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Jeunesse est une nouvelle de Joseph Conrad publiée en 1898 dans la revue Blackwood's Magazine, puis en 1902 dans le recueil de nouvelles Youth : A Narrative, and Two Other Stories (traduit en français par Jeunesse)1. En 1881, Conrad embarque comme premier lieutenant sur la Judée, un vieux trois-mâts barque en partance pour Bangkok. Le feu s'étant déclaré dans la cargaison de charbon, le navire est abandonné au large de Singapour. À propos de Jeunesse, Conrad écrit à André Gide, le 28 janvier 1913 : « C'est un bout d'autobiographie, tout simplement »
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Seitenzahl: 268
Veröffentlichungsjahr: 2019
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Table des matières
NOTE BIBLIOGRAPHIQUE ....................................................3
NOTE DE L’AUTEUR ...............................................................5
JEUNESSE ................................................................................9
LE CŒUR DES TÉNÈBRES ................................................... 55
I.................................................................................................. 56
II ...............................................................................................101
III ............................................................................................. 138
Le volume dont nous donnons aujourd’hui la traduction
parut en 1902 sous le titre :Youth : a narrative and two other
stories(William Blackwood & Sons, Edinburgh-London). Ainsi
que l’indique ce titre, ce volume comprend trois contes ;Youth,
Heart of Darkness, The End of the Tether.Pour des raisons de
librairie, on ne trouvera sous la couverture de cette édition
française que les deux premiers de ces contes, le troisième
devant former, par la suite, un volume à part.
Joseph Conrad écrivitYouthau cours du mois de mai et le
termina le 3 juin 1898 : ce récit parut d’abord en septembre de
cette même année dans leBlackwood’s Magazine.
Heart of Darkness,composé à la fin de 1898, fut publié
pour la première fois, dans les numéros de mars et avril 1899 de
cette même revue.
Youth(Jeunesse), ainsi que le montre le manuscrit, porta
d’abord le titre de :A Voyage(Un Voyage). Ce n’est rien d’autre,
en effet, – mais magnifié par la puissante vision et la profonde
humanité de son auteur, – que le récit exact d’un voyage qu’en
qualité de lieutenant Joseph Conrad fit à bord du trois-mâts
barquePalestinequi dût être abandonné en mer le 14 mars
1883, dans les circonstances mêmes que le grand écrivain a
relatées dans son récit.
Heart of Darkness(Le Cœur des Ténèbres) est né, lui
aussi, du souvenir d’expériences personnelles, celles que Joseph
Conrad connut au Congo Belge de juin à décembre 1890.
– 3 –
En 1917, l’écrivain ajouta, lors d’une nouvelle édition de ce
volume (J.-M. Dent & Sons, London) uneNote de l’Auteurdont
nous donnons également ici la traduction, à l’exception
toutefois de son dernier paragraphe, qui a trait au conte
intitulé :The End of the Tether.
L’édition française que nous publions aujourd’hui n’est
pas, à proprement parler le fruit d’une collaboration : la
traduction duCœur des Ténèbresest de M. André Ruyters :
celle deJeunesseest nôtre.
G. J.-A.
– 4 –
Les contes qui composent ce volume ne sauraient
prétendre à une unité d’intention artistique. Le seul lien qui
existe entre eux est celui de l’époque où ils furent écrits. Ils
appartiennent à la période qui suivit immédiatement la
publication duNègre du Narcisseet qui précéda la première
conception deNostromo,deux livres qui, me semble-t-il,
tiennent une place à part dans l’ensemble de mon œuvre. C’est
aussi l’époque où je collaborai auBlackwood’s Magazine,cette
époque que domineLord Jimet qui est associée dans mon
souvenir reconnaissant avec l’encourageante et serviable
bienveillance de feu M. William Blackwood.
Jeunessene fut pas ma première contribution au
Blackwood’s Magazine ;ce fut la seconde ; mais ce conte
marque la première apparition dans le monde de cet homme
appelé Marlow avec qui mon intimité ne fit que croître au
cours des années. Les origines de ce gentleman (personne
autant que je sache n’a jamais donné à entendre qu’il put être
rien de moins que cela), ses origines, dis-je, ont fait l’objet de
discussions littéraires : discussions des plus amicales, je me
plais à le reconnaître.
On pourrait croire que je suis mieux que personne à même
de jeter quelque lumière sur cette question : mais à la vérité
cela ne me semble pas très facile. Il m’est agréable de penser
que personne ne l’a accusé d’intentions frauduleuses ni ne l’a
traité de charlatan : mais, à part cela, on a fait à son endroit
toutes sortes de suppositions : on y a eu un habile paravent, un
simple expédient, un prête-nom, un esprit familier, undaemon
– 5 –
chuchotant. On m’a même soupçonné d’avoir longuement
préparé un plan pour m’emparer de lui.
Il n’en est rien. Je n’ai fait aucun plan. Marlow et moi
nous nous sommes rencontrés, ainsi que se font ces relations de
ville d’eaux qui parfois se transforment en amitiés véritables.
Celle-ci a eu précisément cette fortune. En dépit du ton assuré
de ses opinions Marlow n’a rien d’un importun. Il hante mes
heures de solitude, lorsque nous partageons en silence notre
bien-être et notre entente ; mais lorsque nous nous séparons à
la fin d’un conte, je ne suis jamais sûr que ce ne soit pas pour la
dernière fois. Et pourtant je ne crois pas que l’un de nous se
soucierait fort de survivre à l’autre. Lui, en tout cas, y perdrait
son occupation et je crois qu’il ne serait pas sans en souffrir,
car je le soupçonne de quelque vanité. Je ne prends pas le mot
vanitéau sens salomonesque. De toutes mes créatures il est
bien assurément le seul qui n’ait jamais été un tracas pour mon
esprit. Le plus discret et le plus compréhensif des hommes…
Avant même de paraître en volume,Jeunessereçut un
excellent accueil. Il me faut bien reconnaître enfin,–et c’est
d’ailleurs un endroit qui convient parfaitement à cet aveu,–
que j’ai été toute ma vie, toutes mes deux vies, l’enfant gâté,–
quoique adopté, de la Grande-Bretagne, et même de l’Empire
britannique : puisque c’est l’Australie qui m’a donné mon
premier commandement. Je fais cette déclaration, non pas par
un secret penchant à la mégalomanie mais tout au contraire,
comme un homme qui n’a pas grande illusion sur soi-même.
J’obéis en cela à ces instincts de gloriole et d’humilité
naturelles, qui sont inhérents à l’humanité tout entière. Car l’on
ne saurait nier que les hommes s’enorgueillissent non pas de
leurs propres mérites, mais bien plutôt de leur prodigieux
bonheur : de ce qui, au cours de leurs vies, doit leur faire offrir
actions de grâce et sacrifices sur les autels des divinités
impénétrables.
– 6 –
Le Cœur des Ténèbresattira également l’attention dès le
début et l’on peut dire ceci, en ce qui concerne ses origines : nul
n’ignore que la curiosité des hommes les pousse à aller fourrer
leur nez dans toutes sortes d’endroits (où ils n’ont que faire) et
à en revenir avec toutes sortes de dépouilles. Ce conte-ci, et un
1
autre qui ne figure pas dans ce volume , sont tout le butin que
je rapportai du centre de l’Afrique, où, à la vérité, je n’avais
que faire. Plus ambitieux dans son dessein et d’un plus long
développement, leCœur des Ténèbresn’en est pas moins aussi
fondamentalement authentique queJeunesse.Il est visiblement
écrit dans un tout autre esprit. Sans vouloir en caractériser
précisément la nature, il n’est personne qui ne puisse voir que
ce n’est assurément pas l’accent du regret ni celui du souvenir
attendri.
1
« Un Avant-Poste du Progrès » dans le volume intitulé « Histoires
Inquiètes ». [Note des Traducteurs].
– 7 –
Une remarque encore.Jeunesseest un produit de la
mémoire. C’est le fruit de l’expérience même : mais cette
expérience, dans ses faits, dans sa qualité intérieure et sa
couleur extérieure, commence et s’achève en moi-même. Le
Cœur des Ténèbresest également le résultat d’une expérience,
mais c’est l’expérience légèrement poussée (très légèrement
seulement) au delà des faits eux-mêmes, dans l’intention
parfaitement légitime, me semble-t-il, de la rendre plus
sensible à l’esprit et au cœur des lecteurs. Il ne s’agissait plus là
d’une sincérité de couleur. C’était comme un art entièrement
différent. Il fallait donner à ce sombre thème une résonance
sinistre, une tonalité particulière, une vibration continue qui, je
l’espérais du moins, persisterait dans l’air et demeurerait
encore dans l’oreille, après que seraient frappés les derniers
accords.
1917.
J. C.
– 8 –
– 9 –
À PAUL VALÉRY
À l’auteur du«Cimetière marin »,
cette traduction
en souvenir des heures de Londres
et de Bishopsbourne,
et de la très affectueuse admiration
de son ami,
G. J.-A.
– 10 –
Cela n’aurait pu arriver qu’en Angleterre, où les hommes et
la mer se pénètrent, pour ainsi dire, – la mer entrant dans la vie
de la plupart des hommes, et les hommes connaissant la mer,
peu ou prou, par divertissement, par goût des voyages ou
comme gagne-pain.
Nous étions accoudés autour d’une table d’acajou qui
réfléchissait la bouteille, les verres et nos visages. Il y avait là un
administrateur de sociétés, un comptable, un avocat d’affaires,
Marlow et moi. L’administrateur avait passé par Conway, le
comptable avait servi quatre ans à la mer, l’homme de loi, –
conservateur endurci, fidèle de la Haute-Église, la crème des
hommes et l’honneur incarné, – avait été second à bord de
navires de la Compagnie Péninsulaire et Orientale au bon vieux
temps où les courriers avaient encore le gréement carré sur
deux mâts au moins et descendaient la mer de Chine devant une
mousson fraîche avec des bonnettes hautes et basses. Nous
avions tous débuté dans la vie par la marine marchande. Le lien
puissant de la mer nous unissait tous les cinq et aussi cette
camaraderie du métier, qu’aucun enthousiasme, si vif qu’il
puisse être pour le yachting, les croisières ou autres choses de ce
genre, ne peut faire naître, car tout cela ce n’est que le
divertissement de la vie, tandis que l’autre, c’est la vie même.
Marlow (je crois du moins que c’est ainsi que s’écrivait son
nom) nous faisait le récit, ou plutôt la chronique, d’un de ses
voyages.
– Oui, j’ai bourlingué pas mal dans les mers d’Extrême-
Orient : mais le souvenir le plus clair que j’en ai conservé, c’est
– 11 –
celui de mon premier voyage. Il y a de ces voyages, vous le savez
vous autres, qu’on dirait faits pour illustrer la vie même, et qui
peuvent servir de symbole à l’existence. On se démène, on
trime, on sue sang et eau, on se tue presque, on se tue même
vraiment parfois à essayer d’accomplir quelque chose, – et on
n’y parvient pas. Ce n’est pas de votre faute. On ne peut tout
simplement rien faire, rien de grand ni de petit, – rien au
monde, – pas même épouser une vieille fille, ni conduire à son
port de destination une malheureuse cargaison de six cents
tonnes de charbon.
« Ce fut à vrai dire une affaire mémorable. C’était mon
premier voyage en Extrême-Orient, et mon premier voyage
comme lieutenant : c’était aussi le premier commandement de
mon capitaine. Vous avouerez qu’il était temps. Il avait bel et
bien soixante ans : c’était un petit homme au dos large, un peu
courbé, avec des épaules rondes et une jambe plus arquée que
l’autre, il avait cet aspect quelque peu tordu qu’on voit
fréquemment aux hommes qui travaillent aux champs. Sa figure
en casse-noisettes, – menton et nez essayant de se rejoindre
devant une bouche rentrée, – s’encadrait de flocons de poils gris
de fer qui vous avaient vraiment l’air d’une mentonnière
d’ouate, saupoudrée de charbon. Et l’on voyait dans ce vieux
visage deux yeux bleus étrangement semblables à ceux d’un
jeune garçon, avec cette expression candide que certains
hommes très ordinaires conservent jusqu’à la fin de leurs jours,
à la faveur intime et rare d’un cœur simple et d’une âme droite.
Ce qui put l’engager à me prendre comme lieutenant reste pour
moi un mystère. J’avais débarqué d’un de ces fameuxclippers
qui faisaient les voyages d’Australie et à bord duquel j’étais
troisième officier, et il semblait avoir des préventions contre
cette classe de voiliers, comme trop aristocratiques et
distingués.
– « Vous savez, me dit-il, sur ce navire vous aurez du
travail.
– 12 –
« Je lui répondis que j’en avais eu sur tous les navires à
bord desquels j’avais été.
– « Oui, mais celui-ci est différent, et vous autres
messieurs qui venez de ces grands navires !… Enfin ! je crois que
vous ferez l’affaire. Embarquez demain.
« J’embarquai le lendemain. Il y a de cela vingt-deux ans :
et j’avais tout juste vingt ans. Comme le temps passe ! Ce fut
l’un des jours les plus heureux de ma vie. Imaginez-vous !
Lieutenant pour la première fois ! Officier réellement
responsable ! Je n’aurais pas donné mon nouveau poste pour
tout l’or du monde. Le second m’examina attentivement. Il était
vieux, lui aussi, mais d’une autre allure. Il avait un nez romain,
une longue barbe d’une blancheur de neige, et se nommait
Mahon, mais il tenait à ce qu’on prononçât Mann. Il était de
bonne famille : mais il n’avait pas eu de chance, et il n’avait
jamais pu avancer.
« Pour ce qui est du capitaine, il avait servi des années à
bord de caboteurs, puis dans la Méditerranée, et enfin sur la
ligne des Antilles. Il n’avait jamais doublé les caps. C’est tout
juste s’il savait écrire et il n’y tenait guère. Bien entendu, très
bons marins l’un et l’autre, et entre ces deux vieux-là je me
faisais l’effet d’un petit garçon entre ses deux grands-pères.
« Le navire aussi était vieux. Il s’appelaitJudée.Drôle de
nom, hein ? Il appartenait à un certain Wilmer, Wilcox, –
quelque chose dans ce genre-là : mais voilà vingt ans que
l’homme a fait faillite et est mort, et son nom importe peu. La
Judéeétait restée désarmée dans le bassin Shadwel pendant je
ne sais combien de temps. Vous pouvez vous imaginer dans quel
état elle était. Ce n’était que rouille, poussière, crasse, – suie
dans la mâture et saleté sur le pont. Pour moi, c’était comme si
je sortais d’un palais pour entrer dans une chaumière en ruines.
– 13 –
Elle jaugeait à peu près quatre cents tonnes, avait un guindeau
primitif, des loquets de bois aux portes, pas le moindre morceau
de cuivre, et son arrière était large et carré. On pouvait
distinguer, au-dessous de son nom écrit en grandes lettres, un
tas de fioritures dédorées et une espèce d’écusson qui
surmontait la devise : « Marche ou meurs ». Je me rappelle que
cela me plut énormément. Il y avait là quelque chose de
romanesque qui me fit tout de suite aimer cette vieille baille, –
quelque chose qui séduisit ma jeunesse.
« Nous quittâmes Londres sur lest, – lest de sable, – pour
aller prendre du charbon dans un port du nord, à destination de
Bangkok. Bangkok ! J’en tressaillais d’aise ! Il y avait six ans que
j’étais à la mer, mais je n’avais vu que Melbourne et Sydney, des
endroits très bien, des endroits charmants dans leur genre, –
mais Bangkok !
« Nous mîmes à la voile pour sortir de la Tamise avec un
pilote de la mer du Nord à bord. Il se nommait Jermyn et il
traînait toute la journée aux abords de la cuisine pour faire
sécher son mouchoir devant le fourneau. Apparemment il ne
fermait jamais l’œil. C’était un homme triste, qui ne cessait
d’avoir la goutte au nez, et qui avait eu des ennuis, ou en avait,
ou allait en avoir : il ne pouvait être heureux à moins que
quelque chose n’allât mal. Il se défiait de ma jeunesse, de mon
jugement et de mon sens de la manœuvre, et il se fit un devoir
de me le témoigner de cent façons. J’avoue qu’il avait raison. Il
me semble que je n’en savais pas lourd alors, je n’en sais pas
beaucoup plus aujourd’hui : mais je n’ai cessé jusqu’à ce jour de
détester ce Jermyn.
« Il nous fallut une semaine pour gagner la rade de
Yarmoutb, et là nous attrapâmes un coup de tabac, – la fameuse
tempête d’octobre d’il y a vingt-deux ans. – Vent, éclairs, neige
fondue, neige et mer démontée, tout y était. Nous naviguions à
lège et vous pourrez imaginer à quel point c’était vilain quand je
– 14 –
vous aurai dit que nous avions nos pavois démolis et notre pont
inondé. Le second soir le lest ripa dans la joue avant et à ce
moment nous avions été dépalés dans les parages de Dogger
Bank. Il n’y avait rien d’autre à faire que de descendre avec des
pelles et d’essayer de redresser le navire, et nous voilà dans
cette vaste cale, sinistre comme une caverne, des chandelles
tremblotantes collées aux barrots, tandis que la tempête hurlait
là-haut, et que le navire dansait comme un fou avec de la bande.
Nous étions tous, là, Jermyn, le capitaine, tous, pouvant à peine
nous tenir sur nos jambes, occupés à cette besogne de
fossoyeurs, et essayant de refouler au vent des pelletées de ce
sable mouillé. À chaque plongeon du navire, on voyait
vaguement dans la pénombre dégringoler des hommes qui
brandissaient des pelles. Un de nos mousses (nous en avions
deux), impressionné par l’étrangeté de la scène, pleurait comme
si son cœur allait se rompre. On l’entendait renifler quelque part
dans l’ombre.
« Le troisième jour la tempête cessa, et un remorqueur du
nord qui se trouvait par là nous ramassa au passage. Il nous
avait fallu seize jours en tout pour aller de Londres à la Tyne.
Quand nous fûmes au dock, nous avions perdu notre tour de
chargement et on nous déhâla jusqu’à un rang où nous restâmes
un mois. Mrs Beard (le capitaine s’appelait Beard) vint de
Colchester pour voir son mari. Elle s’installa à bord. L’équipage
temporaire avait débarqué, et il ne restait que les officiers, un
mousse et le steward, un mulâtre qui répondait au nom
d’Abraham. Mrs Beard était une vieille femme à la figure toute
ridée et hâlée comme une pomme d’hiver, et qui avait une
tournure de jeune fille. Elle me surprit un jour en train de
recoudre un bouton et insista pour réparer toutes mes chemises.
Ce n’était guère le genre des femmes de capitaines que j’avais
connues à bord des clippers. Quand je lui eus apporté les
chemises, elle me dit : « Eh bien, et les chaussettes ? Elles ont
besoin d’un raccommodage, j’en suis sûre ; les effets de John, –
le capitaine Beard, – sont tous en état maintenant. J’aimerais
– 15 –
avoir quelque chose à faire. » Brave vieille ! Elle passa en revue
mes effets, et pendant ce temps-là je lus pour la première fois
Sartor Resartuset laChevauchée vers Khivade Burnaby. Je ne
compris guère alors le premier de ces livres, mais je me rappelle
qu’à cette époque-là, je préférai le soldat au philosophe :
préférence que la vie n’a fait que confirmer. L’un était un
homme, et l’autre était davantage, – ou moins. L’un et l’autre
sont morts, et Mrs Beard est morte, et la jeunesse, la force, le
génie, les pensées, les exploits, les cœurs simples, – tout
meurt… Enfin !
On, finit par nous charger. Nous embarquâmes un
équipage. Huit matelots et deux mousses. Un soir nous nous
déhâlames sur les bouées près du sas, prêts à sortir, et avec bon
espoir d’appareiller le lendemain. Mrs Beard devait repartir
chez elle par le dernier train. Une fois le navire amarré, nous
descendîmes prendre le thé, et nous demeurâmes assez
silencieux durant tout ce temps, Mahon, le vieux couple et moi.
J’eus fini le premier et m’esquivai pour aller fumer une
cigarette, ma cabine se trouvant dans un rouf tout contre la
dunette. C’était l’heure du plein, le vent avait fraîchi, il bruinait :
les deux portes du sas étaient ouvertes, et les charbonniers
allaient et venaient dans l’obscurité, avec leurs feux très clairs,
au milieu d’un grand bruit d’hélices battant l’eau, d’un
ferraillement de treuils, et de voix qui hélaient au bout des
jetées. J’observais la procession des feux de pointe qui glissaient
en haut et celle des feux verts qui glissaient plus bas dans la
nuit, lorsque tout à coup j’aperçus un éclat rouge qui disparut,
revint et resta. L’avant d’un vapeur surgit tout proche. Par la
claire-voie de la cabine, je criai : « Montez, vite ! » puis
j’entendis une voix effrayée qui disait au loin dans l’ombre :
« Stoppez, capitaine. – » La sonnerie d’un timbre résonna. Une
autre voix cria pour avertir : « Nous allons rentrer dans ce
voilier. » Un rude « Ça va ! » y répondit et fut suivi d’un violent
craquement, au moment où le vapeur vint, de sa joue avant,
taper de biais dans notre gréement. Il y eut un moment de
– 16 –
confusion, de vociférations, un bruit de gens qui couraient. La
vapeur siffla. Puis on entendit quelqu’un qui disait : « Paré,
capitaine. » « Vous n’avez rien ? » demanda la voix bourrue.
J’avais couru devant pour voir l’avarie et je leur criai : « Je crois
que non ! » « En arrière doucement », dit la voix bourrue. Un
timbre retentit. « Quel est ce vapeur ? » hurla Mahon. À ce
moment il n’était plus pour nous qu’une ombre massive,
manœuvrant à quelque distance. On nous cria un nom, un nom
de femme,Miranda,ouMelissa,ou quelque chose de ce genre.
« Ça va nous faire encore un mois dans ce sale trou ! » me dit
Mahon, comme nous examinions avec des fanaux les pavois
éclatés et les bras coupés. « Mais où est donc le capitaine ? »
« Nous ne l’avions tout ce temps-là ni vu ni entendu. Nous
allâmes voir derrière. Une voix dolente s’éleva du milieu du
bassin ; « Ohé !Judée ! »Comment diable se trouvait-il là ?
Nous criâmes : « Oui ! » – « Je suis à la dérive dans notre canot,
sans avirons, » nous cria-t-il. Un batelier attardé nous offrit ses
services et Mahon s’entendit avec lui moyennant une demi-
couronne pour remorquer notre capitaine au long du bord. Mais
ce fut Mrs Beard qui monta la première notre échelle. Il y avait
près d’une heure qu’ils étaient là à flotter dans le bassin sous
une froide petite pluie fine. Je n’ai jamais de ma vie été aussi
surpris.
« Il paraît que lorsqu’il m’avait entendu crier : « Montez,
vite », il avait aussitôt compris ce qui se passait, il avait
empoigné sa femme, grimpé sur le pont qu’il avait traversé en
courant, pour dégringoler dans le canot amarré à l’échelle. Pas
si mal pour un homme de soixante ans. Imaginez un peu ce
vieux, sauvant héroïquement sa femme dans ses bras, – la
femme de toute sa vie. Il l’avait déposée sur un banc et
s’apprêtait à remonter à bord, quand, je ne sais comment, la
bosse fila. Et les voilà partis ensemble. Naturellement au milieu
de toute cette confusion nous ne l’avions pas entendu crier. Il
avait l’air tout penaud. Elle s’écria d’un air enjoué :
– 17 –
– « Je suppose que cela ne fait rien si je manque le train
maintenant.
– « Non, Jenny, descends te réchauffer, – grommela-t-il.
Puis s’adressant à nous :
– « Un marin ne devrait pas s’embarrasser de sa femme.
Voyez-vous ça, je n’étais pas à bord ! Bon, y a pas trop de mal
cette fois. Allons voir ce que cet idiot de vapeur nous a démoli. »
« Ce n’était pas grand’chose, mais cela nous retint tout de
même trois semaines. Au bout de ce temps, le capitaine étant
occupé avec ses agents, je portai le sac de voyage de Mrs Beard
jusqu’à la gare et l’installai confortablement dans un
compartiment de troisième classe. Elle abaissa la vitre pour me
dire :
– « Vous êtes un brave jeune homme. Si vous voyez John,
– le capitaine Beard, – sans son foulard la nuit, rappelez-lui de
ma part de bien s’emmitoufler.
– « Certainement, Mrs. Beard, – lui dis-je.
– « Vous êtes un brave jeune homme. J’ai remarqué
combien vous étiez attentionné pour John, le capitaine… »
« Le train démarra brusquement. Je saluai la vieille dame.
Je ne l’ai plus jamais revue… Passez-moi la bouteille.
Nous prîmes la mer le lendemain. Quand nous partîmes
ainsi pour Bangkok, il y avait trois mois que nous avions quitté
Londres. Nous avions pensé mettre une quinzaine tout au plus.
« C’était en janvier et le temps était magnifique, – ce beau
temps d’hiver ensoleillé qui a plus de charme que le beau temps
– 18 –
d’été, parce qu’il est plus inattendu, plus vif, et qu’on sait qu’il
ne va pas, qu’il ne peut pas durer longtemps. C’est comme une
aubaine, une bonne fortune, une chance inespérée.
« Cela dura tout le long de la mer du Nord, tout le long de
la Manche : cela dura jusqu’à trois cents milles environ à l’ouest
du cap Lizzard : alors le vent tourna au suroît et commença sa
musique. Deux jours plus tard il soufflait en tempête. LaJudée
se vautrait dans l’Atlantique comme une vieille caisse à
chandelles. Il souffla jour après jour, il souffla méchamment,
sans arrêt, sans merci, sans relâche. Le monde n’était plus
qu’une immensité de vagues écumantes qui se ruaient sur nous,
sous un ciel si bas qu’on aurait pu le toucher de la main et sale
comme un plafond enfumé. Dans l’espace bouleversé qui nous
environnait il y avait autant d’embruns que d’air. Jour après
jour, nuit après nuit, il n’y eut autour du navire que le
hurlement du vent, le tumulte de la mer, le bruit de l’eau
tombant en trombe sur notre pont. Il n’y eut ni repos pour lui,
ni repos pour nous. Il ballottait, il tanguait, il piquait du nez, il
plongeait de l’arrière, il roulait, il gémissait ; et il nous fallait
nous cramponner quand nous étions sur le pont, nous agripper
à nos couchettes quand nous étions en bas, dans un effort
physique et une tension d’esprit qui ne nous donnaient pas de
cesse.
« Une nuit Mahon m’interpella par la vitre de ma cabine.
Elle ouvrait sur ma couchette. J’y étais étendu, tout éveillé, tout
habillé, tout chaussé, avec l’impression de n’avoir pas dormi
depuis des années, et de ne pouvoir le faire si je m’y efforçais. Il
me dit avec animation :
– « Vous avez la tige de sonde, Marlow ? Je ne peux pas
amorcer les pompes. Sacrédié, ce n’est pas une plaisanterie. »
« Je lui passai la sonde et me recouchai, essayant de penser
à des tas de choses, – mais je ne pensais qu’aux pompes. Quand
– 19 –
je vins sur le pont, ils y travaillaient encore et ma bordée vint les
relever. À la lueur du fanal qu’on avait apporté pour examiner la
sonde, j’entrevis des visages graves et las. Nous passâmes les
quatre heures entières à pomper. Nous pompâmes tout le jour,
toute la nuit, toute la semaine, quart après quart. Le navire se
déliait et faisait de l’eau dangereusement, pas au point de nous
noyer immédiatement mais assez pour nous tuer à manœuvrer
les pompes Et tandis que nous pompions, le navire nous lâchait
par morceaux. Les pavois partirent, les épontilles furent
arrachées, les manches à air écrasées, la porte de la cabine
sauta. Le navire n’avait plus un pouce de sec. Il se vidait peu à
peu. Notre grand canot, comme par magie, fut réduit en miettes,
à sa place même, sur ses chantiers. Je l’avais saisi moi-même, et
j’étais assez fier de mon ouvrage qui avait défié si longtemps la
malignité de la mer. Et nous pompions. Et la tempête ne cessait
de faire rage. La mer était blanche comme une nappe d’écume,
comme un chaudron de lait qui bout : pas d’éclaircie parmi les
nuages, pas même un trou grand comme la main, pas même
l’espace de dix secondes. Il n’y avait pas pour nous de ciel, il n’y
avait pour nous ni étoiles, ni soleil, ni univers, – rien que des
nuages en courroux et une mer en fureur. Quart après quart,
nous pompions pour sauver nos vies, et cela sembla durer des
mois, des années, toute une éternité, comme si nous eussions
été des morts condamnés à quelque enfer pour marins. Nous
oubliâmes le jour de la semaine, le nom du mois, quelle année
l’on était, et jusqu’au souvenir d’avoir jamais été à terre. Les
voiles partirent ; le navire était en travers au vent sous un bout
de toile : l’océan nous dégringolait dessus, et nous n’y prenions
plus garde. Nous manœuvrions les bras des pompes et nous
avions des regards d’idiots. Quand nous avions réussi à ramper
sur le pont, j’entourais d’un filin les hommes, les pompes et le
grand mât, et nous pompions, nous pompions sans relâche, avec
de l’eau jusqu’à la ceinture, jusqu’au cou, jusque par-dessus la
tête. C’était du pareil au même. On avait oublié ce que c’était
que d’être sec.
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« Et j’avais quelque part en moi cette pensée : « Ça, ma foi,
c’est une sacrée aventure, comme on en lit dans les livres, – et
c’est mon premier voyage comme lieutenant, – et je n’ai que
vingt ans, – et je tiens bon, tout autant que n’importe lequel de
ces hommes, et je garde mes gens d’attaque. » J’étais content.
Je n’aurais pas renoncé à cette expérience pour un empire. Il y
avait des moments où j’exultais véritablement. Quand cette
vieille coque démantelée piquait du nez lourdement, l’arrière
dressé en l’air, il me semblait qu’elle lançait comme un appel,
comme un défi, comme un cri vers ces nuages impitoyables, les
mots inscrits sur sa poupe : «Judée, Londres. Marche ou
meurs. »
« Ô jeunesse ! Quelle force elle a, quelle foi, quelle
imagination. Pour moi, ce navire, ce n’était pas une vieille
guimbarde charriant par le monde un tas de charbon, en guise
de fret, – c’était l’effort, l’essai, l’épreuve de la vie. J’y pense
avec plaisir, avec affection, avec regret, – comme on pense à un
mort que l’on aurait chéri. Je ne l’oublierai jamais… Passez-moi
la bouteille.
« Une nuit qu’attachés au mât comme je l’ai expliqué, nous
continuions à pomper, assourdis par le vent, et n’ayant même
plus en nous assez de courage pour souhaiter notre mort, un
paquet de mer déferla sur le pont et nous passa dessus. À peine
eussé-je repris mon souffle que je me mis à crier, avec l’instinct
du devoir : « Tenez bon, les gars ! » quand soudain je sentis
quelque chose de dur qui flottait sur le pont me heurter le
mollet. J’essayai de m’en emparer sans y parvenir. Il faisait si
noir qu’on ne se voyait pas les uns les autres à deux pas.
« Après ce choc, le navire demeura un moment immobile,
et la chose revint heurter ma jambe. Cette fois je pus la saisir, –
c’était une casserole. Tout d’abord abruti de fatigue, et ne
pouvant penser à rien d’autre qu’aux pompes, je ne compris pas
ce que j’avais dans la main. Mais tout d’un coup je me rendis
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compte et m’écriai : « Dites-moi, les gars, le rouf est parti.
Lâchons cela et allons voir où est le coq. »
« Il y avait à l’avant un rouf qui contenait la cuisine, la
couchette du cuisinier, et le poste d’équipage : Comme on
s’attendait depuis des jours à le voir emporté, les hommes
avaient reçu l’ordre de coucher dans le carré, le seul endroit sûr
du navire. Le steward, Abraham, persistait toutefois à se
cramponner à sa couchette, stupidement, comme une mule, par
pure terreur, je crois, comme un animal qui ne veut pas quitter
une étable qui s’écroule pendant un tremblement de terre. Nous
allâmes à sa recherche. C’était risquer la mort, car une fois hors
de notre amarrage, nous étions aussi exposés que sur un radeau.
Nous y allâmes tout de même. Le rouf était démoli comme si un
obus avait éclaté dedans. Presque tout avait passé par-dessus
bord, – le fourneau, le poste d’équipage, toutes leurs affaires,
tout était parti : mais deux épontilles, qui maintenaient une
partie de la cloison à laquelle était fixée la couchette d’Abraham
restaient comme par miracle. Nous tâtonnâmes parmi les ruines
et nous découvrîmes Abraham : il était là, assis sur sa couchette,
au beau milieu de l’écume et des épaves, à bredouiller gaiement
en se parlant à lui-même. Il avait perdu la tête : il était devenu
bel et bien fou, pour de bon, après ce choc soudain qui avait eu
raison de ce qui lui restait d’endurance. On l’empoigna, on le
traîna derrière, et on le précipita la tête la première par l’échelle
de la cabine. On n’avait pas le temps, voyez-vous, de le
descendre avec des précautions infinies, ni d’attendre pour
savoir comment il allait. Ceux qui étaient en bas sauraient bien
le ramasser au pied de l’échelle. Nous étions très pressés de
retourner aux pompes. Cela, ça ne pouvait pas attendre. Une
mauvaise voie d’eau est chose impitoyable.
« C’est à croire que le seul dessein de cette diabolique
tempête avait été de rendre fou ce pauvre diable de mulâtre.
Elle mollit avant le matin, et le lendemain le ciel se dégagea ; et,
la mer s’apaisant, la voie d’eau diminua. Quand on put établir
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un nouveau jeu de voiles, l’équipage demanda à rentrer, – et il
n’y avait vraiment rien d’autre à faire. Les embarcations parties,
les ponts balayés, la cabine éventrée, les hommes n’ayant à se
mettre que ce qu’ils avaient sur le dos, les provisions gâtées, le
navire éreinté. Nous virâmes du bord pour rentrer, – eh bien, le
croiriez-vous ? – le vent passa à l’est et nous vint droit sur le
nez. Il souffla frais, il souffla sans répit. Il nous fallut lui
disputer chaque pouce du chemin. Le navire heureusement ne
faisait pas autant d’eau, la mer restant relativement calme.
Pomper deux heures sur quatre n’est pas une plaisanterie, –
mais cela tint le navire à flot jusqu’à Falmouth. « Les bonnes
gens qui habitent là vivent des sinistres maritimes et sans aucun
doute nous virent arriver avec plaisir. Une horde affamée de
charpentiers de navires affûta ses outils, à la vue de cette
carcasse de navire. Et certes ils se firent de jolis bénéfices à nos
dépens avant d’en avoir fini. J’imagine que l’armateur était déjà
dans de mauvais draps. Les choses traînèrent. Puis on décida de
débarquer une partie du chargement et de calfater la coque. Ce
qui fut fait : on acheva les réparations, on rechargea : un nouvel
équipage embarqua et nous partîmes, – pour Bangkok. Avant la
fin de la semaine, nous revenions. L’équipage avait déclaré qu’il
n’irait pas à Bangkok, – c’est-à-dire une traversée de cent-
cinquante jours, – dans une espèce de rafiau où il allait pomper
huit heures sur vingt-quatre : et les journaux maritimes
insérèrent de nouveau le petit paragraphe : «Judée. Trois-mâts
barque. De la Tyne pour Bangkok : charbon : rentré à
Falmouth avec une voie d’eau : équipage refusant le service.
« Il y eut encore des retards, – d’autres rafistolages.
L’armateur vint passer une journée et déclara que le navire était
en parfait état. Le pauvre capitaine Beard avait l’air d’un
fantôme de capitaine, par suite de l’ennui et de l’humiliation de
tout cela. Rappelez-vous qu’il avait soixante ans et que c’était
son premier commandement. Mahon affirmait que c’était une
aventure absurde et que ça finirait mal. Quant à moi j’aimais le
navire plus que jamais et je mourais d’envie d’aller à Bangkok !
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Nom magique, nom béni ! « Mésopotamie » n’était rien à côté.
Rappelez-vous que j’avais vingt ans, que c’était mon premier
voyage comme lieutenant et que tout l’Orient m’attendait.
« Nous sortîmes pour mouiller en grande rade avec un
nouvel équipage, – le troisième. Le navire faisait eau pis que
jamais. C’était à croire que ces charpentiers de malheur y
avaient fait un trou. Cette fois-là, nous ne quittâmes même pas
la rade. L’équipage refusa tout bonnement de virer le guindeau.
« On nous remorqua dans le fond du port et nous devînmes
un meuble, une particularité, une institution de l’endroit. Les
gens nous montraient du doigt aux visiteurs en disant : « Ce
trois-mâts que vous voyez là en partance pour Bangkok, voilà
six mois qu’il est là, – il est rentré trois fois. » Les jours de
congé, les gamins qui se promenaient dans des canots nous
hélaient : « Ho, de laJudée ! »et si une tête se montrait au-
dessus de la lisse, ils criaient : « Où qu’c’est que vous allez ? à
Bangkok ? » et ils se moquaient de nous. Nous n’étions que trois
à bord. Le pauvre vieux patron broyait du noir dans sa cabine,
Mahon s’était chargé du soin de faire la cuisine et il déploya
inopinément tout le génie d’un Français dans la confection de
bons petits plats. Moi, je m’occupais nonchalamment du
gréement. Nous étions devenus des citoyens de Falmouth. Tous
les boutiquiers nous connaissaient. Chez le coiffeur ou le
marchand de tabac, on nous demandait familièrement :
« Croyez-vous que vous finirez par arriver à Bangkok ? »
Pendant ce temps l’armateur, les assureurs et les affréteurs se
chamaillaient à Londres et notre solde courait toujours…
Passez-moi la bouteille.
« C’était abominable. Moralement c’était pire que de
pomper pour sauver sa peau. On eût dit que le monde entier
nous avait oubliés, que nous n’appartenions à personne, que
nous n’arriverions jamais nulle part : on eût dit que par l’effet
d’une malédiction, nous étions condamnés à jamais à vivre dans
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ce fond de port en butte à la risée de générations de dockers