modeste, mais fonctionnel, à l’entrée de la ville. La vie du trio s’était déroulée paisiblement, jusqu’à ce jour de mai 1969 quand, à l’aube, deux gendarmes s’étaient présentés à leur domicile. Lucienne, encore à moitié endormie, était venue à leur rencontre et avait compris immédiatement qu’un drame s’était produit. Les deux officiers lui avaient annoncé que le bateau de pêche « La Lanterne » n’était pas rentré au port. Ses trois occupants étaient portés disparus. Il était fort probable que l’embarcation eût été prise dans la violente tempête de la nuit. Il ne restait plus d’espoir de retrouver des survivants.
À vingt-cinq ans, Lucienne s’était donc retrouvée veuve et maman d’une petite fille de quatre ans. Elle n’avait jamais eu vraiment envie de refaire sa vie. Bien que de nombreux soupirants eussent tenté leur chance pour conquérir ses beaux yeux lavande, rien n’y avait fait. Elle avait consacré toute sa vie à son rôle de maman et à son métier de journaliste. Malgré un quotidien rude et austère pendant de longues années, Lucienne avait eu le bonheur de voir sa fille Isabelle mettre au monde une petite Victoria qui était venue bouleverser son existence. Malheureusement, le destin devait encore frapper quelques années plus tard. Une terrible et fulgurante maladie avait emporté sa fille à l’aube de la trentaine. Devant l’incapacité de son gendre à assumer son rôle de père, elle s’était retrouvée dans l’obligation de prendre sous son aile sa petite-fille. Difficile alors de jouer à la fois le rôle de maman et de grand-mère. Elle s’était pourtant acquittée consciencieusement de la tâche. Depuis, une complicité sans faille unissait les deux femmes.
***
En cette fin d’après-midi, Joseph et Victoria avaient rejoint le domicile de Lucienne. C’était la troisième soirée d’affilée qu’ils s’apprêtaient à passer ensemble. L’écrivain irlandais s’était proposé de récupérer des pizzas encore toutes chaudes. Le repas se fit à la bonne franquette dans la pièce principale de l’appartement. Puis, inévitablement, Lucienne aborda le sujet qui lui brûlait les lèvres :
— Alors Joseph ! Ces deux crises cardiaques en début de spectacle… Vous ne trouvez pas ça suspect ? Vous qui êtes toujours prêt à foncer pour une nouvelle enquête…
— Je crains que ce ne soit la fatalité. Des personnes âgées, l’oppression de la foule… Je ne sais pas s’il faut en tirer des conclusions trop hâtives, répondit prudemment l’écrivain.
À son tour attirée par le sujet, Victoria prit part à la conversation :
— Une chose m’étonne un peu…
Ses deux interlocuteurs la regardèrent avec étonnement.
— Dans les deux cas, les malaises se sont produits dans les mêmes circonstances, juste avant que le spectacle ne commence.
— Mais tu sais, c’est aussi un moment où la foule arrive en masse et s’agglutine. Cela peut être stressant pour des personnes âgées, répondit Joseph.
Puis se tournant vers Lucienne :
— Il n’y a pas toujours un Joseph en train de réserver une place…
— Vous êtes un ange, cher Joseph !
Victoria soupira. Elle savait que sa grand-mère passait tous les défauts à son compagnon. Cela l’amusait autant que cela l’agaçait :
— En tout cas, ce soir, il nous faudra partir un peu plus tôt, car notre galant écrivain ne sera pas déjà sur les lieux pour garder nos places bien au chaud.
— Je peux très bien partir dès maintenant et vous attendre là-bas.
— N’en faites rien, Joseph. Nous nous rendrons ensemble au spectacle. D’ailleurs, nous allons nous mettre en route sans tarder.
Le trio eut vite fait de débarrasser la table et de laver la vaisselle. Un quart d’heure après, ils déambulaient dans les rues animées, au milieu de vacanciers joyeux. En moins de dix minutes, ils arrivèrent sur les lieux du spectacle. Il s’agissait d’une place donnant sur le casino, l’Hôtel des Bains et le front de mer. Le temps était resté couvert une grande partie de la journée. Ce soir, il était préférable de porter une petite laine. De manière assez galante, les spectateurs laissèrent les places assises sur les bancs environnants aux enfants et aux personnes âgées. Lucienne put donc s’asseoir confortablement, profitant de la présence de Joseph et Victoria juste derrière elle. L’ancienne journaliste jubilait par avance du bon moment qu’elle s’apprêtait à passer.
Pourtant, à quelques mètres derrière eux, un mouvement de foule commença à s’opérer. À l’évidence, un nouveau drame était en train de se jouer. Un élégant monsieur, de bel âge, fut pris de convulsions avant de s’affaisser et de perdre connaissance. Une nouvelle fois, un visiteur était victime d’un malaise avant que le spectacle ne débute ! Comme les soirs précédents, les secours se portèrent promptement à sa hauteur. L’évacuation eut lieu encore plus rapidement que les soirs précédents.
Le trio resta consterné par autant de coïncidences. Lucienne se retourna vers Joseph et Victoria sans qu’ils aient besoin de dire quoi que ce soit. Ces incidents à répétition devenaient vraiment étranges. Il était de plus en plus compliqué pour les estivants de profiter de ce festival sans qu’un large sentiment de malaise ne se propage. Même s’il s’en défendait, Joseph repassait les événements dans sa tête et trouvait tout cela bien suspect. Il irait voir demain son ami le commandant Larrivée pour partager ses interrogations.
La foule reprenait progressivement ses esprits et commençait à se détendre. L’artiste en tenue de cow-boy était installé au milieu d’un monticule de palettes et de planches. Dans son incarnation de Clint Eastwood, il allait devoir déployer encore plus d’énergie que d’habitude pour s’attirer toute l’attention de l’assistance.
Pendant ce temps, et comme les deux soirs précédents, une ombre filait le long des marches grimpant vers la ville haute. La silhouette qui quittait furtivement les lieux semblait bien s’appuyer sur une singulière ombrelle vert olive.
***
4
Janvier 1960
En cette matinée d’hiver, le brouillard restait épais. Il était difficile de distinguer les lourdes façades qui constituaient le corps de la ferme. Le givre avait blanchi la cour verglacée. Un chien s’obstinait bien à aboyer, mais rattrapé par le froid intense, il se recroquevilla assez vite dans sa niche. À l’intérieur de l’un des bâtiments, trois jeunes avaient pris place au chaud depuis un bon quart d’heure. Il s’agissait d’une vaste longère en pierre. L’ensemble était austère et glacial. Seul le feu de bois qui crépitait dans le fond de la pièce venait quelque peu réchauffer l’atmosphère. La vieille Simone avait accueilli ses « petits » pour une réunion qui se voulait bien mystérieuse. Une fois le café préparé, elle s’empressa de quitter les lieux pour vaquer à ses occupations. À eux trois, les nouveaux arrivants avaient une moyenne d’âge d’une vingtaine d’années tout au plus. Ils ne savaient pas vraiment ce qu’ils faisaient là. Ils étaient surtout ici pour changer le monde. Désœuvrés, ils avaient été approchés individuellement pour une mission de la plus grande confidentialité. On leur en dirait plus le moment voulu, mais la liasse de billets qui leur avait été remise à chacun pouvait bien leur permettre d’attendre encore un peu.
Le plus grand des trois s’appelait Raymond Lherbier. Il travaillait depuis trois ans dans le bâtiment. Énergique et bavard, il avait pris naturellement le dessus sur ses deux acolytes. Blond et petit, Maurice Letourneur se voulait beaucoup plus discret. Le visage caché derrière une casquette, il était difficile de le dévisager. C’était pourtant probablement le plus jovial des trois, toujours prêt à glisser un bon mot entre deux prises de parole. Il s’était engagé dans le métier de facteur qui lui laissait du temps l’après-midi pour se livrer à sa passion, la pêche. Une jeune femme venait compléter ce curieux trio. Grande, élancée, les cheveux châtains regroupés dans un épais chignon, elle ne manquait pas d’élégance. Ses deux compères avaient bien essayé de temps à autre de vanter les charmes de cette couturière, mais rien n’y faisait. L’engagement de Marie Durand avec Raymond et Maurice était d’une autre nature. Il fallait bousculer cette société qui n’avait pas de repères. Le moment était important. Le grand chef devait leur rendre visite. Ils en sauraient davantage dans les prochains jours sur ce que le « Groupe » attendait d’eux.
— À quelle heure est-il censé nous rejoindre ? demanda Marie en se réchauffant comme elle le pouvait autour de sa tasse de café fumante.
— Il a parlé de neuf heures et demie. Il aura probablement du retard, car le coin n’est pas facile à trouver, répondit le blondinet.
Le visiteur attendu arrivait de Rennes. Il avait convoqué les trois compagnons ce samedi matin, sachant qu’aucun ne travaillait ce jour-là.
Pierre Lafond avançait prudemment sur une route que le verglas avait rendue dangereuse par endroit. Après avoir passé Avranches et contourné la baie du Mont-Saint-Michel, il se rapprochait progressivement du village de Sartilly qui constituait le point de rendez-vous. Il en avait encore pour une dizaine de minutes, la ferme se trouvant dans l’arrière-pays manchois à deux pas du littoral. Malgré les informations précises dont il disposait pour se rendre sur les lieux, la très faible visibilité ne lui rendait pas la tâche facile.
Dans la cour, le berger allemand se redressa et se remit à aboyer. Immédiatement, le bruit d’une voiture se fit entendre. Une Panhard grise s’engouffra lentement dans l’enceinte de la ferme pour se stationner près du bâtiment principal. C’était probablement lui. Un homme élégant à l’épaisse carrure se présenta sur le seuil. Costume et cravate, il n’y avait pas de doute : c’était forcément lui le grand chef dont on avait parlé aux trois jeunes gens. Il frappa à la porte puis prit l’initiative d’entrer dans la vaste pièce. Il scruta l’endroit avant d’observer avec satisfaction la présence de deux garçons et d’une jeune femme, attablés autour d’une cafetière grise.
— Pierre Lafond. J’arrive de Rennes. Je suis envoyé par le « Groupe » pour échanger avec vous sur nos projets. Raymond, Maurice et Marie, je présume…
— Vous êtes à la bonne adresse, répondit Raymond qui se précipita vers l’homme au costume gris pour lui serrer la main.
L’individu, imposant, enleva sa casquette, serra la main de son hôte et se dirigea vers les deux autres pour les saluer à leur tour.
— Ravi de faire votre connaissance. J’ai pas mal de choses à vous raconter. J’espère pouvoir compter sur vous. En tout état de cause, tout ce que je vous dirai ne devra, en aucun cas, sortir d’ici. Je pense que vous comprenez le sens de mon message.
Les trois jeunes hochèrent la tête et proposèrent à Pierre Lafond de les rejoindre autour de la table pour partager un café. Le chef accepta volontiers et s’installa délibérément à l’extrémité de la table en bois pour conforter sa position de leader. Afin de faciliter la prise de contact, il demanda à chacun de se présenter pour mieux cerner leurs activités professionnelles et leurs motivations. Après avoir entendu chacun de ses trois hôtes, il reprit la parole pour expliquer le sens de sa visite. Une tasse à la main, il se leva et se dirigea vers l’imposante cheminée. Après s’être réchauffé quelques instants devant le feu crépitant, il se retourna vers les jeunes gens et commença à exposer les motifs de sa présence.
— Comme vous le savez, les récentes prises de position du Général de Gaulle sur l’affaire algérienne ont suscité pas mal d’émoi dans l’opinion. Une résistance nationale est en train de se mettre en place dans tout le pays pour garantir le respect de notre souveraineté et de notre autorité sur l’ensemble de nos territoires.
Avançant à pas feutrés vers son auditoire, le visiteur reprit sa place à l’extrémité de la grande table.
— Le dernier discours du Général où il propose l’autodétermination sur l’avenir de l’Algérie a été perçu comme une provocation par nos sympathisants. Il nous paraît maintenant assez clair que le Général est disposé à laisser filer l’Algérie. Or, il s’agit d’une position parfaitement contraire à l’idée que nous nous faisons de la France. Cette proposition d’autodétermination, validée par l’Assemblée, ouvre on ne peut plus clairement une possibilité d’indépendance pour l’Algérie. Tout cela est inacceptable.
Pierre Lafond stoppa son discours et scruta un à un ses trois interlocuteurs dans les yeux pour être certain qu’ils mesuraient l’importance de ces propos.
— Les choses s’organisent. Pour tous ceux qui refusent cette politique, il s’agit d’une trahison. Un certain nombre d’alliés politiques, une partie de l’armée, ainsi que les Français d’Algérie sont en train de se regrouper pour éviter cette issue. Ça commence à bouger. La semaine dernière, la population française d’Algérie s’est révoltée en organisant une semaine de barricades. Même s’ils ont été durement réprimés, le mouvement est lancé.
Les trois jeunes gens étaient impressionnés par l’éloquence de leur invité. Le sujet semblait en effet de la plus haute importance. Ils prenaient conscience qu’ils auraient un rôle à jouer dans la résistance en train de s’organiser. Même s’ils ne maîtrisaient pas tous les tenants et aboutissants de cette affaire, ils comprenaient que c’était de la souveraineté de la France dont il était question. Ils étaient maintenant suspendus aux lèvres de leur chef, déjà prêts à le suivre et à obéir à ses ordres.
— Si j’ai tenu à vous rencontrer, c’est parce qu’il nous faut mettre en place des réseaux de défense de nos idées partout dans le pays. En fonction des ordres qui viendront d’en haut, il faudra que chaque équipe locale se tienne prête si des actions sur notre territoire sont envisagées.
— Qu’entendez-vous par actions sur le territoire ? interrompit Marie.
— Il s’agit d’opérations sous toutes les formes : la diffusion de tracts, une manifestation, un sabotage contre une représentation de l’État. Sans exclure une solution plus radicale.
— Comment ça ? réagit à son tour Raymond.
— Le Général est devenu un obstacle pour l’organisation que nous sommes en train de mettre en place. Pour que les positions du Général soient abandonnées, l’idée de le supprimer physiquement est devenue plus qu’une option. Nous devons être capables de réagir dans les prochains mois. Attention, il s’agit là d’une solution ultime que nous n’envisagerons que si les circonstances l’imposent. Vous l’avez compris, la palette d’actions qui va s’offrir à nous est très large. J’ai besoin de pouvoir compter sur votre engagement de tous les instants.
Les trois jeunes gens étaient médusés par le discours de leur chef et par l’aura qu’il dégageait. Conscient qu’il avait pris un ascendant psychologique sur son entourage, Pierre Lafond pouvait en venir au terme de son propos.
— Ce que j’attends de vous, c’est que vous me bâtissiez une équipe de six personnes représentant nos intérêts sur la Basse-Normandie. Vous devez être capables de répondre instantanément à nos demandes. Je serai votre seul référent pour éviter des fuites et des problèmes de coordination. Raymond, si tu es d’accord, tu seras le relais de votre équipe locale. Trouvez-vous un nom de ralliement et faites-vous discrets en tout état de cause.
Après une dizaine de minutes d’échange, Pierre Lafond se leva et récupéra sa casquette. Il se dirigea vers la porte d’entrée, faisant ainsi bien comprendre à ses interlocuteurs que sa visite prenait fin. Avant de les quitter, il leur adressa un dernier message.
— Complétez votre équipe d’ici ma prochaine visite. Je pense repasser dans un mois. Nous utiliserons toujours le même canal de communication. Je suis vraiment ravi d’avoir fait votre connaissance. Bienvenue parmi nous dans cette belle résistance en train de se faire jour.