JEUNESSE - Joseph Conrad - E-Book

JEUNESSE E-Book

Joseph Conrad

0,0

Beschreibung

Jeunesse est une nouvelle de Joseph Conrad publiée en 1898 dans la revue Blackwood's Magazine, puis en 1902 dans le recueil de nouvelles Youth : A Narrative, and Two Other Stories (traduit en français par Jeunesse)1. En 1881, Conrad embarque comme premier lieutenant sur la Judée, un vieux trois-mâts barque en partance pour Bangkok. Le feu s'étant déclaré dans la cargaison de charbon, le navire est abandonné au large de Singapour. À propos de Jeunesse, Conrad écrit à André Gide, le 28 janvier 1913 : « C'est un bout d'autobiographie, tout simplement »

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 268

Veröffentlichungsjahr: 2019

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



JEUNESSE

Pages de titreJEUNESSEJEUNESSE - 1LE CŒUR DES TÉNÈBRESPage de copyright

JEUNESSE

suivi du

CŒUR DES TÉNÈBRES

1902

Traduit par G. Jean-Aubry et André Ruyters – 1930

Table des matières

NOTE BIBLIOGRAPHIQUE ....................................................3

NOTE DE L’AUTEUR ...............................................................5

JEUNESSE ................................................................................9

LE CŒUR DES TÉNÈBRES ................................................... 55

I.................................................................................................. 56

II ...............................................................................................101

III ............................................................................................. 138

NOTE BIBLIOGRAPHIQUE

Le volume dont nous donnons aujourd’hui la traduction

parut en 1902 sous le titre :Youth : a narrative and two other

stories(William Blackwood & Sons, Edinburgh-London). Ainsi

que l’indique ce titre, ce volume comprend trois contes ;Youth,

Heart of Darkness, The End of the Tether.Pour des raisons de

librairie, on ne trouvera sous la couverture de cette édition

française que les deux premiers de ces contes, le troisième

devant former, par la suite, un volume à part.

Joseph Conrad écrivitYouthau cours du mois de mai et le

termina le 3 juin 1898 : ce récit parut d’abord en septembre de

cette même année dans leBlackwood’s Magazine.

Heart of Darkness,composé à la fin de 1898, fut publié

pour la première fois, dans les numéros de mars et avril 1899 de

cette même revue.

Youth(Jeunesse), ainsi que le montre le manuscrit, porta

d’abord le titre de :A Voyage(Un Voyage). Ce n’est rien d’autre,

en effet, – mais magnifié par la puissante vision et la profonde

humanité de son auteur, – que le récit exact d’un voyage qu’en

qualité de lieutenant Joseph Conrad fit à bord du trois-mâts

barquePalestinequi dût être abandonné en mer le 14 mars

1883, dans les circonstances mêmes que le grand écrivain a

relatées dans son récit.

Heart of Darkness(Le Cœur des Ténèbres) est né, lui

aussi, du souvenir d’expériences personnelles, celles que Joseph

Conrad connut au Congo Belge de juin à décembre 1890.

– 3 –

En 1917, l’écrivain ajouta, lors d’une nouvelle édition de ce

volume (J.-M. Dent & Sons, London) uneNote de l’Auteurdont

nous donnons également ici la traduction, à l’exception

toutefois de son dernier paragraphe, qui a trait au conte

intitulé :The End of the Tether.

L’édition française que nous publions aujourd’hui n’est

pas, à proprement parler le fruit d’une collaboration : la

traduction duCœur des Ténèbresest de M. André Ruyters :

celle deJeunesseest nôtre.

G. J.-A.

– 4 –

NOTE DE L’AUTEUR

Les contes qui composent ce volume ne sauraient

prétendre à une unité d’intention artistique. Le seul lien qui

existe entre eux est celui de l’époque où ils furent écrits. Ils

appartiennent à la période qui suivit immédiatement la

publication duNègre du Narcisseet qui précéda la première

conception deNostromo,deux livres qui, me semble-t-il,

tiennent une place à part dans l’ensemble de mon œuvre. C’est

aussi l’époque où je collaborai auBlackwood’s Magazine,cette

époque que domineLord Jimet qui est associée dans mon

souvenir reconnaissant avec l’encourageante et serviable

bienveillance de feu M. William Blackwood.

Jeunessene fut pas ma première contribution au

Blackwood’s Magazine ;ce fut la seconde ; mais ce conte

marque la première apparition dans le monde de cet homme

appelé Marlow avec qui mon intimité ne fit que croître au

cours des années. Les origines de ce gentleman (personne

autant que je sache n’a jamais donné à entendre qu’il put être

rien de moins que cela), ses origines, dis-je, ont fait l’objet de

discussions littéraires : discussions des plus amicales, je me

plais à le reconnaître.

On pourrait croire que je suis mieux que personne à même

de jeter quelque lumière sur cette question : mais à la vérité

cela ne me semble pas très facile. Il m’est agréable de penser

que personne ne l’a accusé d’intentions frauduleuses ni ne l’a

traité de charlatan : mais, à part cela, on a fait à son endroit

toutes sortes de suppositions : on y a eu un habile paravent, un

simple expédient, un prête-nom, un esprit familier, undaemon

– 5 –

chuchotant. On m’a même soupçonné d’avoir longuement

préparé un plan pour m’emparer de lui.

Il n’en est rien. Je n’ai fait aucun plan. Marlow et moi

nous nous sommes rencontrés, ainsi que se font ces relations de

ville d’eaux qui parfois se transforment en amitiés véritables.

Celle-ci a eu précisément cette fortune. En dépit du ton assuré

de ses opinions Marlow n’a rien d’un importun. Il hante mes

heures de solitude, lorsque nous partageons en silence notre

bien-être et notre entente ; mais lorsque nous nous séparons à

la fin d’un conte, je ne suis jamais sûr que ce ne soit pas pour la

dernière fois. Et pourtant je ne crois pas que l’un de nous se

soucierait fort de survivre à l’autre. Lui, en tout cas, y perdrait

son occupation et je crois qu’il ne serait pas sans en souffrir,

car je le soupçonne de quelque vanité. Je ne prends pas le mot

vanitéau sens salomonesque. De toutes mes créatures il est

bien assurément le seul qui n’ait jamais été un tracas pour mon

esprit. Le plus discret et le plus compréhensif des hommes…

Avant même de paraître en volume,Jeunessereçut un

excellent accueil. Il me faut bien reconnaître enfin,–et c’est

d’ailleurs un endroit qui convient parfaitement à cet aveu,–

que j’ai été toute ma vie, toutes mes deux vies, l’enfant gâté,–

quoique adopté, de la Grande-Bretagne, et même de l’Empire

britannique : puisque c’est l’Australie qui m’a donné mon

premier commandement. Je fais cette déclaration, non pas par

un secret penchant à la mégalomanie mais tout au contraire,

comme un homme qui n’a pas grande illusion sur soi-même.

J’obéis en cela à ces instincts de gloriole et d’humilité

naturelles, qui sont inhérents à l’humanité tout entière. Car l’on

ne saurait nier que les hommes s’enorgueillissent non pas de

leurs propres mérites, mais bien plutôt de leur prodigieux

bonheur : de ce qui, au cours de leurs vies, doit leur faire offrir

actions de grâce et sacrifices sur les autels des divinités

impénétrables.

– 6 –

Le Cœur des Ténèbresattira également l’attention dès le

début et l’on peut dire ceci, en ce qui concerne ses origines : nul

n’ignore que la curiosité des hommes les pousse à aller fourrer

leur nez dans toutes sortes d’endroits (où ils n’ont que faire) et

à en revenir avec toutes sortes de dépouilles. Ce conte-ci, et un

1

autre qui ne figure pas dans ce volume , sont tout le butin que

je rapportai du centre de l’Afrique, où, à la vérité, je n’avais

que faire. Plus ambitieux dans son dessein et d’un plus long

développement, leCœur des Ténèbresn’en est pas moins aussi

fondamentalement authentique queJeunesse.Il est visiblement

écrit dans un tout autre esprit. Sans vouloir en caractériser

précisément la nature, il n’est personne qui ne puisse voir que

ce n’est assurément pas l’accent du regret ni celui du souvenir

attendri.

1

« Un Avant-Poste du Progrès » dans le volume intitulé « Histoires

Inquiètes ». [Note des Traducteurs].

– 7 –

Une remarque encore.Jeunesseest un produit de la

mémoire. C’est le fruit de l’expérience même : mais cette

expérience, dans ses faits, dans sa qualité intérieure et sa

couleur extérieure, commence et s’achève en moi-même. Le

Cœur des Ténèbresest également le résultat d’une expérience,

mais c’est l’expérience légèrement poussée (très légèrement

seulement) au delà des faits eux-mêmes, dans l’intention

parfaitement légitime, me semble-t-il, de la rendre plus

sensible à l’esprit et au cœur des lecteurs. Il ne s’agissait plus là

d’une sincérité de couleur. C’était comme un art entièrement

différent. Il fallait donner à ce sombre thème une résonance

sinistre, une tonalité particulière, une vibration continue qui, je

l’espérais du moins, persisterait dans l’air et demeurerait

encore dans l’oreille, après que seraient frappés les derniers

accords.

1917.

J. C.

– 8 –

JEUNESSE

– 9 –

À PAUL VALÉRY

À l’auteur du«Cimetière marin »,

cette traduction

en souvenir des heures de Londres

et de Bishopsbourne,

et de la très affectueuse admiration

de son ami,

G. J.-A.

– 10 –

JEUNESSE

Cela n’aurait pu arriver qu’en Angleterre, où les hommes et

la mer se pénètrent, pour ainsi dire, – la mer entrant dans la vie

de la plupart des hommes, et les hommes connaissant la mer,

peu ou prou, par divertissement, par goût des voyages ou

comme gagne-pain.

Nous étions accoudés autour d’une table d’acajou qui

réfléchissait la bouteille, les verres et nos visages. Il y avait là un

administrateur de sociétés, un comptable, un avocat d’affaires,

Marlow et moi. L’administrateur avait passé par Conway, le

comptable avait servi quatre ans à la mer, l’homme de loi, –

conservateur endurci, fidèle de la Haute-Église, la crème des

hommes et l’honneur incarné, – avait été second à bord de

navires de la Compagnie Péninsulaire et Orientale au bon vieux

temps où les courriers avaient encore le gréement carré sur

deux mâts au moins et descendaient la mer de Chine devant une

mousson fraîche avec des bonnettes hautes et basses. Nous

avions tous débuté dans la vie par la marine marchande. Le lien

puissant de la mer nous unissait tous les cinq et aussi cette

camaraderie du métier, qu’aucun enthousiasme, si vif qu’il

puisse être pour le yachting, les croisières ou autres choses de ce

genre, ne peut faire naître, car tout cela ce n’est que le

divertissement de la vie, tandis que l’autre, c’est la vie même.

Marlow (je crois du moins que c’est ainsi que s’écrivait son

nom) nous faisait le récit, ou plutôt la chronique, d’un de ses

voyages.

– Oui, j’ai bourlingué pas mal dans les mers d’Extrême-

Orient : mais le souvenir le plus clair que j’en ai conservé, c’est

– 11 –

celui de mon premier voyage. Il y a de ces voyages, vous le savez

vous autres, qu’on dirait faits pour illustrer la vie même, et qui

peuvent servir de symbole à l’existence. On se démène, on

trime, on sue sang et eau, on se tue presque, on se tue même

vraiment parfois à essayer d’accomplir quelque chose, – et on

n’y parvient pas. Ce n’est pas de votre faute. On ne peut tout

simplement rien faire, rien de grand ni de petit, – rien au

monde, – pas même épouser une vieille fille, ni conduire à son

port de destination une malheureuse cargaison de six cents

tonnes de charbon.

« Ce fut à vrai dire une affaire mémorable. C’était mon

premier voyage en Extrême-Orient, et mon premier voyage

comme lieutenant : c’était aussi le premier commandement de

mon capitaine. Vous avouerez qu’il était temps. Il avait bel et

bien soixante ans : c’était un petit homme au dos large, un peu

courbé, avec des épaules rondes et une jambe plus arquée que

l’autre, il avait cet aspect quelque peu tordu qu’on voit

fréquemment aux hommes qui travaillent aux champs. Sa figure

en casse-noisettes, – menton et nez essayant de se rejoindre

devant une bouche rentrée, – s’encadrait de flocons de poils gris

de fer qui vous avaient vraiment l’air d’une mentonnière

d’ouate, saupoudrée de charbon. Et l’on voyait dans ce vieux

visage deux yeux bleus étrangement semblables à ceux d’un

jeune garçon, avec cette expression candide que certains

hommes très ordinaires conservent jusqu’à la fin de leurs jours,

à la faveur intime et rare d’un cœur simple et d’une âme droite.

Ce qui put l’engager à me prendre comme lieutenant reste pour

moi un mystère. J’avais débarqué d’un de ces fameuxclippers

qui faisaient les voyages d’Australie et à bord duquel j’étais

troisième officier, et il semblait avoir des préventions contre

cette classe de voiliers, comme trop aristocratiques et

distingués.

– « Vous savez, me dit-il, sur ce navire vous aurez du

travail.

– 12 –

« Je lui répondis que j’en avais eu sur tous les navires à

bord desquels j’avais été.

– « Oui, mais celui-ci est différent, et vous autres

messieurs qui venez de ces grands navires !… Enfin ! je crois que

vous ferez l’affaire. Embarquez demain.

« J’embarquai le lendemain. Il y a de cela vingt-deux ans :

et j’avais tout juste vingt ans. Comme le temps passe ! Ce fut

l’un des jours les plus heureux de ma vie. Imaginez-vous !

Lieutenant pour la première fois ! Officier réellement

responsable ! Je n’aurais pas donné mon nouveau poste pour

tout l’or du monde. Le second m’examina attentivement. Il était

vieux, lui aussi, mais d’une autre allure. Il avait un nez romain,

une longue barbe d’une blancheur de neige, et se nommait

Mahon, mais il tenait à ce qu’on prononçât Mann. Il était de

bonne famille : mais il n’avait pas eu de chance, et il n’avait

jamais pu avancer.

« Pour ce qui est du capitaine, il avait servi des années à

bord de caboteurs, puis dans la Méditerranée, et enfin sur la

ligne des Antilles. Il n’avait jamais doublé les caps. C’est tout

juste s’il savait écrire et il n’y tenait guère. Bien entendu, très

bons marins l’un et l’autre, et entre ces deux vieux-là je me

faisais l’effet d’un petit garçon entre ses deux grands-pères.

« Le navire aussi était vieux. Il s’appelaitJudée.Drôle de

nom, hein ? Il appartenait à un certain Wilmer, Wilcox, –

quelque chose dans ce genre-là : mais voilà vingt ans que

l’homme a fait faillite et est mort, et son nom importe peu. La

Judéeétait restée désarmée dans le bassin Shadwel pendant je

ne sais combien de temps. Vous pouvez vous imaginer dans quel

état elle était. Ce n’était que rouille, poussière, crasse, – suie

dans la mâture et saleté sur le pont. Pour moi, c’était comme si

je sortais d’un palais pour entrer dans une chaumière en ruines.

– 13 –

Elle jaugeait à peu près quatre cents tonnes, avait un guindeau

primitif, des loquets de bois aux portes, pas le moindre morceau

de cuivre, et son arrière était large et carré. On pouvait

distinguer, au-dessous de son nom écrit en grandes lettres, un

tas de fioritures dédorées et une espèce d’écusson qui

surmontait la devise : « Marche ou meurs ». Je me rappelle que

cela me plut énormément. Il y avait là quelque chose de

romanesque qui me fit tout de suite aimer cette vieille baille, –

quelque chose qui séduisit ma jeunesse.

« Nous quittâmes Londres sur lest, – lest de sable, – pour

aller prendre du charbon dans un port du nord, à destination de

Bangkok. Bangkok ! J’en tressaillais d’aise ! Il y avait six ans que

j’étais à la mer, mais je n’avais vu que Melbourne et Sydney, des

endroits très bien, des endroits charmants dans leur genre, –

mais Bangkok !

« Nous mîmes à la voile pour sortir de la Tamise avec un

pilote de la mer du Nord à bord. Il se nommait Jermyn et il

traînait toute la journée aux abords de la cuisine pour faire

sécher son mouchoir devant le fourneau. Apparemment il ne

fermait jamais l’œil. C’était un homme triste, qui ne cessait

d’avoir la goutte au nez, et qui avait eu des ennuis, ou en avait,

ou allait en avoir : il ne pouvait être heureux à moins que

quelque chose n’allât mal. Il se défiait de ma jeunesse, de mon

jugement et de mon sens de la manœuvre, et il se fit un devoir

de me le témoigner de cent façons. J’avoue qu’il avait raison. Il

me semble que je n’en savais pas lourd alors, je n’en sais pas

beaucoup plus aujourd’hui : mais je n’ai cessé jusqu’à ce jour de

détester ce Jermyn.

« Il nous fallut une semaine pour gagner la rade de

Yarmoutb, et là nous attrapâmes un coup de tabac, – la fameuse

tempête d’octobre d’il y a vingt-deux ans. – Vent, éclairs, neige

fondue, neige et mer démontée, tout y était. Nous naviguions à

lège et vous pourrez imaginer à quel point c’était vilain quand je

– 14 –

vous aurai dit que nous avions nos pavois démolis et notre pont

inondé. Le second soir le lest ripa dans la joue avant et à ce

moment nous avions été dépalés dans les parages de Dogger

Bank. Il n’y avait rien d’autre à faire que de descendre avec des

pelles et d’essayer de redresser le navire, et nous voilà dans

cette vaste cale, sinistre comme une caverne, des chandelles

tremblotantes collées aux barrots, tandis que la tempête hurlait

là-haut, et que le navire dansait comme un fou avec de la bande.

Nous étions tous, là, Jermyn, le capitaine, tous, pouvant à peine

nous tenir sur nos jambes, occupés à cette besogne de

fossoyeurs, et essayant de refouler au vent des pelletées de ce

sable mouillé. À chaque plongeon du navire, on voyait

vaguement dans la pénombre dégringoler des hommes qui

brandissaient des pelles. Un de nos mousses (nous en avions

deux), impressionné par l’étrangeté de la scène, pleurait comme

si son cœur allait se rompre. On l’entendait renifler quelque part

dans l’ombre.

« Le troisième jour la tempête cessa, et un remorqueur du

nord qui se trouvait par là nous ramassa au passage. Il nous

avait fallu seize jours en tout pour aller de Londres à la Tyne.

Quand nous fûmes au dock, nous avions perdu notre tour de

chargement et on nous déhâla jusqu’à un rang où nous restâmes

un mois. Mrs Beard (le capitaine s’appelait Beard) vint de

Colchester pour voir son mari. Elle s’installa à bord. L’équipage

temporaire avait débarqué, et il ne restait que les officiers, un

mousse et le steward, un mulâtre qui répondait au nom

d’Abraham. Mrs Beard était une vieille femme à la figure toute

ridée et hâlée comme une pomme d’hiver, et qui avait une

tournure de jeune fille. Elle me surprit un jour en train de

recoudre un bouton et insista pour réparer toutes mes chemises.

Ce n’était guère le genre des femmes de capitaines que j’avais

connues à bord des clippers. Quand je lui eus apporté les

chemises, elle me dit : « Eh bien, et les chaussettes ? Elles ont

besoin d’un raccommodage, j’en suis sûre ; les effets de John, –

le capitaine Beard, – sont tous en état maintenant. J’aimerais

– 15 –

avoir quelque chose à faire. » Brave vieille ! Elle passa en revue

mes effets, et pendant ce temps-là je lus pour la première fois

Sartor Resartuset laChevauchée vers Khivade Burnaby. Je ne

compris guère alors le premier de ces livres, mais je me rappelle

qu’à cette époque-là, je préférai le soldat au philosophe :

préférence que la vie n’a fait que confirmer. L’un était un

homme, et l’autre était davantage, – ou moins. L’un et l’autre

sont morts, et Mrs Beard est morte, et la jeunesse, la force, le

génie, les pensées, les exploits, les cœurs simples, – tout

meurt… Enfin !

On, finit par nous charger. Nous embarquâmes un

équipage. Huit matelots et deux mousses. Un soir nous nous

déhâlames sur les bouées près du sas, prêts à sortir, et avec bon

espoir d’appareiller le lendemain. Mrs Beard devait repartir

chez elle par le dernier train. Une fois le navire amarré, nous

descendîmes prendre le thé, et nous demeurâmes assez

silencieux durant tout ce temps, Mahon, le vieux couple et moi.

J’eus fini le premier et m’esquivai pour aller fumer une

cigarette, ma cabine se trouvant dans un rouf tout contre la

dunette. C’était l’heure du plein, le vent avait fraîchi, il bruinait :

les deux portes du sas étaient ouvertes, et les charbonniers

allaient et venaient dans l’obscurité, avec leurs feux très clairs,

au milieu d’un grand bruit d’hélices battant l’eau, d’un

ferraillement de treuils, et de voix qui hélaient au bout des

jetées. J’observais la procession des feux de pointe qui glissaient

en haut et celle des feux verts qui glissaient plus bas dans la

nuit, lorsque tout à coup j’aperçus un éclat rouge qui disparut,

revint et resta. L’avant d’un vapeur surgit tout proche. Par la

claire-voie de la cabine, je criai : « Montez, vite ! » puis

j’entendis une voix effrayée qui disait au loin dans l’ombre :

« Stoppez, capitaine. – » La sonnerie d’un timbre résonna. Une

autre voix cria pour avertir : « Nous allons rentrer dans ce

voilier. » Un rude « Ça va ! » y répondit et fut suivi d’un violent

craquement, au moment où le vapeur vint, de sa joue avant,

taper de biais dans notre gréement. Il y eut un moment de

– 16 –

confusion, de vociférations, un bruit de gens qui couraient. La

vapeur siffla. Puis on entendit quelqu’un qui disait : « Paré,

capitaine. » « Vous n’avez rien ? » demanda la voix bourrue.

J’avais couru devant pour voir l’avarie et je leur criai : « Je crois

que non ! » « En arrière doucement », dit la voix bourrue. Un

timbre retentit. « Quel est ce vapeur ? » hurla Mahon. À ce

moment il n’était plus pour nous qu’une ombre massive,

manœuvrant à quelque distance. On nous cria un nom, un nom

de femme,Miranda,ouMelissa,ou quelque chose de ce genre.

« Ça va nous faire encore un mois dans ce sale trou ! » me dit

Mahon, comme nous examinions avec des fanaux les pavois

éclatés et les bras coupés. « Mais où est donc le capitaine ? »

« Nous ne l’avions tout ce temps-là ni vu ni entendu. Nous

allâmes voir derrière. Une voix dolente s’éleva du milieu du

bassin ; « Ohé !Judée ! »Comment diable se trouvait-il là ?

Nous criâmes : « Oui ! » – « Je suis à la dérive dans notre canot,

sans avirons, » nous cria-t-il. Un batelier attardé nous offrit ses

services et Mahon s’entendit avec lui moyennant une demi-

couronne pour remorquer notre capitaine au long du bord. Mais

ce fut Mrs Beard qui monta la première notre échelle. Il y avait

près d’une heure qu’ils étaient là à flotter dans le bassin sous

une froide petite pluie fine. Je n’ai jamais de ma vie été aussi

surpris.

« Il paraît que lorsqu’il m’avait entendu crier : « Montez,

vite », il avait aussitôt compris ce qui se passait, il avait

empoigné sa femme, grimpé sur le pont qu’il avait traversé en

courant, pour dégringoler dans le canot amarré à l’échelle. Pas

si mal pour un homme de soixante ans. Imaginez un peu ce

vieux, sauvant héroïquement sa femme dans ses bras, – la

femme de toute sa vie. Il l’avait déposée sur un banc et

s’apprêtait à remonter à bord, quand, je ne sais comment, la

bosse fila. Et les voilà partis ensemble. Naturellement au milieu

de toute cette confusion nous ne l’avions pas entendu crier. Il

avait l’air tout penaud. Elle s’écria d’un air enjoué :

– 17 –

– « Je suppose que cela ne fait rien si je manque le train

maintenant.

– « Non, Jenny, descends te réchauffer, – grommela-t-il.

Puis s’adressant à nous :

– « Un marin ne devrait pas s’embarrasser de sa femme.

Voyez-vous ça, je n’étais pas à bord ! Bon, y a pas trop de mal

cette fois. Allons voir ce que cet idiot de vapeur nous a démoli. »

« Ce n’était pas grand’chose, mais cela nous retint tout de

même trois semaines. Au bout de ce temps, le capitaine étant

occupé avec ses agents, je portai le sac de voyage de Mrs Beard

jusqu’à la gare et l’installai confortablement dans un

compartiment de troisième classe. Elle abaissa la vitre pour me

dire :

– « Vous êtes un brave jeune homme. Si vous voyez John,

– le capitaine Beard, – sans son foulard la nuit, rappelez-lui de

ma part de bien s’emmitoufler.

– « Certainement, Mrs. Beard, – lui dis-je.

– « Vous êtes un brave jeune homme. J’ai remarqué

combien vous étiez attentionné pour John, le capitaine… »

« Le train démarra brusquement. Je saluai la vieille dame.

Je ne l’ai plus jamais revue… Passez-moi la bouteille.

Nous prîmes la mer le lendemain. Quand nous partîmes

ainsi pour Bangkok, il y avait trois mois que nous avions quitté

Londres. Nous avions pensé mettre une quinzaine tout au plus.

« C’était en janvier et le temps était magnifique, – ce beau

temps d’hiver ensoleillé qui a plus de charme que le beau temps

– 18 –

d’été, parce qu’il est plus inattendu, plus vif, et qu’on sait qu’il

ne va pas, qu’il ne peut pas durer longtemps. C’est comme une

aubaine, une bonne fortune, une chance inespérée.

« Cela dura tout le long de la mer du Nord, tout le long de

la Manche : cela dura jusqu’à trois cents milles environ à l’ouest

du cap Lizzard : alors le vent tourna au suroît et commença sa

musique. Deux jours plus tard il soufflait en tempête. LaJudée

se vautrait dans l’Atlantique comme une vieille caisse à

chandelles. Il souffla jour après jour, il souffla méchamment,

sans arrêt, sans merci, sans relâche. Le monde n’était plus

qu’une immensité de vagues écumantes qui se ruaient sur nous,

sous un ciel si bas qu’on aurait pu le toucher de la main et sale

comme un plafond enfumé. Dans l’espace bouleversé qui nous

environnait il y avait autant d’embruns que d’air. Jour après

jour, nuit après nuit, il n’y eut autour du navire que le

hurlement du vent, le tumulte de la mer, le bruit de l’eau

tombant en trombe sur notre pont. Il n’y eut ni repos pour lui,

ni repos pour nous. Il ballottait, il tanguait, il piquait du nez, il

plongeait de l’arrière, il roulait, il gémissait ; et il nous fallait

nous cramponner quand nous étions sur le pont, nous agripper

à nos couchettes quand nous étions en bas, dans un effort

physique et une tension d’esprit qui ne nous donnaient pas de

cesse.

« Une nuit Mahon m’interpella par la vitre de ma cabine.

Elle ouvrait sur ma couchette. J’y étais étendu, tout éveillé, tout

habillé, tout chaussé, avec l’impression de n’avoir pas dormi

depuis des années, et de ne pouvoir le faire si je m’y efforçais. Il

me dit avec animation :

– « Vous avez la tige de sonde, Marlow ? Je ne peux pas

amorcer les pompes. Sacrédié, ce n’est pas une plaisanterie. »

« Je lui passai la sonde et me recouchai, essayant de penser

à des tas de choses, – mais je ne pensais qu’aux pompes. Quand

– 19 –

je vins sur le pont, ils y travaillaient encore et ma bordée vint les

relever. À la lueur du fanal qu’on avait apporté pour examiner la

sonde, j’entrevis des visages graves et las. Nous passâmes les

quatre heures entières à pomper. Nous pompâmes tout le jour,

toute la nuit, toute la semaine, quart après quart. Le navire se

déliait et faisait de l’eau dangereusement, pas au point de nous

noyer immédiatement mais assez pour nous tuer à manœuvrer

les pompes Et tandis que nous pompions, le navire nous lâchait

par morceaux. Les pavois partirent, les épontilles furent

arrachées, les manches à air écrasées, la porte de la cabine

sauta. Le navire n’avait plus un pouce de sec. Il se vidait peu à

peu. Notre grand canot, comme par magie, fut réduit en miettes,

à sa place même, sur ses chantiers. Je l’avais saisi moi-même, et

j’étais assez fier de mon ouvrage qui avait défié si longtemps la

malignité de la mer. Et nous pompions. Et la tempête ne cessait

de faire rage. La mer était blanche comme une nappe d’écume,

comme un chaudron de lait qui bout : pas d’éclaircie parmi les

nuages, pas même un trou grand comme la main, pas même

l’espace de dix secondes. Il n’y avait pas pour nous de ciel, il n’y

avait pour nous ni étoiles, ni soleil, ni univers, – rien que des

nuages en courroux et une mer en fureur. Quart après quart,

nous pompions pour sauver nos vies, et cela sembla durer des

mois, des années, toute une éternité, comme si nous eussions

été des morts condamnés à quelque enfer pour marins. Nous

oubliâmes le jour de la semaine, le nom du mois, quelle année

l’on était, et jusqu’au souvenir d’avoir jamais été à terre. Les

voiles partirent ; le navire était en travers au vent sous un bout

de toile : l’océan nous dégringolait dessus, et nous n’y prenions

plus garde. Nous manœuvrions les bras des pompes et nous

avions des regards d’idiots. Quand nous avions réussi à ramper

sur le pont, j’entourais d’un filin les hommes, les pompes et le

grand mât, et nous pompions, nous pompions sans relâche, avec

de l’eau jusqu’à la ceinture, jusqu’au cou, jusque par-dessus la

tête. C’était du pareil au même. On avait oublié ce que c’était

que d’être sec.

– 20 –

« Et j’avais quelque part en moi cette pensée : « Ça, ma foi,

c’est une sacrée aventure, comme on en lit dans les livres, – et

c’est mon premier voyage comme lieutenant, – et je n’ai que

vingt ans, – et je tiens bon, tout autant que n’importe lequel de

ces hommes, et je garde mes gens d’attaque. » J’étais content.

Je n’aurais pas renoncé à cette expérience pour un empire. Il y

avait des moments où j’exultais véritablement. Quand cette

vieille coque démantelée piquait du nez lourdement, l’arrière

dressé en l’air, il me semblait qu’elle lançait comme un appel,

comme un défi, comme un cri vers ces nuages impitoyables, les

mots inscrits sur sa poupe : «Judée, Londres. Marche ou

meurs. »

« Ô jeunesse ! Quelle force elle a, quelle foi, quelle

imagination. Pour moi, ce navire, ce n’était pas une vieille

guimbarde charriant par le monde un tas de charbon, en guise

de fret, – c’était l’effort, l’essai, l’épreuve de la vie. J’y pense

avec plaisir, avec affection, avec regret, – comme on pense à un

mort que l’on aurait chéri. Je ne l’oublierai jamais… Passez-moi

la bouteille.

« Une nuit qu’attachés au mât comme je l’ai expliqué, nous

continuions à pomper, assourdis par le vent, et n’ayant même

plus en nous assez de courage pour souhaiter notre mort, un

paquet de mer déferla sur le pont et nous passa dessus. À peine

eussé-je repris mon souffle que je me mis à crier, avec l’instinct

du devoir : « Tenez bon, les gars ! » quand soudain je sentis

quelque chose de dur qui flottait sur le pont me heurter le

mollet. J’essayai de m’en emparer sans y parvenir. Il faisait si

noir qu’on ne se voyait pas les uns les autres à deux pas.

« Après ce choc, le navire demeura un moment immobile,

et la chose revint heurter ma jambe. Cette fois je pus la saisir, –

c’était une casserole. Tout d’abord abruti de fatigue, et ne

pouvant penser à rien d’autre qu’aux pompes, je ne compris pas

ce que j’avais dans la main. Mais tout d’un coup je me rendis

– 21 –

compte et m’écriai : « Dites-moi, les gars, le rouf est parti.

Lâchons cela et allons voir où est le coq. »

« Il y avait à l’avant un rouf qui contenait la cuisine, la

couchette du cuisinier, et le poste d’équipage : Comme on

s’attendait depuis des jours à le voir emporté, les hommes

avaient reçu l’ordre de coucher dans le carré, le seul endroit sûr

du navire. Le steward, Abraham, persistait toutefois à se

cramponner à sa couchette, stupidement, comme une mule, par

pure terreur, je crois, comme un animal qui ne veut pas quitter

une étable qui s’écroule pendant un tremblement de terre. Nous

allâmes à sa recherche. C’était risquer la mort, car une fois hors

de notre amarrage, nous étions aussi exposés que sur un radeau.

Nous y allâmes tout de même. Le rouf était démoli comme si un

obus avait éclaté dedans. Presque tout avait passé par-dessus

bord, – le fourneau, le poste d’équipage, toutes leurs affaires,

tout était parti : mais deux épontilles, qui maintenaient une

partie de la cloison à laquelle était fixée la couchette d’Abraham

restaient comme par miracle. Nous tâtonnâmes parmi les ruines

et nous découvrîmes Abraham : il était là, assis sur sa couchette,

au beau milieu de l’écume et des épaves, à bredouiller gaiement

en se parlant à lui-même. Il avait perdu la tête : il était devenu

bel et bien fou, pour de bon, après ce choc soudain qui avait eu

raison de ce qui lui restait d’endurance. On l’empoigna, on le

traîna derrière, et on le précipita la tête la première par l’échelle

de la cabine. On n’avait pas le temps, voyez-vous, de le

descendre avec des précautions infinies, ni d’attendre pour

savoir comment il allait. Ceux qui étaient en bas sauraient bien

le ramasser au pied de l’échelle. Nous étions très pressés de

retourner aux pompes. Cela, ça ne pouvait pas attendre. Une

mauvaise voie d’eau est chose impitoyable.

« C’est à croire que le seul dessein de cette diabolique

tempête avait été de rendre fou ce pauvre diable de mulâtre.

Elle mollit avant le matin, et le lendemain le ciel se dégagea ; et,

la mer s’apaisant, la voie d’eau diminua. Quand on put établir

– 22 –

un nouveau jeu de voiles, l’équipage demanda à rentrer, – et il

n’y avait vraiment rien d’autre à faire. Les embarcations parties,

les ponts balayés, la cabine éventrée, les hommes n’ayant à se

mettre que ce qu’ils avaient sur le dos, les provisions gâtées, le

navire éreinté. Nous virâmes du bord pour rentrer, – eh bien, le

croiriez-vous ? – le vent passa à l’est et nous vint droit sur le

nez. Il souffla frais, il souffla sans répit. Il nous fallut lui

disputer chaque pouce du chemin. Le navire heureusement ne

faisait pas autant d’eau, la mer restant relativement calme.

Pomper deux heures sur quatre n’est pas une plaisanterie, –

mais cela tint le navire à flot jusqu’à Falmouth. « Les bonnes

gens qui habitent là vivent des sinistres maritimes et sans aucun

doute nous virent arriver avec plaisir. Une horde affamée de

charpentiers de navires affûta ses outils, à la vue de cette

carcasse de navire. Et certes ils se firent de jolis bénéfices à nos

dépens avant d’en avoir fini. J’imagine que l’armateur était déjà

dans de mauvais draps. Les choses traînèrent. Puis on décida de

débarquer une partie du chargement et de calfater la coque. Ce

qui fut fait : on acheva les réparations, on rechargea : un nouvel

équipage embarqua et nous partîmes, – pour Bangkok. Avant la

fin de la semaine, nous revenions. L’équipage avait déclaré qu’il

n’irait pas à Bangkok, – c’est-à-dire une traversée de cent-

cinquante jours, – dans une espèce de rafiau où il allait pomper

huit heures sur vingt-quatre : et les journaux maritimes

insérèrent de nouveau le petit paragraphe : «Judée. Trois-mâts

barque. De la Tyne pour Bangkok : charbon : rentré à

Falmouth avec une voie d’eau : équipage refusant le service.

« Il y eut encore des retards, – d’autres rafistolages.

L’armateur vint passer une journée et déclara que le navire était

en parfait état. Le pauvre capitaine Beard avait l’air d’un

fantôme de capitaine, par suite de l’ennui et de l’humiliation de

tout cela. Rappelez-vous qu’il avait soixante ans et que c’était

son premier commandement. Mahon affirmait que c’était une

aventure absurde et que ça finirait mal. Quant à moi j’aimais le

navire plus que jamais et je mourais d’envie d’aller à Bangkok !

– 23 –

Nom magique, nom béni ! « Mésopotamie » n’était rien à côté.

Rappelez-vous que j’avais vingt ans, que c’était mon premier

voyage comme lieutenant et que tout l’Orient m’attendait.

« Nous sortîmes pour mouiller en grande rade avec un

nouvel équipage, – le troisième. Le navire faisait eau pis que

jamais. C’était à croire que ces charpentiers de malheur y

avaient fait un trou. Cette fois-là, nous ne quittâmes même pas

la rade. L’équipage refusa tout bonnement de virer le guindeau.

« On nous remorqua dans le fond du port et nous devînmes

un meuble, une particularité, une institution de l’endroit. Les

gens nous montraient du doigt aux visiteurs en disant : « Ce

trois-mâts que vous voyez là en partance pour Bangkok, voilà

six mois qu’il est là, – il est rentré trois fois. » Les jours de

congé, les gamins qui se promenaient dans des canots nous

hélaient : « Ho, de laJudée ! »et si une tête se montrait au-

dessus de la lisse, ils criaient : « Où qu’c’est que vous allez ? à

Bangkok ? » et ils se moquaient de nous. Nous n’étions que trois

à bord. Le pauvre vieux patron broyait du noir dans sa cabine,

Mahon s’était chargé du soin de faire la cuisine et il déploya

inopinément tout le génie d’un Français dans la confection de

bons petits plats. Moi, je m’occupais nonchalamment du

gréement. Nous étions devenus des citoyens de Falmouth. Tous

les boutiquiers nous connaissaient. Chez le coiffeur ou le

marchand de tabac, on nous demandait familièrement :

« Croyez-vous que vous finirez par arriver à Bangkok ? »

Pendant ce temps l’armateur, les assureurs et les affréteurs se

chamaillaient à Londres et notre solde courait toujours…

Passez-moi la bouteille.

« C’était abominable. Moralement c’était pire que de

pomper pour sauver sa peau. On eût dit que le monde entier

nous avait oubliés, que nous n’appartenions à personne, que

nous n’arriverions jamais nulle part : on eût dit que par l’effet

d’une malédiction, nous étions condamnés à jamais à vivre dans

– 24 –

ce fond de port en butte à la risée de générations de dockers